Lettre n°4 de l'Institut François Mitterrand, dossier "Le congrès d'Epinay", 20 juin 2003


Quand s’ouvre le congrès d’Epinay, aucune des composantes du Parti socialiste élargi à la C.I.R. n’est assurée de disposer d’une majorité. Les motions d’Alain Savary et de Jean Poperen (la gauche du N.P.S. d’Issy-les-Moulineaux) réunissent à elles deux 41 000 mandats environ, chiffre que n’atteint pas la réunion de la motion dite des "Bouches-du-Nord" (Pierre Mauroy et Gaston Defferre) et de celle des conventionnels (dite Mermaz-Pontillon).

Restait le C.E.R.E.S., dont les 7775 mandats (environ 8,5%) pouvaient être neutralisés ou décisifs selon le mode de désignation des dirigeants que retiendrait le congrès.

Jean-Pierre Chevènement raconte, dans le texte qu’on va lire, comment, en quelques heures, ses rapports avec François Mitterrand, qui n’étaient jusque là que d’"amicale connivence", se changèrent en alliance politique pour donner au congrès d’Epinay une majorité imprévue.
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Le Congrès se joua d’emblée, le samedi 12 juin, dans un débat sur les "structures" ou, si l’on préfère, les "statuts", c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur le mode de désignation des dirigeants du nouveau parti. Pierre Joxe, rapporteur au nom de la "Commission des structures", proposa de conserver l’élection du comité directeur au scrutin majoritaire, avec une illusoire protection des minorités. C’était le système de la SFIO depuis 1946. Avec ce système, qui autorisait le "tir au pigeons" et incitait les courants majoritaires à se fondre, le Ceres eût été à coup sûr marginalisé ; le point d’équilibre se serait trouvé entre Pierre Mauroy et Alain Savary. Cette proposition de Pierre Joxe nous fit voir combien nous étions loin d’occuper le centre du jeu dans l’esprit de François Mitterrand lui-même.

Pierre Joxe présenta ensuite deux autres options "minoritaires" : la proportionnelle intégrale et la proportionnelle avec seuil, en évoquant deux chiffres,10 % ou 15 %, qui eussent tous deux relégué le Ceres, avec ses 8,5 %, dans les limbes. Là aussi nous sentîmes passer le vent du boulet.

Trois orateurs furent désignés pour présenter chacune des options : Pierre Joxe pour le scrutin majoritaire, Dominique Taddéi pour la proportionnelle avec seuil et moi-même pour la proportionnelle dite intégrale, en fait avec un plancher très bas. Pierre Joxe se fit le chantre de l’unité du parti et de la lutte contre les tendances. Ce rôle de procureur lui allait à merveille. Au nom de la motion "Savary-Mollet ", Dominique Taddéi s’en prit au "statu quo" qui faisait de la désignation des membres du Comité directeur "un petit jeu hérité de la Foire du Trône" Au nom de la démocratie, il proposa d’instaurer la proportionnelle avec un plancher, dont il oublia de préciser à quel niveau il se situerait. Je plaidai naturellement pour la proportionnelle, en proposant qu’une minorité ne puisse obtenir de majorité qu’à partir d’un seuil de 5 %. [...]

Un premier vote eut lieu où le Ceres joignit ses mandats à ceux de la coalition "Savary-Mollet-Poperen" pour repousser le statu-quo. Le scrutin majoritaire fut ainsi rejeté par 53.806 voix contre 35.407. Puis un second vote intervint entre la proposition de Dominique Taddéi (proportionnelle avec seuil à 10 % ou plus) et la mienne, ainsi libellée : "Les organismes de direction et d’exécution, à tous les degrés de l’organisation centrale, sont élus à la proportionnelle du nombre des mandats qui se sont portés sur les motions soumises au vote indicatif. Une liste de noms sera annexée à chacune de ces motions. Une minorité ne peut obtenir de représentation qu’à partir d’un seuil de 5 %". Claude Estier m’apporta le soutien des "conventionnels". 38.743 vois se portèrent sur le texte Taddéi et 51.221 sur le mien.[...]

A la mi-journée de ce samedi 12 juin 1971, l’essentiel cependant restait à faire. Le choix d’une ligne politique était loin d’être réglé, mais nos cent délégués avaient compris le parti stratégique que le Ceres pouvait tirer de sa position. Entre eux et nous le courant passait !

Dans le débat général qui suivit, chacun exposa sa thèse. Claude Fuzier, avec talent, se plaça dans la perspective d’un accord politique avec le PCF, n’introduisant que pour mémoire à la fin de son intervention une touche réservée : "pas de capitulation sur la démocratie" !

Robert Pontillon, à l’inverse, fit miroiter la constitution d’un front démocrate et socialiste préalable à l’engagement d’une négociation avec le PCF d’un accord de gouvernement, afin de faire prévaloir la conception d’un socialisme "moderne". Jean Poperen présenta une version offensive des "garanties" qu’il convenait d’obtenir du parti communiste. Mais l’essentiel de son propos était ailleurs : il s’élevait contre l’idée d’une synthèse générale, d’une fausse unanimité et sommait le Ceres de dégager, avec la motion que lui-même, Jean Poperen, avait signée et le texte Savary-Mollet, "une majorité nettement orientée à gauche", faute de quoi, ajoutait-il, le Ceres ferait arbitres de la situation dans le parti, non pas lui-même mais les adversaires de la politique d’union de la gauche. Le trait était assassin et pouvait déstabiliser nos militants, car le risque n’était pas nul.

Didier Motchane lui fit une réponse brillante : "Il s’agirait, paraît-il, d’orienter le parti à gauche, mais le parti est orienté à gauche depuis 1946 ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Indochine ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Algérie ! ...Le parti était orienté à gauche en 1969, quand il a fait le nécessaire pour soutenir la candidature de M. Poher ! o­n demande des garanties aux communistes ; mais, camarades, qui nous garantira ces garanties" ?

Gaston Defferre, qui avait connu deux ans plus tôt une sévère déroute à 1’élection présidentielle, fit une déclaration intéressante : "Poser le problème des alliances avant de nous définir nous-mêmes, c’est mettre la charrue avant les bœufs ! Il faut d’abord que nous nous définissions nous-mêmes".

C’était poser, comme nous le faisions, la question du "contenu de l’unité", bref s’engager dans la voie d’un programme de gouvernement socialiste préalable à une discussion avec le parti communiste. Louis Mermaz, distingua avec bon sens les divergences doctrinales entre les deux partis, qui n’avaient pas à être surmontées "puisqu’il ne s’agissait pas de faire un seul et même parti", et, par ailleurs "les garanties de fonctionnement de la démocratie socialiste qui devaient évidemment être partie intégrante d’un accord politique".

Les délégués du Ceres, Noé de l’Essonne, Marc Wolff du Nord, Blanc de la Savoie et moi-même, fîmes voir qu’il n’y avait nulle contradiction mais au contraire étroite complémentarité entre l’ouverture sans préalable -mais non pas sans condition- d’une discussion ayant pour but la conclusion d’un accord de gouvernement et le renforcement du parti socialiste.[...]

Dans la soirée du samedi, tout restait possible : une synthèse générale sur un texte mi-chèvre mi chou ou une majorité dite de gauche, telle que la proposait Jean Poperen, mais maintenant un dialogue idéologique préalable à tout accord politique. Sur le fond des choses -la négociation d’un accord de gouvernement- les choses n’avaient pas avancé et le Ceres restait isolé.

Assez tard, François Mitterrand me fit savoir que j’étais invité à une petite réunion discrète dans un pavillon de chasse au cœur de la forêt voisine. J’y vins avec les chefs du Ceres, Sarre, Motchane et Guidoni. Peinant à retrouver notre chemin dans la forêt obscure, Motchane et moi nous nous perdîmes en route et n’arrivâmes que vers o­nze heures du soir. Il y avait là, dans une petite salle de restaurant réservée à notre usage, outre François Mitterrand et ses amis de la Convention : (Pierre Joxe, Claude Estier et Georges Dayan), Pierre Mauroy et les siens : Roger Fajardie, Robert et Marie-Jo Pontillon, et enfin Gaston Defferre.[...]

Nous posâmes d’emblée nos conditions. Pour conclure un accord, il fallait que la motion finale mentionnât expressément l’objectif de la conclusion d’un programme de gouvernement avec le parti communiste. La question de l’unité donna lieu à quelques échanges filandreux. Gaston Defferre était d’humeur excellente. Il sentait enfin sa revanche sur Guy Mollet qui depuis des lustres l’avait encagé dans sa Fédération des Bouches-du-Rhône, le réduisant à l’état de perpétuel minoritaire. Pierre Mauroy, lui aussi, voyait briller sa chance de supplanter enfin à la tête du parti Alain Savary, que Guy Mollet lui avait injustement préféré. L’ambiance était joyeuse. Nous faisions connaissance. Il y avait dans tout cela un parfum de romanesque. Je mangeai de fort bon appétit des fraises à la crème, sous l’œil attendri de Gaston Defferre. Nous ne nous connaissions pas vraiment et de ce soir-là naquit une amitié qui ne s’est jamais relâchée par la suite. Minuit était passé depuis longtemps, quand, sur ma demande, François Mitterrand déclara confier à Didier Motchane et à Pierre Joxe le soin de rédiger un projet de "motion de synthèse".[...]

Quand reprit le débat d’orientation dans la matinée du dimanche 13 juin, aucun accord n’était conclu sur le fond mais le bruit de la conjuration s’était répandu. Les délégués poperenistes agressaient les nôtres, accusés de "trahir" en s’alliant avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre.[...]

Le débat faisait rage : après que Mauroy eut parlé, par grands moulinets et envolées lyriques, mais sans aborder concrètement la question, à nos yeux, centrale, de la conclusion d’un programme commun de gouvernement, ce fut le tour de François Mitterrand. Celui-ci se surpassa. Nouveau venu au parti socialiste, en quelques minutes il mit le Congrès dans sa poche. Dans une introduction inspirée mais, à maintes reprises, remplie d’ironie, François Mitterrand fit miroiter un parti de 200 000 adhérents, capable de "reconquérir le terrain perdu sur les communistes", puis se fit le chantre de la révolution par la rupture avec "toutes les puissances de l’Argent, l’Argent qui corrompt, l’Argent qui achète, l’Argent qui écrase, l’Argent qui tue, l’Argent qui ruine, l’Argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes". Le Congrès était transporté, mais c’est alors que vint l’essentiel : évoquant la motion Mermaz- Pontillon "avec les amendements choisis dans la Nièvre", François Mitterrand abattit son jeu, tel un avion fondant, en piqué, sur son objectif : "Le parti, dans son ensemble, accepte l’accord électoral en 1973 avec le parti communiste... Mais croyez-vous que vous pourrez aborder l’élection sans dire aux Français pour quoi faire ? Ce serait créer les conditions de l’échec... Le dialogue idéologique, il va résoudre quoi d’ici 1973 ? Le problème de deux philosophies, de deux modes de pensée, de deux conceptions de l’Homme dans la société" ? Ayant méthodiquement ridiculisé le concept du dialogue idéologique, qui était au cœur de la motion Savary-Mollet, il laissa enfin tomber sa conclusion : "Il n’y aura pas d’alliance électorale s’il n’y a pas programme électoral ! Il n’y aura pas de majorité commune s’il n’y a pas contrat de majorité ! Il n’y aura pas de gouvernement de gauche s’il n’y a pas de contrat de gouvernement" !

Nos délégués en croyaient à peine leurs oreilles. Guy Mollet, sentant le péril, faisait appeler à la tribune Augustin Laurent, encore maire de Lille et patron de la Fédération du Nord, son vieux complice qui, depuis les lendemains de la Libération, l’avait aidé à "tenir le parti". En vain : Augustin avait regagné Lille, poussé dans une voiture, sous un prétexte familial, par les amis de Pierre Mauroy. Celui-ci, dauphin désigné, avait gagné sa liberté de mouvement.

Guy Mollet, intervenant après Georges Sarre, put bien pointer toutes les contradictions et les ambiguïtés de la coalition qui s’esquissait : "Je suis bien obligé de constater que le texte du Nord et des Bouches du Rhône pose des conditions préalables à la reprise du dialogue avec le parti communiste, qu’il renvoie à la décision d’un Conseil National spécialement convoqué..."

"Et la motion Mermaz - dont, si j’ai bien compris, François Mitterrand a un texte différent de celui distribué dans les sections - ne parle-t-elle pas " d’autoriser les voies et moyens des futures discussions"...

Minimisant, en revanche, les différences qui nous opposaient, Guy Mollet appela le Ceres à la synthèse, seul un accord politique sur le fonctionnement de la démocratie conditionnant désormais, selon lui, la recherche d’un accord de gouvernement. Et de mettre en garde contre "la confusion qui permettrait de remettre en cause immédiatement ou à terme l’orientation [de l’Union de la gauche] que le Congrès allait définir." Guy Mollet touchait juste : nos délégués ne croyaient pas que "les Bouches-du-Nord" pussent se convertir sincèrement à l’union de la gauche.

La séance ayant été suspendue, la Commission des Résolutions se réunit aussitôt. C’était le moment de vérité du Congrès : François Mitterrand allait-il pouvoir faire avaler à ses alliés des "Bouches-du-Nord" la conclusion d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste ? Didier Motchane, qui n’avait pas encore eu de réponse à son projet de texte, s’isola avec Pierre Joxe sur un coin de table dans la petite salle où s’entassaient les quarante-cinq membres de la Commission des Résolutions.

A droite, Guy Mollet, impérial, sûr de sa logique et de son droit, avec les siens rangés autour de lui, en ordre de bataille. En face de nous, Mitterrand, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion, les "Bouches-du-Nord" s’égaillant tout alentour du quadrilatère de tables dressé par Gilbert Bonnemaison, le maire d’Epinay, Deferre à gauche et Mauroy derrière François Mitterrand. Faisant face, le petit Ceres (quatre délégués), ramassé sur lui-même, guettait le moindre signe, prêt à bondir si ce qu’il voulait lui échappait.

La Commission des Résolutions était le "Saint des Saints" du Congrès. Notre crainte était qu’elle ne débouchât sur une synthèse générale, qui nous eût marginalisés. Mais la palabre avait peine à s’élever au-dessus des généralités, François Mitterrand évoquant seulement "les différences de conception qui existaient dans le parti". Guy Mollet, alors, l’interrompit d’une question cinglante : "J’aimerais que François Mitterrand nous montre la motion qu’ont pu élaborer ensemble le Ceres, le Nord et les Bouches-du-Rhône..." Sans se départir de son calme, François Mitterrand lui répondit : "Elle est là" !

- Où cela ? "Dans ma poche !" rétorqua François Mitterrand en tapotant son veston. Nous étions médusés : Didier Motchane et Pierre Joxe, dans un coin, gribouillaient encore quelques rajouts à notre avant-projet, que François Mitterrand n’avait même pas lu. Ce mépris des textes, pour nous qui en avions la religion, nous surprenait : sans doute était-ce le fait d’un néophyte, qui ne comprenait pas la portée d’un texte d’orientation, engageant pour deux ans la vie du parti ?

Sur cet échange sans précédent dans toute l’histoire des congrès socialistes, la Commission des Résolutions se sépara dans la stupeur et le désarroi. Nulle fumée blanche ne s’était échappée du conclave socialiste pour signaler la "synthèse", miracle de l’unité du parti toujours en train de se faire. Le Saint- Esprit n’était point descendu ce jour-là pour illuminer les esprits. Le bruit se répandit comme traînée de poudre sur les travées du Congrès qu’il allait falloir voter sur deux textes dont la confrontation n’avait pas eu lieu. Pour la première fois les socialistes étaient confrontés au Mystère.

Dans le brouhaha, François Mitterrand n’ajouta qu’une seule phrase au projet de Didier Motchane : elle subordonnait l’engagement de la discussion d’un programme commun à l’élaboration préalable d’un programme socialiste dont un Conseil National extraordinaire déterminerait les termes début mars 1972. Les Bouches-du-Nord durent se contenter de la chute finale du texte : les communistes devaient s’engager dans l’accord "à apporter des réponses claires et publiques aux questions concernant la souveraineté nationale et les libertés démocratiques". Cela ne mangeait pas de pain.

Ainsi, la Commission des Résolutions se séparait comme François Mitterrand allait l’indiquer au Congrès "sur deux conceptions des méthodes de direction et de gestion du parti" et sans même avoir débattu du fond. o­n ne refait pas les socialistes : leur culture rationaliste imposait que deux textes symbolisent cette cassure entre la vieille garde et la coalition hétéroclite qui s’était formée autour de François Mitterrand. Mais avant que les délégués des Fédérations partagent leurs mandats, il nous fallait réunir les délégués du Ceres, pour nous assurer qu’ils voteraient, comme un seul homme, la motion qu’allait présenter François Mitterrand. Ce texte était en réalité le nôtre : il reprenait l’essentiel de notre motion sur le contenu de l’unité et l’organisation du pouvoir effectif des travailleurs dans l’entreprise. Il indiquait surtout que "le dialogue avec le parti communiste ne devait pas être mené à partir des thèmes imprécis d’un débat idéologique, mais à partir des problèmes concrets d’un gouvernement ayant mission d’amorcer la transformation socialiste de la société française".

Certains de nos délégués flairaient l’entourloupe. C’était trop beau pour être vrai. La mariée était trop belle. La peur d’être cocus inhibait les désirs de tous ceux qu’effrayait l’idée qu’ils pussent mêler leurs votes à ceux des "Bouches-du-Nord". Nous nous époumonâmes à leur expliquer que pendant deux ans, il n’y aurait pas, au Comité Directeur, de majorité sans nous et qu’il fallait croire à la dynamique que nous ne manquerions pas d’enclencher.

Sentant le péril, François Mitterrand s’introduisit discrètement dans notre réunion de courant : pour beaucoup de nos délégués, c’était la première fois qu’ils le voyaient de près. S’excusant presque de son intrusion, il leur adressa des paroles comme toujours enjôleuses - ne symbolisait-il pas depuis six ans l’union de la gauche aux yeux des Français ? - puis il s’éclipsa sur la pointe des pieds, nous laissant le soin d’achever le travail.

J’ignore ce que fit par ailleurs François Mitterrand pour convaincre les "Bouches du Nord" de voter le texte du Ceres, aux antipodes de celui qu’ils avaient défendu devant les militants. Même à cette époque-là, le pouvoir était un argument qui permettait de balayer tous les autres : en finir avec Guy Mollet n’était-il pas le vrai programme commun de la coalition que François Mitterrand avait su rassembler autour de lui ?

Quand le Congrès reprit ses travaux, François Mitterrand puis Alain Savary présentèrent leurs textes respectifs. Si Guy Mollet avait été le rapporteur à la place d’Alain Savary, je suis sûr que, même en l’absence d’Augustin Laurent, il eût taillé en pièces cette coalition contre nature. Mais l’honnêteté d’Alain Savary lui fit commettre, coup sur coup, deux erreurs fatales : la première fut de présenter sa thèse inchangée : "Le dialogue avec le parti communiste doit être poursuivi. Il a pour but, par un approfondissement supplémentaire du débat, de créer les garanties nécessaires pour l’ouverture de la discussion d’un programme commun de gouvernement". Face à la mobilité tactique et stratégique de François Mitterrand, c’était l’immobilité d’un général sans imagination, retranché sur ses positions : "L’Union de la gauche, déclara-t-il, n’est pas un jeu de saute-moutons". Et de flétrir "le baiser Lamourette entre le Ceres et Gaston Defferre".

