La question du déclin agite la droite française. On voit bien quel en est l'enjeu : au pragmatisme du chef de l'Etat et à un gouvernement taxé d'immobilisme, une droite libérale radicale oppose, non seulement le diagnostic du déclin, mais surtout une ordonnance à la Thatcher. La gauche aurait pourtant tort de ne pas se poser, elle aussi, la question du « déclin français » , guère contestable hélas. Ne serait-ce que pour y apporter ses propres réponses.
Nicolas Baverez, dans La France qui tombe*, dresse un constat clinique du déclin français, aussi bien pour les deux siècles écoulés que pour les « trente piteuses » , les trente dernières années qui les prolongent, après l'entracte des Trente Glorieuses (1945-1974) : épargne confisquée par l'Etat ou se plaçant à l'étranger ; préférence pour la rente ; insuffisance corrélative de l'investissement productif sur le territoire national ; croissance économique ralentie par rapport à nos principaux partenaires ; insuffisance du taux d'emploi de la population active (58% en France contre 75% aux Etats-Unis) ; faiblesse de notre tissu entrepreneurial; base industrielle en voie de liquidation (délocalisations industrielles, plans dits « sociaux » ) ; basculement des centres de décision vers l'étranger (Pechiney n'est qu'un exemple emblématique de la colonisation de notre tissu industriel) avec, à terme, d'inévitables conséquences sur la production et sur l'emploi; corrélation étroite entre un fort taux de chômage et les difficultés d'intégration des jeunes nés de l'immigration ; affaiblissement de notre recherche ; misère de notre enseignement supérieur; anémie graisseuse de l'Etat, de plus en plus incapable de se projeter dans le longterme et d'assurer les « risques systémiques » face auxquels le marché est démuni. Et quand l'Etat s'y essaye, sur le dossier Alstom par exemple, c'est pour encourir les foudres de la Commission de Bruxelles, gardienne de l'orthodoxie libérale. Ces traits ne sont pas seulement ceux de la France d'aujourd'hui. Ils appartiennent à la longue durée du « déclin français » .
Baverez critique, ajuste titre, la politique du franc fort, puis de l'euro fort, politique déflationniste poursuivie aveuglément par tous les gouvernements de gauche et de droite depuis 1983, rendue encore plus néfaste par toutes les mesures incitant au retrait du marché du travail ou à la réduction des heures travaillées. Le malthusianisme est tellement installé dans les têtes françaises, de droite comme de gauche, que notre croissance, depuis plus d'une génération, en a pris un coup. La productivité n'augmente qu'au ralenti. Un chômage de masse s'est installé et s'étend. Oui, la France est menacée de devenir un musée en même temps qu'un simple centre de distribution! Je ne puis non plus donner tort à Nicolas Baverez quand il reprend moult des propositions que j'ai faites pendant la dernière campagne présidentielle : réforme de l'Etat d'abord, conditionnée par une redéfinition de ses missions, desserrement des contraintes maastrichtiennes qui empêchent l'Europe de renouer avec la croissance, rattrapage de notre retard technologique, revalorisation du travail et du « site de production France » .
Cela dit, je ne suis pas d'accord avec les prescriptions essentielles contenues dans l'ordonnance du Dr Baverez. Et d'abord parce que je ne porte pas le même regard sur notre histoire : mon excellent professeur de philosophie, André Vergez, disait qu'on reconnaissait un homme de gauche d'un homme de droite en ce que l'un acceptait 1789, et l'autre pas. Là où Baverez croit discerner la source de tous nos maux depuis deux siècles dans la rupture radicale introduite par la Révolution française, je vois dans l'incomplétude de celle-ci l'explication de nos retards. C'est dans la peur panique de nos classes dirigeantes devant le peuple et le monde ouvrier, et la préférence des classes aisées pour la sécurité qu'il faut rechercher l'origine des politiques malthusiennes privilégiant la terre et la rente sur le travail et l'industrie, et cela du XIXe siècle à nos jours, à la brève exception des Trente Glorieuses.
