Entretien de Jean-Pierre Chevènement au Figaro : "L’Algérie ne peut que gagner à respecter la liberté du grand écrivain qu’est Boualem Sansal"
Entretien de Jean-Pierre Chevènement au "Figaro", propos recueillis par Martin Bernier, mercredi 5 février 2025.
- Le Figaro : Dans un entretien paru dans L’Opinion lundi , le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, vous cite parmi les « intellectuels et hommes politiques que (l’Algérie) respect(e) en France ». Que souhaitez-vous lui répondre ? La France et l’Algérie peuvent-elles surmonter la brouille qui semble s’être installée entre elles ?
Jean-Pierre Chevènement : La France et l’Algérie ont une relation passionnelle liée à l’histoire, mais leur intérêt consiste à surmonter les polémiques et les surenchères. Il y a en effet environ 3 millions d’Algériens ou de Franco-Algériens en France. Nous sommes le principal partenaire de l’Algérie au nord de la Méditerranée. Et l’Algérie est indéniablement le pays le plus important pour la France en Afrique, dans la mesure où elle trouve en elle un débouché significatif pour ses exportations. Le total des échanges commerciaux bilatéraux représente près de 12 milliards d’euros par an, un chiffre en augmentation.
L’histoire a par ailleurs montré, depuis le début des années 1990, que Français et Algériens avaient de puissants intérêts communs en matière de renseignement ainsi que de lutte contre la radicalisation islamiste et le djihadisme. J’ajoute, enfin, que la France vient de battre un énième record en matière d’immigration légale, avec 336 700 premiers titres de séjour délivrés en 2024 (+ 1,8 %). Les Algériens en sont, au total cumulé, les premiers bénéficiaires. La nécessaire réduction des flux migratoires à destination de la France ne peut donc passer que par une politique de coopération confiante avec l’Algérie.
- Le Figaro : Quelles sont les conditions de la reprise d’un dialogue entre Paris et Alger ?
Jean-Pierre Chevènement : Les conditions de reprise d’un dialogue sain consistent à affirmer clairement, comme l’a d’ailleurs fait Bruno Retailleau, que l’objectif est de parvenir à une normalisation. J’invite nos amis algériens à relire son récent entretien dans L’Express. Le ministre de l’Intérieur parle bien de l’objectif d’une normalisation, d’une relation d’égal à égal. Il ne cherche par conséquent pas la surenchère mais le dialogue. Pour pouvoir se parler, il faut d’abord se respecter, et respecter les règles de droit, applicables par exemple en matière de droits de la défense. Cela vaut bien sûr pour Monsieur Boualem Sansal qui, pendant la décennie noire (1992-2002), s’était rangé clairement parmi les partisans de la liberté. Il a aujourd’hui le droit de voir son avocat. Et il est même nécessaire qu’il puisse le voir dès que possible. L’Algérie s’y grandirait.
Plus largement, il nous faut sortir des embrouillaminis passionnels et renouer avec l’intérêt commun. Or pour l’Algérie comme pour la France, l’intérêt commun consiste à nouer des relations solides et franches. C’est ainsi du moins que le général de Gaulle l’avait vu en assignant à notre politique vis-à-vis de l’Algérie l’objectif de la coopération. Ce n’est pas insulter le passé que de rappeler l’orientation qu’il a payée de sa personne puisque, à deux reprises, il a failli être assassiné par les tenants de l’OAS. J’invite nos amis algériens à s’en souvenir.
- Le Figaro : Au mois de novembre vous déclariez : « Je presse l’Algérie, un pays qui connaît le prix de la liberté, à respecter la liberté d’expression et d’opinion, en particulier celle d’un écrivain. Les autorités algériennes s’honoreraient de libérer, sans tarder, Boualem Sansal.» Le président Tebboune reste elliptique sur son sort, déclarant que «Boualem Sansal n’est pas un problème algérien» et que «c’est une affaire scabreuse visant à déstabiliser l’Algérie» . Que souhaitez-vous lui dire ?
Jean-Pierre Chevènement : Ma position est toujours la même. Je pense que l’Algérie ne peut que gagner à respecter la liberté du grand écrivain qu’il est. Rappelons-nous de Gaulle à propos de Jean-Paul Sartre en 1960 : « On n’emprisonne pas Voltaire ! » J’invite le président Tebboune à s’inspirer de cette pensée.
La relation franco-algérienne est précieuse à terme pour l’Europe comme pour l’Afrique. Je me souviens d’un propos de l’évêque d’Oran lors d’une visite de Bernard Cazeneuve en Algérie au printemps 2017 : « La France et l’Algérie n’hésitent pas à se blesser mutuellement. L’originalité de ces blessures est qu’elles sont de celles que ne peuvent s’infliger que de véritables amis. » Sachons ne pas en rajouter et céder à de futiles provocations, à l’image de ce ministre algérien du Travail et de la Sécurité sociale qui, quelques années plus tard, déclarait : « La France restera l’ennemi traditionnel et éternel de l’Algérie. » J’aurais aimé qu’il soit démenti par son gouvernement, car il n’en est pas ainsi pour des millions de Français qui apprécient les qualités, notamment de courage, du peuple algérien.
Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Mercredi 5 Février 2025 à 14:04 | Lu 57 fois