- Marianne : Pourquoi avoir créé la Fondation Res Publica il y a vingt ans ?
Jean-Pierre Chevènement : Le débat politique avait été fermé au soir du 21 avril 2002. Chirac et Jospin, sur l’Europe par exemple, ne présentaient pas de politique alternative. Nous avions tenté le tout pour le tout. Dans mon discours de Vincennes du 9 septembre 2001, j’avais longuement développé qu’« au-dessus de la droite et de la gauche, il y avait la République et son exigence ». Le débat ne pouvait plus être mené à travers les partis politiques qui n’offraient que le choix « du pareil au même ». Il fallait donc inventer un nouveau chemin et rechercher par la voie de l’influence ce que nous ne pouvions plus atteindre par l’exercice du vote, tant du moins que le Parti socialiste ne se fracturerait pas de l’intérieur.
Avec la Fondation Res Publica nous avons voulu ranimer le débat d’idées par-delà les anciens clivages et réintroduire l’esprit de recherche dans un exercice de prospective à long terme. Ainsi sur l’Europe, où l’idée d’un projet de Constitution ne nous paraissait pas apporter une réponse juste aux vraies questions qu’étaient déjà la décroissance, la désindustrialisation, la relation avec la Russie, l’avenir du Proche-Orient. Sur tous ces sujets, il y avait des réponses transversales qui transcendaient les anciennes familles politiques. Et que dire du « nouvel ordre mondial » proclamé à Bagdad en 2003 ? La question européenne a divisé le Parti socialiste en 2006-2008 et le peuple français, par référendum, a rejeté, en 2005, le Projet de traité constitutionnel européen Le traité de Lisbonne, en 2008, a cherché à couvrir la fraude mais en vain. Il pèse depuis cette époque un soupçon d’illégitimité sur toutes les politiques européennes.
- Marianne : Vous avez toujours appelé à faire « turbuler » le système. Aujourd’hui, vos grands thèmes, comme la souveraineté, sont omniprésents dans les discours politiques, mais le compte n’y est pas en matière de politiques publiques. Quel regard portez-vous sur ce paradoxe ?
Jean-Pierre Chevènement : Vous avez raison : les discours évoluent plus que les politiques mises en œuvre. On ne peut cependant pas compter pour rien quelques inflexions majeures mais réversibles : ainsi l’emprunt européen de 2020 aurait pu changer la donne s’il avait été partagé dans d’autres domaines que la lutte « anti-Covid ». Force est de constater que l’Allemagne et les « pays frugaux » ont réussi à imposer le retour à l’observance des critères de Maastricht (déficits plafonnés à 3 % du PIB, endettement à 60 %). Nous triomphons dans les mots : la souveraineté fait partout son grand retour, mais c’est souvent pour être mieux déviée dans l’application.
Les partis dits « de gouvernement » puisent toujours l’essentiel de leur inspiration dans les orientations libérales adoptées au sommet de Maastricht mais il y a, de temps à autre, l’espoir d’une inflexion. Rien cependant qui ramènerait la droite à une lecture gaulliste des institutions ou de la politique étrangère. Rien non plus, bien sûr, qui amènerait la gauche à rompre avec un européisme qui lui fait oublier ce qui, dans son héritage, la rattachait à l’analyse des structures de production et des classes sociales. Au discours robuste sur le social, la gauche actuelle a substitué un langage fade sur le sociétal. À la base de la crise politique de la gauche, il y a d’abord une crise intellectuelle. C’est à cela que nous voulons remédier en priorité en renouant avec l’universalisme de la pensée en matière de sociologie ou d’analyse géopolitique. Certaines avancées deviennent possibles : ainsi sur la relance du nucléaire et le rachat par EDF à General Electric des turbines Arabelle (ex Alstom). Donc tout n’est pas que verbal, même s’il faut beaucoup de vigilance pour que les choses se concrétisent.
- Marianne : On vous décrit souvent comme un intellectuel parmi les politiques et un politique parmi les intellectuels. Le débat d’idées est-il pour vous le grand oublié de notre vie politique ?