Celui-ci, piqué au vif, proposa une synthèse générale, mais Alain Savary rejeta cette proposition, que Roger Quillot avait réitérée. Ce fut sa seconde erreur : figé dans la position du "Juste", Alain Savary campa sur son texte : "Camarades, si à l’issue de cette soirée, il y a des dupes, eh bien, pour une fois, nous pourrons dire que nous n’en serons pas" ! Et parlant déjà au passé : "Camarades, dans cette affaire, nous n’avons pas joué ! Nous n’avons pas joué avec le parti ! Nous n’avons pas joué avec le problème de l’union de la gauche ! Nous n’avons pas joué avec le socialisme" ! Et, après que Pierre Mauroy et François Mitterrand -sans doute pour ne pas s’isoler- se furent ralliés à la proposition d’une synthèse générale, Alain Savary trancha définitivement le nœud gordien du socialisme : "il faut sortir avec des positions claires ! Les conditions dans lesquelles l’unanimité serait acquise sont de nature à jeter la plus parfaite confusion dans les esprits" ! Les chefs du Ceres poussèrent alors un "ouf" de soulagement.

Il se faisait tard. o­n passa rapidement au vote. Celui-ci restait incertain, tant les esprits des délégués étaient troublés par cette division imprévue et par le caractère surréaliste de la coalition hétérogène qui s’était formée, sur la base du texte "le plus à gauche" sur lequel le parti eût jamais eu à se prononcer.

Le coup passa très près : le texte Mitterrand obtenait 43 926 voix et celui d’Alain Savary 41 757. Il y avait 3925 abstentions et 1028 absents. Il est clair que la fraction la plus anticommuniste du parti s’était finalement dérobée, refusant de voter un texte si manifestement contraire à sa pensée. Il eût suffi de peu de choses, au total, pour inverser le résultat !

François Mitterrand devenait ainsi le patron du parti et nos sorts désormais étaient liés. J’en éprouvai un certain tremblement. Alors que le Congrès commençait à se dissiper dans la nuit, je sentis une main se poser sur mon épaule : c’était François Mitterrand : "Vous et vos amis, me dit-il, ne serez pas déçus. Je ne vous tromperai pas."

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Institut François Mitterrand

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 20 Juin 2003 à 14:21 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 7 avril 2003


J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Les troupes américaines peuvent occuper Bagdad, M. Bush n'en est pas moins dans l'impasse. Il voulait installer un gouvernement à sa main en Irak, mais les Irakiens n'accueillent pas les Américains en libérateurs. M. Bush s'est trompé d'époque.

Pour l'emporter à moindres frais, le commandement militaire américain a décidé de recourir à des frappes aériennes massives et écrasantes comme pendant la première guerre du Golfe où, prévues initialement pour durer deux semaines, elles furent prolongées quarante jours. Le rythme actuel, près de mille sorties aériennes par jour, a retrouvé le rythme quotidien de janvier-février 1991. Le prix de cette guerre en vies humaines, militaires et civiles est insoutenable. L'opinion publique mondiale peut-elle accepter un tel massacre d'innocents pour un objectif (un changement de régime) à la fois déraisonnable et illégal ? Certes, l'abaissement de la conscience occidentale par le conditionnement médiatique a déjà fait ses preuves en des circonstances similaires. Mais le résultat de cette politique du mépris sera le triomphe de l'islamo-nationalisme en Irak et dans le monde arabo-musulman, c'est-à-dire la fusion de deux courants idéologiques jusqu'alors opposés.

Cette guerre, qui apparaît comme une guerre de recolonisation, débouchera inévitablement sur une guerre de libération nationale. Aucun gouvernement irakien légitime ne pourra se maintenir à l'ombre des chars américains.

J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Certes, elle paraît impensable aujourd'hui dans la psychologie des dirigeants américains. Elle n'en est pas moins inévitable à terme, car pour les Etats-Unis, la victoire militaire a déjà perdu toute signification politique rationnelle.

Face aux torrents de haine et de ressentiment que la guerre aura fait couler, une victoire sur le terrain ne s'intègre déjà plus à aucune stratégie politique sensée pour l'"après-guerre", qu'il s'agisse de la mise sous administration américaine du pays (thèse Rumsfeld) ou de l'installation d'un gouvernement provisoire qui apparaîtra inévitablement comme un gouvernement fantoche.

L'administration Bush voudra aller jusqu'au bout de son entreprise d'occupation. Tant que durera la guerre, le devoir de l'ONU et de la France en son sein serait d'obtenir au moins des cessez-le-feu partiels pour permettre l'acheminement de l'aide humanitaire sous l'égide de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ensuite, il faudra oeuvrer au rétablissement de la souveraineté de l'Irak.

Je vois la crainte qui s'empare de bon nombre de nos élites bien-pensantes à l'idée que "le gendarme du monde", comme dit Alain Madelin, s'est engagé dans une impasse. Nous sommes tellement habitués, depuis l'effondrement de la France en 1940, à vivre - si l'on excepte la parenthèse gaulliste - dans un monde que d'autres dominent, qu'une sorte de vertige saisit tous ceux pour qui l'Empire était devenu "l'horizon indépassable de notre temps".

M. Schaüble, l'un des responsables de la CDU allemande, n'exprime pas une autre idée quand il écrit : "Nous, Européens et Américains, sommes des nantis à l'échelle du monde." En concevant "l'Europe comme un élément de limitation de l'hégémonie américaine... nous scierions la branche sur laquelle nous sommes assis".

Une partie des élites européennes est évidemment incapable de penser un monde réellement multipolaire, à la fois rééquilibré et plus juste, et en définitive une Europe qui soit autre chose que la banlieue de l'empire américain. Ces "élites" n'ont pas pris conscience de l'échec inévitable du projet de l'administration Bush : installer durablement à Bagdad un régime proaméricain.

Si le monde incertain dans lequel nous vivons a besoin d'un gendarme, que se passe-t-il quand ce gendarme est pris d'un coup de folie ?

Première réponse : il va falloir veiller nous-mêmes à notre sécurité. Ce premier défi implique de la part des Européens un effort de défense accru, si possible coordonné, de façon à assurer la paix au moins sur notre continent.

Deuxième réponse : il faut ramener le gendarme américain au respect de la discipline collective telle que peut seul l'exprimer le Conseil de sécurité, dans l'intérêt du monde tout entier, et d'ailleurs des Etats-Unis eux-mêmes.

Mais, pour que l'ONU joue son rôle, encore faut-il qu'elle ne se laisse pas instrumenter à l'avenir comme ce fut le cas dans le passé par les Etats-Unis. Ainsi la première guerre du Golfe a si visiblement excédé l'objectif fixé par l'ONU que M. Perez de Cuellar, devant la destruction des infrastructures de l'Irak, s'était cru obligé de préciser, en février 1991, que "cette guerre n'était pas une guerre des Nations unies". Qui ne voit aussi que la prolongation des sanctions qui, douze années durant, ont frappé le peuple irakien, faisait la part trop belle à la volonté des Etats-Unis de mettre définitivement l'Irak hors jeu ?

L'ONU a couvert du sceau de la légalité internationale une politique génocidaire. Le 12 mai 1996, lors d'une émission télévisée de CBS, à une question d'un journaliste, Wesley Stahl, qui l'interrogeait sur la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, "plus qu'à Hiroshima", Mme Albright répondait : "Il s'agit là d'un choix très difficile... mais le prix en vaut la peine."

Il a fallu que les Etats-Unis poussent encore plus loin leurs exigences, en demandant une résolution autorisant une guerre "préventive", pour que le Conseil de sécurité, et en son sein la France, l'Allemagne et la Russie, aient le courage de regimber, et de ne plus se laisser instrumenter. L'avenir leur donnera raison.

Une réelle multipolarité du monde implique que l'accord entre Paris, Berlin et Moscou se maintienne, au sein du Conseil, et même se renforce. Je suis convaincu que beaucoup d'autres pays peuvent s'y joindre dès lors que l'objectif clairement affirmé sera le rétablissement de la souveraineté et de l'intégrité de l'Irak. La levée des sanctions doit permettre au peuple irakien, à nouveau maître de ses richesses, de les utiliser pour sa reconstruction et son développement. C'est là le rôle qui incombe à l'ONU.

Il faut pour cela des principes et du courage. Le président de la République, depuis septembre 2002, n'en a pas manqué. Il aurait tout à perdre à écouter la voix des sirènes qui lui conseillent aujourd'hui de se fondre dans une absence épaisse. Décrire la guerre actuelle en Irak non pas comme une violation du droit mais comme un conflit entre la "démocratie" et la "dictature", comme M. Raffarin a donné le sentiment de le faire, méconnaît l'enjeu réel de la guerre : celui de la légalité internationale, et affaiblit donc sur le fond la position de la France.

Cette guerre a été pensée par les stratèges du Pentagone comme une guerre pour la domination mondiale à travers l'occupation de l'Irak et le contrôle du Moyen-Orient. Ce dessein n'a aucune chance de se réaliser dans la durée.

Il faudra beaucoup de courage à la France pour maintenir son cap et aider l'Irak à rétablir sa souveraineté. Il lui faudra aussi beaucoup d'intelligence, car nous devrons aider les Etats-Unis à revisiter profondément leur rapport avec "le reste du monde". L'administration Bush est le produit ultime d'une réaction excessive à la contre-culture des années 1970.

Parce que j'ai confiance dans la tradition démocratique du peuple américain, je ne doute pas que les valeurs de progrès et de coopération multilatérale qui furent celles du New Deal finiront par reprendre le dessus. Cela ne se fera pas en un jour. Il est temps, pour la France, d'intégrer dans une vision longue un combat diplomatique méritoire. C'est ainsi seulement qu'il prendra tout son sens dans l'histoire.
Mots-clés : irak

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 7 Avril 2003 à 21:39 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 21 mars 2003


Ainsi George Bush, n'ayant pu obtenir la majorité au Conseil de sécurité pour l'autoriser, a déclenché la "guerre préventive" qu'il avait décidée contre l'Irak. Celle-ci ne porte pas seulement atteinte à la légalité internationale. Elle va ouvrir une ère de profonde déstabilisation.

Le corps expéditionnaire américain a été dimensionné pour occuper Bagdad après la première phase aérienne, dite "Choc et effroi". Il y restera sans doute longtemps. Mais il se pourrait bien qu'à Bagdad commence la remise en cause de l'hégémonie américaine sur le monde, telle qu'elle avait été proclamée, il y a très exactement douze ans, par George Bush père, annonçant, le 2 mars 1991, un "nouvel ordre mondial" aux couleurs de l'Amérique : "Le syndrome du Vietnam a été enterré, déclarait-il, pour toujours dans les sables de l'Arabie."

Ce "nouvel ordre mondial" déroule en effet son implacable logique : après la relégation de l'Irak "au stade de pays préindustriel" annoncé par James Baker en 1990, et réalisée depuis douze ans par la guerre et l'embargo, c'est maintenant la Mésopotamie qui va être occupée. Mieux qu'à partir de l'Arabie saoudite, c'est de là que les Etats-Unis entendent pouvoir contrôler le Moyen-Orient et ses richesses pétrolières. C'est le moyen d'assurer durablement, croient-ils, leur hégémonie sur le reste du monde. Ce néoimpérialisme est-il bien raisonnable ?

Saddam sera balayé. On découvrira rapidement que là n'était pas le problème principal. Demain, l'armée américaine sera à Bagdad. C'est alors que les difficultés vont commencer. La guerre sera ravageuse pour les populations. Des milliers d'innocents vont périr. L'exode sera le lot des chrétiens et sans doute de beaucoup d'autres, si l'armée américaine ne parvient pas à maintenir l'ordre. Après Saddam, l'islamo-nationalisme sera maître des âmes, en Irak mais sans doute aussi ailleurs. Combien de temps faudra-t-il pour qu'il devienne maître du terrain ?

La première guerre du Golfe a enfanté d'al-Qaida. La seconde donnera des ailes au terrorisme. La Turquie ne tolérera pas un Kurdistan autonome. Ce n'est pas par hasard qu'elle refuse le passage des troupes américaines. Elle ne veut surtout pas que le Kurdistan irakien autonome puisse s'étendre aux champs pétrolifères de Kirkouk et de Mossoul. Al-Ansar et les fondamentalistes du Kurdistan irakien appuyés sur l'Iran risquent d'avoir de beaux jours devant eux. Le Sud chiite voudra rappeler qu'il est majoritaire en Irak. Les Iraniens, là encore, ne seront pas aux abonnés absents. En Jordanie et en Palestine, la dynastie bédouine risque de faire les frais de la politique d'Ariel Sharon. Enfin, la dimension de l'opinion publique mondiale, constamment sous-estimée par l'Administration américaine, va se révéler dans toute sa force.

Les Etats-Unis ne sont pas, comme en 1990-91, à la tête d'une coalition quasi-universelle. Ils n'ont pas le monde à leur botte. L'Occident n'est pas identifié aux Etats-Unis. Un môle de raison et de modération s'est construit entre Paris, Berlin et Moscou qui peut éviter une guerre des civilisations. Il est juste de reconnaître que c'est en grande partie à la fermeté tranquille de Jacques Chirac qu'on le doit. L'intoxication dans les médias devrait, en théorie, le céder à une information plus objective. Face à l'Eurasie, l'Amérique est une île. Est-ce un hasard si, ayant pris le parti de la guerre unilatérale, elle n'a été rejointe pour l'essentiel que par les gouvernements d'autres îles ? Les îles Britanniques, l'île-continent qu'est l'Australie, la presqu'île qu'est la péninsule ibérique, et du bout des lèvres, le Japon. Comment mieux décrire le rétrécissement de son aire d'influence directe (et je ne mentionne pas les opinions publiques hostiles, en Espagne et même en Grande-Bretagne) ? Il est difficile de dire si la coalition de la paix pourra se maintenir ou si, au contraire, les Etats-Unis sauront faire éclater le front qu'ils ont dressé contre eux. "Depuis que je sais ce qu'est une coalition, disait Foch, j'admire beaucoup moins Napoléon." Observons cependant qu'en voulant s'installer en Mésopotamie, au coeur de l'Eurasie, les Etats-Unis ont déjà réussi à inquiéter ses principales composantes géopolitiques : l'Europe, la Russie, la Chine et même l'Inde, sans parler bien sûr du monde musulman.

Deux scénarios s'offrent à nous :

Ou bien, par une rapide victoire militaire en Irak et surtout par une complète réorientation de leur position sur la Palestine, les Etats-Unis parviennent à retourner rapidement en leur faveur l'opinion publique mondiale. La Bourse repart. Le dollar se reprend. Probabilité faible.

Ou bien, plus sûrement, l'enlisement se dessine au bout de quelques semaines, en Irak, en Palestine, dans le Golfe, dans les profondeurs du monde arabo-musulman. George Bush, à un an de l'élection présidentielle, ne semble pas en mesure d'imposer une paix juste entre les Palestiniens et Israël. Des régimes vacillent. L'opinion publique mondiale se cabre, si les victimes civiles de la guerre apparaissent trop nombreuses et si l'exode des populations se précipite. C'est à l'ONU qu'il appartiendra alors de se réunir à nouveau, comme l'a rappelé le président de la République. Les Etats-Unis, très vite, auront besoin d'elle. La France, fidèle à ses principes, a tout à gagner à rester ferme sur ses positions. Le temps joue pour elle, contrairement aux apparences immédiates.

Certes, le pronostic militaire à court terme est plutôt favorable aux Etats-Unis mais, à long terme, c'est beaucoup moins sûr. Les dérapages de tous ordres, presque inévitables dans le chaudron moyen-oriental, ouvriront la voie d'un monde durablement déséquilibré et disputé. Il faudra non seulement revenir devant l'ONU mais aussi penser les réformes profondes dont le monde a besoin : c'est tout le mécanisme de la globalisation financière qui est aujourd'hui en cause. Il est absurde que 80% de l'épargne mondiale soit drainée par les Etats-Unis pour éponger leur déficit. Bien sûr, un choc pétrolier peut rebattre les cartes, comme en 1973-74, au détriment de l'Europe, du Japon et de la Chine. Mais le même scénario ne peut être indéfiniment reproduit. Il vaudrait mieux chercher dans une profonde réforme des institutions financières internationales le ressort d'un modèle de développement plus soucieux des équilibres à long terme de l'humanité. Ce scénario n'a de chance de voir le jour qu'avec une Administration démocrate aux Etats-Unis, ressourcée dans les valeurs du New Deal. Il faudrait donc attendre au moins 2005 pour cela.

Aujourd'hui, il me semble que la diplomatie française doit multiplier les contacts pour maintenir, dans la période qui s'ouvre, la coalition de la paix qui s'était formée dans l'avant-guerre et ramener les Etats-Unis à composition, dans le cadre multilatéral duquel ils ont voulu se soustraire. Nous serons peut-être alors entrés, sans le savoir, dans un monde réellement multipolaire.

Bien sûr, l'Amérique et l'Europe devront toujours coopérer étroitement à l'avenir, mais dans un rapport plus équilibré. Pour cela, l'Europe devra se souvenir qu'elle ne peut peser que si elle est une et non pas deux : bref que si Paris et Berlin peuvent aussi compter sur Moscou.

Pour la construction européenne, la guerre d'Irak sonne le glas d'un Meccano institutionnel abstrait. On ne pourra plus déconnecter la construction européenne de son contenu. Or c'est bien la question du rapport à l'Amérique qui est le vrai discriminant. C'est pourquoi, contrairement à une opinion répandue, Jacques Chirac a eu raison, selon moi, de tancer quelque peu les candidats à l'adhésion qui n'ont vu dans l'Europe qu'un grand marché, et non pas le projet politique d'un continent s'appartenant lui-même.

L'événement a éclairé d'une lumière saisissante l'actualité et la nécessité de ce que, dans le jargon européen, on appelle "coopération renforcée" et d'abord, bien sûr, entre l'Allemagne et la France. Les conditions mûrissent pour que, sous la pression de leur opinion publique, d'autres pays rejoignent cette "Europe européenne" évoquée jadis par le général de Gaulle, seuls capables de faire reculer le spectre d'une guerre des civilisations.

En inscrivant la politique de la France dans une vision longue, le président de la République permet aux Français de se rassembler sur une position de raison et sur les valeurs de la citoyenneté, essentielles à la cohésion nationale.