Dans le modèle « citoyen » que Nicolas Baverez décrit abusivement comme « le face-à-face direct de l'Etat et du citoyen », je vois une force insuffisamment mobilisée, non seulement face aux corporatismes, mais surtout face aux comportements rentiers de nos élites économiques. Seul le renouveau du civisme et du modèle républicain peut permettre à la France de s'arracher au déclin. Le vrai défi est évidemment celui de la mondialisation dite « libérale » . Mieux vaudrait d'ailleurs dire, comme les Anglo-Saxons, le défi de la « globalisation » , car ce sont eux qui en fixent les règles. Depuis 1973, avec le flottement des monnaies, le dollar, monnaie incontestée du monde, jouit d'un privilège exorbitant. Maîtrisant la majorité des sociétés multinationales, les institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale), la puissance de coercition militaire à l'échelle planétaire, et plus encore toutes les capacités médiatiques de manipulation de l'opinion publique, les Etats-Unis gèrent habilement un libre-échange désormais étendu à la dimension du monde entier.
Ils peuvent se payer, depuis le début des années 80, une croissance au rythme double de celui de l'Europe et faire financer un déficit abyssal (500 milliards de dollars par an) par le travail et la peine de tous ceux qui, principalement en Asie orientale, acceptent de produire à bas coût et de se faire payer en dollars qu'ils convertiront ensuite en... bons du Trésor américain. Les Etats-Unis drainent 80 % de l'épargne mondiale et leur dette extérieure est le double de celle de tous les pays dits « envoie de développement » . Les dés sont donc pipés et Baverez, tout à sa charge contre le « déclin français » , finit par oublier que les déséquilibres financiers et géopolitiques créés par la politique américaine nous exposent à de graves secousses : récession économique européenne induite par la chute du dollar, fuite en avant dans la guerre au Moyen-Orient.
Dans le même temps, la pression déflationniste qu'exercent les pays à bas salaires et à monnaies sous-évaluées sur nos prix industriels entraîne l'érosion de notre tissu productif. C'est ainsi que ST Microelectronies, fleuron de notre filière électronique, veut quitter Rennes pour Singapour ou Delhi. Or, nous sommes impuissants à enrayer ces délocalisations, dès lors que nous avons accepté, au niveau européen, de faire la course avec deux handicaps, la Banque centrale européenne, toujours en retard d'une baisse des taux d'intérêt, et le pacte de stabilité budgétaire dont M. Prodi, qui le jugeait absurde il y a six mois, se fait aujourd'hui le gardien vigilant. Le PS ne dit rien là-dessus, sinon pour faire surenchère d'orthodoxie libérale et monétaire.
Quand Jacques Chirac a évoqué la nécessité d'assouplir le pacte de stabilité budgétaire, il est dommage qu'un seul socialiste l'ait soutenu... l'Allemand Gerhard Schröder. Il est donc temps que la gauche sache rompre avec l'orthodoxie maastrichtienne pour proposer les voies du redressement : une politique de change qui nous donne de l'air, la réforme des statuts de la Banque centrale européenne, une relance industrielle et technologique à travers la coopération des principaux pays européens, une politique de grands travaux européens financés par l'emprunt, etc. Il faut répondre à Nicolas Baverez par des propositions fortes.
Par rapport aux défis du XXIe siècle, la prétendue constitution européenne met complètement « à côté de la plaque » . On fait du Meccano institutionnel là où il faudrait un dessein stratégique. L'Europe à 25 sera une usine à gaz. On fait comme si la crise irakienne n'avait pas éclairé d'un jour cru la seule question qui vaille : Europe européenne ou Europe américaine ? Si nous voulons rééquilibrer le monde pour amener les Etats-Unis à changer de politique et organiser une « nouvelle donne » à l'échelle mondiale, il faut, évidemment, que l'Europe se donne les moyens d'exister face aux défis du nouveau siècle. Or, curieusement, on n'entend pas la gauche sur ce sujet. Pas davantage d'ailleurs Nicolas Baverez, qui ne semble voir l'avenir qu'à travers l'Amérique.