Jean-Pierre Chevènement : Je suis convaincu que l’on ne peut pas faire de politique, encore moins parvenir à redresser la France, sans un travail de fond sur les idées. Dans l’ouvrage Res Publica, à travers la pléiade d’esprits aiguisés et de contributions inédites réunies, nous tâchons de renouer avec un discours construit, dont découle un cap clair. Nos élites, comme la politique française, sont à reconstruire et c’est à travers le travail intellectuel que la Fondation Res Publica entend y contribuer. Près de 200 colloques et autant de cahiers, depuis 2004, témoignent de notre persévérance et de la cohérence - au moins intellectuelle -, à laquelle, grâce à de très nombreux contributeurs, choisis parmi les meilleurs, nous sommes parvenus. Bref, le travail intellectuel, à mes yeux, ne se sépare pas de la recherche en politique. C’est pourquoi nous avons essayé de forger « des munitions pour l’avenir ».
- Marianne : Quelles seraient les priorités ?
Jean-Pierre Chevènement : Tout ce qui contribue à rouvrir un chemin vers l’indépendance de la France au sein de l’Europe, si c’est possible, sinon à ses marges, en empruntant la voie d’une Europe confédérale, à géométrie variable. Mais tout passe par un retour aux sources de l’exigence républicaine. Il est essentiel en effet d’en revenir au modèle républicain - dans sa vision non dévoyée - et à l’idée que le débat argumenté, dans le cadre national, là où le sentiment d’appartenance est le plus fort, est le préalable à toute action. Cela implique de « refaire des citoyens », à travers l’École et le principe de laïcité, de renouer avec le sens de l’État comme de l’intérêt général et de retrouver le goût du « commun ». Ensuite, on se doit de décliner cette exigence républicaine de manière volontariste dans les principaux domaines. En économie par exemple, la reconquête de notre indépendance industrielle, agricole, technologique, numérique et énergétique constitue la priorité. Il faut retrouver une pensée claire en ce qui concerne la nation comme communauté d’idées et de destin, à rebours du communautarisme que l’on voit croître et du délitement de l’État que certains tolèrent, quand ils ne le précipitent pas. L’ouvrage offre des voies de redressement à nos politiques publiques dès lors que la question nationale redevient centrale, et cela en tous domaines : administration du territoire, défense et industrie de défense, politique étrangère à nouveau audible vis-à-vis du reste du monde…
- Marianne : Vous parliez en 1998 des « sauvageons ». Aujourd'hui, la sécurité et l’immigration occupent une place prépondérante dans le débat public. Les choses ne se sont pas améliorées…
Jean-Pierre Chevènement : L'expression sauvageon faisait référence à la crise de l’éducation et au renoncement à inculquer à notre jeunesse les règles élémentaires de civilité. L’exemple qui l’illustrait était celui d’une épicière de Seine-Maritime, assassinée à bout portant par un garçon de 14 ans. Ce drame renvoyait à des problèmes plus vastes qui se sont depuis aggravés car leur complexité comme leur ampleur n’ont pas été saisies. Face à la montée de la violence, la principale réponse à apporter demeure éducative. L’école navigue en effet à vue et son incapacité à transmettre les savoirs élémentaires participe de la décivilisation à laquelle la France est en proie. Mais derrière la crise de l’école, il y a les maux de la société : démission des familles, inégalités socio-économiques, déclin des corps intermédiaires qui ne remplissent plus leur rôle, faillite de la justice, incapacité à réguler et donc à intégrer l’immigration, haine de soi et culture du ressentiment. Ce dernier se manifeste avec force dans l’idéologie « décoloniale » : un pays qui ne s’aime pas lui-même ne peut plus prétendre relever les défis de l’avenir.
- Marianne : Sur le plan géopolitique, la France peut-elle encore porter une voix singulière sur la scène internationale ?
Jean-Pierre Chevènement : Il y a une place pour une voix française indépendante dans les affaires du monde, à condition que nous retrouvions une vraie géopolitique active et le sens du temps long. En Ukraine, nous vivons les conséquences de la désagrégation de l’Empire russe. J’ai toujours fait partie de ceux qui voulaient associer la Russie au destin de l’Europe, soit l’inverse du choix fait par les Américains et leurs alliés européens, après la fin de l’URSS. À partir de la révolution orange de 2004 et de la politique dite de « partenariat oriental » de l’UE, l’Ukraine a été pensée comme un moyen de déstabiliser la Russie pour n’en faire plus qu’une « puissance régionale ». La Russie en est venue à considérer qu’il n’y avait rien à attendre de l’Europe et s’est lancée dans une invasion de l’Ukraine que je juge en tous points condamnable, irrationnelle et contraire aux intérêts de la Russie elle-même. Je ne renvoie évidemment pas les deux pays dos à dos. Il y a un agresseur et un agressé. Maintenant il y a aussi des « causes ». Il n’est pas trop tard pour y réfléchir.