Il rend également service à l'Occident, et à bien y réfléchir, aux Etats-Unis eux-mêmes, qui n'ont pas les moyens d'être durablement un empire et qu'il faudra aider à devenir simplement la grande nation qu'ils sont. Loin de tout antiaméricanisme, il appartient à la France, pays de mesure et de modération, d'y oeuvrer avec sang-froid et persévérance. L'opinion américaine est loin d'être rassemblée derrière George Bush et il faut faire confiance à la tradition démocratique des Etats-Unis pour que ceux-ci en viennent à une conception plus raisonnable de l'ordre international. Comme toujours, la guerre va accélérer l'inévitable. Le monde ancien vacille. Un monde nouveau va naître.
Mots-clés : george w. bush irak

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 21 Mars 2003 à 20:52 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Libération, 6 mars 2003
La sortie de crise n'est possible que par la coopération de tous les acteurs mondiaux, à commencer par des Etats-Unis redécouvrant leurs valeurs fondatrices.


Comment verrons-nous, demain, avec le recul, les événements actuels qui, pour l'Alliance atlantique et pour la construction européenne, constituent une remise en cause sans précédent ?

Tel était l'objet du colloque de République Moderne qui s'est tenu le 1er mars sur le thème : "Les Etats-Unis et le reste du monde." Deux thèses ont été développées : celle des "déclinistes" qui, avec Emmanuel Todd, mettent l'accent sur le déclin américain illustré par l'ampleur du déficit extérieur (500 milliards de dollars par an). La deuxième thèse, exposée par Monsieur l'ambassadeur Bujon de l'Estang et par M. Jean-François Poncet, a mis l'accent, au contraire, sur le dynamisme de la société américaine, son rythme de croissance plus élevé que celui de l'Europe et du Japon, et sur les atouts propres des Etats-Unis : le pilier militaire (40 % de la dépense mondiale en matière de défense), et sur leur domination culturelle (ce que Régis Debray appelle "l'assimilation au maître").

Ces deux thèses sont complémentaires : le déficit extérieur abyssal des Etats-Unis a pour revers la dépendance de l'Europe, du Japon, de la Chine et des pays du Sud pour leurs exportations. Mais ce déficit se traduit aussi par un endettement extérieur colossal : 3 500 milliards de dollars, soit plus du tiers du PNB, source de grande fragilité.
En réalité, les Etats-Unis sont devenus la tête d'un système globalisé dont ils ont assuré la promotion depuis des décennies, à travers une dérégulation généralisée des échanges, grâce au flottement des monnaies depuis 1973, et enfin, par une gestion de plus en plus aventurée de pyramides de dettes toujours croissantes. Tout se passe aujourd'hui comme si la reprise économique mondiale ne pouvait plus venir que des Etats-Unis : le consommateur américain est condamné à consommer beaucoup plus que ses moyens, qui sont pourtant gigantesques. Le surendettement des ménages américains, du fait d'un taux de crédit proche de zéro, est la ligne de fuite de l'économie mondiale. Le Federal Reserve Board fait office de Banque centrale pour le monde entier.

Ce système est évidemment absurde et il est de plus en plus instable. Pour combler leur déficit, les Etats-Unis drainent 80 % de l'épargne mondiale. Leur dette extérieure est le double de celle des pays en voie de développement. Les inégalités explosent. La domination des marchés financiers a imposé à la terre entière, le modèle dit du "gouvernement d'entreprise", c'est-à-dire la dictature de l'actionnariat. La valeur du travail a été remplacée par celle de la propriété.

Ce système "court-termiste" néglige les travailleurs et l'entreprise elle-même (scandale Enron). Il ne connaît pas les exigences de l'aménagement des territoires. Il exerce maintenant un effet déflationniste énorme : l'implosion de la bulle financière depuis l'an 2000 a fait se volatiliser des milliers de milliards de dollars (3 000 pour les seuls fonds de pension américains), phénomène étrangement passé sous silence par les analystes de la situation actuelle. La crise de confiance menace.

C'est pourquoi, comme l'a relevé Immanuel Wallerstein, les faucons américains vont "faire la guerre pour faire la guerre", pour montrer qu'ils sont les plus forts". Ensuite, pensent-ils "le dollar remontera et tout le monde, alors, leur donnera raison". Les gestionnaires de fonds placeront à nouveau leur trésorerie en dollars. Pendant ce temps les géopoliticiens du Pentagone et du Département d'Etat remodèlent le Moyen-Orient comme en 1914 Berthman Hollweg ou Ratheneau remodelaient la carte de l'Europe, en spéculant sur une guerre courte.

La logique belliciste risque demain comme hier de s'enliser. Bien sûr l'argument pétrolier, dans l'esprit des faucons, pèse son poids : le pétrole, dont les réserves sont concentrées pour les deux tiers au fond du Golfe arabo-persique, représente, à lui seul, plus de la moitié du montant en devises du commerce mondial de toutes les matières premières, végétales et minérales : qui tient le pétrole tient l'équilibre financier et géopolitique du monde.

Cette guerre pour la domination repose cependant sur un calcul précaire. Pour les Etats-Unis, le risque d'aventurer, au coeur de l'Eurasie, une armée de 200 000 hommes est énorme. Il n'y a pas d'enfants de choeur au pouvoir dans ces pays. L'administration Bush sous-estime non seulement l'espace, c'est-à-dire l'immensité du monde arabo-musulman, mais aussi le temps, c'est-à-dire le terrorisme, et enfin l'éternité, c'est-à-dire la force du sentiment religieux, pour ne pas dire du fanatisme.

Outre les risques d'enlisement militaires et les aléas économiques (choc pétrolier, récession), nul ne peut écarter aujourd'hui l'hypothèse d'une non-réélection de George W. Bush en 2004. Quoi qu'il arrive, l'ONU redeviendra le cadre international de règlement des problèmes. Mieux vaut qu'elle soit contournée aujourd'hui par les Etats-Unis qu'instrumentée et ridiculisée. C'est l'intérêt de la France aujourd'hui. Dans l'intérêt de l'humanité et des Etats-Unis eux-mêmes, il faut préserver ce cadre irremplaçable, même s'il est imparfait, de la légalité internationale.

Les chances d'éviter la guerre sont aujourd'hui infimes : il faudrait, Outre-Atlantique, une prise de conscience de ce que les pertes risquent d'excéder considérablement les gains. En tout état de cause, il n'est pas trop tôt pour penser l'alternative à la politique impériale.

L'administration Bush a elle-même contribué à vider de sa substance l'ONU et l'Otan : qui sait qu'une partie importante des troupes américaines en Allemagne a déjà quitté, sans doute pour toujours ses cantonnements ? L'hégémonie américaine est contestée en Grande-Bretagne. Elle l'est jusqu'en Turquie et dans d'autres pays considérés comme des bastions sûrs (Allemagne, Corée du Sud, Japon). La réalité de l'Europe, qui est faite de nations réapparaît. La conscience d'une Europe européenne émerge des ruines de Maastricht, face à une Europe américaine "retardataire".

Un monde multipolaire se dessine, et d'abord à partir d'un axe Paris-Berlin-Moscou. Certes, cette coalition est fragile, mais il se pourrait bien qu'elle réponde à un intérêt fondamental : pour peser dans le monde, l'Europe de l'Ouest a besoin de la Russie et inversement. La France et l'Allemagne doivent surmonter durablement leurs contentieux mineurs, en fondant leur politique sur la conscience de leur responsabilité vis-à-vis du monde. C'est la seule chance de l'Europe d'échapper à l'helvétisation. L'Europe a besoin de s'appuyer sur son marché intérieur, comme l'a bien vu Claude Fitoussi, pour sortir de la récession actuelle, bref d'imaginer une "sortie de Maastricht".

Il lui faudra par ailleurs tendre la main à la Russie et à l'Afrique, pour créer une grande zone de coprospérité. Contre toute attente, un consensus mondial de la raison se manifeste pour s'opposer à ce qu'en 1914 on appelait "la fuite en avant" ("Flucht nach vorn"). Comme l'a rappelé Hubert Védrine, tout cela est évidemment fragile, mais dessine la vision d'un monde autre que la guerre des civilisations et la lutte des classes entre le Nord et le Sud.

La sortie de crise à l'échelle mondiale n'est possible que par la coopération de tous les acteurs mondiaux, à commencer bien sûr par une Amérique ayant redécouvert les valeurs de ses pères fondateurs et du new deal. La réforme radicale du système monétaire international et des institutions financières et commerciales mondiales (FMI, Banque mondiale, OMC) doit être mise à l'ordre du jour. Il n'est pas normal que les flux financiers puissent continuer longtemps encore d'aller du Sud vers le nord. Pour relancer l'économie mondiale, il faut renverser cette situation et financer les besoins élémentaires des cinq milliards d'humains, dont Ignacio Ramonet a rappelé qu'ils vivent dans la misère : en matière d'agriculture, d'eau potable, d'infrastructures, de santé et d'éducation. Ils offriront, en retour, des marchés aux pays du Nord.

La garantie de toute la communauté internationale est nécessaire pour fonder une paix durable au Proche et Moyen-Orient, comme l'a rappelé Shlomo Ben Ami. Cela implique que nous restions fidèles, comme nous y a incités George Corm, à l'héritage des valeurs de citoyenneté, de laïcité, et d'égalité, bref à l'héritage des lumières. Pour tout cela, il faut une Europe nouvelle, avec une France qui croit en elle-même et en la République. Et sans doute aussi, à plus long terme, comme Fausto Bertinotti l'a souhaité, une gauche européenne complètement refondée.
Mots-clés : irak

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 6 Mars 2003 à 21:33 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 25 février 2003


C'est un Américain, Paul Kennedy, qui, dès 1987, "Montée et chute des grandes puissances",s'interrogeait sur la capacité des Etats-Unis à maintenir un équilibre raisonnable entre leurs engagements extérieurs et l'érosion relative des bases technologiques et économiques de leur puissance, face à l'évolution constante des structures de la production mondiale. Il les mettait en garde contre les dangers de la "surexpansion impériale". Paul Kennedy avait déjà pointé une première faiblesse : leur déficit extérieur croissant et aujourd'hui colossal (près de 500 milliards de dollars par an) absorbe 80% de l'épargne mondiale. A elle seule, la dette extérieure américaine représente plus de deux fois la dette de tous les pays du tiers-monde. C'est une source d'extrême fragilité. Le surendettement des Etats-Unis est à la fois la conséquence et le régulateur de la globalisation financière : il faut, pour maintenir la croissance mondiale, que les Américains vivent très nettement au-dessus de leurs moyens, qui sont pourtant gigantesques. Un tel système ne peut pas durer toujours. Il est à la merci d'une crise de confiance qui entraînerait les Etats-Unis et, à leur suite, toute l'économie mondiale vers le fond. Sa réforme s'imposera tôt ou tard, quelles que soient aujourd'hui les tentations de la "fuite en avant".

Une deuxième faiblesse tient, à mon sens, à ce que la technologie militaire américaine, sans cesse perfectionnée, si elle donne aux Etats-Unis la maîtrise de la mer, de l'air et de l'espace, ne leur permettra jamais de dominer la Terre et encore moins les âmes. 280 millions d'hommes ne peuvent pas en dominer 6 milliards.

Les Etats-Unis à eux seuls n'ont pas les moyens de dominer la Terre entière dans la durée. Comme le recommandait Paul Kennedy, il y a quinze ans, la sagesse pour les Etats-Unis, serait de gérer avec modération un déclin tout relatif et très confortable, mais, à la longue, inévitable.

Ce qui sépare aujourd'hui les Etats-Unis et l'Europe, c'est la croyance au diable. Gardons-nous de tout irénisme : le diable existe peut-être. Il est arrivé dans l'Histoire des phénomènes comme le nazisme qui en avaient au moins l'apparence. Et puis si, dans la longue durée, nous pouvons garder un certain optimisme sur l'avenir de notre planète, comme nous y incite Emmanuel Todd, ne sous-estimons ni le retard de la transition démographique dans des régions entières du monde, ni les progrès de l'anomie y compris dans nos sociétés, ni le ressentiment contre l'Occident dans les pays du Sud, et particulièrement en terre d'Islam.

Nul ne peut penser que le maintien de la paix, dans un monde troublé, puisse se passer d'un gendarme. L'illusion est de croire qu'un gendarme suffira pour cela. Il y faut autre chose : l'esprit de justice.

Si le diable existe, il ne faut pas voir le diable partout. Saddam Hussein n'est pas Hitler. Un proverbe allemand dit très justement qu'il faut "dédiaboliser le diable".

Malheureusement, les Etats-Unis ont tendance à voir le monde en noir et blanc, quitte à changer de diable de temps à autre. Un sain relativisme n'est nullement synonyme de lâcheté, comme on l'entend dire un peu trop souvent, ces temps-ci, outre-Atlantique. Il est préférable d'user de modération dans le traitement de problèmes complexes. C'est peut-être le fruit de l'expérience historique de la "vieille Europe".

Si j'étais Américain, je serais à fond contre l'invasion de l'Irak. Les objectifs avancés par l'Administration de M. Bush sont tous grandement aléatoires :

1. Elle prétend empêcher la prolifération des armes de destruction massive, en éradiquant le régime irakien, prélude, en toute logique, à d'autres éradications. Pour le moment, c'est l'effet inverse qui se produit. Voir la Corée du Nord.

2. Elle prétend lutter contre le terrorisme. Elle risque de l'exacerber, en repoussant vers l'intégrisme fanatique les musulmans modérés.

3. M. Bush évoque un Etat palestinien. Il risque d'encourager la colonisation israélienne en Cisjordanie, avec des effets aisément prévisibles. La sécurité d'Israël n'est pas dans la radicalisation islamiste du monde arabe.

4. Les penseurs officiels nous expliquent qu'il faut "démocratiser" le Moyen-Orient, à commencer par l'Irak, pour pouvoir ensuite peser sur l'Arabie saoudite. Certes, les troupes américaines iront à Bagdad, mais il leur faudra en revenir ! Les choses étant ce qu'elles sont, et l'Irak ce qu'il est, elles risquent fort de laisser derrière elles, un régime à la Saddam Hussein sans Saddam Hussein, un pouvoir dictatorial fort pour maintenir, hors de l'orbite iranienne, l'unité d'un Irak composite, à majorité chiite, et dont les Kurdes voudront se séparer, au grand dam de la Turquie, qui ne l'acceptera pas. Bref, la guerre d'Irak provoquera un désordre bien plus grand que celui auquel elle prétend remédier.

5. M. Wolfowitz expliquait en 1992 que les Etats-Unis devaient veiller à ne pas voir surgir, en Europe ou en Asie, un rival potentiel. Mais les Américains ne sont-ils pas en train de creuser une profonde méfiance entre eux et le reste du monde ?

6. M. Cheney est très sensible à l'intérêt pour les Etats-Unis de contrôler directement des ressources pétrolières en quantités quasiment illimitées. Non seulement pour peser à long terme sur la Chine et sur l'Europe, mais aussi pour garantir le mode de vie américain, assez dispendieux en matière énergétique. Mais est-ce là un objectif bien raisonnable, si on se place à l'aune d'une écologie de l'Humanité, soucieuse de diversifier les énergies non fossiles, qui ne rejettent pas de gaz à effet de serre ?

7. Enfin, M. Bush veut certainement être réélu en 2004, mais le risque de choc pétrolier, au moins à court terme, et de récession économique mondiale, sans parler d'un probable enlisement dans la profondeur du monde arabo-musulman, du fait de la sous-estimation du facteur religieux, peuvent lui compliquer singulièrement la tâche.

Bref, les gains à attendre pour les Etats-Unis sont très inférieurs aux risques énormes de la guerre. Quos vult Jupiter perdere dementat (Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre...)

Depuis une bonne génération, les Etats-Unis semblent osciller entre deux tentations : celle de la domination unilatérale par l'exercice de la force militaire et celle de la coopération internationale, par la recherche d'un consensus. Ces deux visions, depuis longtemps, se complètent autant qu'elles ne s'opposent. Les "Républicains" américains n'ont pas le monopole de la vision unilatéraliste : M. Brezezinski et Mme Allbright, chez les Démocrates, n'étaient pas vraiment des colombes. Et il y a aussi chez les Républicains des hommes qui, tel M. Powel, cherchent à peser en faveur du multilatéralisme.

Le retour à celui-ci finira inévitablement par s'imposer, car la guerre qui vient est une guerre de trop : elle posera sans doute plus de problèmes qu'elle n'en résoudra. Pour préserver l'avenir de l'ONU, mieux vaut que l'organisation internationale soit contournée par les Etats-Unis plutôt que discréditée par le vote d'une deuxième résolution qui manifesterait sa complète instrumentation. Par-delà une opposition inévitable, la France et l'Europe devront garder à l'esprit que, en maintenant une politique distincte de celle des Etats-Unis, ils serviront aussi l'intérêt à long terme de ceux-ci, et pas seulement celui d'un monde organisé.

Quand le moment sera passé de la tentation de la recolonisation et venu celui du "dégagement", (nous avons bien connu cela en Algérie), alors il faudra aussi penser l'avenir du Proche et du Moyen-Orient dans un monde qui sera encore, plus clairement demain qu'aujourd'hui, "multipolaire". La communauté internationale tout entière (Etats-Unis, bien sûr, mais aussi Europe, y compris la Russie et pourquoi pas la Chine, l'Inde et le Japon) ne sera pas de trop pour garantir l'existence à la fois d'Israël et d'un Etat palestinien viable, ainsi que l'intégrité d'un Irak indépendant et souverain. La grande leçon de Jacques Berque était que le souci du développement ne pouvait se séparer du respect de l'authenticité de chaque peuple, qui commence par celui de sa dignité et de sa souveraineté.

Puissent les fleuves de sang, de haine et de ressentiment, dont le grondement emplit déjà l'horizon, ne pas nous empêcher de penser un meilleur avenir. Au-delà de la guerre, l'Europe est comptable des valeurs d'égalité, de laïcité, de tolérance qui peuvent seules fonder une paix de justice au Proche et au Moyen-Orient et le nécessaire combat contre le terrorisme. Il va donc falloir résister au déferlement mondial de la propagande et de l'intoxication que des "élites" complaisantes ne manqueront pas de relayer chez nous. Le président de la République, par sa résistance justement, a gagné en cinq mois, dans le monde entier, mais aussi en France, un précieux capital de sympathie. Résistance, c'est ce à quoi le peuple français et les peuples européens doivent aussi se préparer. La propagande s'épuisera et la raison reprendra ses droits. Si la France et l'Europe tiennent bon, ce ne peut être évidemment sur la base d'un pacifisme à courte vue. C'est notre responsabilité vis-à-vis du monde qui doit guider notre réflexion et notre action.

L'Europe doit se responsabiliser à la fois sur le plan militaire et économique. Les grandes nations d'Europe doivent d'abord se doter des moyens d'une défense capable de maintenir la paix sur notre continent et dans ses approches.

Il n'y a aucune raison que nous continuions à dépendre des Américains. Aucune alliance n'est possible entre "des Etats-Unis faisant le dîner et l'Europe la vaisselle" : aux premiers la guerre, aux seconds le service après vente. Les troupes américaines stationnées en Allemagne (le IXe corps) ont déjà, pour une large part, quitté leurs cantonnements. Y reviendront-elles ? Ce n'est pas évident du tout.

