Défis républicains, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2004


Défis républicains, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2004
Défis républicains, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2004
François Mitterrand

[... ] François Mitterrand en imposait même à ses amis par un mélange de simplicité et de distance. [... ] Avec le temps et surtout avec le pouvoir, la cour spontanée qui, dès que le destin parut l'avoir désigné, s'était formée autour de lui le cerna de plus en plus. Il s'en accommodait sans difficulté. Il se comparait lui-même à la Vierge noire de Czestochowa que chacun veut toucher pour voir réaliser son voeu. Sentant sans doute que les chefs du Ceres n'auraient pas honoré l'invitation, il ne les pria jamais de gravir derrière lui la roche de Solutré, procession rituelle qui nous faisait nous plier de rire. Quelques invitations dans sa « bergerie » de Latche me firent mieux connaître son intimité: il était véritablement royal par la liberté qu'il prenait à l'égard des usages, et qu'il accordait d'ailleurs aux autres. Chacun vivait sa vie. Plantant ses chênes, élevant ses ânes, recevant en bout de table des amis pittoresques, surgis de nulle part et qu'il ne prenait même pas la peine de présenter, on sentait qu'il vivait de plain-pied avec les bêtes comme avec les gens - il les regardait avec la même sympathie amusée. [... ] Jeune homme chrétien, il avait gardé avec la vérité des rapports complexes. La « politique de la vérité» , chère à Mendès France, n'était pas sa tasse de thé. Sans doute, ayant connu bien des traverses, la vérité ne lui paraissait-elle pas toujours évidente. Pain quotidien de tout homme politique, le mensonge par omission, degré bénin du péché, s'élevait à la hauteur d'un art dans sa bouche: Il savait ne retenir dans une argumentation que ce qui était strictement nécessaire à l'effort de conviction. D'où sa réputation de secret: parlant en public à ses proches, on le voyait souvent mettre la main devant sa bouche pour dissimuler au tout-venant le mouvement de ses lèvres. Et pourtant, François Mitterrand savait faire confiance. Dans un monde incertain et rempli de périls, il croyait en la force de l'amitié. Et puis cette rare faculté qu'il avait de se mettre à la place des autres le conduisait à un relativisme dont il ne tombait pas pour autant prisonnier. Le goût de l'histoire, l'acuité du regard, la conscience de sa supériorité lui faisaient survoler les abîmes et les mystères de l'âme humaine. Ce n'est pas tout à fait par hasard que, pour sa photographie officielle, il choisit de se faire représenter sur fond de bibliothèque, comme de Gaulle, mais les Essais de Montaigne à la main. Machiavélien sans doute, machiavélique certainement pas. [... ]. François Mitterrand était devenu socialiste en même temps que premier secrétaire du parti, mais son regard sur les hommes n'en fut en rien modifié. Recréer de la distance avec des gens qui, au départ, prétendaient lui infliger le tutoiement socialiste fut sans doute pour lui une épreuve.

[... ] Quand nous prétendions faire élire un candidat du Ceres à Créteil ou à Romorantin, François Mitterrand maugréait: « Vous ne pensez quand même pas que je vais laisser quelques bougres décider à ma place dans une arrière-salle de café ! » C'était ce qui m'indisposait le plus chez François Mitterrand, car j'avais gardé des sept années passées à la SFIO une certaine idée du parti, enracinée dans la croyance en l'égalité humaine: « Un homme égale une voix. »

[... ] Un jour - c'était en 1974 - qu'au volant de ma poussive Dauphine, je conduisais François Mitterrand en banlieue parisienne à un congrès du Parti socialiste ouvrier espagnol de Felipe Gonzalez, lequel avait à peu près mon âge, il me posa la main sur le genou en me disant: « Vous savez que j'ai beaucoup d'affection pour vous», et, comme je le regardais, légèrement surpris, il ajouta en souriant : « ... En tout bien, tout honneur, naturellement!... Mais enfin, nous avons vingt-trois ans de différence d'âge: votre tour viendra ! Ne soyez pas si pressé ! » Je me récriai que j'avais aussi beaucoup d'affection pour lui, ce qui était parfaitement vrai. Mais je ne compris pas vraiment le message, tant j'étais obsédé par la « construction du parti » et la fidélité jurée aux militants du Ceres. Bref, je n'étais pas assez sensible à la sociologie électorale et à l'équation du candidat.

Le bilan d'un président

[... ] Il était clair pour François Mitterrand que j'accordais trop d'importance à la dynamique du capitalisme multinational et pas assez à la menace soviétique. En politique étrangère, l'idée que nous nous faisions de la France et des marges de liberté qu'autorisait la bipolarité du monde était loin de coïncider. François Mitterrand semblait penser qu'il pouvait, sans remettre en cause le monde de Yalta, et donc l'hégémonie américaine, faire une politique internationale généreuse et inscrire à l'ordre du jour des Grands la priorité à l'emploi et la réduction des inégalités. A moins qu'au fond de lui-même il ne se fût déjà résigné: quelques mois auparavant, à la veille du congrès de Metz, il m'avait déjà glissé, rue de Bièvre, en me raccompagnant: « Une seule chose nous sépare, Jean-Pierre: je ne crois pas qu'à notre époque, hélas, la France puisse faire autre chose que passer à travers les gouttes... »

[... ] Que l'Europe, en l'absence d'un sentiment d'appartenance assez puissant, reste faite de nations a toujours été chez moi de l'ordre de l'évidence. François Mitterrand avait sans doute un point de vue différent. Sa formation barrésienne et l'effondrement de 1940 l'ont conduit à rechercher dans des enracinements plus charnels, ou, au contraire, dans une idée européenne assez floue, mais à ses yeux chargée d'avenir, un substitut à un cadre national défaillant. Quand il fit entrer Jean Monnet au Panthéon, j'éprouvai, dans la tribune officielle où je me tenais, un certain malaise, car je devinais dans le cortège qui l'accompagnait les ombres mêlées de Drieu La Rochelle, de Romain Rolland et d'Aristide Briand. J'avais lu tous leurs livres, non sans émotion souvent, mais aucun ne m'avait vraiment convaincu. J'appartenais à une autre génération, celle où « plus jamais ça ! » voulait dire: « plus jamais 1940 » ! Telle est ma sensibilité. Pourquoi le cacher? J'ai été tenté quelquefois, dans mon for intérieur, d'imputer au détour vichyssois de François Mitterrand - que je ne lui reproche pas, son enracinement étant ce qu'il était, et la captivité son lot dans la défaite - une certaine résignation à voir se terminer avec lui l'histoire de France. Je n'ai jamais aimé « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir» , maxime que j'ai toujours traduite par: « La France est notre passé, l'Europe sera notre patrie » . Et je n'appréciais pas non plus que François Mitterrand se considérât comme « le dernier grand président» par le fait même que, dans l'Europe, la France finirait par s'effacer.

[... ] L'histoire avance par des chemins de traverse. Le premier coup d'arrêt donné à la globalisation sauvage dont les Etats-Unis ont fait leur politique l'a été par la conjonction de la France et de l'Allemagne, sans laquelle le soutien russe ne se serait pas manifesté. Mais, dans la gestion de la mondialisation, l'Europe apparaît fort dépourvue d'outils et surtout de volonté. Elle s'est laissé désarmer. Surtout, ce qu'on appelle « l'Europe » est aujourd'hui un rapport de forces encore loin d'être fixé, un champ de bataille plus que le lieu d'une volonté politique. Le président de la commission, M. Barroso, et le « ministre des Affaires étrangères» , M. Solana, ont fait leurs preuves en matière d'atlantisme. Fallait-il, pour en arriver là, comme l'a écrit Jacques Delors, céder aux « vents dominants » ? Delors a été, à coup sûr, le principal inspirateur de la politique suivie par François Mitterrand, du maintien dans le système monétaire européen en 1983 au traité de Maastricht en 1991, en passant par l'Acte unique en 1985. « Je ne regrette pas d'avoir relancé la construction européenne grâce au grand marché » , écrit Jacques Delors. « Les résultats sont là; nous avons créé 9 mil-lions d'emplois de 1985 à 1991. Je parlais déjà la mondialisation au début des années 70. Or, que fallait-il faire: se calfeutrer? Ignorer les vents dominants ? En contrepartie du grand marché, nous avons pu créer des politiques européennes communes et jeter les bases d'un dialogue social qui s'est développé depuis. Ma conviction est que, si nous n'avions pas relancé l'Europe en profitant de ces vents dominants, elle n'existerait plus aujourd'hui. » J'avoue être moins optimiste sur le bilan d'ensemble. Jacques Delors ne veut pas voir les millions d'emplois que l'Europe n'a pas créés de 1983 à 1988 et surtout de 1991 à 1997, ni ceux qu'elle détruit aujourd'hui par l'effet des délocalisations. Par charité, je ne dirai rien du dialogue social ni des politiques communes, d'inspiration essentiellement libérale (abandon des politiques industrielles et des services publics au nom de la concurrence), ou dictées par l'orthodoxie monétaire de la Banque centrale européenne. Dans un débat récent, à Elie Cohen qui lui demandait: « Vous posez-vous des questions sur le grand tournant opéré [à partir de 1983] ? », Louis Schweitzer, actuel PDG de Renault et ancien directeur de cabinet de Laurent Fabius, a répondu avec franchise: « On a reconnu à ce moment-là, à tort ou à raison, que l'Europe avait avancé assez loin pour qu'il n'y ait pas la possibilité de revenir à un système économique strictement national. Et donc que le seul mouvement possible était vers l'avant. C'est vrai que, quand on a pris cette décision, le point d'arrivée n'était pas clair, ni la date d'arrivée, mais l'orienta-tion l'était: trouver un nouvel ordre économique et social ne peut plus se faire dans le cadre national. Peut-être a-t-on fait des erreurs, est-on allé trop vite dans certains domaines, peut-être trop lentement en d'autres. Je ne le sais pas. Ce que je sais, c'est qu'il n'y avait à mes yeux pas d'autre voie possible. Alors c'est vrai, le système actuel n'est pas satisfaisant. On a beaucoup de problèmes qu'on ne sait pas résoudre aujourd'hui. C'est un constat. On nous a reproché d'être trop modestes, eh bien oui ! » [... ]

