Lettre n°4 de l'Institut François Mitterrand, dossier "Le congrès d'Epinay", 20 juin 2003
Quand s’ouvre le congrès d’Epinay, aucune des composantes du Parti socialiste élargi à la C.I.R. n’est assurée de disposer d’une majorité. Les motions d’Alain Savary et de Jean Poperen (la gauche du N.P.S. d’Issy-les-Moulineaux) réunissent à elles deux 41 000 mandats environ, chiffre que n’atteint pas la réunion de la motion dite des "Bouches-du-Nord" (Pierre Mauroy et Gaston Defferre) et de celle des conventionnels (dite Mermaz-Pontillon).
Restait le C.E.R.E.S., dont les 7775 mandats (environ 8,5%) pouvaient être neutralisés ou décisifs selon le mode de désignation des dirigeants que retiendrait le congrès. Jean-Pierre Chevènement raconte, dans le texte qu’on va lire, comment, en quelques heures, ses rapports avec François Mitterrand, qui n’étaient jusque là que d’"amicale connivence", se changèrent en alliance politique pour donner au congrès d’Epinay une majorité imprévue. * * * Le Congrès se joua d’emblée, le samedi 12 juin, dans un débat sur les "structures" ou, si l’on préfère, les "statuts", c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur le mode de désignation des dirigeants du nouveau parti. Pierre Joxe, rapporteur au nom de la "Commission des structures", proposa de conserver l’élection du comité directeur au scrutin majoritaire, avec une illusoire protection des minorités. C’était le système de la SFIO depuis 1946. Avec ce système, qui autorisait le "tir au pigeons" et incitait les courants majoritaires à se fondre, le Ceres eût été à coup sûr marginalisé ; le point d’équilibre se serait trouvé entre Pierre Mauroy et Alain Savary. Cette proposition de Pierre Joxe nous fit voir combien nous étions loin d’occuper le centre du jeu dans l’esprit de François Mitterrand lui-même. Pierre Joxe présenta ensuite deux autres options "minoritaires" : la proportionnelle intégrale et la proportionnelle avec seuil, en évoquant deux chiffres,10 % ou 15 %, qui eussent tous deux relégué le Ceres, avec ses 8,5 %, dans les limbes. Là aussi nous sentîmes passer le vent du boulet. Trois orateurs furent désignés pour présenter chacune des options : Pierre Joxe pour le scrutin majoritaire, Dominique Taddéi pour la proportionnelle avec seuil et moi-même pour la proportionnelle dite intégrale, en fait avec un plancher très bas. Pierre Joxe se fit le chantre de l’unité du parti et de la lutte contre les tendances. Ce rôle de procureur lui allait à merveille. Au nom de la motion "Savary-Mollet ", Dominique Taddéi s’en prit au "statu quo" qui faisait de la désignation des membres du Comité directeur "un petit jeu hérité de la Foire du Trône" Au nom de la démocratie, il proposa d’instaurer la proportionnelle avec un plancher, dont il oublia de préciser à quel niveau il se situerait. Je plaidai naturellement pour la proportionnelle, en proposant qu’une minorité ne puisse obtenir de majorité qu’à partir d’un seuil de 5 %. [...] Un premier vote eut lieu où le Ceres joignit ses mandats à ceux de la coalition "Savary-Mollet-Poperen" pour repousser le statu-quo. Le scrutin majoritaire fut ainsi rejeté par 53.806 voix contre 35.407. Puis un second vote intervint entre la proposition de Dominique Taddéi (proportionnelle avec seuil à 10 % ou plus) et la mienne, ainsi libellée : "Les organismes de direction et d’exécution, à tous les degrés de l’organisation centrale, sont élus à la proportionnelle du nombre des mandats qui se sont portés sur les motions soumises au vote indicatif. Une liste de noms sera annexée à chacune de ces motions. Une minorité ne peut obtenir de représentation qu’à partir d’un seuil de 5 %". Claude Estier m’apporta le soutien des "conventionnels". 38.743 vois se portèrent sur le texte Taddéi et 51.221 sur le mien.[...] A la mi-journée de ce samedi 12 juin 1971, l’essentiel cependant restait à faire. Le choix d’une ligne politique était loin d’être réglé, mais nos cent délégués avaient compris le parti stratégique que le Ceres pouvait tirer de sa position. Entre eux et nous le courant passait ! Dans le débat général qui suivit, chacun exposa sa thèse. Claude Fuzier, avec talent, se plaça dans la perspective d’un accord politique avec le PCF, n’introduisant que pour mémoire à la fin de son intervention une touche réservée : "pas de capitulation sur la démocratie" ! Robert Pontillon, à l’inverse, fit miroiter la constitution d’un front démocrate et socialiste préalable à l’engagement d’une négociation avec le PCF d’un accord de gouvernement, afin de faire prévaloir la conception d’un socialisme "moderne". Jean Poperen présenta une version offensive des "garanties" qu’il convenait d’obtenir du parti communiste. Mais l’essentiel de son propos était ailleurs : il s’élevait contre l’idée d’une synthèse générale, d’une