L'auteur a tort de se laisser aller à noircir le tableau en flétrissant notre diplomatie au prétexte de l'isolement diplomatique (sur l'Irak) et du risque de marginalisation. Il est franchement injuste de parler d' « Azïn court diplomatique » quand il reconnaît lui-même que la tentation impériale des néoconservateurs américains est vouée à l'échec dans la durée. Baverez semble croire qu'il était possible d'opposer au choix américain d'envahir l'Irak une politique alternative raisonnable. C'est se leurrer. Le président de la République a refusé, ajuste titre, d'associer la France à une guerre imbécile et injustifiable. Il faudrait que la gauche ait le courage d'avoir sur Chirac une longueur d'avance plutôt qu'une longueur de retard : qui ne voit, en effet, les risques immenses de fuite en avant que comporte la situation actuelle au Proche et au Moyen-Orient ?
En lisant Nicolas Baverez, je n'ai pas compris comment il pouvait reprendre les arguments du secrétaire d'Etat américain Donald Rumsfeld opposant à la « vieille Europe » (Allemagne et France) une « jeune Europe » (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, pays de l'Europe centrale et orientale) ralliée au libéralisme et au panache américain. Vision trop idéologique : économiquement et géographiquement, l'Europe, c'est d'abord la France et l'Allemagne, qui doivent s'appuyer sur la Russie si elles veulent pouvoir peser dans les affaires internationales. Il faut ensuite prendre la mesure du temps. La longue durée seule pourra démontrer le bien-fondé de la position française dans une crise internationale qui n'est pas derrière nous. Cette position a quand même évité que la guerre d'Irak n'apparaisse comme la guerre de l'Occident tout entier contre l'Islam ! Ce n'est pas un petit résultat ! Mais les difficultés restent devant nous. C'est pourquoi la France tout entière, y compris la gauche, doit se mobiliser pour refuser la perspective d'une guerre de civilisations.
La mondialisation des échanges est un défi dont il faut prendre la mesure véritable, qui est politique autant, sinon plus, qu'économique. C'est à en changer les règles que l'Europe peut contribuer. C'est pourquoi la division de l'Europe au moment de la crise irakienne n'a pas à être déplorée : elle est porteuse à terme de profonds changements dans les rapports de forces internationaux. Coller à la Grande-Bretagne n'eût servi à rien. La France doit tracer un autre chemin : celui d'une autre Europe, capable d'agir par elle-même dans les relations internationales. Avec les Etats-Unis, si c'est pour jeter les bases d'un nouveau New Deal à l'échelle planétaire et sortir les pays pauvres de leur misère ; mais aussi avec la Russie et la Chine pour contenir, s'il le faut, les risques du néo-impérialisme.
Il ne suffit pas, comme le fait Nicolas Baverez, de s'en prendre aux « corporatismes » du secteur public pour redresser la France. Nos services publics sont aussi un élément de notre compétitivité. Il faut remettre en cause la prépondérance de la finance et de la rente, redonner à la France le sentiment d'un grand dessein. De toute évidence, nous sommes à la veille d'une profonde crise européenne et mondiale. Les formules anciennes sont usées. Avec la mondialisation et l'élargissement, l'Europe est devenue de fait une grande zone de libre-échange.
Nicolas Baverez parle d'un repositionnement diplomatique et stratégique de notre pays. C'est d'abord en Europe qu'il faut repositionner politiquement la France. A 25, le fédéralisme est illusoire. Pour que l'Europe puisse tenir dans la compétition mondiale, il faut une stratégie autour du couple France-Allemagne. Or, on nous offre un Meccano institutionnel. Il est temps que les peuples prennent la parole. Le président de la République s'était engagé à soumettre le projet dit de constitution européenne à référendum populaire. Qu'il le fasse ! Quand nous aurons rétabli notre situation politique en Europe, nous pourrons nous repositionner dans le monde, un monde multipolaire qui ne saurait se réduire à l'alliance américaine.
La France a plus besoin d'un Etat stratège appuyé sur la confiance des citoyens et la mobilisation de ses atouts que d'une « thérapie de choc » libérale, dont on a vu ailleurs les résultats peu convaincants. Le déclin de notre pays est réversible, mais le modèle républicain offre plus de ressources pour l'enrayer que le recours, avec vingt ans de retard, à un thatcherisme à la française.