Du grand dessein de François Mitterrand - en dehors de l'alternance de 1981 -, il reste incontestablement l'euro. Tel n'était pas le but de l'union de la gauche. Mais qui s'en souviendra ? Le Parti socialiste a épousé le pari pascalien de François Mitterrand: « Credo quia absurdum* » . « Les hommes font l'histoire, a écrit Marx, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font. » L'Europe est aujourd'hui une grande zone de libre-échange comme l'avaient souhaité les Britanniques. Sa dilution croissante rendra-t-elle possible l'exercice politique d'un minimum de leadership franco-allemand ? Sera-t-il possible demain, en réformant l'architecture de l'euro, en nouant des coopérations renforcées allant jusqu'à la Russie, d'en faire autre chose que la banlieue de l'Empire américain ?
* « Je le crois parce que c'est c'est absurde. »


La Corse et la rupture avec Lionel Jospin

En réalité, un lent poison allait commencer à dégrader notre relation [avec Lionel Jospin] [... ]: dès que les choses avaient commencé à mal tourner, après l'incendie de la paillote, la défausse sur le ministère de l'Intérieur, tenu en haute suspicion, était devenue systématique. [... ] Quelles qu'aient été les apparences, sauvegardées jusqu'à l'automne, le dossier corse a ensuite été entièrement « rapatrié » à Matignon. [... ] Le Premier ministre attend encore un mois - jusqu'au 30 novembre - pour annoncer son intention d'engager des discussions sans qu'ait été levé le préalable de la renonciation à la violence. Tout ce temps aura été à mon égard celui de la dissimulation. Sans vouloir être exhaustif, je ne compterai pas pour rien dans le retournement de la politique gouvernementale, celui de l'opinion, qu'il fallait préparer à ce changement de cap. Pour créer un mouvement d'ensemble qui ne fût pas limité au Monde, rien ne valait la parution d'un rapport parlementaire savamment orienté. Ce fut le rôle du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale dont le président était Raymond Forni et le rapporteur Christophe Caresche, élu du XVIIIe arrondissement de Paris. Ce rapport était fait pour démontrer l'inefficacité de l'action de la police et de la gendarmerie, afin de légitimer l'ouverture des négociations avec les élus - et d'abord avec les indépendantistes. Raymond Forni ne s'est jamais caché de s'être tenu, pour l'élaboration de ce rapport, en étroite relation avec le directeur de cabinet du Premier ministre. Cette proximité flatteuse valait sauf-conduit pour taper sur le ministère de l'Intérieur. Ce rapport biaisé, publié en octobre 1999, créa un climat propice au retournement de la politique gouvernementale. Paradoxalement, le rapport de la commission d'enquête du Sénat jetait lui aussi du petit-bois dans le feu: pour la majorité sénatoriale, il s'agissait avant tout de démontrer l'échec du gouvernement. J'évoquerai plus loin les conversations menées en catimini entre Matignon et la direction du Monde * telles qu'Olivier Schrameckles rapporte, et la désinformation dont je fis l'objet après la commission [pour « acte de commettre » ] en plein jour, à Ajaccio, fin novembre 1999, de deux attentats qui auraient pu tuer. Voici, selon lui, comment Lionel Jospin annonça l'ouverture du « processus de Matignon» devant l'Assemblée nationale: « Le Premier ministre ne dit rien [de son projet d'ouvrir une négociation avec les élus sur l'avenir de la Corse], jusqu'au matin même [30 novembre], à son ministre de l'Intérieur, pour éviter que celui-ci ne parasitât volontairement son initiative. » Cette insinuation, que contredit toute ma pratique de l'Etat, en dit long sur l'état d'esprit qui prévalait alors à mon endroit au cabinet du Premier ministre.

[... ] J'eus cependant l'intense satisfaction de voir arrêter, début février 2000, les auteurs des deux attentats criminels commis en plein jour le 20 novembre 1999 à Ajaccio. Ces deux attentats, on s'en souvient, avaient donné le signal du changement de cap de la politique gouvernementale. Les intéressés se firent interpeller bêtement, suite à une dénonciation liée à une affaire tout à fait privée. Ils se croyaient au faîte de leur gloire, négociaient avec deux représentants du Parti socialiste, rue Cadet, sous les auspices du grand maître du Grand Orient de France, M. Simon Giovannaï. Ils donnaient des interviews en première page du Monde, et voilà qu'ils tombaient comme des « bleus » moins de trois mois après la commission de leur acte ! Je fus très heureux d'annoncer à Lionel Jospin, le 7 mars 2000, les aveux du principal prévenu, Jo Peraldi, beau succès de « l'Etat de droit», même si je me souvenais de sa réaction assez violente quand, quelques semaines auparavant, je lui avais fait part des tractations engagées, rue Cadet, par les mêmes. Le bruit de ces « négociations » m'était venu aux oreilles de trois sources différentes: le Grand Orient, où la réunion s'était déroulée dans l'après-midi de manière quasi officielle; les journalistes avec lesquels les clandestins avaient dîné le soir même à la brasserie La Lorraine; enfin, un rapport détaillé d'un capitaine des Renseignements généraux qui avait assisté à la négociation. Je n'en croyais pas mes oreilles ! Il faut dire qu'ils ne se cachaient guère... Quand j'avais rapporté les informations que je détenais à Lionel Jospin en lui indiquant combien je trouvais fâcheux que deux dirigeants du Parti socialiste se trouvassent associés à ces débats, je crus qu'il allait me mettre dehors: quel soupçon manifestais-je là? Etait-il envisageable que lui, Premier ministre, eût pu couvrir ce genre de tractations, en rupture formelle avec ses engagements de ne négocier qu'à ciel ouvert, avec les élus seulement, et de manière tout à fait transparente ? J'en déduisis sur le moment qu'un cafouillage s'était peut-être produit, comme cela peut arriver au Parti socialiste. Par la suite, pourtant, le principal intéressé, responsable éminent du PS, m'indiqua dans mon bureau qu'il n'avait bien entendu pas participé à cette réunion sans que le premier secrétaire du parti lui eût donné préalablement son accord. Je ne pense pas que François Hollande ait pu le faire sans en avoir référé au préalable au Premier ministre.
* L'auteur publie le compte rendu édifiant d'une réunion avec la direction du Monde.


Campagne présidentielle

L'élimination de Lionel Jospin, suivie de l'annonce de son retrait de la vie politique, m'attrista d'abord. Mais je compris vite que, spontanément ou par facilité, et certainement, le temps passant, pour éviter une autocritique qu'il jugeait inutile et même dangereuse, il préférait m'imputer la responsabilité de son échec. Vision instrumentale qui ne m'a pas outre mesure étonné. J'ai recherché une explication de vive voix. Il ne l'a pas souhaitée. Sans doute n'eût-elle rien apporté, car Lionel Jospin n'est pas homme à faire l'autocritique d'une formule - la gauche plurielle - qu'à défaut de l'avoir inventée il avait reprise à son compte. Il n'a pas su en faire le tremplin d'un projet dans l'absence duquel François Hollande a vu à juste titre, selon moi, la raison de son échec. Sans doute - disons-le à la décharge de Lionel Jospin - était-ce difficile, compte tenu de la profondeur des divergences au sein de la gauche plurielle. Mais à aucun moment ne fut tenté un dépassement par le haut de ses contradictions. La gauche plurielle était dès le départ et resta jusqu'à la fin une combinaison purement tactique. Le premier tour n'était envisagé que comme une formalité par lui-même et ses conseillers. Dès lors qu'il était couru d'avance, à quoi bon chercher une synthèse dynamique dans laquelle la gauche aurait pu se retrouver ? Je n'ai d'abord pas réagi à la campagne lancée contre moi par Lionel Jospin et immédiatement relayée par certains médias comme Le Monde. Cette criminalisation de ma candidature était pourtant un clair déni de la démocratie et une insulte aux 1524 000 électeurs qui avaient voté pour moi, le 21 avril [2002], sur la base des idées que j'avais développées et qui n'étaient pas celles de Lionel Jospin. Le retrait de celui-ci ne le mit pas seulement à l'abri de la critique. Il fit de lui une victime. Il allait désormais pouvoir culpabiliser les électeurs qui n'avaient pas voté pour lui afin de leur apprendre à « voter utile» la prochaine fois, fût-ce pour des idées qu'ils ne partageaient pas. La loi d'airain d'un bipartisme biaisé, secondé par tout le poids du conformisme et de la lâcheté, allait s'y employer: il fallait que je fusse coupable pour que le social-libéralisme, vêtu de probité candide et de lin blanc, pût faire son grand retour

* Défis républicains, Fayard, 633p., 24 € .
Cet ouvrage est disponible à l'achat dans la boutique en ligne de ce site

Rédigé par Chevenement.fr le 4 Septembre 2004 à 13:43 | Permalien

Derniers essais



Un essai de Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2004, 648 pages


Défis républicains, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2004
Défis républicains, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2004
Présentation de l'éditeur
"J'ai conçu ce livre de témoignage comme un filet marin : des nœuds, autant d'événements auxquels j'ai participé ou de grands dossiers que j'ai portés, mais aussi des fils courant de l'un à l'autre, restituant les problématiques d'ensemble dans lesquelles, pendant plus de trente ans, j'ai cru devoir inscrire mon action. Un récit sans langue de bois autant qu'une interprétation de l'histoire. J'ai choisi de m'exprimer à découvert, avec le souci d'être juste, autant que possible, en tout cas sincère, et dans le seul but de servir la France selon l'idée que je m'en fais... Pour une nouvelle donne mondiale, sa voix reste indispensable afin de faire émerger d'Europe une volonté politique par rapport aux États-Unis, non pas contre eux, mais indépendamment d'eux. Ce projet, aujourd'hui presque indicible, est le seul qui vaille, le seul qui mérite qu'on se batte, le seul qui nous redonne une perspective historique. " Jean-Pierre Chevènement. Ce livre est celui d'un esprit libre, engagé dans l'action. Fourmillant de révélations, de portraits, d'anecdotes, riche d'analyses percutantes, il est aussi l'histoire de la France et du monde de ces dernières décennies. Un livre incontournable : nul essayiste ou historien de ces trente dernières années ne pourra l'ignorer. II éclaire le passé d'un jour sans concession et nous aide à lire beaucoup de notre avenir. Dans un monde politique où la droite et la gauche paraissent également dépourvues de vision, il dessine un projet enthousiasmant pour la France et l'Europe au XXI siècle.