L'Europe doit aussi se montrer capable d'organiser son développement au plan économique. Il est navrant que nos gouvernements attendent, comme toujours, la reprise des Etats-Unis. La machine est grippée ! Il faut la réformer. Nous devons pour cela nous appuyer sur le marché intérieur européen afin d'organiser la relance. La Banque centrale européenne est impotente. Il faut réformer ses statuts, comme il faut réformer les critères du pacte de stabilité, en soustrayant du 3% de déficit budgétaire toléré les investissements répondant aux priorités européennes (infrastructures ferroviaires, reconstruction des banlieues, défense, développement technologique). L'épargne mondiale doit être canalisée vers les besoins prioritaires des pays du Sud (eau, agriculture, infrastructures, santé, éducation). Bref, nous devons imaginer entre les Etats-Unis, l'Europe (mais aussi le Japon) et les pays du Sud, une stratégie, comme on dit "gagnant-gagnant", de relance concertée.

Il dépend de nous que la guerre accouche en définitive d'un autre monde, plus humain. Résister non pas contre les Etats-Unis, mais pour les aider à devenir la grande nation qu'ils sont et non un Empire dont ils n'ont pas les moyens dans la durée. Le peuple américain est capable de faire revivre à notre époque l'héritage des valeurs démocratiques, celles des Pères fondateurs et du New Deal.

La guerre qui vient, au-delà de la barbarie qu'elle va déchaîner, accouchera d'un monde nouveau. Les Etats-Unis, par la guerre, veulent remodeler le Moyen-Orient. C'est en réalité le monde tout entier et particulièrement la relation transatlantique qui en sortiront remodelées, pour le pire ou pour le meilleur. Pour le pire si nous, Européens, retombons prisonniers d'une relation de subordination mortifère. Pour le meilleur, si dans l'avenir peut se nouer entre les Etats-Unis et l'Europe, dans une relation d'égalité, une nouvelle alliance : une alliance pour le progrès.

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 25 Février 2003 à 21:23 | Permalien

Discours de Jean-Pierre Chevènement, Colloque de Genshagen en Allemagne, février 2003.


I - Des valeurs partagées mais susceptibles de détournement.

Si on met entre parenthèses le communisme et le fascisme au XXème siècle, les Etats-Unis et l’Europe portent depuis la fin du XVIIIème siècle le même héritage des valeurs démocratiques issues des Lumières (l’individu, la liberté, l’égalité, la raison, le progrès, le bonheur).

Il y a sans doute une différence marquée entre le modèle américain de démocratie, fédérale et imprégnée des valeurs de la libre entreprise, et le modèle républicain et citoyen français, unitaire et faisant une large place à la notion de service public. L’un et l’autre de ces modèles sont marqués par les conditions dans lesquelles se sont développées les révolutions américaine et française et que relevaient déjà nos révolutionnaires émigrés aux Etats-Unis à la fin du XVIIIème siècle.

Ainsi l’Europe et les Etats-Unis partagent un riche héritage commun qui a modelé des affinités entre nos peuples, marqués par une forte tradition individualiste.

Ces valeurs démocratiques partagées se veulent universelles, même si l’expérience historique montre qu’elles sont susceptibles de détournement. Ainsi une puissance impériale, au nom d’une mission civilisatrice ou providentielle, peut prétendre les imposer à des nations dominées, souvent de manière caricaturale (colonisation française au XIXème siècle ou soutien américain à des régimes fort peu démocratiques en Amérique Latine ou en Asie pendant la guerre froide ou encore interventionnisme discrétionnaire fondé sur l’invocation d’un « droit d’ingérence » qui s’exerce toujours du fort sur le faible). Il n’en reste pas moins que les Etats-Unis et l’Europe ont une responsabilité particulière et partagée du point de vue de l’avenir de la démocratie dans le monde.

II - Des différences de perception grandissantes après le 11 septembre.

1) Les attentats du 11 septembre ont constitué un traumatisme pour les Etats-Unis.

Le terrorisme d’organisations islamistes déterritorialisées (Al-Quaïda) est le fait d’une globalisation de l’Islam, du télescopage entre la globalisation et le monde arabo-musulman entre pétrodollars et radicalisation intégriste, y compris chez certains jeunes des banlieues d’Occident. A cette attaque sans précédent, les Etats-Unis ont réagi en déclarant ouverte « une grande guerre contre le terrorisme ». Je suis de ceux qui ont approuvé comme relevant de la légitime défense l’éradication du régime des Talibans en Afghanistan. Or, dans l’ordre des menaces, l’Irak, aujourd’hui, a bizarrement relégué à l’arrière-plan Al-Quaïda alors que, sur le plan idéologique, ils se situent aux antipodes l’un de l’autre, et qu’à ce jour aucune preuve véritablement convaincante de l’implication de l’Irak dans le terrorisme n’a pu être apportée.

2) Le 11 septembre a accéléré la tendance des Etats-Unis à l’unilatéralisme.

Après une réaction de patriotisme compréhensible, la politique de l’Administration américaine a accéléré une tendance à l’unilatéralisme déjà perceptible avant le 11 septembre (refus de ratifier des conventions internationales : comme le protocole de Kyoto, la création de la CPI, ou la convention sur les mines antipersonnel, mesures protectionnistes (agriculture - acier), dévaluation compétitive du dollar de près de 30 % en un an, affirmation d’une nouvelle conception du rôle des Etats-Unis dans le monde : au nom d’une mission providentielle, le recours à des guerres préventives, au besoin en se passant de l’ONU :

Ainsi s’exprime le Président Bush dans un rapport intitulé « Stratégie de la Sécurité Nationale », rendu public en septembre 2002 : « Les Etats-Unis sont depuis longtemps favorables à une réaction anticipée lorsqu’il s’agit de répondre à une menace caractérisée visant la sécurité nationale. Plus grave est la menace, plus le risque de l’inaction est grand, et plus il est important de prendre des mesures préventives pour assurer notre défense, même si des doutes subsistent sur le moment et l’endroit de l’attaque annoncée ... Les Etats-Unis se réservent la possibilité, le cas échéant, d’agir par anticipation » (The National Security Strategy of the USA publié par la présidence des Etats-Unis).

Quelle est la différence entre une guerre préventive et une guerre d’agression ? On peut s’interroger là-dessus : la guerre préventive type, c’est la guerre de 1914. La mentalité néo-impériale dans l’Administration américaine apparaissait déjà dans le rapport Wolfowitz (1992). Celui-ci écrivait que les Etats-Unis devaient à toutes forces éviter l’apparition d’un rival soit en Europe autour du couple France-Allemagne, soit en Asie entre le Japon et la Chine.

3) Cette tendance à l’unilatéralisme crée un réel fossé avec l’opinion européenne et la politique de la France et de l’Allemagne.

Dominique de Villepin (30 juillet 2002) : « Une politique de sécurité seule ne peut pas déboucher sur un nouvel ordre mondial pacifique et stable. Pour atteindre ces objectifs, il faut une volonté de paix, des initiatives politiques et des résultats qui recréent l’espoir, sans quoi l’obsession de la sécurité risque d’aboutir à plus d’insécurité ». Telle est l’expérience de la « vieille Europe ».

Ce fossé existe également avec les opinions publiques dans le monde entier selon un sondage réalisé par le Pew Research Center de Washington dont les résultats ont été qualifiés par Mme Allbright de « stupéfiants ». Mais la prise de position commune de la France et de l’Allemagne sur le problème irakien, privilégiant une solution pacifique par l’envoi, le maintien sur place, voire le renforcement, de la mission des inspecteurs de l’ONU a constitué, en 2002, un fait politique majeur. Malgré la prise de position dans le Times du 30 janvier 2003 de huit dirigeants européens à contre-courant de leurs opinions publiques, la volonté de la France et de l’Allemagne de ne pas laisser instrumenter le Conseil de Sécurité de l’ONU pour préserver la possibilité d’une issue pacifique a évidemment une importance capitale : car sans l’aval de l’ONU pour préserver la possibilité d’une issue pacifique, l’opinion publique américaine resterait assez réticente quant à l’engagement d’une guerre préventive contre l’Irak. La prise de position des « Huit » obéit visiblement à une instrumentation américaine.

4) Les divergences transatlantiques portent au moins sur cinq points :

a) L’appréciation de la menace irakienne qui, du point de vue de l’opinion publique européenne, justifie plus une stratégie d’endiguement (maintien des inspecteurs de l’ONU) qu’une intervention militaire. b) L’inadéquation de la force militaire qui est celle des Etats-Unis à traiter des problèmes de société (islamisme, démocratie, etc.). Ben Laden n’a pas été capturé. L’Afghanistan n’est pas durablement pacifié, la menace d’Al-Quaïda demeure. La démocratie ne peut être importée de l’extérieur. Elle dépend d’abord de facteurs endogènes (tradition politique, développement des classes moyennes, éducation, etc.). L’analogie entre le Moyen-Orient et l’Allemagne ou même le Japon de 1945 n’a pas de sens. Le développement économique de l’Allemagne a commencé avec le Zollverein. La tradition parlementaire y était ancrée depuis près d’un siècle. L’Allemagne était en 1914 le pays le plus avancé de l’Europe avec un mouvement ouvrier particulièrement puissant. L’éclipse de la démocratie n’a duré que douze ans. Quant au Japon, il a choisi dès le milieu du XIXème siècle la voie de l’européanisation (ère Meiji). S’agissant du Moyen-Orient, la sous-estimation du facteur culturel et religieux est flagrante. c) L’appréciation des risques d’une intervention militaire en Irak (avenir de l’Irak - conséquences pour ses voisins -Turquie, Iran-, déstabilisation des régimes arabes modérés, coup de fouet donné à l’intégrisme islamiste, multiplication des germes du terrorisme, regain de l’antiaméricanisme et de la judéophobie). d) La priorité à donner à la solution du problème israélo-palestinien. e) Les non-dits sur les enjeux pétroliers et leur contexte géostratégique et sur le remodelage géopolitique ultérieur de la région.

III - Vers une nouvelle éclipse des Lumières ?

1. Différence (hypothèse comparatiste) entre l’époque actuelle et celle d’avant 1914.

Le XXème siècle « âge des extrêmes » selon Hobsbawm, est-il une simple parenthèse ? Fukuyama a prétendu voir dans l’écroulement de l’URSS la « fin de l’Histoire » et Nolte relativise le nazisme par le bolchevisme. Sommes-nous revenus à une époque comparable à ce qui existait avant 1914 ? Alors, regardons-y de plus près :

Le communisme et le fascisme ne se sont pas développés par hasard en Europe mais sur la base d’ingrédients idéologiques plus ou moins présents dès avant 1914 : ainsi le conflit idéologique entre réformistes à la Bernstein et « révolutionnaires » au sein des mouvements ouvriers d’Europe de l’Ouest, et par ailleurs la création d’un parti bolchevique, au sein du parti social-démocrate de Russie préexistaient à l’éclatement de la guerre. Quant au terreau essentiel du fascisme et du nazisme, il a été décisif dans le déclenchement de la guerre (courants impérialistes, satisfaits (Grande-Bretagne - France) ou revendicatifs (pangermanisme - panslavisme) - antisémitisme - irrationalisme, etc.).

Naturellement c’est la guerre de 1914-1918 qui a permis d’« activer » et de porter à l ’incandescence toutes ces tendances préexistantes.

La situation actuelle est évidemment très différente : le temps des impérialismes européens rivaux est derrière nous. Nous sommes à l’époque de la mondialisation. Il y a des nouveaux acteurs : Chine, Brésil, monde arabo-musulman et pays du Sud, etc. Il n’y a plus qu’une Superpuissance : les Etats-Unis. Les Etats-Unis ne sont pas un concept immobile, une figure abstraite, une « entéléchie », mais une réalité vivante dont il faut comprendre l’évolution. On ne peut discréditer à l’avance toute analyse critique en en faisant la marque d’une « névrose antiaméricaine » (Alain Minc).

2. L’évolution de la société américaine.

Mais on doit s’interroger aussi sur l’évolution idéologique de la société américaine depuis vingt-cinq ans, marquée par le développement de courants néo-conservateurs (en réaction à la période rooseveltienne et à la contre culture des années soixante-dix), appuyés sur le big business (énergie, industrie de défense), ou d’une droite radicale dont l’influence n’a cessé de croître (fondamentalistes chrétiens de la « Christian Coalition ») ou par l’affirmation par le Président Bush d’une stratégie néo-impériale fondée sur l’idée d’une mission providentielle des Etats-Unis autorisant les guerres préventives.

Naturellement toutes ces tendances latentes depuis des années ont été radicalisées depuis les attentats du 11 septembre 2001. Il n’est pas irrévérencieux de poser aujourd’hui la question de savoir ce qui différencie une guerre préventive d’une guerre d’agression. Avec la guerre annoncée en Irak, « la grande guerre contre le terrorisme », déclarée après le 11 septembre, s’éloigne de son objectif initial au risque de le contredire et d’alimenter le terrorisme lui-même, par la radicalisation prévisible du monde arabo-musulman. Ainsi, la perspective d’un « choc des civilisations », évoquée dès 1993 par Samuel Huntington prend consistance.

L’évolution de la société américaine depuis vingt-cinq ans, et en particulier le rôle qu’y jouent les média et la « communication » tout comme les orientations générales de la politique américaine (dérégulation généralisée et interventionnisme extérieur en rupture avec la tradition du New Deal et l’héritage keynésien) posent le problème de savoir si beaucoup d’Européens ne sont pas aujourd’hui prisonniers d’une image datée de l’Amérique.

3. Les risques de la surexpansion impériale (Paul Kennedy).

Déjà Paul Kennedy, en 1987, avant même la chute de l’URSS, dans « Déclin et puissance des grandes nations », s’interrogeait sur la capacité des Etats-Unis à maintenir un équilibre raisonnable entre la multiplicité de leurs engagements extérieurs, au Moyen-Orient, en Amérique Latine et en Asie Orientale et « l’érosion relative des bases technologiques et économiques de leur puissance face à l’évolution constante des structures de la production mondiale », ce qu’il décrivaient comme une « surexpansion impériale ». Paul Kennedy s’inquiétait déjà de la nécessité où se trouvaient les Etats-Unis, pour préserver leur position dans le monde, « d’importer de plus en plus de capitaux, ce qui, de plus grand créancier mondial, les avait déjà transformés en plus grand débiteur. L’endettement colossal des Etats-Unis (deux fois aujourd’hui celui des pays en voie de développement) créerait, selon Paul Kennedy le risque d’une baisse précipitée du dollar.

Ainsi la tâche que Paul Kennedy assignait aux hommes d’Etat américains de l’avenir était de gérer le déclin à long terme inévitable, mais somme toute très relatif, de la puissance américaine, en évitant d’accélérer ce déclin par des politiques à court terme. Malgré la chute de l’URSS, cette vision de Paul Kennedy n’était-elle pas prémonitoire ?

Force est de constater que les Etats-Unis ne peuvent compenser leur dépendance économique croissante vis-à-vis de l’extérieur (déficit annuel de la balance des paiements voisin de 500 Milliards de dollars, soit 5 % du PNB - endettement extérieur colossal) que par un véritable drainage de l’épargne mondiale. Leur statut d’unique superpuissance (et le rôle qui l’accompagne du dollar comme monnaie mondiale) sont évidemment la condition du maintien d’un privilège aussi exorbitant, difficilement soutenable dans la longue durée.

Il y a là, sans doute, une explication à la fuite en avant dans un interventionnisme croissant (Grenade, Panama, Irak) qui remet en cause les principes traditionnels de l’ordre international (refus de la guerre préventive, seule la légitime défense pouvant justifier la guerre, autorité de la règle internationale telle que posée par le Conseil de Sécurité de l’ONU, respect de la souveraineté des Etats et refus d’imposer des changements de régime par la guerre, déontologie de l’information respectant le pluralisme et le débat argumenté, etc.).

4. Un nouvel obscurantisme ?

Je vais citer deux intellectuels américains, M. Igger qui a bien montré hier soir que les Etats-Unis professaient un patriotisme religieux et Lewis Lapham qui comparait Georges Bush (manichéisme opposant le Bien et l’axe du mal, « Qui n’est pas avec nous est contre nous ! ») à Urbain II larguant la Croisade en 1066 à Clermont-Ferrand.

Cette dérive s’inscrit dans un contexte politique et idéologique : celui de l’après-11 septembre. Mais si le réflexe patriotique est compréhensible, celui-ci ne doit pas dégénérer en nationalisme. Peut-on exclure l’hypothèse d’une nouvelle « éclipse des Lumières » à l’image de celle qui a poussé l’Europe vers la guerre en 1914 ? La perspective d’une guerre de civilisation avec le monde arabo-musulman n’a, hélas, rien de fantasmatique. La radicalisation du conflit israélo-palestinien laissé sans solution, la montée de courants intégristes, y compris dans nos banlieues, la menace terroriste, les affrontements communautaristes, la montée déjà perceptible des amalgames et de l’intolérance, l’intoxication médiatique, pourraient bien augurer de l’enfoncement dans un nouvel obscurantisme opposant le djihad islamiste et ce que Lewis Lapham appelle le « Djihad américain », ce qu’Hubert Védrine qualifiait par litote de « simplisme ».

5. Contenir la démesure - l’ubris, péché par excellence selon les Grecs.

a) La tradition démocratique aux Etats-Unis.

Heureusement la tradition démocratique aux Etats-Unis est ancrée dans l’Histoire. La réaction de quarante prix Nobel américains, celle d’historiens comme Arthur Schlesinger, Lewis Lapham ou celle du professeur Joseph Nye qui s’alarme de voir compromettre le « soft power » de l’Amérique par un usage immodéré du « hard power » militaire, tout comme les réactions d’importantes personnalités démocrates comme Ted Kennedy, rendent manifeste que la tradition démocratique issue du New Deal est toujours présente Outre-Atlantique.

b) L’Intérêt commun : le rôle de la vieille Europe.

La tendance à la démesure n’est pas irréversible : nos pays ont une responsabilité importante pour la contenir, dans l’intérêt de l’Humanité et de la civilisation occidentale et des Etats-Unis eux-mêmes. L’enlisement de ceux-ci dans la profondeur du monde arabo-musulman aurait en effet des conséquences beaucoup plus graves que pendant la guerre du Vietnam, l’Europe serait aux premières loges. Il appartient au contraire à la conscience européenne née de l’expérience historique d’aider les Etats-Unis à résister à la tentation d’un Empire dont ils n’ont pas les moyens dans la longue durée et de redevenir, dans un monde multipolaire, la grande nation qu’ils sont.

c) Les bases d’une véritable alliance : confiance et franchise.

Quels que puissent être les dissentiments actuels entre les deux rives de l’Atlantique, nous devons veiller à faire en sorte que l’issue de cette crise permette de restaurer la confiance et la franchise qui doivent caractériser une alliance véritable.

Un proverbe allemand dit « Il faut dédiaboliser le diable » (qu’il soit l’Amérique ou l’antiaméricanisme).

Les bases de la restauration de la confiance peuvent s’énoncer simplement. Il faut :

1. asseoir les principes d’un ordre mondial stable et donc équitable ;

2. résoudre les questions politiques pendantes (conflit israélo-palestinien par la création d’un Etat palestinien viable) ;

3. désamorcer l’immense problème des pays du Sud et ainsi dominer un ressentiment qui ne s’adresse pas qu’à l’Amérique. L’Europe, elle aussi, a pris des responsabilités lourdes tout au long de l’Histoire. Et elle s’abstrait facilement des tâches qui normalement devraient lui revenir (Robert Malley). C’est la critique qu’on peut lui faire aujourd’hui. Elle n’a pas les moyens d’une autre politique.

d) Le rôle des opinions publiques et du couple franco-allemand.