On aimerait entendre, à gauche, des discours argumentes pour répondre aussi bien au diagnostic acéré de Nicolas Baverez qu'à la médecine très critiquable qu'il propose. Mais, pour faire des propositions, encore faudrait-il avoir le courage de rechercher la vérité et de la dire. Il faudrait rompre avec le chemin suivi depuis 1983 ! C'est évidemment très difficile...
* Perrin, 12,50€ .
Nicolas Baverez, dans La France qui tombe*, dresse un constat clinique du déclin français, aussi bien pour les deux siècles écoulés que pour les « trente piteuses » , les trente dernières années qui les prolongent, après l'entracte des Trente Glorieuses (1945-1974) : épargne confisquée par l'Etat ou se plaçant à l'étranger ; préférence pour la rente ; insuffisance corrélative de l'investissement productif sur le territoire national ; croissance économique ralentie par rapport à nos principaux partenaires ; insuffisance du taux d'emploi de la population active (58% en France contre 75% aux Etats-Unis) ; faiblesse de notre tissu entrepreneurial; base industrielle en voie de liquidation (délocalisations industrielles, plans dits « sociaux » ) ; basculement des centres de décision vers l'étranger (Pechiney n'est qu'un exemple emblématique de la colonisation de notre tissu industriel) avec, à terme, d'inévitables conséquences sur la production et sur l'emploi; corrélation étroite entre un fort taux de chômage et les difficultés d'intégration des jeunes nés de l'immigration ; affaiblissement de notre recherche ; misère de notre enseignement supérieur; anémie graisseuse de l'Etat, de plus en plus incapable de se projeter dans le longterme et d'assurer les « risques systémiques » face auxquels le marché est démuni. Et quand l'Etat s'y essaye, sur le dossier Alstom par exemple, c'est pour encourir les foudres de la Commission de Bruxelles, gardienne de l'orthodoxie libérale. Ces traits ne sont pas seulement ceux de la France d'aujourd'hui. Ils appartiennent à la longue durée du « déclin français » .
Baverez critique, ajuste titre, la politique du franc fort, puis de l'euro fort, politique déflationniste poursuivie aveuglément par tous les gouvernements de gauche et de droite depuis 1983, rendue encore plus néfaste par toutes les mesures incitant au retrait du marché du travail ou à la réduction des heures travaillées. Le malthusianisme est tellement installé dans les têtes françaises, de droite comme de gauche, que notre croissance, depuis plus d'une génération, en a pris un coup. La productivité n'augmente qu'au ralenti. Un chômage de masse s'est installé et s'étend. Oui, la France est menacée de devenir un musée en même temps qu'un simple centre de distribution! Je ne puis non plus donner tort à Nicolas Baverez quand il reprend moult des propositions que j'ai faites pendant la dernière campagne présidentielle : réforme de l'Etat d'abord, conditionnée par une redéfinition de ses missions, desserrement des contraintes maastrichtiennes qui empêchent l'Europe de renouer avec la croissance, rattrapage de notre retard technologique, revalorisation du travail et du « site de production France » .
Cela dit, je ne suis pas d'accord avec les prescriptions essentielles contenues dans l'ordonnance du Dr Baverez. Et d'abord parce que je ne porte pas le même regard sur notre histoire : mon excellent professeur de philosophie, André Vergez, disait qu'on reconnaissait un homme de gauche d'un homme de droite en ce que l'un acceptait 1789, et l'autre pas. Là où Baverez croit discerner la source de tous nos maux depuis deux siècles dans la rupture radicale introduite par la Révolution française, je vois dans l'incomplétude de celle-ci l'explication de nos retards. C'est dans la peur panique de nos classes dirigeantes devant le peuple et le monde ouvrier, et la préférence des classes aisées pour la sécurité qu'il faut rechercher l'origine des politiques malthusiennes privilégiant la terre et la rente sur le travail et l'industrie, et cela du XIXe siècle à nos jours, à la brève exception des Trente Glorieuses.