Biographie de l'auteur
Né à Belfort de parents instituteurs, ancien élève de l'ENA, membre du Parti socialiste de 1964 à 1993. Animateur du CERES, député de Belfort, Jean-Pierre Chevènement fut, sous la présidence de François Mitterrand, successivement ministre d'Etat chargé de la Recherche et de la Technologie, puis de l'Industrie, ministre de l'Education nationale, ministre de la Défense. Il crée, en 1992, le Mouvement des Citoyens. Maire de Belfort depuis 1983, il fut ministre de l'Intérieur sous le gouvernement Jospin de juin 1997 à août 2000. Il a été candidat à la présidence de la République en 2002.

Voir les bonnes feuilles publiées par Marianne
Cet ouvrage est disponible à l'achat dans la boutique en ligne de ce site

------------------------------------
Table des matières

Avant propos - 12

Introduction : Années soixante : à l’Ouest, du nouveau - 13
De Gaulle, l’incompris, 14 -Un retournement de perspectives, 17 – Mai 68 : la civilisation au carrefour, 20

Chapitre 1 : Epinay - 23
La SFIO vaut le détour : création du C.E.R.E.S., 23 – Grandes manœuvres, 28 – Trois journées révolutionnaires, 34 – Dans la poche !, 41

Chapitre 2 : François Mitterrand : il était - 47
Mitterrand intime, 47 – D’Epinay à Metz, Mitterrand et le CERES, 50 – « Le projet socialiste », 55 – 1981 : la prise du pouvoir, 58 – L’éloignement, 61 – Le courage, 62 – Une autre idée de la France, 64 – Maastricht et l’Allemagne, 67 – Vous avez choisi un chemin difficile, 72

Chapitre 3 : A la recherche, pas de temps perdu - 74
Une coquille vide, 75 – Le colloque national sur la Recherche et le développement technologique, 77 – La loi d’orientation et de programmation de la Recherche, 86 – L’application : les programmes mobilisateurs, 89 – Le défi international, 94 – Vingt ans après, 97

Chapitre 4 : Fissures dans le socle du changement - 101
Les nationalisations et l’échec du projet « industrialiste », 102 – La parenthèse libérale, 110 – Le naufrage du G.S.P.U.L.E.N. (grand service public unifié et laïque de l’Education Nationale), 113 – « Les mesures simples et pratiques » et le retour aux choses sérieuses, 115 – Le peuple quitte la scène, 119

Chapitre 5 : L’Ecole ou le détour républicain - 122
L’objectif des 80 %, 126 – L’élitisme républicain, 130 – Repenser le collège unique, 135 – Refonder la formation des maîtres, 138 – Et maintenant l’enseignement supérieur…, 142 – Education civique, laïcité, accès à la citoyenneté, 145

Chapitre 6 : L’enjeu du bicentenaire - 147
La République contre le libéralisme, 148 – La différence contre l’égalité, 153 – Un siècle pour rien ?, 157

Chapitre 7 : L’Europe, pari pascalien de François Mitterrand - 168
Un grand dessein de substitution, 168 – A la racine des choses, la perte de confiance en la nation, 171 – L’Europe libérale, réponse inadaptée au défi de la « globalisation », 172 – L’Europe, réponse à l’unité allemande ?, 176 – L’Europe cheval de Troie de la mondialisation libérale, 181 – Faut-il croire parce que c’est absurde ?, 183

Chapitre 8 : La mère de toutes les batailles (1990-91) - 189
« Irak is only oil », 190 – De la stratégie de contrôle indirect à l’occupation militaire permanente du Moyen-Orient, 195 – Une guerre programmée, 199 – L’instrumentation de l’ONU, 202

Chapitre 9 : L’Union Soviétique et le destin du siècle - 210
Un autre monde, 210 – La perestroïka vue de près, 213 – Du putsch à l’effondrement de l’URSS, 216 – Pourquoi l’URSS ?, 218 – Comment expliquer cette implosion de l’Union Soviétique ?, 220

Chapitre 10 : L’Amérique, destination manifeste ? - 223
Le syndrome du Vietnam et le retour du balancier, 224 – Quand l’histoire de l’Europe et celle de l’Amérique s’écrivent à rebours l’une de l’autre, 229 – L’âne et l’éléphant, 235 – L’Amérique a besoin d’un ennemi, 238 – Les néo-cons’, une pensée de l’Empire en guerre, 239

Chapitre 11 : L’impasse du second septennat - 245
Le congrès de Rennes, 245 – Avènement de la gauche morale, 247 – Le dilemme de Socialisme et République, 249 – Au ministère de la Défense, 250 – Le Congrès de l’Arche : un « bad-godesberg » à la française, 254 – Maastricht, 257 – Création du Mouvement des Citoyens, 263

Chapitre 12 : Le pari de la gauche plurielle (1997-1999) - 267
Une victoire imprévue, 270 – L’élan, 273 – Une révolution culturelle : le retour à la République, 278

Chapitre 13 : Le défi migratoire : métissage accepté, citoyenneté maintenue - 287
Un défi majeur, 287 – La philosophie de la loi « Reseda », 291 – La contestation « sans-papiériste », 295 – Une politique européenne de l’immigration ?, 299

Chapitre 14 : Le défi de la « sûreté » - 308
Réalités de l’insécurité, 308 – Le colloque de Villepinte, 311 – Que peut faire la police ?, 315 – La police de proximité, 319 – La délinquance des mineurs, 324

Chapitre 15 : L’unité de la République au défi - 329
L’unité de l’Etat
Ma conception de la décentralisation, 333 – L’Outre-Mer banc d’essai de la déconstruction républicaine, 336
La Corse
L’application ferme et sereine de la loi, 340 – Radiographie de la crise corse, 342 – L’assassinat du Préfet Erignac et la nomination de Bernard Bonnet, 353 – L’enquête Erignac, « cause sacrée », 356 – La politique d’établissement de l’Etat de droit, 361 – L’affaire de la paillote et ses effets délétères, 366 – La confiance entre Matignon et Beauvau est définitivement compromise, 375 – Fallait-il quatre ans pour reconnaître l’impasse du processus de Matignon ?, 384
L’Islam et la République
Un Islam des caves et des garages, 388 – Un clair rappel des principes républicains, 392 – Un grand et beau défi, 397 – De nouvelles Andalousies, 400
La montée des communautarismes
Nuées d’orage à l’horizon, 403 – Dialogues des religions et laïcisation, 407 – Politique d’abord !, 408 – Fonction médiatrice de la France, 410 – De lourds malentendus, 411 – La République est un bloc, 413

Chapitre 16 : L’échec de la gauche plurielle (1999-2002) - 415
Une lente désagrégation, 415 – Le retour du colonel Chabert, 417 – Insécurité, accès à la citoyenneté : le piétinement, 420 – « Chassons le Chevènement qui est dans notre tête », 423 – L’affaire Alsthom et le triomphe du laisser-faire, 426 – Les apories de la gauche plurielle, 434 – Le retournement de la politique gouvernementale en Corse, 436 – Une crise du sens, 445

Chapitre 17 : La campagne présidentielle - 452
Candidat contre le vide, 452 – « L’homme de la nation », 455 – Les dix propositions du discours de Vincennes, 461 – Le Pôle républicain, 463 – La campagne dans les médias, 468 – Le choc Le Pen, 472 – Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt, 475

Chapitre 18 : La crise de la « globalisation impériale » - 482
Au cœur de la deuxième mondialisation, deux asymétries fondamentales, 482 – Cécité de la gauche européenne devant la globalisation, 489 – La première crise systémique de la globalisation, 495 – Le nécessaire rééquilibrage du monde, 500 – Utiliser en grand les droits de tirage spéciaux (D.T.S.), 503

Chapitre 19 : Une quatrième Guerre mondiale contre le terrorisme ? - 508
Deux intégrismes complices, 509 – Le rôle de la France, 511 – Le droit et la force, 516 – L’enlisement américain, 522 – Deux vainqueurs : le terrorisme et l’islamo-nationalisme, 525 – Retour à l’Iran ?, 528 - L’Irak, nouveau Vietnam ?, 530 – L’Islam et la démocratie, 532

Chapitre 20 : Europe européenne ou Europe américaine ? - 535
Un peu d’histoire …, 535 – L’Europe et la crise de la démocratie, 543 – L’Europe ou l’Empire ?, 550 – Dangers de la « Constitution européenne », 552 – Un axe stratégique : des coopérations renforcées, à partir du couple franco-allemand, 556 – Penser mondial, 559 – Le projet avant le mécano !, 562

Chapitre 21 : Destin de la gauche - 564
La gauche et la République, 564 – Première contradiction : la lutte des classes, 565 – Le fossé de la guerre, 567 – La sape de l’hyperindividualisme libéral, 567 – Avènement de la gauche différentialiste et postmoderne, 568 – Le mythe de l’autorégulation, 569 – Reconquérir l’électorat populaire ?, 570 – Triomphe de la pensée conforme, 572 – Le pari des classes moyennes, 573 – La démocratie prise en otage, 574 – Le sursaut républicain, 577

Chapitre 22 : Destin de la France - 579
La France hors de l’histoire ?, 579 – La « gauche américaine », concept prémonitoire ?, 582 – Retour de la France, 585 – Dialectique de l’indépendance, 588 – Entre les Etats-Unis et la Chine : l’Europe, 592 – Le débat transatlantique, 593


Conclusion - 597
Annexes - 603
Index - 637
Mots-clés : défis républicains

Rédigé par Chevenement2007 le 1 Septembre 2004 à 00:23 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Libération, 25 mai 2004.


A moins de sacrifier le volet social, il est temps d’imaginer un grand plan de relance économique à l’échelle européenne, au contraire de ce que prévoit la pseudo-« Constitution » . Les premiers sondages concernant les élections européennes du 13 juin prochain montrent qu’avec le nouveau mode de scrutin régionalisé, où il faut réunir environ 7 % des voix pour obtenir un élu au Parlement de Strasbourg, les forces émergentes ou les petits partis sont impitoyablement laminés, comme ils le sont déjà, à travers la répartition des financements publics et des temps d’antenne à la télévision. C’est ainsi que crédité de 5 % des voix par un sondage récent, le MRC ne pourrait avoir un seul élu. La France sera donc essentiellement représentée par des députés UMP, PS et UDF, tous ardents soutiens du projet dit de « Constitution européenne ». Un brelan de députés lepénistes incarnera l’opposition-repoussoir à l’Europe maastrichtienne, dont 49 % des Français, il y a douze ans, ne voulaient pas. Plus que jamais, le système sera ainsi verrouillé.