Pour créer un nouveau pacte de confiance, l’Europe devrait peser de tout son poids. Ce ne peut être que le rôle des opinions publiques dont Gerhard Schröder et Jacques Chirac sont certainement plus proches que Tony Blair, José Maria Aznar et Silvio Berlusconi. L’Allemagne et la France, ensemble, ont posé un repère qui ne s’effacera pas : celui du Droit (rôle des Inspecteurs - tenue d’une conférence internationale sur le Proche-Orient).

Cette position de responsabilité vis-à-vis du monde s’oppose à un simple réflexe pacifiste propre à la « vieille Europe » (Verschweizerung). Le couple franco-allemand est la condition sine qua non de l’Europe à construire != huit dirigeants européens qui relaient les orientations de la politique de M. Bush.

e) Vers un Monde multipolaire.

Il faut conduire les Etats-Unis à accepter de se situer de plus en plus dans le cadre d’un monde multipolaire (Europe - Chine - Japon - Inde - Brésil ... et bien sûr Etats-Unis). Ceux-ci ont besoin d’alliés solides et non pas de supplétifs complaisants, car ils ne peuvent affronter seuls la complexité voire l’hostilité du monde. La lutte contre l’hyper terrorisme nécessite une étroite coopération avec des alliés et un effort multidimensionnel politique et économique pour résorber les fractures qui s’élargissent dans le monde et asseoir la crédibilité de valeurs réellement universelles.

Ce sont ces valeurs que nous avons en commun et c’est sur elles que nous devons nous appuyer pour affirmer notre responsabilité vis-à-vis du monde.
Mots-clés : europe états-unis

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 10 Février 2003 à 21:17 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 5 février 2003


Après neuf mois de gestation silencieuse, voici le message que Lionel Jospin délivre aux socialistes, à la veille de leur congrès : l’échec est un accident, "gagner était possible" ; le bilan ne saurait être "remis en cause". Le projet était bon. Il faut donc le reprendre ! Lionel Jospin a-t-il compris ce qui lui est arrivé ? S’il n’avait pas été accidentellement devancé de 194 000 voix par Le Pen au premier tour, il aurait été évidemment battu au second. Un tel résultat était inscrit aussi bien dans les chiffres du premier tour, la droite et l’extrême droite totalisant plus de 57 % des voix, que dans l’évolution des sondages, qui, depuis un an, montraient un retard croissant de Lionel Jospin sur Jacques Chirac. Quant au procès qui m’est fait, j’y répondrai plus loin.

Lionel Jospin ne veut pas voir qu’il est le principal responsable de sa défaite. Qui, en effet, se souvient, aujourd’hui, du projet porté par le candidat du PS ? "Une France active, sûre, juste moderne, forte" : le projet, à défaut d’être socialiste, était à l’eau de rose. Et les propositions que Lionel Jospin formule pour l’avenir le sont tout autant. Il ne propose pas, chose essentielle, la remise en cause de l’architecture économique et monétaire de Maastricht, qui nous enferme dans la récession : l’Europe n’a ni politique budgétaire, ni politique monétaire, ni politique de change. Elle subit et elle s’enfonce. Les politiques sont aux abonnés absents !

Il ne propose pas davantage la réforme des institutions internationales qui fonctionnent à contre-emploi comme le FMI, ou celles dont les règles doivent être revues, comme l’OMC, pour intégrer des paramètres sociaux et environnementaux. Dans ces conditions, les expertocraties libérales qui nous dirigent peuvent dormir tranquilles !

"Economies de compétition, sociétés fragiles, démocraties sensibles", voilà le cadre dont, selon Lionel Jospin, nous ne pouvons sortir. Il est convaincu d’avoir épousé la gauche, mais dans sa version désormais résignée à ne plus changer le monde.

Pour ranimer l’ambition de "changer la vie", il faudrait épouser la France, ses inquiétudes, ses rêves et son "dur désir de durer". C’est Jean-Christophe Cambadélis, je crois, qui a dit qu’un candidat à la présidentielle doit "épouser la France, toute la France, toutes les France". Or Lionel Jospin, ajoute-t-il, "confond la grandeur de la France avec l’histoire de la gauche".

Pour voir la gauche revenir au pouvoir, Lionel Jospin compte sur "l’effet essuie-glace", c’est-à-dire sur les erreurs de la droite. Et d’invoquer toutes les raisons que l’actuel gouvernement a de trébucher ("le reflux viendra").

Bien sûr, ce gouvernement inscrit sa politique dans une claire vision néolibérale. Mais, sur deux points, je nuancerai la critique de Lionel Jospin.

La rigueur budgétaire d’abord : le gouvernement de la gauche plurielle a bénéficié d’une conjoncture économique internationale exceptionnellement favorable pendant quatre ans. Lionel Jospin ne peut se targuer d’avoir "épargné tout plan de rigueur au pays" pendant cette période et en même temps surenchérir sur les engagements de retour à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2004 qu’il a cosignés avec Jacques Chirac à Barcelone. Que cet engagement insensé ait été reporté à 2006 par l’actuel gouvernement est un pis-aller. Il faut obtenir plus : proposer d’exclure du calcul du déficit les dépenses d’investissements en matière d’infrastructures de transport, de logement social, de développement technologique et de défense.

Par ailleurs, sur l’Irak, Lionel Jospin souhaite que la France convainque ses partenaires européens de ne pas participer à la guerre et qu’à défaut d’y parvenir elle le décide pour elle-même. La démarche de notre diplomatie, qu’il qualifie d’"incertaine et -d’-ambiguë", a été heureusement différente : c’est la France seule qui, au Conseil de sécurité, a pris sur elle de subordonner au retour des inspecteurs de l’ONU en Irak toute initiative ultérieure. Si Lionel Jospin avait été élu président de la République, eût-il fait preuve de la même fermeté ? Ou ne serions-nous pas en train de négocier à quinze un compromis chèvre-chou qui eût valu feu vert pour George Bush ?

Bien sûr le gouvernement de M. Chirac et M. Raffarin va faire beaucoup de bêtises. Je préférerais que la gauche trouve ailleurs des raisons d’espérer : en elle-même, par exemple.

Lionel Jospin impute essentiellement aux autres la responsabilité de son échec. Une phrase m’émeut : "Ce qui m’a surtout manqué pour donner tout son sens et son élan à mon engagement présidentiel, c’est la dynamique politique d’une gauche rassemblée, c’est le sentiment de confiance que procure l’adhésion d’une majorité sortante au bilan commun". Combien je l’eusse moi-même souhaité ! Mais d’où vient que ce rassemblement n’a pas été possible ?

Est-il raisonnable, par exemple, d’imputer aux Verts, au Parti communiste et à "certains socialistes" l’incapacité à accepter "l’inévitable dimension répressive" d’une politique conciliant "l’ordre et le progrès" ? A qui incombait-il, sinon au premier ministre, d’imposer des arbitrages clairs en la matière, au sein du gouvernement ?

De même sur la Corse, pourquoi avoir voulu imposer une délégation du pouvoir législatif non seulement au ministre de l’intérieur, mais à l’ensemble des ministres, qui, le 5 juillet 2000, s’y étaient déclarés hostiles ? C’était, pour satisfaire aux conditions des indépendantistes, ruiner le principe républicain de l’égalité de tous devant la loi et la définition de la nation par la citoyenneté qui fait la force de la France. Lionel Jospin se réjouit de voir en M. Sarkozy le fidèle exécuteur testamentaire des accords de Matignon. Mais au-delà, comme je le craignais, la réforme constitutionnelle de M. Raffarin va propager le virus dans l’ensemble des régions...

Alors que la moitié de l’épargne française se plaçait à l’étranger ou s’y investissait de façon hasardeuse (France Telecom, Vivendi, etc.), ni le PCF ni le MDC ne pouvaient se satisfaire des digues de papier que le gouvernement érigeait, face à l’accélération des délocalisations et à la multiplication des plans sociaux. Dois-je rappeler que les députés MDC ont voté contre le pacte de stabilité et contre les deux lois, sur les "nouvelles régulations" (mai 2000) et sur la "modernisation sociale" (automne 2001), qui enterraient définitivement toute velléité de politique industrielle ?

Lionel Jospin a-t-il jamais cherché à transformer la gauche plurielle en un projet partagé et mobilisateur ? C’était certes difficile, mais il s’est progressivement résigné à se laisser enfermer dans le rôle d’un honnête gestionnaire du capitalisme mondialisé, tout en réalisant des réformes estimables dont certaines portaient la marque de la gauche (les emplois-jeunes, par exemple) et dont d’autres auraient pu être le fait d’un gouvernement républicain, simplement soucieux des intérêts du pays (ainsi le renforcement de l’intercommunalité).

Mais sur l’essentiel, rien : ni pour remonter la pente de la mondialisation libérale, limiter la "dictature de l’actionnariat" ou canaliser l’épargne nationale vers la modernisation de notre appareil productif, rien pour desserrer les contraintes de Maastricht, rien pour contrarier en Europe une logique fédéraliste qui nous mettra demain en minorité sur tous les sujets essentiels, à commencer par "l’Europe sociale".

Enfin, Lionel Jospin pouvait-il ignorer qu’en inversant le calendrier électoral il allait naturellement inciter chacune des formations de la gauche plurielle à soutenir un candidat ?

L’ancien premier ministre n’est pas la victime de l’émiettement de la gauche plurielle. Il en est le responsable essentiel.

Je suis obligé de répondre maintenant aux attaques qui me visent directement. Je préfère cela d’ailleurs à une campagne insidieuse contre laquelle je n’ai pu jusqu’à présent réagir.

Je conviens tout à fait que l’élimination de Jospin par Le Pen au premier tour est un accident. Je ne l’avais pas moi-même envisagé. Mais un aussi faible écart (194 600 voix) a forcément une multitude de causes. Le raisonnement de Lionel Jospin en pourcentages (23,3 % des voix sur Jospin en 1995 ; 23,7 % en 2001 sur Taubira, Chevènement et Jospin en 2002) ne tient pas la route : il faut évidemment prendre en compte la mer des abstentions (11 millions), les votes nuls (1 million) et les 8 millions de votes aux extrêmes. Lionel Jospin est-il à ce point insensible à la crise de notre système politique ?

Et puis il y avait aussi, à droite, cinq candidats (Chirac, Bayrou, Madelin, Christine Boutin et Corinne Lepage, sans compter Saint-Josse). Et j’ai moi-même pris plus de voix à Chirac qu’à Jospin d’après le sondage CSA "sortie des urnes". Si Chirac avait été devancé par Le Pen, eût-il incriminé Bayrou ?

Jospin, d’un mot, eût pu obtenir le retrait de Christiane Taubira. Il ne l’a pas fait. Il eût suffi aussi que Bruno Leroux ne procurât pas à Olivier Besancenot (plus de 4 % des voix) les parrainages nécessaires pour enlever des voix à Arlette Laguiller... et à Lionel Jospin. C’eût été prudent.

En fait, Lionel Jospin était sûr de figurer au second tour. Il a fait une erreur. Cela peut arriver. Mais il est plus facile de trouver un bouc émissaire, en l’occurrence moi-même, que de la reconnaître.

Lionel Jospin est trop fin analyste pour prendre au sérieux ses propres arguties chiffrées. Simplement, il est assez habile pour s’en servir politiquement.

Pour parfaire la logique du bouc émissaire, indispensable afin de sauver "le bon bilan" et la continuité de la politique sociale-libérale, Lionel Jospin incrimine le fond de ma campagne : j’aurais attaqué le gouvernement sur la sécurité, remis en cause le clivage gauche-droite, renvoyé dos à dos Jacques Chirac et lui-même, etc.

Il me semble qu’un candidat doit d’abord accepter la démocratie et ne pas prétendre substituer à l’exposé de divergences politiques, qu’il appartient aux électeurs de trancher, une sorte de terrorisme moral. Si Lionel Jospin avait devancé Le Pen le 21 avril, il aurait certainement été très heureux que je me prononce en sa faveur.

Le procès qui m’est fait n’est pas seulement odieux : il est ruineux pour la gauche, qui ne pourra se reconstruire qu’en assumant la France à partir du socle solide des principes républicains. Dois-je préciser que je n’ai jamais employé l’expression "ni droite ni gauche" ? J’ai simplement dit, dans mon discours de Vincennes, que la gauche et la droite continueraient, mais qu’au-dessus d’elles il y avait la République, c’est-à-dire un certain sens de l’intérêt général, une certaine idée de la France. C’est sûrement un point de désaccord que j’ai depuis longtemps avec Lionel Jospin.

Quant à la définition du "système du pareil au même", je n’ai rien à y retirer : l’acceptation des mêmes postulats maastrichtiens conduit la droite et la gauche installées à faire depuis longtemps les mêmes politiques. Jacques Chirac et Lionel Jospin en ont fourni le 15 mars 2002 le plus bel exemple, en signant ensemble, à Barcelone, un accord libéralisant le marché de l’électricité, repoussant ensuite de cinq ans l’âge de la cessation d’activité, et enfin surenchérissant absurdement sur un pacte de stabilité qu’ils avaient déjà conclu ensemble en 1997, et dont je m’étais alors clairement dissocié au conseil des ministres du 18 juin. Pouvaient-ils donner ensemble une meilleure démonstration du bien-fondé de mes analyses ?

La vérité est que, pendant trois ans et trois mois, j’ai investi dans mon domaine de compétence toute mon énergie pour sauver Lionel Jospin des démons de la majorité plurielle. Faute d’y être parvenu, et m’étant trouvé contraint de quitter le gouvernement en août 2000, je me suis résolu, un an après, à l’orée d’une campagne où les deux candidats institutionnels n’offraient aucune vision de son avenir à notre pays, à proposer aux Français un projet fondé sur les clairs repères de la République.

Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur. J’aurais préféré que Lionel Jospin transformât la combinaison qu’était la gauche plurielle au départ en un projet mobilisateur pour la France. Mais c’était le dernier moyen qui me restait pour redresser le cours des choses dans la durée.

Je ne le regrette pas. Ma logique n’était pas "destructrice pour la gauche". Elle aurait pu la sauver, car la gauche avait et a plus que jamais besoin d’un projet solide et enthousiasmant pour renaître. Il faut simplement qu’elle s’avise que la nation existe et qu’on ne peut rêver de transformer le monde sans prendre appui sur elle.

Pour ce qui est de mes compagnons et de moi-même, nous avons été battus aux législatives certes, mais nous l’avons été par le PS, relayé par la bienpensance sociale-libérale. L’occasion était trop belle.

Mais les idées ont la vie dure. L’idée républicaine, quant à elle, a rencontré un fort écho dans le pays. Dois-je rappeler que mon score a été supérieur à celui des Verts, de la LCR, du PCF et, bien sûr, des radicaux de gauche ? Il y a là un espace qu’avec le Mouvement républicain et citoyen (MRC) nous entendons structurer progressivement. Nous travaillerons ainsi à la refondation républicaine de la France et à celle de la gauche, si, bien sûr, celle-ci sait y discerner la condition de son renouveau et d’une alternative républicaine et citoyenne, et pas seulement pour notre pays.
Mots-clés : 2002 lionel jospin

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 5 Février 2003 à 13:01 | Permalien

Grands textes



par Jean-Pierre Chevènement, 09 septembre 2001


Chers camarades, chers amis,

Je veux d’abord remercier les comités d’appel devenus aujourd’hui comités de soutien qui ont créé les conditions de la décision que j’ai prise. Dès aujourd’hui nous sommes une force.

Comment en effet ne pas être saisi de stupeur et de colère devant l’affaissement de ce qui nous unit, et de ce dont nous avons la charge devant l’histoire ? Comment ne pas être préoccupés devant l’effacement de la France, le vacillement des principes républicains qui la charpentent, le brouillage des valeurs qu’elle porte depuis deux siècles, comme si la République n’était plus qu’une parenthèse à refermer dans notre Histoire ? Où le dire mieux qu’à Vincennes ? D’ici, l’unité de la nation et de l’État nous parle du fond des âges. Dans ce grand lieu de notre Histoire, nous mesurons mieux à quel point nos gouvernements successifs se sont défaussés de leurs responsabilités.

La France ne sait plus où elle va. Son destin lui échappe. Les marchés financiers mondiaux en disposent. Notre politique monétaire se décide à Francfort, notre politique économique à Wall Street, nos engagements militaires à Washington. Dans quatre mois, le franc va disparaître. Et nous voici démunis de moyens pour faire droit aux exigences de nos concitoyens. Dans l’euphorie de la mondialisation heureuse, nos gouvernants considéraient la croissance comme garantie pour longtemps par l’essor des nouvelles technologies. Que la conjoncture se retourne, comme aujourd’hui, et nous découvrons la dictature des marchés financiers, les plans sociaux -Moulinex-, les délocalisations industrielles -Flextronics-, le creusement des inégalités, bref le retour à un archéocapitalisme du XIXème siècle !

En tous domaines, nos dirigeants ont laissé effacer les repères républicains. Ils ont bradé les valeurs de l’École Publique et découragé en Corse les Républicains.

Pour tout ce qui concerne la préparation du long terme –planification de l’énergie et des transports, politique industrielle, aménagement du territoire-, l’État, dont c’est pourtant la tâche essentielle, s’est mis aux abonnés absents.

Citoyennes et Citoyens, chers compatriotes, il existe un autre chemin que celui qu’on nous propose, une autre voie que celle où piétinent depuis des années une droite et une gauche aujourd’hui à bout de souffle. Sans doute beaucoup seront tentés de s’en remettre, selon les fatales habitudes qui ont conduit le pays là où il est, au chef d’un parti, le chef du RPR ou le chef du PS, dont le temps a usé les principes, et dont les programmes, pour l’essentiel, se confondent. A chaque grande échéance, ces partis ont toujours fait les mêmes choix de renoncement : Maastricht, l’euro, l’enlisement dans les Balkans, la déconstruction de l’État, la fragmentation du territoire.

Bien sûr il est arrivé à Jacques Chirac d’invoquer l’autorité de l’État : c’était le 14 juillet dernier, mais c’était pour refuser de déférer à la convocation d’un juge !

* * *

Les victimes de cette politique d’abandon sont d’abord ceux qui n’ont pour vivre que leur travail, licenciés atteints par les plans dits sociaux, condamnés au chômage de masse, privés de perspectives pour eux-mêmes et pour leurs enfants, guettés par la désespérance dans les quartiers de nos villes où s’accumulent difficultés et handicaps.

La victime c’est aussi la démocratie ; notre Parlement est devenu théâtre d’ombres, résigné à ce que 80% de nos normes soient à présent édictées hors de son enceinte.

La victime, c’est la France, nation politique par excellence, dont le souffle est la souveraineté populaire, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire de grandes choses pour l’avenir. La France, tant de fois relevée par la République, chancelle aujourd’hui avec elle.