Dans le modèle « citoyen » que Nicolas Baverez décrit abusivement comme « le face-à-face direct de l'Etat et du citoyen », je vois une force insuffisamment mobilisée, non seulement face aux corporatismes, mais surtout face aux comportements rentiers de nos élites économiques. Seul le renouveau du civisme et du modèle républicain peut permettre à la France de s'arracher au déclin. Le vrai défi est évidemment celui de la mondialisation dite « libérale » . Mieux vaudrait d'ailleurs dire, comme les Anglo-Saxons, le défi de la « globalisation » , car ce sont eux qui en fixent les règles. Depuis 1973, avec le flottement des monnaies, le dollar, monnaie incontestée du monde, jouit d'un privilège exorbitant. Maîtrisant la majorité des sociétés multinationales, les institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale), la puissance de coercition militaire à l'échelle planétaire, et plus encore toutes les capacités médiatiques de manipulation de l'opinion publique, les Etats-Unis gèrent habilement un libre-échange désormais étendu à la dimension du monde entier.
Ils peuvent se payer, depuis le début des années 80, une croissance au rythme double de celui de l'Europe et faire financer un déficit abyssal (500 milliards de dollars par an) par le travail et la peine de tous ceux qui, principalement en Asie orientale, acceptent de produire à bas coût et de se faire payer en dollars qu'ils convertiront ensuite en... bons du Trésor américain. Les Etats-Unis drainent 80 % de l'épargne mondiale et leur dette extérieure est le double de celle de tous les pays dits « envoie de développement » . Les dés sont donc pipés et Baverez, tout à sa charge contre le « déclin français » , finit par oublier que les déséquilibres financiers et géopolitiques créés par la politique américaine nous exposent à de graves secousses : récession économique européenne induite par la chute du dollar, fuite en avant dans la guerre au Moyen-Orient.
Dans le même temps, la pression déflationniste qu'exercent les pays à bas salaires et à monnaies sous-évaluées sur nos prix industriels entraîne l'érosion de notre tissu productif. C'est ainsi que ST Microelectronies, fleuron de notre filière électronique, veut quitter Rennes pour Singapour ou Delhi. Or, nous sommes impuissants à enrayer ces délocalisations, dès lors que nous avons accepté, au niveau européen, de faire la course avec deux handicaps, la Banque centrale européenne, toujours en retard d'une baisse des taux d'intérêt, et le pacte de stabilité budgétaire dont M. Prodi, qui le jugeait absurde il y a six mois, se fait aujourd'hui le gardien vigilant. Le PS ne dit rien là-dessus, sinon pour faire surenchère d'orthodoxie libérale et monétaire.
Quand Jacques Chirac a évoqué la nécessité d'assouplir le pacte de stabilité budgétaire, il est dommage qu'un seul socialiste l'ait soutenu... l'Allemand Gerhard Schröder. Il est donc temps que la gauche sache rompre avec l'orthodoxie maastrichtienne pour proposer les voies du redressement : une politique de change qui nous donne de l'air, la réforme des statuts de la Banque centrale européenne, une relance industrielle et technologique à travers la coopération des principaux pays européens, une politique de grands travaux européens financés par l'emprunt, etc. Il faut répondre à Nicolas Baverez par des propositions fortes.
Par rapport aux défis du XXIe siècle, la prétendue constitution européenne met complètement « à côté de la plaque » . On fait du Meccano institutionnel là où il faudrait un dessein stratégique. L'Europe à 25 sera une usine à gaz. On fait comme si la crise irakienne n'avait pas éclairé d'un jour cru la seule question qui vaille : Europe européenne ou Europe américaine ? Si nous voulons rééquilibrer le monde pour amener les Etats-Unis à changer de politique et organiser une « nouvelle donne » à l'échelle mondiale, il faut, évidemment, que l'Europe se donne les moyens d'exister face aux défis du nouveau siècle. Or, curieusement, on n'entend pas la gauche sur ce sujet. Pas davantage d'ailleurs Nicolas Baverez, qui ne semble voir l'avenir qu'à travers l'Amérique.
L'auteur a tort de se laisser aller à noircir le tableau en flétrissant notre diplomatie au prétexte de l'isolement diplomatique (sur l'Irak) et du risque de marginalisation. Il est franchement injuste de parler d' « Azïn court diplomatique » quand il reconnaît lui-même que la tentation impériale des néoconservateurs américains est vouée à l'échec dans la durée. Baverez semble croire qu'il était possible d'opposer au choix américain d'envahir l'Irak une politique alternative raisonnable. C'est se leurrer. Le président de la République a refusé, ajuste titre, d'associer la France à une guerre imbécile et injustifiable. Il faudrait que la gauche ait le courage d'avoir sur Chirac une longueur d'avance plutôt qu'une longueur de retard : qui ne voit, en effet, les risques immenses de fuite en avant que comporte la situation actuelle au Proche et au Moyen-Orient ?