De la pseudo-« Constitution européenne » qui, conclue entre vingt-cinq peuples, ne pourra avoir d’autre valeur que celle d’un traité, il sera peu question dans la campagne . Et pour cause ! Elle n’a pas encore été adoptée. Par un subterfuge qui en dit long sur la sorte de « démocratie » qui prévaut en Europe, la date de la conférence intergouvernementale préposée à son adoption a été repoussée au lendemain de l’élection européenne elle-même, les 17 et 18 juin prochains. Or, si ce projet dit de Constitution peut comporter certaines dispositions utiles comme l’institution d’une présidence stable pour l’Union, il constitue, pour l’essentiel, non pas un simple « contenant », qui permettrait ensuite de faire évoluer son « contenu », en pesant de l’intérieur pour une Europe plus sociale, plus autonome, etc., mais une véritable « Constitution libérale » qui prédétermine le contenu des politiques, en les soumettant au « principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre », formule déjà employée par le traité de Maastricht et répétée à satiété (articles III 69 et III 70 notamment). C’est sur cette disposition que s’appuient ainsi la Commission européenne et particulièrement M. Monti pour empêcher l’Etat d’assurer le sauvetage d’Alstom. Bruxelles préfère livrer cette entreprise à Siemens et ériger ainsi ú ô paradoxe ! ú un monopole, au nom de « la concurrence » !

Le projet dit de « Constitution européenne » perpétue, par ailleurs, les critères de Maastricht et le pacte de stabilité budgétaire, asphyxiants pour la croissance. Il institutionnalise le pouvoir exorbitant d’une banque centrale indépendante dont la politique monétaire frileuse a contribué à l’immobilité, depuis trois ans, de l’économie européenne. C’est pourquoi il est tout à fait hypocrite de prétendre faire approuver cette Constitution, en brandissant le drapeau de « l’Europe sociale », comme le fait le PS. Michel Rocard sait bien qu’il ne dit pas la vérité quand il écrit : « Il y a des gens qui croient que l’Europe est libérale, parce qu’elle l’a choisi. Mais pas du tout, ce sont nos électeurs dans chaque pays, qui se sont ralliés à cette philosophie folle, selon laquelle on n’a pas besoin d’Etat, de services publics, de Sécurité sociale. » Michel Rocard a-t-il oublié qu’en 1999, douze gouvernements sur quinze au sein de l’Union européenne étaient des gouvernements sociaux-démocrates ? On peut être sûr que le projet de fixation d’un salaire minimum commun, évoqué par François Hollande, se heurtera à de fortes réticences des dix pays nouveaux adhérents (les PECO), qui n’entendent pas perdre leur avantage comparatif principal, qui réside dans le bas niveau de leurs salaires. On n’en finirait plus de compter, hélas, depuis vingt ans, les « chartes sociales » qui ont accompagné la construction d’une Europe fondée sur la concurrence : ces documents n’ont permis aucune avancée sociale. Ils ont même autorisé quelques reculs : ainsi pour le travail de nuit des femmes, au nom du principe d’égalité. On peut être sûr, de la même manière, que l’intégration au traité de la « Charte des droits fondamentaux » conduira à une judiciarisation qui se fera au détriment des Parlements : la jurisprudence européenne se substituera à la volonté des peuples.

Sur tous ces points ú sauf peut-être le dernier ú, le MRC et le PCF partageaient le même point de vue critique. Il est clair cependant que les divergences sur la citoyenneté, comme équilibre de droits et de devoirs, sur la République et sur la nation, et par conséquent sur la construction de l’Europe comme union de nations, le cas échéant à géométrie variable, sur un projet d’indépendance partagée, n’ont pas permis la conclusion d’un accord. La direction du PCF a préféré un mini-arrangement avec la gauche dite « mouvementiste », notamment en Ile-de-France, sur le modèle de la liste « Bouge l’Europe ! » de 1999. La « Charte citoyenne pour une autre Europe » proposée par le PCF juxtapose les voeux pieux mais ne porte aucun projet conséquent de redressement de la construction européenne. Elle s’inscrit dans une logique fédéraliste.

Dans le même temps, le PS qui, de concert avec les Verts, soutient le projet dit de « Constitution européenne », appelle à « voter utile », c’est-à-dire contre le gouvernement, renouvelant la manoeuvre réussie des élections régionales, et contribuant à vider encore un peu plus le débat politique de tout contenu.

Dans ce théâtre d’ombres, on ne s’étonnera pas de voir l’UMP prendre le contre-pied des positions affirmées par le président de la République, pour réclamer un référendum sur la pseudo-« Constitution européenne » et pour refuser l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Pour compléter le tableau, on voit s’affronter, en un combat fratricide, deux listes souverainistes dont les leaders, MM. de Villiers et Pasqua, se sont abstenus de concourir à l’élection directive, la présidentielle.

Dans ces conditions le Mouvement républicain et citoyen refuse de participer à un simulacre, sans nullement renoncer au combat. Il se mobilisera pour obtenir un référendum sur le projet dit de « Constitution européenne ». L’Elysée a fait savoir que le moment n’était pas encore venu de trancher entre la voie parlementaire et la voie référendaire. Mais le chef de l’Etat s’était engagé à recourir au référendum. Il aurait mauvaise grâce à le refuser, alors que pratiquement toutes les formations représentées au Parlement ou non le lui réclament.

Un non au référendum n’aurait pas d’autre conséquence que de nous ramener au traité de Nice. Celui-ci rend plus difficile, paraît-il, la formation de majorités au sein du Conseil. Mais est-ce réellement un inconvénient ? Le système dit de la « pondération démographique », proposé par M. Giscard d’Estaing, crée un déséquilibre bien supérieur au poids relatif de chacun au sein de l’Union, par la combinaison des majorités possibles au sein du Conseil. Cette « idée de polytechnicien » crée un tel déséquilibre entre l’Allemagne et la France (encore une fois bien supérieur au rapport des populations) qu’on peut se demander si le couple franco-allemand, pourtant indispensable, pourrait, à la longue, y résister. Quant à l’adhésion de la Turquie, souhaitable si l’Europe reste une « union de nations », elle ferait, avec ses soixante-quinze millions d’habitants, exploser le système des votes à la majorité qualifiée.

Le retour au traité de Nice ú pour lequel je n’ai pourtant pas voté ú obligerait la construction européenne à se développer à géométrie variable, sur la base de coopérations renforcées dans les domaines essentiels pour l’affirmation d’un acteur stratégique en Europe (monnaie, défense, politique industrielle, recherche, fiscalité). Seule une coopération intergouvernementale « à la carte » peut permettre le contournement d’institutions européennes à la fois pléthoriques et opaques.

Dès maintenant s’impose, au sein de la zone euro, une complète réforme de l’architecture mise en place par le traité de Maastricht. L’assouplissement du pacte de stabilité budgétaire, par la non-prise en compte des dépenses d’investissement (grands travaux d’infrastructure, recherche notamment) doit permettre une relance urgente. Les coupes budgétaires opérées par M. Sarkozy se font à contre-emploi. Il est temps d’imaginer un grand plan de relance à l’échelle européenne, bref de faire le contraire de ce que prévoit la pseudo-« Constitution européenne ». Il n’y aura pas d’« Europe sociale » sans cela.

Les prochaines élections européennes ne permettront en rien le redressement d’un processus qui revêt désormais les apparences de la fatalité. Seuls les enjeux intérieurs compteront, aux yeux du PS, de l’UMP et de l’UDF qui sur le fond, c’est-à-dire la pseudo-« Constitution », sont, pour l’essentiel, d’accord.

C’est pourquoi le « non » au référendum sur le traité dit « constitutionnel » permettra seul d’ouvrir à nouveau l’horizon et de refonder la construction de l’Europe dans la démocratie des nations, à l’aune des défis de la globalisation.

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 25 Mai 2004 à 10:51 | Permalien

Je remercie les électrices et les électeurs qui se sont portés sur mon nom pour affirmer la nécessité d’une refondation républicaine pour le renouveau de la France.


Mots-clés : 2002

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 21 Avril 2004 à 22:00 | Permalien

Par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, 13 octobre 2003
Le débat autour de "la France qui tombe" est pertinent. Il est grand temps que la gauche y réponde par des propositions fortes.


La question du déclin agite la droite française. On voit bien quel en est l'enjeu : au pragmatisme du chef de l'Etat et à un gouvernement taxé d'immobilisme, une droite libérale radicale oppose, non seulement le diagnostic du déclin, mais surtout une ordonnance à la Thatcher. La gauche aurait pourtant tort de ne pas se poser, elle aussi, la question du « déclin français » , guère contestable hélas. Ne serait-ce que pour y apporter ses propres réponses.

Nicolas Baverez, dans La France qui tombe*, dresse un constat clinique du déclin français, aussi bien pour les deux siècles écoulés que pour les « trente piteuses » , les trente dernières années qui les prolongent, après l'entracte des Trente Glorieuses (1945-1974) : épargne confisquée par l'Etat ou se plaçant à l'étranger ; préférence pour la rente ; insuffisance corrélative de l'investissement productif sur le territoire national ; croissance économique ralentie par rapport à nos principaux partenaires ; insuffisance du taux d'emploi de la population active (58% en France contre 75% aux Etats-Unis) ; faiblesse de notre tissu entrepreneurial; base industrielle en voie de liquidation (délocalisations industrielles, plans dits « sociaux » ) ; basculement des centres de décision vers l'étranger (Pechiney n'est qu'un exemple emblématique de la colonisation de notre tissu industriel) avec, à terme, d'inévitables conséquences sur la production et sur l'emploi; corrélation étroite entre un fort taux de chômage et les difficultés d'intégration des jeunes nés de l'immigration ; affaiblissement de notre recherche ; misère de notre enseignement supérieur; anémie graisseuse de l'Etat, de plus en plus incapable de se projeter dans le longterme et d'assurer les « risques systémiques » face auxquels le marché est démuni. Et quand l'Etat s'y essaye, sur le dossier Alstom par exemple, c'est pour encourir les foudres de la Commission de Bruxelles, gardienne de l'orthodoxie libérale. Ces traits ne sont pas seulement ceux de la France d'aujourd'hui. Ils appartiennent à la longue durée du « déclin français » .