Concernant le Moyen-Orient, le général de Gaulle rappelait, en 1967 déjà, que les temps n’étaient plus à la colonisation. Il soulignait alors la nécessité de trouver une solution conciliant l’intégrité et l’identité d’Israël, et le droit des Palestiniens à vivre dans un État qui soit le leur. Faute d’action de la communauté internationale en ce sens, nous en sommes arrivés au conflit actuel, extrêmement grave dans la mesure où il en porte en lui les germes d’une guerre potentiellement mondiale. On voit bien le risque d’un enrôlement des pays du « Sud global » contre un « Occident collectif » dans lequel la France ne se reconnaît pas. La France, en politique étrangère, doit faire entendre une parole qui parle au monde entier.
- Marianne : Certains de vos partisans n’ont pas compris votre soutien à Emmanuel Macron à la dernière élection présidentielle. Comment répondez-vous à ces chevènementistes déçus ? Si c'était à refaire, le referiez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Emmanuel Macron a tenu, entre 2020 à 2022, des discours sur la reconquête de notre indépendance et sur la remise à l'honneur du patriotisme républicain qui correspondaient à l’intérêt de la France. Ce fut la période « anti-Covid ». Même la politique européenne avec l’emprunt collectif de 800 milliards d’euros semblait reprendre un sens. Dans certaines circonstances, il faut savoir faire confiance, ce qui implique une prise de risque. Mon soutien n’a néanmoins jamais été un blanc-seing. J’ai formulé des réserves, en rappelant, dès février 2022 dans un entretien au Journal du dimanche, que mon soutien à Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2022 (que, d’ailleurs, je n’avais pas soutenu en 2017) ne valait pas en matière de politique européenne.
Quand il a paru clair, au lendemain des élections législatives, qu'Emmanuel Macron changeait de perspective par rapport à sa ligne de campagne aux élections présidentielles, je me suis exprimé avec force, ainsi pour refuser que la France puisse envoyer des troupes au sol en Ukraine. J’ai été ministre de la Défense et je connais les engrenages auxquels peut conduire un conflit non maîtrisé avec une puissance nucléaire irresponsable. Maintenant, je n’entendais pas ouvrir une polémique permanente avec le Président de la République.
- Marianne : Le problème n'est-il pas d'avoir cru rationnellement en Emmanuel Macron et d’avoir fait fi du « en même temps » et de ce qui relève d’une forme de mystère intérieur que l’on retrouve jusque dans la dissolution ?
Jean-Pierre Chevènement : Si j'avais eu un avis à donner sur cette dernière initiative, je la lui aurais déconseillée. Mais rassurez-vous, je n'ai pas été consulté. Emmanuel Macron demeure pour beaucoup, à commencer par moi-même, un mystère. C’est un homme sympathique, doté de qualités incontestables. Et j’ai pensé, peut-être naïvement, qu’il se conformerait à la logique de sa fonction, au service des intérêts supérieurs de la France.
- Marianne : Compte tenu de votre orientation gaulliste, pensez-vous que la solution à l’actuelle crise politique, qu’Emmanuel Macron a lui-même provoquée, pourrait être sa démission ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne souhaite pas encombrer la chronique par des polémiques avec le président de la République. Je garde par conséquent ce genre de conseil pour moi-même. Il est évident néanmoins qu’en certaines circonstances, la démission peut avoir un sens politique. De Gaulle l'a montré en 1969. Mais il faut une mise en scène et même mieux : une perspective politique. Ce n’est pas à moi de formuler un tel conseil.
- Marianne : Pensez-vous que Michel Barnier puisse réussir ?
Jean-Pierre Chevènement : Ses marges de manœuvre sont limitées. Je le trouve très courageux d’avoir accepté cette mission. Michel Barnier, tant qu’il est Premier ministre, limite les effets de la décomposition politique. Il permet par ailleurs à Emmanuel Macron de demeurer président jusqu’à l’échéance de 2027. Le moment venu, selon l’esprit des institutions de la Ve République, il faudra qu’un candidat émerge pour offrir, face à Marine le Pen, une véritable perspective au pays. Si quelqu’un pouvait s’inscrire authentiquement dans l’héritage gaulliste, cela changerait la donne.
La France n’est pas finie, à condition qu’elle retrouve et redonne confiance en elle-même. Tel est le message que nous avons voulu faire passer dans cet ouvrage collectif dont « Munitions pour l’avenir » aurait pu être le sous-titre.
Source : Marianne