* * *

Le pouvoir pour le pouvoir ! Là est le mal ! C’est par là que la démocratie dépérit ! Tout l’effort de tant d’hommes et de femmes sincères, dérivé, capté, détourné et trahi, par mille ruses, cabales, reptations, dissimulations, mensonges, assauts de démagogie, cynisme en bandoulière, opportunisme érigé en doctrine, pour faire « la seule politique possible », voilà qui découragerait le citoyen le plus vertueux si nous n’étions pas là, capables de tracer et de maintenir les repères de la République. Oui, je maintiens qu’il y a une autre politique possible que celle que nous imposent tour à tour, prisonniers de la même orthodoxie, des mêmes dogmes, des mêmes allégeances, des mêmes appétits, les libéraux-sociaux et les sociaux-libéraux.

Ce destin n’est pas inexorable. Les marchés financiers ne sont pas l’horizon de l’Humanité. Voyez nos entreprises de haute technologie : Alcatel, Cap Gemini, massacrées à la Bourse par les Fonds spéculatifs américains, pour se faire ramasser demain par n’importe quel prédateur boursier ! D’autres valeurs que l’argent meuvent le monde. Ce sont les nations et les peuples qui sont la vraie permanence de l’Histoire. Le destin des peuples ne se confond pas avec la marchandisation de la planète.

Cette résignation des uns et des autres à la fatalité d’une sorte de pancapitalisme, je l’appelle renoncement.

La mondialisation, le sens perdu de la citoyenneté, ce sont autant de défis à relever.

Si je me tourne à présent vers le peuple, ce n’est pas pour l’aboutissement d’ambitions personnelles ou la réalisation d’une obsession rentrée. C’est expérience faite et après mûre réflexion. Comme responsable politique et comme membre du gouvernement à quatre reprises ayant eu la charge de cinq ministères, j’ai toujours d’abord servi le pays : en redynamisant la recherche, en construisant une politique industrielle, en relevant l’École publique, en modernisant l’outil d’une défense française indépendante, en assumant la responsabilité de l’ordre public, et en faisant vivre la citoyenneté. Et en même temps, j’ai toujours cherché à enrayer la dérive qui nous faisait dévaler la pente des abandons. Je n’ai jamais fait la politique du pire. J’ai toujours assumé mes responsabilités et je ne renie rien de ce que j’ai fait et dont je vous ferai grâce. Mais je suis arrivé aujourd’hui à la conclusion que seule une détermination entière au sommet de l’État peut désormais renverser le cours des choses. La mienne est solidement établie.

Je crois profondément aux valeurs de la République : Liberté, laïcité, citoyenneté, égalité devant la loi, égalité des chances, solidarité et indépendance des peuples. La République ne va pas sans le citoyen. Le civisme est la forme moderne du lien social. Cette exigence ne serait, paraît-il, pas moderne ? Mais qu’est-ce qui est moderne ? L’exacerbation de l’individualisme au détriment des solidarités les plus élémentaires ? La corruption, la spéculation, la délinquance, le mépris des fonctions assumées dans l’État ? Entre la République et la loi de la jungle il faut savoir ce qui est moderne ou pas. Voilà la question que je pose au peuple français.

Que nous propose-t-on en face du modèle républicain ? Le modèle « égaux mais séparés » sur fond de ghettos et de quartiers réservés ?

Non ! Le modèle républicain est jeune, porteur d’espoir en Europe et dans le monde. Les exemples sont nombreux du danger que l’explosion des communautarismes et des identités meurtrières fait peser sur la paix.

Notre peuple attend qu’on lui tienne le langage simple de la vérité. Je n’évoquerai pas Périclès qui tenait son autorité, selon Thucydide, non seulement de ses qualité d’esprit, mais aussi –je cite- « de son éclatante intégrité pour ce qui est de l’argent ». Non ! plus près de nous, j’évoquerai deux grands hommes qui ont marqué mon adolescence : Mendès-France et De Gaulle, dont personne n’a jamais douté qu’ils parlaient en vue du bien public, quelque différente que fût l’idée qu’ils pouvaient s’en faire, et qui n’hésitaient pas à remettre en jeu leur mandat quand cette idée-là était en cause ! Car les ors de la République c’est bien, mais la République c’est encore mieux !

Eh bien, je vais vous proposer, je vais proposer au peuple français dix orientations fondamentales et cohérentes pour relever la République :

- Les principes d’abord ;
- ensuite l’École ;
- la sécurité ;
- la revalorisation du travail ;
- la reconstruction de l’État ;
- la pleine égalité de la femme ;
- la garantie de la retraite et de la protection sociale ;
- l’aménagement du territoire et l’homme mis au cœur de l’environnement ;
- la création : science et culture ;
- la France doit rester enfin une grande puissance politique,
- dans une Europe de projets ambitieux, complément et non substitut des nations,
- une puissance tournée vers le Sud,
- capable de proposer des règles dans la mondialisation,
- avec une défense qui soit d’abord la sienne.


1. La République doit retrouver ses principes.

La discrédit du politique a une cause essentielle : c’est l’écart entre les paroles et les actes de ceux qui nous dirigent à la petite semaine, sans conviction véritable, au gré des sondages, à coup d’effets d’annonce et de trompe l’œil. Nos dirigeants ne veulent plus gouverner. Ils veulent « gouvernancer », selon l’expression de Pierre-André Taguieff : les privilèges des fonctions sans les responsabilités. C’est cette conception de la politique qui est ringarde. Nos concitoyens réclament compétence, vérité, honnêteté, constance. Plus la réalité est complexe, plus elle change vite et plus nous avons besoin de principes clairs. J’en énoncerai quatre –l’autorité de la loi, la souveraineté populaire, la citoyenneté et l’égalité des chances- à charge pour moi de les traduire ensuite en actions.


1. L’autorité de la loi.

La République n’est pas un régime de faiblesse. C’est un régime de liberté, ce qui est tout à fait différent. Elle n’accepte pas la loi de la jungle. Elle affirme fermement l’autorité de la loi égale pour tous.


2. La souveraineté populaire.

La République lie indissolublement la souveraineté populaire et la démocratie. La souveraineté appartient au peuple. Elle est inaliénable. Le Peuple français peut déléguer des compétences, à condition que celles-ci soient démocratiquement contrôlées. Il ne peut pas déléguer sa souveraineté, sauf à se dissoudre lui-même. C’est tout cela qu’il faut ressaisir, relever, rattraper. La tâche est immense. C’est à cela que je vous convie !


3. La citoyenneté.

Notre idéal, c’est la citoyenneté active. Mais soyons clairs : la liberté n’autorise pas toutes les dérives. La citoyenneté implique des devoirs, envers soi-même, envers les autres, envers la nation, envers l’Humanité. Bien sûr, la citoyenneté signifie aussi don de soi, solidarité, participation responsable à ce que Jaurès appelait « la grande vie humaine ».

Promouvoir l’éveil de la conscience, faire comprendre ce que signifient devoir, responsabilité, solidarité, générosité, c’est, je le crois, répondre à l’attente véritable des jeunes.

La jeunesse méprise le jeunisme, cette complaisance et cette démagogie propres à certains de nos responsables qui ont peur de parler à la jeunesse le langage de ses intérêts véritables. Le moment est venu de siffler définitivement la fin de l’époque où il était interdit d’interdire.


4. Le sens de l’égalité.

Au cœur de l’exigence républicaine, il y a enfin l’égalité, le sentiment de ce que chaque homme porte en lui d’immenses potentialités. L’égalité républicaine c’est à la fois l’égalité devant la loi et la chance donnée à chacun d’épanouir toutes ses capacités.

Rien n’est plus urgent à cet égard que la mise en œuvre d’une véritable politique d’accès à la citoyenneté.



2. Fixer ses missions à l’École.

Au cœur de la République, il y a le citoyen éclairé par l’École. De l’école, les parents comme les enseignants attendent que les pouvoirs Publics fixent enfin clairement les missions : d’abord transmettre le savoir et la culture et faire, pour le pays tout entier, le pari sur l’intelligence ; ensuite former le jugement de nos jeunes pour qu’ils puissent faire demain leur métier de citoyen, avec leurs droits, mais aussi avec leurs devoirs.

Je sais l’inquiétude des parents qui voient s’affaiblir l’outil de l’égalité des chances qu’est l’École pour leurs enfants ; je sais leur préoccupation quand ils constatent qu’au lieu de s’ouvrir sur la vie comme on l’avait promis, l’école a ouvert ses portes à l’irrespect, à la violence, à l’inégalité.

Loin de perpétuer l’excessive confusion des rôles, où la connaissance finit par être dévalorisée, où la responsabilité se perd, j’entends placer la transmission des savoirs et l’autorité des maîtres au centre de École Une école républicaine digne de son rôle affirme que l’acquisition des connaissances affranchit de l’ignorance et qu’elle ne va jamais sans effort.

Cela passe par une acquisition sûre et sérieusement évaluée des savoirs fondamentaux à l’école primaire : Il faut cesser de disperser l’attention des élèves par une multitude de matières, et souvent au détriment de l’essentiel, c’est-à-dire de l’apprentissage du français, alors que 17 % des élèves ne le maîtrisent pas à l’entrée en classe de sixième.

Il faut mettre un coup d’arrêt à la fuite dans l’innovation permanente, au culte de l’actuel, au suivisme à l’égard de la mode. Halte au bougisme ! Ainsi les langues régionales peuvent faire avantageusement l’objet d’un enseignement par option. La République comme espace commun à tous les citoyens ne proscrit nullement l’attachement de chacun à ses racines particulières. Ce sont les adversaires historiques de l’égalité qui cherchent à confondre celle-ci avec l’uniformité.

A l’inverse, le protocole qui intègre à l’École publique des établissements qui pratiquent en totalité « l’enseignement par immersion » dans une langue régionale réduit le français à n’être plus qu’une langue étrangère. Après le franc, c’est le français qu’il faudrait faire disparaître ?

Comment ne pas voir que cette politique complaisante nourrira à terme des ethnicismes qui, au nom d’une identité mythique, se croiront demain autorisés à remettre en cause la loi républicaine ? C’est cela la modernité ? Le FLNC, l’ETA, l’ARB, l’UCK ?

L’encouragement aux micronationalismes ethniques va de pair avec l’uniformisation marchande du monde. Alain Madelin est le plus sûr soutien du processus de Matignon. Est-ce un hasard ?

Revenons à l’École : assurer à tous les élèves une bonne maîtrise du français, c’est le moyen le plus efficace de remédier en amont aux difficultés du collège. S’agissant de celui-ci, il faut savoir rompre avec les credos d’hier pour aider chaque élève à trouver sa voie en diversifiant les itinéraires, tout en maintenant un socle d’exigences communes.

École de la République est une. Elle est à la fois creuset et ciment de l’unité nationale. Dans une société tellement inégale, l’unité de l’École, c’est-à-dire l’unité du savoir et des valeurs qu’elle est chargée de transmettre, demeure une garantie de justice sociale qu’il faut préserver. Or, cette unité est menacée par tous ceux qui, à droite bien sûr, mais parfois aussi à gauche, se sont engagés dans une surenchère permanente au prétexte de la décentralisation. Recrutement régional des maîtres, autonomie et mise en concurrence des établissements, pouvoir de recrutement donné aux chefs d’établissement, possibilité pour eux, et même pour les enseignants, de choisir dans les programmes nationaux ce qui répond aux besoins locaux, intervention des parents sur les contenus d’enseignement, telles sont les principales revendications qui, si elles étaient satisfaites, accentueraient les inégalités, défavoriseraient encore plus les plus démunis, sonneraient le glas de l’École de la République. Sachons mettre des bornes à la démagogie qui depuis le discours de Rennes de Jacques Chirac emporte notre Janus exécutif.

La qualité de la formation est garante de la qualité de l’École. Rendons aux enseignants l’hommage qu’ils méritent. Si l’École tient, c’est grâce à eux d’abord. Loin de les mettre au pilori, ces piliers de la République, confrontés en première ligne aux défis d’une société inégale, fragmentée, violente, doivent être soutenus fermement dans leur mission.

Pour que la France fasse monter la sève, l’inégalité sociale devant les études devra être âprement combattue. Je propose des mesures concernant tous nos jeunes de famille modeste, qui ont plus d'intelligence et de dévouement que de revenu ou d’entregent. État et les grands services publics offriront à des jeunes étudiants recrutés par concours, une rémunération durant leurs études, sous condition qu’ils s’engagent dans le service public durant dix ans. Ce sera le moyen d’amener au service de l’État les meilleurs, au moment où notre Fonction Publique doit être profondément renouvelée. État jouera son rôle au service de l’égalité, loin de mériter l’ironique condescendance dont l’affublent les libéraux. Ce sera le moyen d’améliorer grandement l’égalité des chances, de favoriser l’accès de tous -et je pense aux jeunes Français issus des vagues les plus récentes de l’immigration- aux emplois publics.

L’inégalité se creuse entre ceux qui ne disposent que des ressources scolaires, qui sont misérables, et ceux qui bénéficient du soutien de leur famille.

C’est particulièrement vrai pour l’accès aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les efforts d’équipement accomplis jusqu’à présent dans nos établissements scolaires ne sont pas négligeables ; ils restent encore dérisoires au regard des besoins, comme ceux de la formation des enseignants. Il ne s’agit pas de se nourrir d’illusions sur les bienfaits du web, mais d’y reconnaître l’une de ces innovations techniques qui, comme le téléphone ou la voiture automobile, s’imposent au monde moderne. C’est un lourd handicap de ne pas savoir en user.

J’ai réintroduit enfin l’instruction civique à l’École en 1985, mais il faut cesser de la confondre avec le droit administratif. Il faut que nos jeunes se pénètrent de l’esprit de la loi républicaine : respect de la règle délibérée en commun, qui libère de la loi du plus fort, débat éclairé en raison qui affranchit des dogmes, amour de la loi inscrit dans le cœur de chacun, comme garantie de sa liberté et promesse d’égalité.

Oui, tout commence à l’École, et c’est sur elle qu’il faut fonder l’effort de renouveau républicain.



3. Une citoyenneté également partagée est le meilleur socle d’une politique cohérente de sécurité. Cette politique ne demande que du courage.

Le droit, égal pour tous, à la sécurité doit devenir réalité. Je m’y attacherai en écartant les deux démons symétriques que sont la démagogie et l’angélisme. Entre une droite tentée par le discours musclé, masquant son inaction et son manque d’inspiration, et une gauche encore prisonnière de dogmes sommaires flattant sa bonne conscience, il y a place pour une politique de la réalité, à la fois rigoureuse et juste.

Je m’étais attaché à lui donner corps : création de la police de proximité assurant la mutation d’une police d’ordre vers une police au service des citoyens, encadrement des polices municipales, recrutement de policiers à l’image des citoyens, mise en place des commissions départementales d’accès à la citoyenneté…

Pour aller plus loin, j’avais tracé, en janvier 1999 dans une longue note d’orientation, les grands traits des actions nouvelles à mener. Vous savez le destin qui fut dans bien des cas réservé à mes propositions : Celles où je proposais des moyens cohérents pour réduire les noyaux durs de la délinquance dans nos cités furent soumises à un hallali où se mêlaient le refus de la réforme, le laxisme et l’absence de volonté. La gauche bien-pensante montra là son incapacité à sortir de ses ornières et à répondre aux préoccupations populaires. Le chantier est donc à reprendre et il est immense.

La première tâche est de réussir le plein accès à la citoyenneté de tous ces jeunes, quelle que soit leur origine, Français pour la plupart, dont certains croient que l’inégalité des droits les dispensent de respecter leurs devoirs.

Ainsi, solidement assise sur l’exigence d’égalité, une politique républicaine visant le droit égal pour tous à la sécurité pourra être menée. Il faut rompre avec l’indifférence ou l’impuissance des élites devant l’insécurité subie par les plus modestes.

Les yeux ouverts sur la réalité nous montrent l’explosion de la délinquance des mineurs et la colère de la population devant la multiplication d’exactions qui restent impunies. L’inadaptation de la réplique est flagrante. Le mineur délinquant n’est généralement guère sanctionné avant un très grand nombre de récidives. La Garde des Sceaux nous explique qu’il y a 650 mineurs incarcérés. Elle oublie de nous dire qu’en dessous de seize ans, ce n’est pas possible, sauf crime. Et surtout qu’il y a d’autres solutions que la prison. L’ordonnance de 1945 -le tout éducatif-, conçue à une époque où la délinquance des mineurs n’avait rien de comparable à ce qu’elle est devenue, est aujourd’hui périmée. Il s’agit donc de la modifier, en distinguant clairement les tâches d’éducation et la sanction, en organisant l’échelle des réponses à la délinquance, du simple rappel à la loi jusqu’aux sanctions plus graves. Il est vain d’opposer la sanction à la prévention, car la sanction qui est rappel à la règle comporte à l'évidence une dimension pédagogique. Toute société repose sur des limites dont le franchissement doit être sanctionné.

Une telle réforme législative doit s’accompagner de moyens d’accueil des jeunes délinquants en péril. Je propose de créer des centres de retenue, internats destinés à recevoir des délinquants multirécidivistes, à reprendre le cycle de leur éducation scolaire et professionnelle, capables de les retenir loin du milieu criminogène du quartier, le temps qu’il faudra pour les remettre dans le bon chemin. Je sais qu’une certaine bien-pensance est prompte à accorder aux délinquants des excuses absolutoires pour cause de pauvreté ou d’immigration. Mais c’est faire injure aux gens modestes comme aux familles d’immigrés que d’inventer je ne sais quelle prédestination à la délinquance. La vérité est qu’en République, un délinquant, fut-il riche ou pauvre, d’origine auvergnate ou maghrébine, doit être sanctionné. Et que la République se doit de tendre une main généreuse aux familles modestes ou récemment immigrées, à leurs enfants, dont l’immense majorité aspire à étudier, à réussir sa vie, à trouver un métier motivant. Aidons les à réussir, au lieu de pratiquer des amalgames indignes !

Lutter contre l’insécurité que subissent les Français exigera aussi d’améliorer la coopération police–gendarmerie–justice. La tâche est rude –et je tiens à saluer particulièrement le dévouement et le courage de nos policiers et de nos gendarmes, au contact des réalités ingrates qu’ils affrontent, souvent au péril de leur vie. Mais les institutions de la République doivent travailler en harmonie et en communauté de vues. En empêchant les situations où police et justice se contrarient ou s’opposent, on pourra faire reculer la délinquance, et notamment briser les noyaux durs de celle-ci. A l’inverse, l’angélisme qui a prévalu dans la préparation de la dernière réforme de la procédure pénale, votée par la droite comme par la gauche, malgré les réserves que j’ai été l’un des rares à émettre, a réduit de plus de 10% le nombre des gardes à vue, et cela au moment même où l’opinion s’inquiète de la montée de la délinquance. A qui faire croire que ceci n’a pas de rapport avec cela ?