Baverez critique, ajuste titre, la politique du franc fort, puis de l'euro fort, politique déflationniste poursuivie aveuglément par tous les gouvernements de gauche et de droite depuis 1983, rendue encore plus néfaste par toutes les mesures incitant au retrait du marché du travail ou à la réduction des heures travaillées. Le malthusianisme est tellement installé dans les têtes françaises, de droite comme de gauche, que notre croissance, depuis plus d'une génération, en a pris un coup. La productivité n'augmente qu'au ralenti. Un chômage de masse s'est installé et s'étend. Oui, la France est menacée de devenir un musée en même temps qu'un simple centre de distribution! Je ne puis non plus donner tort à Nicolas Baverez quand il reprend moult des propositions que j'ai faites pendant la dernière campagne présidentielle : réforme de l'Etat d'abord, conditionnée par une redéfinition de ses missions, desserrement des contraintes maastrichtiennes qui empêchent l'Europe de renouer avec la croissance, rattrapage de notre retard technologique, revalorisation du travail et du « site de production France » .

Cela dit, je ne suis pas d'accord avec les prescriptions essentielles contenues dans l'ordonnance du Dr Baverez. Et d'abord parce que je ne porte pas le même regard sur notre histoire : mon excellent professeur de philosophie, André Vergez, disait qu'on reconnaissait un homme de gauche d'un homme de droite en ce que l'un acceptait 1789, et l'autre pas. Là où Baverez croit discerner la source de tous nos maux depuis deux siècles dans la rupture radicale introduite par la Révolution française, je vois dans l'incomplétude de celle-ci l'explication de nos retards. C'est dans la peur panique de nos classes dirigeantes devant le peuple et le monde ouvrier, et la préférence des classes aisées pour la sécurité qu'il faut rechercher l'origine des politiques malthusiennes privilégiant la terre et la rente sur le travail et l'industrie, et cela du XIXe siècle à nos jours, à la brève exception des Trente Glorieuses.

Dans le modèle « citoyen » que Nicolas Baverez décrit abusivement comme « le face-à-face direct de l'Etat et du citoyen », je vois une force insuffisamment mobilisée, non seulement face aux corporatismes, mais surtout face aux comportements rentiers de nos élites économiques. Seul le renouveau du civisme et du modèle républicain peut permettre à la France de s'arracher au déclin. Le vrai défi est évidemment celui de la mondialisation dite « libérale » . Mieux vaudrait d'ailleurs dire, comme les Anglo-Saxons, le défi de la « globalisation » , car ce sont eux qui en fixent les règles. Depuis 1973, avec le flottement des monnaies, le dollar, monnaie incontestée du monde, jouit d'un privilège exorbitant. Maîtrisant la majorité des sociétés multinationales, les institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale), la puissance de coercition militaire à l'échelle planétaire, et plus encore toutes les capacités médiatiques de manipulation de l'opinion publique, les Etats-Unis gèrent habilement un libre-échange désormais étendu à la dimension du monde entier.

Ils peuvent se payer, depuis le début des années 80, une croissance au rythme double de celui de l'Europe et faire financer un déficit abyssal (500 milliards de dollars par an) par le travail et la peine de tous ceux qui, principalement en Asie orientale, acceptent de produire à bas coût et de se faire payer en dollars qu'ils convertiront ensuite en... bons du Trésor américain. Les Etats-Unis drainent 80 % de l'épargne mondiale et leur dette extérieure est le double de celle de tous les pays dits « envoie de développement » . Les dés sont donc pipés et Baverez, tout à sa charge contre le « déclin français » , finit par oublier que les déséquilibres financiers et géopolitiques créés par la politique américaine nous exposent à de graves secousses : récession économique européenne induite par la chute du dollar, fuite en avant dans la guerre au Moyen-Orient.

Dans le même temps, la pression déflationniste qu'exercent les pays à bas salaires et à monnaies sous-évaluées sur nos prix industriels entraîne l'érosion de notre tissu productif. C'est ainsi que ST Microelectronies, fleuron de notre filière électronique, veut quitter Rennes pour Singapour ou Delhi. Or, nous sommes impuissants à enrayer ces délocalisations, dès lors que nous avons accepté, au niveau européen, de faire la course avec deux handicaps, la Banque centrale européenne, toujours en retard d'une baisse des taux d'intérêt, et le pacte de stabilité budgétaire dont M. Prodi, qui le jugeait absurde il y a six mois, se fait aujourd'hui le gardien vigilant. Le PS ne dit rien là-dessus, sinon pour faire surenchère d'orthodoxie libérale et monétaire.

Quand Jacques Chirac a évoqué la nécessité d'assouplir le pacte de stabilité budgétaire, il est dommage qu'un seul socialiste l'ait soutenu... l'Allemand Gerhard Schröder. Il est donc temps que la gauche sache rompre avec l'orthodoxie maastrichtienne pour proposer les voies du redressement : une politique de change qui nous donne de l'air, la réforme des statuts de la Banque centrale européenne, une relance industrielle et technologique à travers la coopération des principaux pays européens, une politique de grands travaux européens financés par l'emprunt, etc. Il faut répondre à Nicolas Baverez par des propositions fortes.

Par rapport aux défis du XXIe siècle, la prétendue constitution européenne met complètement « à côté de la plaque » . On fait du Meccano institutionnel là où il faudrait un dessein stratégique. L'Europe à 25 sera une usine à gaz. On fait comme si la crise irakienne n'avait pas éclairé d'un jour cru la seule question qui vaille : Europe européenne ou Europe américaine ? Si nous voulons rééquilibrer le monde pour amener les Etats-Unis à changer de politique et organiser une « nouvelle donne » à l'échelle mondiale, il faut, évidemment, que l'Europe se donne les moyens d'exister face aux défis du nouveau siècle. Or, curieusement, on n'entend pas la gauche sur ce sujet. Pas davantage d'ailleurs Nicolas Baverez, qui ne semble voir l'avenir qu'à travers l'Amérique.

L'auteur a tort de se laisser aller à noircir le tableau en flétrissant notre diplomatie au prétexte de l'isolement diplomatique (sur l'Irak) et du risque de marginalisation. Il est franchement injuste de parler d' « Azïn court diplomatique » quand il reconnaît lui-même que la tentation impériale des néoconservateurs américains est vouée à l'échec dans la durée. Baverez semble croire qu'il était possible d'opposer au choix américain d'envahir l'Irak une politique alternative raisonnable. C'est se leurrer. Le président de la République a refusé, ajuste titre, d'associer la France à une guerre imbécile et injustifiable. Il faudrait que la gauche ait le courage d'avoir sur Chirac une longueur d'avance plutôt qu'une longueur de retard : qui ne voit, en effet, les risques immenses de fuite en avant que comporte la situation actuelle au Proche et au Moyen-Orient ?

En lisant Nicolas Baverez, je n'ai pas compris comment il pouvait reprendre les arguments du secrétaire d'Etat américain Donald Rumsfeld opposant à la « vieille Europe » (Allemagne et France) une « jeune Europe » (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, pays de l'Europe centrale et orientale) ralliée au libéralisme et au panache américain. Vision trop idéologique : économiquement et géographiquement, l'Europe, c'est d'abord la France et l'Allemagne, qui doivent s'appuyer sur la Russie si elles veulent pouvoir peser dans les affaires internationales. Il faut ensuite prendre la mesure du temps. La longue durée seule pourra démontrer le bien-fondé de la position française dans une crise internationale qui n'est pas derrière nous. Cette position a quand même évité que la guerre d'Irak n'apparaisse comme la guerre de l'Occident tout entier contre l'Islam ! Ce n'est pas un petit résultat ! Mais les difficultés restent devant nous. C'est pourquoi la France tout entière, y compris la gauche, doit se mobiliser pour refuser la perspective d'une guerre de civilisations.

La mondialisation des échanges est un défi dont il faut prendre la mesure véritable, qui est politique autant, sinon plus, qu'économique. C'est à en changer les règles que l'Europe peut contribuer. C'est pourquoi la division de l'Europe au moment de la crise irakienne n'a pas à être déplorée : elle est porteuse à terme de profonds changements dans les rapports de forces internationaux. Coller à la Grande-Bretagne n'eût servi à rien. La France doit tracer un autre chemin : celui d'une autre Europe, capable d'agir par elle-même dans les relations internationales. Avec les Etats-Unis, si c'est pour jeter les bases d'un nouveau New Deal à l'échelle planétaire et sortir les pays pauvres de leur misère ; mais aussi avec la Russie et la Chine pour contenir, s'il le faut, les risques du néo-impérialisme.

Il ne suffit pas, comme le fait Nicolas Baverez, de s'en prendre aux « corporatismes » du secteur public pour redresser la France. Nos services publics sont aussi un élément de notre compétitivité. Il faut remettre en cause la prépondérance de la finance et de la rente, redonner à la France le sentiment d'un grand dessein. De toute évidence, nous sommes à la veille d'une profonde crise européenne et mondiale. Les formules anciennes sont usées. Avec la mondialisation et l'élargissement, l'Europe est devenue de fait une grande zone de libre-échange.

Nicolas Baverez parle d'un repositionnement diplomatique et stratégique de notre pays.
C'est d'abord en Europe qu'il faut repositionner politiquement la France. A 25, le fédéralisme est illusoire. Pour que l'Europe puisse tenir dans la compétition mondiale, il faut une stratégie autour du couple France-Allemagne. Or, on nous offre un Meccano institutionnel. Il est temps que les peuples prennent la parole. Le président de la République s'était engagé à soumettre le projet dit de constitution européenne à référendum populaire. Qu'il le fasse ! Quand nous aurons rétabli notre situation politique en Europe, nous pourrons nous repositionner dans le monde, un monde multipolaire qui ne saurait se réduire à l'alliance américaine.