En lisant Nicolas Baverez, je n'ai pas compris comment il pouvait reprendre les arguments du secrétaire d'Etat américain Donald Rumsfeld opposant à la « vieille Europe » (Allemagne et France) une « jeune Europe » (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, pays de l'Europe centrale et orientale) ralliée au libéralisme et au panache américain. Vision trop idéologique : économiquement et géographiquement, l'Europe, c'est d'abord la France et l'Allemagne, qui doivent s'appuyer sur la Russie si elles veulent pouvoir peser dans les affaires internationales. Il faut ensuite prendre la mesure du temps. La longue durée seule pourra démontrer le bien-fondé de la position française dans une crise internationale qui n'est pas derrière nous. Cette position a quand même évité que la guerre d'Irak n'apparaisse comme la guerre de l'Occident tout entier contre l'Islam ! Ce n'est pas un petit résultat ! Mais les difficultés restent devant nous. C'est pourquoi la France tout entière, y compris la gauche, doit se mobiliser pour refuser la perspective d'une guerre de civilisations.
La mondialisation des échanges est un défi dont il faut prendre la mesure véritable, qui est politique autant, sinon plus, qu'économique. C'est à en changer les règles que l'Europe peut contribuer. C'est pourquoi la division de l'Europe au moment de la crise irakienne n'a pas à être déplorée : elle est porteuse à terme de profonds changements dans les rapports de forces internationaux. Coller à la Grande-Bretagne n'eût servi à rien. La France doit tracer un autre chemin : celui d'une autre Europe, capable d'agir par elle-même dans les relations internationales. Avec les Etats-Unis, si c'est pour jeter les bases d'un nouveau New Deal à l'échelle planétaire et sortir les pays pauvres de leur misère ; mais aussi avec la Russie et la Chine pour contenir, s'il le faut, les risques du néo-impérialisme.
Il ne suffit pas, comme le fait Nicolas Baverez, de s'en prendre aux « corporatismes » du secteur public pour redresser la France. Nos services publics sont aussi un élément de notre compétitivité. Il faut remettre en cause la prépondérance de la finance et de la rente, redonner à la France le sentiment d'un grand dessein. De toute évidence, nous sommes à la veille d'une profonde crise européenne et mondiale. Les formules anciennes sont usées. Avec la mondialisation et l'élargissement, l'Europe est devenue de fait une grande zone de libre-échange.
Nicolas Baverez parle d'un repositionnement diplomatique et stratégique de notre pays. C'est d'abord en Europe qu'il faut repositionner politiquement la France. A 25, le fédéralisme est illusoire. Pour que l'Europe puisse tenir dans la compétition mondiale, il faut une stratégie autour du couple France-Allemagne. Or, on nous offre un Meccano institutionnel. Il est temps que les peuples prennent la parole. Le président de la République s'était engagé à soumettre le projet dit de constitution européenne à référendum populaire. Qu'il le fasse ! Quand nous aurons rétabli notre situation politique en Europe, nous pourrons nous repositionner dans le monde, un monde multipolaire qui ne saurait se réduire à l'alliance américaine.
La France a plus besoin d'un Etat stratège appuyé sur la confiance des citoyens et la mobilisation de ses atouts que d'une « thérapie de choc » libérale, dont on a vu ailleurs les résultats peu convaincants. Le déclin de notre pays est réversible, mais le modèle républicain offre plus de ressources pour l'enrayer que le recours, avec vingt ans de retard, à un thatcherisme à la française.
On aimerait entendre, à gauche, des discours argumentes pour répondre aussi bien au diagnostic acéré de Nicolas Baverez qu'à la médecine très critiquable qu'il propose. Mais, pour faire des propositions, encore faudrait-il avoir le courage de rechercher la vérité et de la dire. Il faudrait rompre avec le chemin suivi depuis 1983 ! C'est évidemment très difficile...
* Perrin, 12,50€ .