La politique pénale doit être la même sur toute l’étendue du territoire national. Comment y parviendrait-on si les Parquets ne reçoivent pas d’instructions comme l’habitude s’en est prise ? L’essentiel est que ces instructions soient publiques et guidées par le seul souci de l’intérêt général. L’idée de rendre les Parquets autonomes, selon la proposition de la Commission Truche, réunie à l’initiative de Jacques Chirac, est une faute. Ceux qui sont soupçonnés souvent à juste titre de peser sur la justice, préfèrent, plutôt que de servir l’intérêt public, abandonner les rênes que le Peuple leur a confiées, ou plutôt faire semblant. Personne en effet n’est dupe des luttes d’influences qui se déroulent au sein de la Justice, théoriquement indépendante.

Les moyens en personnel de la police n’ont guère évolué depuis cinquante ans, et ceux de la justice depuis cent ans. Il faut prendre la mesure de la situation actuelle : elle est préoccupante mais elle n'a rien d’une fatalité. Une loi de programmation pour la police et pour la justice, une volonté claire, de bons textes, une citoyenneté renaissante, renverseront le cours des choses.



4. Revaloriser le travail et mobiliser tous nos atouts.

La réhabilitation de la valeur du travail est au cœur du pacte républicain. Je veux prendre ces termes dans leur double dimension.

a) La première, c’est la rémunération du travail. Depuis 1983, le rapport entre les revenus du capital et ceux du travail se sont dégradés de près de dix points. La réduction du temps de travail légal à 35 heures s’est accompagnée de la modération salariale. Eh bien c’est à présent la feuille de paie qu’il faut faire évoluer. La progression du salaire direct est nécessaire au soutien de l’activité économique. Est-il normal que la marge soit si faible entre les revenus de substitution et le revenu d’un smicard qui ne ménage pas sa peine ? Est-ce qu’une vie de travail, souvent dur et pénible, est vraiment respectée quand on voit le niveau des bas salaires ? C’est bien là dessus qu’il faut agir.

Une augmentation forte du SMIC sera rendue possible par la généralisation des allègements de charge et l’assouplissement des contraintes excessives liées aux trente cinq heures. Une conférence des salaires sera réunie pour examiner les minima de branche et les grilles salariales.

Je propose de relever le salaire direct et d’améliorer la feuille de paie, en accélérant le glissement nécessaire et justifié, d’une partie des charges sociales vers une base de cotisation plus large, celle de la fiscalité. Il n’est plus possible de soumettre l’emploi, notamment dans les petites entreprises, au fardeau des charges sociales et fiscales. Celles-ci sont devenues des obstacles à l’activité, des encouragements au travail au noir, un empêchement à la création d’entreprises. Les réductions d’impôts doivent être réalisées avec plus de discernement. Choisies avec sagesse, elles peuvent stimuler l'activité. Je veux en prendre pour exemple le taux de TVA dans la restauration. Ramené à 5% -c’est à dire au même taux que les Mac Donald’s sous prétexte de cuisine à emporter- il serait un superbe encouragement à l’embauche dans un secteur qui cherche des salariés, à l’amélioration des salaires, à la modération des prix. Plus globalement, une mesure de cet ordre retentirait positivement sur le secteur de la production agricole de qualité, sur la viticulture, et sur un certain art de vivre à la française. Pourquoi s’y refuser ? Parce qu’aucun gouvernement français n’a demandé à la Commission de Bruxelles le bénéfice de cette dérogation, alors que certains de nos voisins l’obtenaient sans difficulté. La France, première destination touristique mondiale, n’aurait-elle pas quelque titre pour justifier ce taux réduit de TVA à propos d’une activité particulièrement exigeante en main d’œuvre ?


b) Relever la valeur du travail, c’est aussi, tout simplement, mieux le considérer. Pour faire une société, il ne faut pas que des bourgeois bohèmes : il faut des ouvriers, des paysans, des employés, des fonctionnaires. C’est peu dire que la considération sociale qui les entoure s’est gravement effritée. Les travailleurs à qui, hier, le mouvement du progrès assignait la tâche rédemptrice de la révolution sociale, sont aujourd’hui la cible des quolibets. Pour la pub et la mode, pour les commentateurs post-modernes, ils sont ringards, considérés comme des freins à l’entrée de la France dans la mondialisation heureuse. Ce sont les Deschiens, bons à jeter aux chiens. Le mode de vie rural est offert en dérision ; ceux qui s’adonnent à la chasse sont vilipendés. L’ouvrier, hier icône de la gauche, est devenu un boulet qu’elle traîne honteusement, tant elle s’est identifiée à la vulgate libérale-libertaire.

Eh bien, la République, elle, n’ignore pas où sont les Républicains ! Une République moderne est une République sociale, qui rend justice au travail, à celles et ceux qui vivent de leur travail. Elle fait passer l’amélioration des salaires et des bas-salaires avant les stock options. Elle veille à la pérennité des régimes de protection sociale, à la réhabilitation de l’enseignement professionnel et de l’apprentissage des métiers, à la construction de véritables carrières ouvrières dans les entreprises. Elle valorise l’acquisition de nouvelles compétences, favorisant ainsi les mutations techniques dans l’industrie.


c) Revaloriser la valeur du travail, c’est aussi mobiliser nos marges de croissance.

Il existe des réserves considérables et totalement sous-estimées de mobilisation de la population active dans la décennie qui vient : beaucoup de femmes aspirent légitimement à trouver une activité professionnelle, si on leur facilite la vie par ailleurs. Il y a des millions de chômeurs qu’il faut remettre au travail en priorité avant de songer à ouvrir à nouveau les vannes de l’immigration. Enfin, le taux d’activité des jeunes et des plus de soixante ans est, en France, le plus bas d’Europe. Cela n’est pas raisonnable. On ne doit empêcher personne de travailler, bien au contraire. La France ne manque donc ni de travailleurs ni de capital. Encore faut-il les mobiliser activement, plutôt que de guetter, telle Soeur Anne, la reprise venue d’Amérique, comme certain Premier ministre, en principe socialiste, que je connais bien. Ce paradoxe s’explique pourtant aisément : nos dirigeants se sont défaits des leviers de commande qui leur permettraient d’agir.

Les variables d’ajustement de l’économie nous échappent désormais. Ou plutôt, dans le système actuel, il n’en reste plus que deux : les salaires et l’emploi. Si rien ne change, bonjour la stagnation salariale et les charrettes de licenciement !

Il est urgent de se ressaisir. Je propose une politique économique fondée sur trois axes essentiels : le soutien de la demande, l’amélioration de l’environnement des entreprises, le renouveau de l’action sur les structures.

- Pour soutenir la demande, il existe quatre leviers : outre une revalorisation des salaires et une politique active de la dépense publique, une politique d’argent bon marché et le maintien d’un change compétitif d’abord. Ces deux dernières politiques dépendent en tout ou en partie de la Banque Centrale de Francfort. Les Européens vont découvrir tardivement non seulement le séisme auquel l’introduction de l’euro va conduire, et les immenses difficultés que cela créera en particulier pour nos concitoyens les plus démunis. Malgré mes mises en garde, nos dirigeants collectivement, préfèrent sauter dans le noir, comme en quatorze.

Mais les Européens et les Français vont aussi découvrir les effets néfastes d’une Banque Centrale déliée de tout engagement à l’égard des citoyens et de leurs représentants et qui, au prétexte de lutter contre l’inflation, ne soutient pas la croissance et l’emploi. Eh bien, il faut réformer les statuts dépassés de la Banque Centrale européenne ; qu’on lui assigne comme tâche de soutenir la croissance et l’emploi par une politique de bas taux d’intérêt, et pas seulement de lutter contre l’inflation ! Que le gouvernement de la France prenne à témoin l’opinion publique européenne et propose de modifier l’article du traité de Maastricht fixant ses missions à la Banque Centrale.

Dernier levier pour soutenir la demande : l’assouplissement du pacte de stabilité budgétaire jadis qualifié de Super Maastricht.


- Deuxième axe : l’amélioration de l’environnement des entreprises.

Chacun le sait, les entreprises décident de s’implanter là où elles trouvent une main d’œuvre qualifiée, un appareil de formation de qualité, de bonnes infrastructures de transport, des équipements sanitaires et sociaux (ainsi des crèches) facilitant la vie professionnelle, et bien sûr un niveau élevé de sécurité. Pour maintenir et accroître l’attractivité du territoire français, il faut des services publics de qualité. Méfions-nous du dogmatisme libéral en la matière : les accidents de chemin de fer en Grande-Bretagne et les pannes d’électricité dans la Silicon Valley devraient tempérer la furia des privatisations. Orientons-nous plutôt vers des emprunts européens multi-émetteurs pour engager la modernisation des infrastructures sur le continent : fret ferroviaire, voie d’eau, liaison TGV, réseaux à haut débit.

Si le rôle de l’État ne peut être dans l’économie d’aujourd’hui celui d’un interventionnisme au quotidien, il reste un acteur majeur, un stratège. Son rôle est d’assurer la stabilité dans le long terme. Des investissements majeurs en matière d’énergie ou d’infrastructures de communication requièrent des décennies d’exploitation pour être rentables. Dans d’autres cas, les coûts de développement technologique dépassent les capacités du secteur privé. C’est le cas dans le nucléaire, l’aérospatiale ou l’aéronautique... Même dans les pays à affichage libéral, ces secteurs sont largement soutenus par l’État. Celui-ci peut aussi faciliter la prise de risque par les entrepreneurs, en soutenant fiscalement les efforts de recherche, mesure que j’ai fait prendre en 1983.

Il est capital que nous portions notre effort de recherche à 3 % du PIB dans des domaines aussi variés que les nouvelles technologies de l’information, les biotechnologies, l’énergie, notamment les réacteurs nucléaires du futur et la pile à combustible, la santé, les transports, l’agriculture et l’environnement, tout en maintenant notre effort de recherche militaire qui, sans nous engager dans l’inutile compétition du « bouclier anti-missiles », doit nous permettre de maîtriser les technologies clés, en particulier dans l’espace et la simulation nucléaire.

Toute l’expérience du dernier demi-siècle en France, comme celle des États-Unis depuis vingt ans, montre que l’initiative publique en matière de développement technologique est le terreau indispensable du développement économique futur et de l’émergence de nouvelles entreprises.

Les marchés financiers ne garantissent aucun avenir stable dans le long terme. L’économie de marché a besoin de cadres et de normes pour se développer. Seule la démocratie peut fonder une légitimité propre à assurer des constructions durables. Méfions-nous des modes passagères : chacun sait bien qu’une exigence de rentabilité à 15 % n’est pas soutenable, quand la croissance est inférieure à 3 %. Faut-il rappeler qu’en cas de coup dur, c’est à l’État qu’on fait toujours appel, pour renflouer les Caisses d’Épargne américaines, garantir la dette du Crédit Lyonnais, tenir à l’Argentine, au Mexique, au Brésil, à la Russie la tête hors de l’eau, et si c’est encore possible, sauver les banques japonaises ?


- Troisième axe d’une politique économique active : le renouveau de l’action sur les structures.

La maison France ne doit pas disparaître. Il est capital de maintenir des synergies étroites entre nos entreprises. Le contrôle des fusions boursières doit favoriser les rapprochements stratégiques et tenir en respect les prédateurs boursiers. Les OPE doivent être réservées aux opérations amicales. Nos entreprises ont besoin d’un actionnariat stable pour mener des politiques qui s’inscrivent dans la durée. Le pôle financier public peut les aider à reconquérir leur autonomie aujourd’hui obérée par les exigences souvent exorbitantes des fonds de pension. En matière industrielle l’État ne peut pas se mettre aux abonnés absents.

La politique industrielle n’a rien perdu de son intérêt dès lors qu’on se projette dans le moyen et le long terme. Ainsi, la disposition d’une énergie non polluante, à bon marché, exige des choix dès aujourd’hui. Veut-on brûler du gaz, du fioul ou du charbon et continuer d’émettre des gaz à effet de serre, ou va-t-on engager les nouveaux programmes nécessaires à la modernisation de nos filières électro-nucléaires avec des réacteurs à faible production de déchets ? Par quelle démagogie ferait-on croire aux Français que la gestion sûre, durable, et réversible, de 500 tonnes de déchets sur vingt ans serait inaccessible, et qu’il faudrait se résigner à produire non plus 500 mais cinquante millions de tonnes de gaz carbonique pendant la même période ? Ces choix sont moteurs pour l’activité, pour l’emploi et pour l’environnement. Développons dans ce domaine une coopération avec l’Allemagne si elle le souhaite, et si elle ne le souhaite pas, avec les États-Unis Pareils enjeux ne sauraient être mis à la merci d’une démagogie à courte vue ou d’une exploitation des peurs, les Verts tenant le PS en otage. Le souci de précaution doit conduire à prévoir l’approvisionnement en énergie pour demain, une énergie indépendante dans ses sources et non polluante pour la nature.



5. Il faut reconstruire l’État républicain et les services publics : les moderniser, non les démanteler.

C’est là un grand sujet auquel j’ai appliqué ma réflexion. On ne peut réformer l’Etat que si ses tâches à long terme sont d’abord clairement fixées. Tâches régaliennes : défense, sécurité, justice, impôts, mais aussi transports, énergie, aménagement du territoire, développement technologique. Tout commence par la définition claire des missions et l’élaboration de véritables projets de service public. L’explosion des nouvelles technologies et le renouvellement des effectifs de la Fonction Publique offrent une chance exceptionnelle de mener à bien ce grand chantier.

Réformer l’État c’est d’abord simplifier la loi. C’est un rôle nouveau pour le Parlement. C’est mettre ensuite à la diète la folle machine interministérielle qui de chaque décret d’application fait une usine à gaz. La décentralisation commence par le coup d’arrêt mis à la prolifération des règlements, qu’ils soient nationaux ou européens. En tous domaines il faut mettre de la clarté, de la lisibilité. Dressons la liste des usines à gaz : la fiscalité nationale et locale, la réglementation de l’urbanisme, la gestion des fonds structurels européens, la procédure judiciaire, la liste en serait longue. Convoquons, sous la responsabilité du Parlement, des Commissions de réforme. Convoquons surtout l’esprit de Descartes. Bref, ouvrons enfin ce grand chantier de la réforme de l’État.

S’agissant de la décentralisation, les orientations de la Commission Mauroy offrent une base de travail sérieuse, et j’ajoute consensuelle. Dans ce domaine je ne crains pas la concurrence des démagogues car j’ai mené à bien deux chantiers majeurs : la décentralisation des collèges et des lycées par la loi que j’ai fait voter en 1985 et dont chacun s’accorde à reconnaître l’éclatante réussite, et l’essor nouveau donné à l’intercommunalité par la loi du 12 juillet 1999. Plus de cent communautés d’agglomération ont déjà surgi : avec des compétences stratégiques, une taxe professionnelle unique, un périmètre enfin pertinent, nos villes disposent désormais du moyen de planifier un développement solidaire à long terme et d’éviter –si la volonté en existe- des ghettos à l’américaine.

On peut aller plus loin dans la voie de la décentralisation : par exemple en dotant les inter-régions d’une compétence propre en matière de développement technologique et d’une part de la TIPPE, afin qu’elle puissent mieux soutenir l’innovation dans le tissu industriel. Je ne propose pas pour autant qu’on revienne sur la délimitation des régions et pas davantage sur l’existence des départements qui jouent un rôle important de cohésion sociale.

Réformons intelligemment, sans casser les repères. Mais décentralisons hardiment pourvu que ce soit dans le respect de la loi républicaine et de la solidarité nationale.

Comme l’État, nos services publics doivent être modernisés. Sachons le cas échéant demander à Bruxelles des clauses dérogatoires.



6. La sixième orientation que je propose touche à l’égalité des femmes qui doivent pouvoir mieux concilier leur vie professionnelle et leur épanouissement familial et personnel. C’est un chantier décisif pour notre avenir.

Il y a en effet une solidarité des générations qu’aucun gouvernement républicain ne peut laisser détruire.

Rien n’oppose, bien au contraire, l’engagement résolu en faveur du droit des femmes, de la parité, de l’égalité professionnelle, du libre-choix de la maternité, à une conception évoluée et adaptée de la politique familiale. Aujourd’hui, beaucoup de couples n’ont pas autant d’enfants qu’ils le souhaiteraient (1,8 par femme contre 2,3 désirés, le taux de renouvellement se situant à 2,1). Une politique de la famille doit donc les aider à surmonter les obstacles matériels qu’ils rencontrent et d’abord dans la vie quotidienne.

Il est possible d’augmenter de moitié en cinq ans le nombre de places en crèches et celui des assistantes maternelles. Un effort de cette nature, capable de résoudre le casse-tête des jeunes mères en quête d’un mode de garde, représente un effort de quelques milliards de francs. N’est-ce pas là le meilleur usage de l’excédent de la branche famille ?

En matière de revenus, il est temps de mettre un terme à la dépréciation des allocations familiales.

La France peut et doit assurer le renouvellement de ses générations : c’est à terme la seule vraie solution au problème de la garantie des retraites et de la protection sociale. Ce choix de l’avenir est aussi celui de la jeunesse qui a été sacrifiée au profit de la rente dans les années 80 et 90.

Il y a deux injustices criantes dans notre société : la situation des familles monoparentales, c’est-à-dire des femmes qui doivent élever leurs enfants seules, et celle des jeunes auxquels leur famille ne peut assurer de ressources pour financer leurs études. Je proposerai que le système des bourses d’enseignement supérieur soit amplifié et qu’il puisse tenir compte de l’évolution sociale vers la plus grande autonomie des jeunes.



7. Septième orientation qui découle de la précédente : nous devons et nous pouvons garantir un bon niveau de retraite et de protection sociale.

C’est par le travail et par la croissance que nous garantirons en effet l’avenir des régimes de retraites. La démographie est la variable essentielle à long terme, et pour la décennie qui vient c’est le taux d’emploi qu’il faut relever: ces deux paramètres conditionnent presque entièrement l’équation que le pays doit résoudre.

Mais le redressement indispensable de ces deux données fondamentales ne dispensera pas d’autres réformes courageuses. Le principe de la répartition ne doit pas être remis en cause mais l’âge de départ à la retraite peut être lié à la durée d’activité et non à un âge-couperet. Il n’y a rien de choquant à ce qu’un salarié entrant dans la vie professionnelle tardivement, après des études supérieures, la quitte aussi plus tardivement qu’un ouvrier entré tôt dans la vie active. C’est la durée de cotisation qui doit établir l’âge de départ en retraite. Cet âge doit cesser de constituer une barrière. Je propose que la retraite progressive soit mise en place, permettant à ceux qui le souhaitent de conserver une activité réduite progressivement ou de continuer à travailler quelques années au-delà de la limite d’âge.