La France a plus besoin d'un Etat stratège appuyé sur la confiance des citoyens et la mobilisation de ses atouts que d'une « thérapie de choc » libérale, dont on a vu ailleurs les résultats peu convaincants. Le déclin de notre pays est réversible, mais le modèle républicain offre plus de ressources pour l'enrayer que le recours, avec vingt ans de retard, à un thatcherisme à la française.

On aimerait entendre, à gauche, des discours argumentes pour répondre aussi bien au diagnostic acéré de Nicolas Baverez qu'à la médecine très critiquable qu'il propose. Mais, pour faire des propositions, encore faudrait-il avoir le courage de rechercher la vérité et de la dire. Il faudrait rompre avec le chemin suivi depuis 1983 ! C'est évidemment très difficile...

* Perrin, 12,50€ .
Mots-clés : baverez déclin

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 13 Octobre 2003 à 21:13 | Permalien

Grands textes



par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, n° 335 Semaine du 22 septembre 2003 au 28 septembre 2003
Les néo-conservateurs du clan Bush père et fils ont des racines très profondément ancrées dans l'histoire du pays. Animé par l'esprit de revanche, l'establishment américain mène une offensive contre-révolutionnaire depuis les années 70. L'enjeu? La survie d'un système. Analyse.


Une réaction américaine

Cette année-là (1975), la chute de Saigon et la défaite du Vietnam créèrent dans l'establishment américain un traumatisme profond, qui se répercuta longtemps dans l'histoire. « Le syndrome du Vietnam est enterré pour toujours dans les sables de l'Arabie » : telles furent, le 2 mars 1991, les propos du président George Bush père, au lendemain de la victoire écrasante des Etats-Unis sur l'Irak. Mais, plus profondément, c'est toute la contre-culture qui s'était développée à la fin des années 60 et au début des années 70 qui se trouva mise en cause : la guerre avait été perdue sur le front intérieur et c'était là qu'il fallait contre-attaquer. Pour comprendre la société américaine aujourd'hui, il faut remonter à ces années-là.

La défaite du Vietnam n'était, aux yeux de l'establishment conservateur, que la partie émergée d'un immense iceberg qui menaçait le système de la libre entreprise elle-même. Certes, il y avait l'ennemi extérieur : le communisme et, dans les pays du tiers-monde, les différents mouvements révolutionnaires ou simplement nationalistes qui gravitaient dans son orbe. Mais il y avait surtout l'ennemi intérieur, dans la société américaine elle-même. Comme toujours dans l'histoire, un mouvement révolutionnaire ou simplement contestataire entraîne souvent, par les excès mêmes qu'il comporte, une réaction en sens contraire. Le nazisme, dans son aspiration à l'ordre et à la « normalité » , s'est nourri-parmi beaucoup d'autres facteurs (chômage, peur du communisme) de la permissivité de la république de Weimar. De la même manière, la contre-culture américaine des années 60 et 70, par la négation de toutes les limites qu'elle exprimait, a favorisé la montée du réflexe néoconservateur. Time Magazine ne titrerait plus aujourd'hui comme dans son numéro du 8 avril 1966 : « Dieu est mort ! » La religion, ou plutôt les religions, se sont rarement mieux portées que dans l'Amérique d'aujourd'hui. Selon un sondage, paru en 1994 dans US News and World Report, Dieu guide les décisions de 77 % des Américains !

La libération des moeurs, le recul de la morale judéo-chrétienne, le féminisme, le mouvement gay ont leurs racines dans la contre-culture des années 70. Parallèlement, le mouvement des droits civiques et l'hostilité des campus à la guerre du Vietnam remettaient profondément en cause l'establishment Wasp (1). C'est cela qui lui a fait prendre peur. Avant même la Commission trilatérale qui, dans un rapport de 1975, intitulé « Crise de la démocratie » , préconisait un meilleur contrôle des médias, la Chambre de commerce des Etats-Unis faisait paraître, en août 1972, un mémorandum confidentiel « Attaque contre le système américain de la libre entreprise », dit aussi « manifeste Powell » .

Réaction à la contre culture des sixties
L'année 1972 vit également la candidature de Mc Govern, au nom de la gauche démocrate, et l'essor du mouvement des consommateurs, impulsé par Ralph Nader. Trente ans après le lancement du New Deal qui, à la faveur de la crise puis de la guerre, avait détrôné le big business comme acteur central du système américain, pour mettre le gouvernement fédéral à sa place, la contestation des années 60 semblait devoir donner le coup de grâce à un système qui, de la guerre de Sécession à la grande crise des années 30, avait porté l'essor des Etats-Unis : telle était du moins la perception -légèrement paranoïaque - que se faisait de la situation l'establishment conservateur.

La commission trilatérale, qui rassemblait le gratin des élites de la Triade euro-américano-japonaise et dont Zbigniew Brzezinski assurait la direction, s'interrogeait gravement en 1975 sur « la gouvernabilité des démocraties ». Evoquant Spengler et le Déclin de l'Occident au début des années 20, et la « joie mauvaise » des observateurs communistes, qui voyaient dans l'approche d'une crise générale du capitalisme une confirmation de leurs théories, la Commission trilatérale appelait à la restauration du lien entre responsabilité et liberté.

Samuel Huntington (2) discernait deux conséquences de l'élan démocratique américain des années 60 : l'extension de la sphère d'activité gouvernementale et, en même temps, le déclin de l'autorité dudit gouvernement. Le déclin de l'autorité pouvait s'observer dans une défiance croissante à l'égard des autorités gouvernementales, de la présidence et des partis politiques, mais aussi dans la famille, dans l'entreprise, à l'armée et même dans la vie associative. Samuel Huntington l'imputait pour partie au nouveau pouvoir des médias et particulièrement au journalisme télévisé, mais en recherchait les causes plus profondes, soit dans les problèmes particuliers auxquels étaient confrontés les Etats-Unis (le Vietnam, les questions raciales, etc.) soit dans un mouvement plus général (arrivée à l'âge adulte des générations du « baby-boom » nés après la Seconde Guerre mondiale ; montée des valeurs antiautoritaires dans la jeunesse), soit encore dans la réactivation des archétypes égalitaires propres à l'Amérique, qu'avait jadis portés le mouvement jacksonien.

Prudemment, Samuel Huntington conseillait « un plus grand degré de modération dans la démocratie », l'accent mis sur les autres sources d'autorité : la compétence, l'ancienneté, l'expérience, le talent, etc. Après tout la démocratie, pour fonctionner, n'avait pas besoin d'une implication générale de tous, mais au contraire d'un relâchement de cette dynamique excessive : « Il y a des limites potentiellement désirables à la croissance économique. Il y en a aussi pour une extension indéfinie de la démocratie politique. »

Devant les risques de la montée d'une « démocratie anomique » (la délégitimation de l'autorité, la « surcharge » gouvernementale, la décomposition des intérêts collectifs, l'esprit de clocher dans les relations internationales), la Commission trilatérale préconisait, outre une mise sous contrôle de l'inflation, un renforcement du leadership et particulièrement de la présidence américaine, un réinvestissement dans le champ des intérêts collectifs, une limitation du développement de l'enseignement supérieur et enfin- last but not least- « un équilibre retrouvé entre le gouvernement et les médias ».

Qu'avec modération ces choses-là fussent dites n'empêchait pas d'y discerner déjà l'amorce du retour du balancier qui, cinq années plus tard, allait porter Ronald Reagan à la tête des Etats-Unis. D'autres expressions à peu près contemporaines prenaient moins de gants pour dire qu'il allait falloir « siffler la fin de la récréation » . La « contre-révolution » était en marche : c'est ainsi que l'avocat Lewis Powell, qui devint plus tard juge à la Cour suprême, décrivait, pour ses commanditaires (la Chambre de commerce des Etats-Unis), l'adversaire parvenu au coeur des centres d'influence qui forment l'opinion : « Dans les campus, dans les médias, dans la communauté intellectuelle... chez les politiciens... Le temps est venu pour le business américain de mobiliser ses capacités, sa lucidité, pour les retourner contre ceux qui veulent le détruire. L'enjeu, c'est la suivie du système de la libre entreprise. »

Et de définir quatre grands domaines pour cette contre-offensive : « L'Académie, les médias, l'establishment politique et le système judiciaire qui interprète les lois. » La Fondation Héritage devint, à la fin des années 70, le lieu structurant de l'idéologie néo-conservatrice et le modèle de référence d'autres institutions oeuvrant dans le même sens : dérégulation de l'économie, à l'intérieur et à l'extérieur; globalisation par la promotion d'un modèle alliant l'hyperlibéralisme et la référence à la démocratie ; interventionnisme militaire appuyé sur la revalorisation d'un budget de la Défense déjà énorme. L'élection de Ronald Reagan à la présidence en 1980, après celle de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1979, inaugura une période de douze ans où les néoconservateurs ( « néocons' » ) purent asseoir solidement leur influence.

Les néocons' développent une représentation du monde à la fois isolationniste et interventionniste, enracinée dans une conception providentialiste de l'histoire, celle de la « destinée manifeste » : rejet de l'ONU, assimilé à la Société des nations (où les Etats-Unis avaient d'ailleurs refusé de prendre leur place), refus de toute alliance contraignante (« la mission seule définissant la coalition »), droit affirmé à la « guerre préventive » contre tout ennemi assimilé au « mal », rêve de protection absolue à l'abri d'un bouclier antimissile : nous sommes très près d'une mentalité de cow-boy.

L'idéologie des intellectuels néoconservateurs ne rejoint celle des fondamentalistes chrétiens que sur un point, mais il est capital : le refus de ce qu'ils appellent le « relativisme moral », hérité aussi bien de la contre-culture des années 60 que de la real politik kissingerienne. Mais, du rejet du relativisme moral à l'arrogance dogmatique et à l'impérialisme déchaîné, il n'y a qu'un pas, vite franchi.

Anciens intellectuels de gauche ou d'extrême gauche reconvertis dans la pensée « dure » , par haine de la pensée « molle » et du politiquement correct post-soixante-huitard, les néocons' sont à la fois les héritiers d'une idéologie impériale extrême et ceux d'une tradition philosophique prompte à fustiger le mal, celle de Léo Strauss, philosophe allemand émigré aux Etats-Unis à la fin des années 30 et d'Allan Bloom, son disciple, qu'un livre [l'Ame désarmée, Julliard , 1987) sur le déclin de l'université américaine avait rendu célèbre.

Héritiers de l'idéologie de la guerre froide
« Les idées naissent reines et meurent esclaves », a écrit Bertrand de Jouvenel. Les néocons' sont aussi les héritiers de l'idéologie de la guerre froide. Adversaires déterminés d'une détente dont l'URSS eût pu profiter et, en définitive, sortis vainqueurs de cette confrontation, pour avoir su accroître la pression tout au long des années 80, les Paul Wolfowitz, Richard Perle, Condoleezza Rice, etc., n'ont nullement désarmé après la fin du communisme. C'est une pensée de la guerre froide dans l'après-guerre-froide. C'est avec ce genre de raisonnement que les Etats-Unis ont mis à bas l'ONU en 2003, comme ils avaient déjà ruiné la SDN au début des années 20, en refusant d'y adhérer.

« La prise de Bagdad va doper la confiance des faucons de Bush », a écrit le politologue Stanley Hoffmann. Mais toute poussée suscite sa contre-poussée. Le Moyen-Orient ne retrouvera jamais sa stabilité. L'exemple donné par les Etats-Unis en Irak marque une rupture profonde de l'ordre international. Plus qu'à la démocratie, l'avenir du monde appartient à la guerre, fût-ce celle des civilisations.

Sans doute l'avènement des néoconservateurs constitue-t-il une de ces oscillations périodiques dans l'histoire longue. Comme il y a des cycles de Kondratiev en économie, il existe dans l'ordre moral et politique, des pulsations qui, semblables au mouvement des marées qui structurent l'histoire des sociétés. La révolution néoconservatrice américaine répond non seulement à la contre-culture des années 60 et 70, mais plus profondément à la période du New Deal inauguré en 1933 par l'élection de Roosevelt à la présidence des Etats-Unis. Le rooseveltisme a survécu jusqu'à Lyndon Johnson et même jusqu'à Richard Nixon. Depuis le milieu des années 70, le big business a progressivement repris le dessus. Le 11 septembre 2001 lui a permis de cadenasser son pouvoir. « Des forces unilatéralistes et autoritaires », selon l'expression de Willima Pfaff, ont pris le dessus.

Les facteurs d'instabilité restent cependant profonds. Le déficit abyssal de la balance extérieure des Etats-Unis ne sera pas comblé par le glissement vers le bas du dollar. Certes, Les Etats-Unis peuvent plonger plus encore l'Europe dans la crise, mais il deviendra de plus en plus clair qu'une réponse fondée sur la consommation américaine comme dans les deux précédentes décennies (1982-1990, 1993-2000) a peu de chances de se renouveler. Depuis Reagan, une corrélation de plus en plus étroite s'est établie entre la monétarisation de l'économie et le règne du dollar, mais cette superpuissance américaine repose sur une fiction de plus en plus difficile à soutenir. Il faut convaincre les détenteurs de fonds de placer en dollars leur trésorerie : l'économie américaine draine ainsi 80 % de l'épargne mondiale. Jusqu'à quand ce système pourra-t-il fonctionner? Le monde ressemble à une pyramide inversée dont la pointe est constituée par un débiteur insolvable mais doté de grandes capacités de nuisance

* Ancien ministre, président du Mouvement répubicain et citoyen.

(1) Wasp: White Anglo-Saxon Protestant.

(2) Auteur du Choc des civilisations, Odile Jacob, 1987.

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 22 Septembre 2003 à 19:22 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, septembre 2003


Faut-il avoir peur de la Chine ? C’est une crainte qui se répand comme une traînée de poudre dans les vieux pays industriels : la Chine s’impose comme l’« atelier du monde » (1). Elle exporte désormais plus que la France (326 milliards de dollars, contre 291 pour notre pays en 2001). Les exportations chinoises progressent encore plus vite (+ 15% l’an dernier) que son produit national (+ 7%), qui a lui-même doublé de 1990 à 2000, et doit encore quadrupler d’ici à 2020, selon les prévisions des autorités chinoises. La Chine jouit d’un avantage comparatif sans égal dans le commerce international : le bas coût d’une main d’oeuvre abondante, remarquablement capable, et industrieuse (1 500 yuans - le yuan vaut approximativement un franc - environ par mois à Shanghai, beaucoup moins à l’intérieur : 800 yuans à Chongqing par exemple), coût inférieur de dix fois au moins au coût de la main d’oeuvre européenne, et sur lequel pèse, à un horizon quasi illimité, une immense « armée industrielle de réserve » : les 850 millions de paysans chinois pauvres (200 yuans par mois), désireux d’accéder à la « moyenne suffisance » dont le Parti communiste chinois a fait l’objectif emblématique de la stratégie de développement du pays.

Le cauchemar qui hante les vieux pays industriels vient de la crainte de voir les entreprises multinationales, mettant les salariés en concurrence à l’échelle mondiale, délocaliser de plus en plus leur production vers les pays à bas salaires en général, et vers la Chine en particulier. Il est peu de secteurs industriels où, dans les quelques années qui viennent, ne s’imposera pas un compétiteur chinois de premier rang. On peut légitimement s’inquiéter de savoir ce qui restera, dans la longue durée, des avantages comparatifs de l’Europe, dès lors qu’on voit Alcatel délocaliser ses laboratoires de recherche en Chine.

Cette crainte des vieux pays industriels, nous devons cependant la dominer, non seulement parce que le marché chinois s’ouvrira de plus en plus mais parce que les règles du jeu de la mondialisation sont des règles politiques. Elles évolueront inévitablement. Pour répondre à l’immense novation que représente la montée de la Chine au XXIe siècle, deux réponses doivent être élaborées : la première consiste à faire prévaloir des règles plus justes à l’échelle mondiale et cela peut se faire de manière concertée entre ces deux partenaires stratégiques que sont la Chine et l’Europe. La seconde réponse ne dépend que de nous : de même que la Chine a une approche politique de la mondialisation, de même devons-nous restaurer, en France et en Europe, la capacité politique de la puissance publique pour mettre en oeuvre une stratégie de développement permettant de tirer le meilleur parti d’une coopération plus étroite avec la Chine.

Bien sûr, la Chine entend engranger les bénéfices de la « mondialisation » telle qu’elle se développe aujourd’hui. Ses exportations représentent déjà 5% des exportations mondiales (ce qui est modeste, soit dit en passant, par rapport à sa population : 1 300 millions d’habitants, soit 21% de la population de la planète). Il est légitime que la Chine veuille se développer, sortir de la pauvreté, et prendre la place qui lui revient dans le monde.

C’est aussi l’intérêt bien compris de la France et d’une Europe européenne dans un monde que nous voulons multipolaire. Une Chine forte est nécessaire à l’équilibre du monde.

Il faut donc voir la Chine avec l’« oeil européen », et non pas avec l’« oeil américain » : dominons les partis pris idéologiques qui méconnaissent largement les aspirations réelles de la société chinoise à une vie meilleure et à la stabilité, et nous mettent automatiquement « dans la roue » des Etats-Unis. Le renouveau d’un certain nationalisme chinois est incontestable, mais son souci est plus l’unité de la Chine qu’un expansionnisme qui, historiquement, n’est pas dans sa nature. Plus encore, la Chine actuelle offre le spectacle d’un retour des valeurs confucéennes d’ordre et d’harmonie, sur les restes d’une idéologie communiste profondément ébranlée par la Révolution culturelle, tenant en lisière la contestation démocratique, et en proie aux inévitables contradictions que fait naître, au sein de la société, le choix d’un développement rapide des forces productives, à quoi semble se résumer, de prime abord, le « socialisme » chinois.

Sans doute le Parti communiste, qui joue ainsi en Chine le rôle progressiste que Marx attribuait jadis en Europe à la bourgeoisie industrielle, cherche-t-il par ailleurs à rééquilibrer le développement du pays vers l’Ouest et les régions pauvres, à promouvoir la formation, la science et la technologie, et à mettre en place un système de protection sociale, souvent d’ailleurs encore embryonnaire (sauf dans les très grandes villes).

En réalité, les autorités chinoises savent bien qu’elles ne maîtrisent pas les règles du jeu de la « globalisation » et que les Etats-Unis disposent de très nombreux moyens de pression sur la Chine : pressions commerciales à l’OMC pour l’amener à ouvrir son marché, notamment aux exportations agroalimentaires américaines, réévaluation du yuan, hausse du prix du pétrole, campagnes médiatiques déstabilisatrices (l’épidémie de Sras, fortement médiatisée, aurait coûté un point de croissance à l’économie chinoise), enfin et surtout pressions diplomatiques et militaires : ainsi le développement d’un « bouclier antimissiles », dont le développement peut épuiser la Chine dans une course aux armements éreintante .

Par son excédent commercial (plus de 50 milliards de dollars en 2001 réglés en bons du Trésor américain) la Chine est le premier financeur mondial du déficit extérieur des Etats-Unis (450 milliards de dollars). L’ambivalence de la relation de la Chine avec les Etats-Unis se manifeste aussi bien par la fascination de la jeunesse urbaine pour « l’American way of life » que par le profil relativement bas de la diplomatie chinoise, certes ferme sur les principes, mais infiniment souple dans leur application. Cette ambivalence s’explique aisément : la Chine sait qu’elle va devenir une très grande puissance au XXIe siècle, mais elle devine aussi qu’elle est « dans le collimateur » des Etats-Unis : ceux-ci, au nom de « la démocratie de marché », attendent que l’acceptation par la Chine de la mondialisation ouvre, en grand, l’immense marché chinois potentiel aux entreprises et aux exportations américaines, et sape les contrôles qu’exerce encore le Parti communiste chinois. Ils entendent y parvenir « à coup de barre à mine », s’il le faut. Ils contiendront ainsi par la même occasion un « rival potentiel » dont on sait depuis le rapport Wolfowitz (1992) qu’ils veulent à toute force éviter le surgissement, que ce soit en Asie ou en Europe. Dans le court et moyen termes, la Chine et les Etats-Unis peuvent ainsi avoir des intérêts liés : pour la Chine des parts de marché croissantes et pour les Etats-Unis un approvisionnement à bas coût et un financement assuré de leur déficit.