8. J’en viens à la huitième orientation : Aménageons notre espace et mettons l’homme au cœur de l’environnement.

Il faut réconcilier l’Homme et la Nature, reconstruire nos banlieues en substituant aux barres et aux tours de petites maisons de ville, lutter contre le bruit et la pollution en favorisant non seulement les transports en commun, mais aussi les voitures électriques et les véhicules utilisant les piles à combustible, privilégier les filières énergétiques qui ne rejettent pas de gaz à effet de serre, dégager les financements nécessaires à la priorité dont doivent bénéficier la voie d’eau et le fret ferroviaire, réorienter la politique agricole au bénéfice des exploitations familiales, qui disparaissent en trop grand nombre. Nos paysans ont besoin d’être mieux reconnus et considérés. Que seulement 6.200 jeunes agriculteurs s’installent à la terre chaque année doit nous préoccuper : cela signifie que dans trente ans il y aurait moins de 200.000 exploitations agricoles en France contre 600.000 aujourd’hui. Pour encourager l’installation de nouveaux paysans, compte tenu de ce qu’est l’évolution des modes de vie, il n’y a pas de secret : il faut maintenir des prix rémunérateurs et attribuer des aides directes substantielles correspondant au rôle utile que jouent nos paysans : qualité des aliments, sécurité sanitaire, préservation des terroirs et des paysages. Veillons à valoriser les espaces ruraux qui sont un grand atout de la France. Une politique nationale d’aménagement du territoire s’impose pour valoriser notre espace au sein de l’Union européenne. Elle ne peut résulter de la simple juxtaposition de vingt-deux contrats de plan État-région élaborés sans vue d’ensemble. La suppression par le gouvernement du schéma national d’aménagement du territoire dès 1998 a été une erreur. Il y a beaucoup à faire pour que les réseaux à haut débit par exemple irriguent non pas seulement les zones denses, mais l’ensemble du territoire et permettent, grâce au télétravail, de vivifier les zones rurales.

Au-delà de la France, pensons et mettons en œuvre une véritable écologie de l’Humanité. Tous les peuples ont droit au développement. Faisons en sorte que celui-ci soit à la fois respectueux des cultures et des équilibres fondamentaux de la vie, mais refusons d’en exclure les pays tard venus à la modernité. C’est une thèse réactionnaire ! La croissance des jeunes nations reste plus nécessaire que jamais.



9. Science et Culture, faisons se lever les forces de la création.

Plus que jamais, l’avenir est à inventer. Il nous faut donc affirmer sans complexe la liberté de la recherche. Ne confondons pas la science et la démocratie qui, elle, implique des choix d’opportunité et par conséquent des décisions prises à la majorité. Rien de tel ne peut exister en matière de recherche. Sachons donc résister au retour de l’obscurantisme, quelque parure chatoyante qu’il revête. Le moment est venu de donner de nouveaux moteurs à la recherche. L’initiative publique sera pour cela nécessaire. En matière d’emploi scientifique plus qu’ailleurs peut-être, il faut mettre en route des plans de recrutement pluriannuels : Je propose une grande loi de programmation pour la recherche pour les années 2003-2007 portant à 3% la part de la recherche dans le PIB.

La culture et la science marchent naturellement de pair. Une vraie politique culturelle suscite avant tout le désir de culture. Il y a, dans ce pays, une immense ferveur en matière culturelle : 50 millions de visiteurs dans les musées l’an dernier, c’est énorme ! Oui, le peuple français éprouve un vif désir d’images, de gestes, de mots à partager. Mais pour qu’il y ait partage, il faut des créateurs. Et il y a fort à faire pour insuffler l’énergie créatrice et bâtir un contre-pouvoir à la loi du marché. Refonder la culture, c’est délivrer le service public de la télévision de la publicité, en finir avec l’Audimat, bref, lui rendre sa liberté. C’est surtout ouvrir la culture française sur le monde, largement, en joignant les pays francophones aux pays de langue espagnole et portugaise, pour faire barrage à l’uniformisation marchande. La culture n’est pas séparable de cette franche réorientation de la France vers le Sud qui est dans sa vocation : Il nous faut faire connaître et aimer les créateurs du Sud, Youssou N’dour le chanteur, Youssef Chahine le cinéaste, Ousmane Sow le sculpteur, Ahmadou Kourouma l’écrivain, et tant d’autres qui ouvriront la France à l’avenir du monde.

Là est le génie de la France : la capacité à brasser tous les peuples, toutes les émotions à travers la discipline choisie d’une langue, dont Fernand Braudel disait qu’elle était 80% de notre identité. Là est notre rôle : affirmer l’unité de la grande vie humaine par-dessus les fractures que creuse une mondialisation sans âme.



10. La France est et doit rester une grande puissance politique.

a) La France est un grand pays, qui parle au monde entier.

Elle porte le legs d’une conception de la nation fondée non pas sur l’origine, mais sur la volonté d’appartenance à une communauté politique. Faisons vivre pleinement chez nous cette conception républicaine de la citoyenneté. Proposons là en exemple aux peuples déchirés par des haines ancestrales.

Nous sommes fiers de la geste séculaire par laquelle le peuple français a su donner sens à son Histoire, même si les sommets y font voir des abîmes. Ceux qui veulent définitivement gommer la nation parce qu’elle est un obstacle à l’uniformisation marchande du monde n’ont de cesse que de discréditer la France. Ne nous laissons pas prendre à ces campagnes de « repentance » qui imputent à notre peuple tout entier les crimes commis par Vichy ou encore l’incapacité de la IVème République à sortir du bourbier algérien.

Ici, à Vincennes, nous assumons toute l’Histoire de France avec ses ombres et ses lumières, mais nous ne laisserons pas entamer le socle de confiance dont le peuple français, comme tout peuple, a besoin pour forger son avenir.

L’Histoire de France, il nous revient de la continuer. Le moment n’est pas venu d’y mettre fin. La France ne vas pas disparaître avec le franc. Sa voix, longtemps encore, devra résonner puissamment en Europe et dans le monde, au service des grandes valeurs dont nous avons à faire fructifier l’héritage.


b) La France doit être le moteur d’une Europe de projets ambitieux.

Il ne s’agit pas d’être pour ou contre l’Europe. C’est absurde. La France est en Europe. On ne peut pas être contre le continent auquel on appartient. Il s’agit de savoir ce qu’on veut faire de l’Europe. On nous répond par des formules attrape-tout : « Une Fédération d’Etats-Nations ». Le Janus bifrons exécutif, ce dieu antique à deux faces, a trouvé sa motion nègre-blanc, mais serait bien incapable de nous dire ce qui pourrait sortir de ce cercle carré.

L’élection de 2002 sera à cet égard décisive car le Janus exécutif en faisant sienne l’idée d’une Constitution européenne, a déjà accepté de voir la France reléguée au rang d’une grande région. Quand il y a trente peuples en Europe, on fait un traité, on ne fait pas une Constitution, sauf à vouloir dissoudre les peuples.

L’élargissement à vingt-sept États rend absurde tout projet d’intégration fédérale. La solidarité souhaitable des nations européennes ne doit pas signifier uniformisation, effacement de notre personnalité et de notre culture, dévalorisation de notre Histoire, mépris de nos intérêts.

L’Europe que nous voulons signifie projets, dynamisme, ambition partagée. Elle doit compléter les nations qui la composent, et non s’y substituer. Je suis un euroréaliste. Je sais par expérience qu’une forte volonté politique, à condition qu’elle s’appuie sur les nations peut infléchir la lourde machinerie communautaire.

Mais je ferai plusieurs suggestions pour mobiliser les nations européennes et créer un espace commun de débat public :

- D’abord, étendre le droit de proposition, qui aujourd’hui n’appartient qu’à la seule Commission, à toutes les nations membres du Conseil européen, instance maîtresse de l’Union.

- Ensuite rendre publiques les délibérations et les votes au sein du Conseil.

- En troisième lieu, créer au Parlement européen une deuxième Chambre représentative des Parlements nationaux, lieux essentiels de légitimité.

- Loin de se perdre dans des mécanos institutionnels, l’Europe doit s’engager dans de grands projets. La procédure des coopérations renforcées doit devenir le cadre de ces projets : coopération monétaire d’abord, liaisons ferrées à grande vitesse, tunnels transfrontaliers, voies dédiées au fret ferroviaire, mise à grand gabarit des voies d’eau, dépollution de la Méditerranée, sûreté des centrales nucléaires, programmes de recherche, et développement technologique, industries aéronautiques et spatiales, coopération universitaire.

- La France est en Europe une puissance d’équilibre et d’ouverture.

Équilibre dans l’intérêt de toute l’Europe et de l’Allemagne elle-même : il serait judicieux à cet égard d’élaborer un nouveau traité de l’Élysée. Les temps ont changé depuis 1963.

Ouverture, et d’abord vers le Sud, en resserrant notre coopération, en particulier avec l’Italie et l’Espagne : Nous devons affronter tant de défis communs ! Le processus de Barcelone n’a pas tenu ses promesses ; un quart seulement de l’effort annoncé a été engagé : raison de plus pour nous engager résolument en faveur d’une initiative méditerranéenne de co-développement. La croissance et le progrès social peuvent seuls apporter à la rive sud à laquelle tant de liens humains nous attachent, les moyens de faire reculer la misère, terreau d’un intégrisme fanatique qui serait une terrible régression pour ces pays et une grave menace pour notre société.

A nous de convaincre l’Europe tout entière à commencer par l’Allemagne que nous devons nous tourner à la fois vers le Maghreb et vers l’Afrique au Sud, comme vers la Russie à l’Est, pour créer un véritable partenariat stratégique au service d’une paix durable.


c) La voix claire de la République doit se faire entendre dans les affaires du monde.

La politique étrangère de la France doit servir l’idéal républicain et non se laisser asservir par les puissants. C’est vrai dans les Balkans, où manque cruellement la voix d’une conception laïque de la citoyenneté déliée des origines et des religions. C’est vrai au Proche et au Moyen-Orient où la France doit aider à empêcher que se referme l’étau d’une violence sans fin. Israël est capable de puiser le meilleur dans la tradition de justice et de progrès qui l’a fondé. Les Palestiniens doivent voir reconnus leurs droits légitimes aujourd’hui bafoués. Ils ont droit à un État réellement viable. Ce sera d’ailleurs la meilleure garantie du droit à la sécurité d’Israël.

Nous devons aider le monde arabe à accomplir cette renaissance, dont il rêve depuis deux siècles, et à réussir son entrée dans la modernité. En Orient aussi, c’est dans une conception laïque de la citoyenneté que les trois religions du Livre pourront apprendre à coexister. Il n’y a pas de paix durable qui ne soit fondée sur le respect de l’identité et de la dignité des peuples. C’est pourquoi la paix doit être pensée de la Méditerranée au Golfe.

J’avais désapprouvé sans équivoque, en son temps, la participation de la France aux opérations américaines contre l’Irak. Avec le recul, chacun peut observer qu’aucune des promesses lancées alors aveuglément n’a été tenue. Il ne reste que la maîtrise américaine sur les deux-tiers des réserves pétrolières du monde, l’envol des prix du brut, et un embargo cruel qui a fait déjà plus d’un million de morts. La France doit faire cesser ce crime.

Je ne serai jamais de ceux qui invitent à jeter par dessus bord les liens particuliers de la France avec le continent africain. L’Afrique pour son développement a besoin d’États, qui soient des États de droit. Les recettes du libéralisme ou de l’ultra-libéralisme n’apporteront que des malheurs sur la terre africaine. Je propose ainsi que la France prenne l’initiative de défier les règles de l’OMC pour sauver la vie de millions d’Africains menacés par le sida. Il est inacceptable que la dévotion à l’égard du droit commercial des brevets interdise la fabrication de médicaments anti-viraux génériques, qui coûtent pourtant 350 $ pour un traitement d’un an, contre 10 000 $ pour les mêmes médicaments sous licence, soit une baisse des prix de 96%. Si la France, ou si des laboratoires français sur le sol africain, produisaient ces anti-viraux génériques, n’aurions-nous pas le courage de mener, contre les « panels » de l’OMC, la bataille pour la vie ?

Le monde aspire à l’unité mais refuse la dictature de l’argent et la morgue des puissants. Il attend que la voix de la France –raison, justice- se fasse entendre pour fixer des règles équitables à la mondialisation : relèvement de l’aide publique, effacement de la dette, accords de co-développement, taxation des mouvements de capitaux à caractère spéculatif. Que la République se dresse contre la loi de la jungle ! Oeuvrons à construire avec les grands pays du Sud un monde multipolaire et rééquilibré !


d) Refaisons enfin de notre défense la défense de la République !

La défense a un prix qu’il faut payer, mais elle doit servir les intérêts de la France d’une manière qui puisse être comprise par tous les citoyens.

Il est difficile de revenir sur la professionnalisation dont, en 1996, j’avais été l’un des seuls à annoncer par avance les effets pervers : baisse des moyens consacrés à l’activité des forces et surtout à leur équipement, difficultés prévisibles du recrutement et de la fidélisation des engagés.

L’armée française n’a pas vocation à jouer les supplétifs. Les opérations extérieures coûtent cher : plus de cinquante Milliards de Francs en une décennie, au détriment bien sûr de nos programmes d’équipement et sans bénéfice évident pour l’intérêt national.

Il est temps de réagir enfin et de redéfinir nos priorités :

- Réduire le niveau de nos engagements extérieurs dès lors qu’ils ne répondent à aucune visée politique sensée. Une Europe réellement européenne s’efforcerait de sortir du bourbier balkanique et de recréer un espace yougoslave associé à son développement.

- Dans la longue durée, la dissuasion reste l’outil essentiel d’une politique extérieure indépendante ;

- Il nous faut par ailleurs préserver les moyens de notre autonomie stratégique : programmes spatiaux, capacités de commandement sur le champ de bataille ; renforcer notre capacité d’agir à distance : avions de transport – avions-ravitailleurs.

? Mais aussi et peut-être surtout, penser aux hommes sans lesquels il n’y a pas de défense qui vaille, c’est-à-dire à la condition militaire.

La défense doit redevenir nationale. Encore une fois, elle a un prix. La France le paiera quand elle comprendra que la défense est l’outil d’une diplomatie indépendante au service de la République.

Conclusion

Des tâches enthousiasmantes s’offrent ainsi à nous, pour peu que nous ne renoncions pas à mettre l’action au service de la pensée.

Peu à peu, notre démocratie a été réduite à un système binaire : Chirac-Jospin, Jospin-Chirac sans que les sujets essentiels on ne voit plus en quoi ils se différencient, la campagne ne s’alimentant que des faits divers, qu’il s’agisse de la chronique des affaires pour l’un, ou de la rubrique « errements de jeunesse » pour l’autre. Il faut sortir de ce système binaire appauvrissant pour le débat démocratique. Il ne suffit pas d’un troisième homme. Il faut un autre possible. C’est ce que je vous propose.

Si je me tourne vers le Peuple français, c’est parce que je sais qu’il existe en son sein des réserves de courage, de désintéressement, d’amour du bien public, et pourquoi ne pas le dire, de patriotisme.

A aucun d’entre vous je ne demande d’où il vient. L’essentiel est la direction dans laquelle nous voulons aller ensemble.

A ceux qui ont partagé les espoirs et les combats de la gauche, pour donner à notre pays un nouvel élan, je le leur dis franchement : ils peuvent se reconnaître dans le combat que j’entreprends.

- Socialistes enracinés dans la République et qui trouveront par là le moyen de rester fidèles à l’enseignement de Jaurès et à leurs convictions les plus profondes, plutôt que de servir éternellement de béquilles à un système qu’ensemble – rappelez-vous- nous rêvions jadis de transformer ;

- Communistes, qui n’ont pas renoncé à faire fructifier le meilleur de leur héritage, quand la classe ouvrière, à travers eux jadis, rencontra la nation.

Les uns et les autres peuvent comprendre que le monde du travail serait réduit à l’impuissance, si la République venait à disparaître. Il est temps de surmonter la tache aveugle qui a fait passer tant d’hommes de gauche sincères à côté de la nation. La gauche et la droite continueront d’exister à l’avenir sous des formes et avec des contenus différents, mais il y a une chose qui est au-dessus de la droite, au-dessus de la gauche, c’est la République !

Il y a tout à gagner à mener de front le combat pour la justice sociale et le combat pour la France.

Et de la même manière, ceux qui ont aimé le général de Gaulle parce qu’il a incarné l’honneur et la liberté du pays, pourquoi refuseraient-ils la main que je leur tends sans arrière-pensée ? Cette main, elle est tendue tout simplement à des Français qui ont raison de vouloir conserver ce qui mérite de l’être : la nation, sa mémoire, les valeurs qui illustrèrent notre Histoire, les principes sans lesquels aucune société civilisée, et à plus forte raison démocratique ne peut survivre, et sont prêts à changer avec nous ce qui doit l’être raisonnablement. Ils savent bien que l’héritage du général de Gaulle a été piétiné d’abord par ceux qui s’en réclament. Là où de Gaulle avait reconstruit l’État, Jacques Chirac l’a déconstruit, par une surenchère permanente sur toutes les modes.

La droite, aujourd’hui entièrement ralliée à la mondialisation libérale, ne voit plus dans la nation qu’un obstacle à contourner.

Relever d’un même mouvement la démocratie et l’État républicain, redonner à la France le sens d’une mission exemplaire, telles sont les tâches de la génération qui vient. Ce sera difficile, certes, mais je compte que le courage, comme en d’autres périodes de notre Histoire, sera au rendez-vous ! C’est l’appel que je lance, sans exclusive, à tous les Français.

Chacun doit le mesurer : prisonnière du système du pareil au même, la République, c’est-à-dire la France, peut, dans les années qui viennent, s’abîmer, comme le soleil dans l’océan, dans un conglomérat marchand où elle perdra définitivement son indépendance et son âme. Ou bien elle peut, par un effort de conscience et de volonté, rebondir et encore une fois surprendre le monde.

Pour rompre avec le système du pareil au même, il faut –je l’ai dit- commencer par la tête. Dans le choix des hommes et des orientations, un Président de la République qui serait l’homme de la nation, peut exercer une influence décisive. Une présidence absolue n’est certes pas souhaitable : le Président de la République ne doit pas absorber tous les pouvoirs. Mais c’est à lui de donner le sens, l’orientation générale. Il lui faut une vision, une certaine idée de la France.

Parce qu’il est la clé de voûte des institutions, il lui faut aussi l’ expérience de l’État et de la vie politique. Je crois pouvoir dire qu’il y a des hommes de valeur dans tous les partis et qui peuvent comprendre le langage de l’intérêt public, dès lors que celui-ci est porté au sommet de l’Etat.

Le chemin que je vous propose sera difficile et il sera long. Je ne me dissimule pas une seconde, croyez-le, les difficultés de toute nature auxquelles je devrai faire face. La voie que je vous propose est la plus droite, la plus difficile, mais comme l’a dit le général de Gaulle, tout compte fait, c’est aussi la plus sûre. Elle consiste à compter d’abord sur nous-mêmes. Vous pouvez compter sur ma détermination. Elle sera totale et ne se relâchera pas car je crois dans ma chance, parce que j’ai foi dans la France et dans la République.

Organisez-vous dès demain dans le pays pour faire entendre la voix de l’intégrité, du courage et de l’espérance. Trouvez l’audace de penser que nous pouvons ensemble changer le jeu et créer une nouvelle donne. Voici comment.

Aucune campagne présidentielle ne s’est jamais déroulée comme prévu. Il n’est pas besoin d’un grand parti pour gagner l’élection présidentielle. Un vaste courant de sympathie dans le pays peut suffire, si cette sympathie, bien sûr, ne se relâche pas, mais va au contraire en grandissant. 67 % des Français aujourd’hui ne savent pas encore pour qui ils vont voter en avril prochain. Cela donne la mesure de l’espace qui s’offre au pôle républicain.
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