Mais le gouvernement de Pékin comprend aussi de plus en plus qu’il a besoin d’alliés, notamment en Europe, pour rompre l’isolement potentiel de la Chine, et plus encore qu’il ne peut séparer le développement économique du progrès social sans mettre en cause la cohésion de la société chinoise elle-même. L’économie chinoise a besoin de s’ouvrir. Mais elle ne peut devenir, sans danger pour elle-même, un colossal « dragon » sur le modèle des petits dragons de l’Asie du Sud-Est, à la croissance essentiellement tirée par l’exportation.

D’abord parce que sa population tout entière aspire à un « niveau de vie relativement aisé », selon l’expression de Jiang Zemin au XVIe congrès du PCC, la Chine doit concevoir un développement prioritairement tiré par le marché intérieur d’autant que le commerce international est, depuis trois ans, en voie de fort ralentissement. La cohésion sociale de la société chinoise l’exige, tout autant que la préoccupation légitime des vieux pays industriels de préserver leur industrie, leur emploi et leur système de protection sociale. La Chine n’a pas intérêt à coaliser le monde contre elle. Conformément à sa tradition, elle aura sans doute à faire preuve, dans les instances internationales, de sagesse et de modération, pour pouvoir continuer son développement de manière harmonieuse.

Enfin, la Chine n’ignore pas que beaucoup de pays du Sud - je pense en particulier à l’Afrique - n’ont pas les moyens d’entamer un développement comparable au sien et ont besoin d’une aide étrangère publique pour amorcer leur décollage. L’intérêt commun de l’Europe et de la Chine est d’imposer progressivement et de concert de nouvelles « règles du jeu » à la mondialisation, faute de quoi nous assisterons au grand retour du protectionnisme .

1. Revoir d’abord les règles de financement de l’économie mondiale : il n’est pas normal que les Etats-Unis absorbent 80% de l’épargne mondiale et que leur dette soit, à elle seule, le double de celle de tous les pays dits « en voie de développement ». La Banque mondiale, plutôt que de faire miroiter les gains improbables d’un nouveau cycle de libéralisation (350 milliards de dollars !), remplirait mieux son office en finançant les besoins prioritaires des pays pauvres du Sud : agriculture, infrastructures, santé, éducation, logement. Il y aurait là la base d’un nouveau « New Deal », à l’échelle mondiale, qui bénéficierait également aux économies des pays du Nord.

2. Des règles du jeu loyales impliqueront inévitablement l’introduction d’une clause sociale et d’une clause environnementale à l’OMC. La Chine serait ainsi encouragée à développer son système de protection sociale et d’indemnisation du chômage et à développer des énergies propres (filière électronucléaire, énergies renouvelables dans les campagnes ) .

3. Un accord monétaire, enfin, fixerait des bandes de fluctuation relativement étroites entre le dollar, l’euro, le yen et le yuan, de façon à éviter aussi bien les dévaluations compétitives que les concurrences sauvages.

4. Vient enfin la question du dialogue sur les « droits de l’homme » (encore conviendrait-il de ne pas oublier ceux du citoyen, qui les garantissent). C’est un problème qui se pose aux autorités chinoises elles-mêmes de savoir comment mieux associer la population à la prise des décisions pour surmonter les contradictions sociales croissantes qu’implique le choix de la mondialisation. Je suis convaincu que la Chine devrait s’engager beaucoup plus hardiment sur la voie d’une séparation progressive des fonctions du parti et de l’Etat et d’une vigoureuse décentralisation dans ses trente et une régions et villes autonomes. Le modèle républicain français montre que l’Etat, s’il le veut, peut parfaitement gérer une décentralisation très poussée, sans préjudice pour l’unité nationale. Le modèle républicain est la meilleure voie de démocratisation pour la Chine car il en respecte les intérêts fondamentaux .

Une chose est sûre : la Chine s’est éveillée ; elle ne retombera pas dans son ancien sommeil. Pour tirer le meilleur parti de cette novation formidable à l’échelle de ce siècle, la France et l’Europe ont deux choses à faire :

1. D’abord restaurer la capacité stratégique de la Puissance publique, pour mener, selon des formules à géométrie variable, mais incluant toujours l’Allemagne et la France, et si possible la Russie, des projets de recherche et de développement technologique et des coopérations industrielles, capables de maintenir à flot et de dynamiser nos entreprises. Il y a une contradiction objective entre l’intérêt de celles-ci (la « délocalisation » au nom de la rentabilité) et l’intérêt national (le maintien en France et en Europe des activités productives, notamment dans les secteurs de haute valeur ajoutée, et bien sûr des centres de recherche). L’appel au patriotisme de nos chefs d’entreprise est important mais ne suffit pas. Il doit être relayé par des politiques scientifiques, technologiques et industrielles efficaces. Il y a un nouveau compromis à imaginer en Europe entre la Puissance publique qui a un rôle d’orientation stratégique, les entreprises et le monde du travail. Il serait temps aussi que la Commission européenne réintroduise dans sa politique les grands paramètres macro-économiques (taux d’intérêt, taux de change, assouplissement des règles concernant le déficit budgétaire), et cesse, obnubilée par une vision étroite de la concurrence (refus par exemple de la fusion Legrand-Schneider), de négliger une politique industrielle visant au maintien et au développement des entreprises européennes. L’affaire Alstom est à cet égard emblématique. Les règles de fonctionnement de l’Europe en matière économique, monétaire et industrielle sont à revoir profondément.

2. En maintenant et en développant en Europe nos capacités technologiques, nous pourrons relever le défi d’une coopération à la fois plus étroite et plus équilibrée avec la Chine. Un partenariat stratégique entre l’Europe et la Chine répond à l’intérêt mutuel, dans un monde que nous voulons multipolaire.

La Chine est une partie trop importante de l’humanité pour être abandonnée au simple jeu d’un marché mondial dont ni elle ni nous ne maîtrisons les règles. Plus que jamais, alors que va être célébré en janvier 2004 le quarantième anniversaire de la reconnaissance de la Chine par le général de Gaulle, un pilotage politique s’impose pour nouer un partenariat euro-chinois stratégique. Aucun pays n’est mieux placé que la France pour y contribuer par le prestige que lui vaut aujourd’hui l’indépendance reconquise de sa diplomatie. C’est un défi majeur : penser la Chine pour façonner notre XXIe siècle.
Mots-clés : chine mondialisation

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 15 Septembre 2003 à 13:40 | Permalien

Entretien paru dans Le Monde, 8 juillet 2003


Cet entretien a été relu et amendé par M. Chevènement.

Vous vous étiez prononcé en faveur du "non". Que vous inspire ce résultat ?
La Corse aspire à la normalité républicaine. Elle a dit non à un rafistolage institutionnel concocté entre M. Sarkozy et les indépendantistes. C'est un échec pour ceux-ci comme pour le gouvernement. C'est aussi un échec pour le PS, qui s'était engagé bien imprudemment à soutenir un projet de statut qui faisait des indépendantistes la clé des futures majorités dans l'assemblée corse. C'est surtout une victoire des républicains, regroupés derrière Emile Zuccarelli, Nicolas Alfonsi et Jérôme Polverini. Au-delà de la Corse, c'est un échec pour M. Raffarin, pour sa réforme constitutionnelle à l'enseigne d'une France pseudo-décentralisée. La France ne veut pas être découpée en une multitude de fiefs et de baronnies. Elle attend qu'on lui fixe une claire perspective républicaine.

Les Corses ont-ils rejeté la nouvelle organisation territoriale ou le risque de conforter les indépendantistes ?
Je crois qu'il y a, dans l'île, une grande méfiance à l'égard de toute dérive vers l'indépendance ou vers quelque chose qui y ressemblerait. Les indépendantistes ont toujours réaffirmé leur objectif. Le facteur décisif a sans doute été le rejet d'un statut particulier concocté en haut lieu et le besoin profond d'un ancrage dans la France et la République. La Corse a montré qu'elle ne voulait pas se laisser acheter. Elle a un tempérament quelque peu rebelle. Cela mérite d'être salué dès lors que cela s'exprime par la voie des urnes. Je dis bravo !

Le statu quo vous paraît-il de nature à résoudre les problèmes qui se posent dans l'île ?
Je n'ai jamais donné la priorité aux réformes institutionnelles mais je ne les ai jamais exclues non plus. Et on peut imaginer qu'avec l'accord d'Emile Zuccarelli et des autres républicains de l'île, quelques mesures de bons sens puissent être prises, par exemple augmenter la prime majoritaire pour la liste arrivée en tête à l'élection de l'Assemblée de Corse. Ce serait un moyen de donner à l'île une majorité stable, gouvernable, dont la Corse a besoin pour mener à bien son développement. Les Corses, comme les Français du continent, ont besoin d'une claire majorité dans leur collectivité. Ils ont manifesté leur attachement au département, parce que le département, c'est aussi la proximité. Ils ont refusé la concentration de tous les pouvoirs dans une assemblée élue au scrutin proportionnel où les indépendantistes auraient été les maîtres du jeu.

L'arrestation d'Yvan Colonna a-t-elle, selon vous, modifié le vote des nationalistes, favorables au "oui"?
C'est très difficile à dire. Cette autre bonne nouvelle pour la Corse aurait pu, tout aussi bien, peser sur la détermination de l'électorat républicain qui souhaitait une manifestation de fermeté. Il est hasardeux de spéculer sur les effets de cette arrestation mise en scène à grand spectacle. Arrestation dont je me réjouis au demeurant.

Cet échec du gouvernement obère-t-il la mise en oeuvre de la loi de décentralisation ?
Je pense que c'est un très mauvais coup pour l'idée de l'Europe des régions. Les Français viennent de manifester, à travers leurs concitoyens de Corse, leur attachement au modèle républicain et leur refus d'une dissociation de la France. Je me tue à le répéter depuis très longtemps. Dans cette élection, l'UMP, le PS, les indépendantistes, la moitié du PRG pesaient dans le sens du "oui" et c'est le "non", défendu par les républicains, très minoritaires en apparence, qui l'a emporté. Cela devrait faire réfléchir plutôt que de susciter des commentaires aigres-doux. M. Sarkozy enferme le débat dans un faux dilemme : le statu quo ou le progrès qu'il incarnerait ! On peut quand même concevoir les choses autrement !

Propos recueillis par Christine Garin
Mots-clés : corse

Rédigé par Chevenement2007 le 8 Juillet 2003 à 21:47 | Permalien


Derniers tweets

Abonnez-vous à la newsletter








Mots-clés des 30 derniers jours