fausse unanimité et sommait le Ceres de dégager, avec la motion que lui-même, Jean Poperen, avait signée et le texte Savary-Mollet, "une majorité nettement orientée à gauche", faute de quoi, ajoutait-il, le Ceres ferait arbitres de la situation dans le parti, non pas lui-même mais les adversaires de la politique d’union de la gauche. Le trait était assassin et pouvait déstabiliser nos militants, car le risque n’était pas nul. Didier Motchane lui fit une réponse brillante : "Il s’agirait, paraît-il, d’orienter le parti à gauche, mais le parti est orienté à gauche depuis 1946 ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Indochine ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Algérie ! ...Le parti était orienté à gauche en 1969, quand il a fait le nécessaire pour soutenir la candidature de M. Poher ! on demande des garanties aux communistes ; mais, camarades, qui nous garantira ces garanties" ? Gaston Defferre, qui avait connu deux ans plus tôt une sévère déroute à 1’élection présidentielle, fit une déclaration intéressante : "Poser le problème des alliances avant de nous définir nous-mêmes, c’est mettre la charrue avant les bœufs ! Il faut d’abord que nous nous définissions nous-mêmes". C’était poser, comme nous le faisions, la question du "contenu de l’unité", bref s’engager dans la voie d’un programme de gouvernement socialiste préalable à une discussion avec le parti communiste. Louis Mermaz, distingua avec bon sens les divergences doctrinales entre les deux partis, qui n’avaient pas à être surmontées "puisqu’il ne s’agissait pas de faire un seul et même parti", et, par ailleurs "les garanties de fonctionnement de la démocratie socialiste qui devaient évidemment être partie intégrante d’un accord politique". Les délégués du Ceres, Noé de l’Essonne, Marc Wolff du Nord, Blanc de la Savoie et moi-même, fîmes voir qu’il n’y avait nulle contradiction mais au contraire étroite complémentarité entre l’ouverture sans préalable -mais non pas sans condition- d’une discussion ayant pour but la conclusion d’un accord de gouvernement et le renforcement du parti socialiste.[...] Dans la soirée du samedi, tout restait possible : une synthèse générale sur un texte mi-chèvre mi chou ou une majorité dite de gauche, telle que la proposait Jean Poperen, mais maintenant un dialogue idéologique préalable à tout accord politique. Sur le fond des choses -la négociation d’un accord de gouvernement- les choses n’avaient pas avancé et le Ceres restait isolé. Assez tard, François Mitterrand me fit savoir que j’étais invité à une petite réunion discrète dans un pavillon de chasse au cœur de la forêt voisine. J’y vins avec les chefs du Ceres, Sarre, Motchane et Guidoni. Peinant à retrouver notre chemin dans la forêt obscure, Motchane et moi nous nous perdîmes en route et n’arrivâmes que vers onze heures du soir. Il y avait là, dans une petite salle de restaurant réservée à notre usage, outre François Mitterrand et ses amis de la Convention : (Pierre Joxe, Claude Estier et Georges Dayan), Pierre Mauroy et les siens : Roger Fajardie, Robert et Marie-Jo Pontillon, et enfin Gaston Defferre.[...] Nous posâmes d’emblée nos conditions. Pour conclure un accord, il fallait que la motion finale mentionnât expressément l’objectif de la conclusion d’un programme de gouvernement avec le parti communiste. La question de l’unité donna lieu à quelques échanges filandreux. Gaston Defferre était d’humeur excellente. Il sentait enfin sa revanche sur Guy Mollet qui depuis des lustres l’avait encagé dans sa Fédération des Bouches-du-Rhône, le réduisant à l’état de perpétuel minoritaire. Pierre Mauroy, lui aussi, voyait briller sa chance de supplanter enfin à la tête du parti Alain Savary, que Guy Mollet lui avait injustement préféré. L’ambiance était joyeuse. Nous faisions connaissance. Il y avait dans tout cela un parfum de romanesque. Je mangeai de fort bon appétit des fraises à la crème, sous l’œil attendri de Gaston Defferre. Nous ne nous connaissions pas vraiment et de ce soir-là naquit une amitié qui ne s’est jamais relâchée par la suite. Minuit était passé depuis longtemps, quand, sur ma demande, François Mitterrand déclara confier à Didier Motchane et à Pierre Joxe le soin de rédiger un projet de "motion de synthèse".[...] Quand reprit le débat d’orientation dans la matinée du dimanche 13 juin, aucun accord n’était conclu sur le fond mais le bruit de la conjuration s’était répandu. Les délégués poperenistes agressaient les nôtres, accusés de "trahir" en s’alliant avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre.[...] Le débat faisait rage : après que Mauroy eut parlé, par grands moulinets et envolées lyriques, mais sans aborder concrètement la question, à nos yeux, centrale, de la conclusion d’un programme commun de gouvernement, ce fut le tour de François Mitterrand. Celui-ci se surpassa. Nouveau venu au parti socialiste, en quelques minutes il mit le Congrès dans sa poche. Dans une introduction inspirée mais, à maintes reprises, remplie d’ironie, François Mitterrand fit miroiter un parti de 200 000 adhérents, capable de "reconquérir le terrain perdu sur les communistes", puis se fit le chantre de la révolution par la rupture avec "toutes les puissances de l’Argent, l’Argent qui corrompt, l’Argent qui achète, l’Argent qui écrase, l’Argent qui tue, l’Argent qui ruine, l’Argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes". Le Congrès était transporté, mais c’est alors que vint l’essentiel : évoquant la motion Mermaz- Pontillon "avec les amendements choisis dans la Nièvre", François Mitterrand abattit son jeu, tel un avion fondant, en piqué, sur son objectif : "Le parti, dans son ensemble, accepte l’accord électoral en 1973 avec le parti communiste... Mais croyez-vous que vous pourrez aborder l’élection sans dire aux Français pour quoi faire ? Ce serait créer les conditions de l’échec... Le dialogue idéologique, il va résoudre quoi d’ici 1973 ? Le problème de deux philosophies, de deux modes de pensée, de deux conceptions de l’Homme dans la société" ? Ayant méthodiquement ridiculisé le concept du dialogue idéologique, qui était au cœur de la motion Savary-Mollet, il laissa enfin tomber sa conclusion : "Il n’y aura pas d’alliance électorale s’il n’y a pas programme électoral ! Il n’y aura pas de majorité commune s’il n’y a pas contrat de majorité ! Il n’y aura pas de gouvernement de gauche s’il n’y a pas de contrat de gouvernement" ! Nos délégués en croyaient à peine leurs oreilles. Guy Mollet, sentant le péril, faisait appeler à la tribune Augustin Laurent, encore maire de Lille et patron de la Fédération du Nord, son vieux complice qui, depuis les lendemains de la Libération, l’avait aidé à "tenir le parti". En vain : Augustin avait regagné Lille, poussé dans une voiture, sous un prétexte familial, par les amis de Pierre Mauroy. Celui-ci, dauphin désigné, avait gagné sa liberté de mouvement. Guy Mollet, intervenant après Georges Sarre, put bien pointer toutes les contradictions et les ambiguïtés de la coalition qui s’esquissait : "Je suis bien obligé de constater que le texte du Nord et des Bouches du Rhône pose des conditions préalables à la reprise du dialogue avec le parti communiste, qu’il renvoie à la décision d’un Conseil National spécialement convoqué..." "Et la motion Mermaz - dont, si j’ai bien compris, François Mitterrand a un texte différent de celui distribué dans les sections - ne parle-t-elle pas " d’autoriser les voies et moyens des futures discussions"... Minimisant, en revanche, les différences qui nous opposaient, Guy Mollet appela le Ceres à la synthèse, seul un accord politique sur le fonctionnement de la démocratie conditionnant désormais, selon lui, la recherche d’un accord de gouvernement. Et de mettre en garde contre "la confusion qui permettrait de remettre en cause immédiatement ou à terme l’orientation [de l’Union de la gauche] que le Congrès allait définir." Guy Mollet touchait juste : nos délégués ne croyaient pas que "les Bouches-du-Nord" pussent se convertir sincèrement à l’union de la gauche. La séance ayant été suspendue, la Commission des Résolutions se réunit aussitôt. C’était le moment de vérité du Congrès : François Mitterrand allait-il pouvoir faire avaler à ses alliés des "Bouches-du-Nord" la conclusion d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste ? Didier Motchane, qui n’avait pas encore eu de réponse à son projet de texte, s’isola avec Pierre Joxe sur un coin de table dans la petite salle où s’entassaient les quarante-cinq membres de la Commission des Résolutions. A droite, Guy Mollet, impérial, sûr de sa logique et de son droit, avec les siens rangés autour de lui, en ordre de bataille. En face de nous, Mitterrand, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion, les "Bouches-du-Nord" s’égaillant tout alentour du quadrilatère de tables dressé par Gilbert Bonnemaison, le maire d’Epinay, Deferre à gauche et Mauroy derrière François Mitterrand. Faisant face, le petit Ceres (quatre délégués), ramassé sur lui-même, guettait le moindre signe, prêt à bondir si ce qu’il voulait lui échappait. La Commission des Résolutions était le "Saint des Saints" du Congrès. Notre crainte était qu’elle ne débouchât sur une synthèse générale, qui nous eût marginalisés. Mais la palabre avait peine à s’élever au-dessus des généralités, François Mitterrand évoquant seulement "les différences de conception qui existaient dans le parti". Guy Mollet, alors, l’interrompit d’une question cinglante : "J’aimerais que François Mitterrand nous montre la motion qu’ont pu élaborer ensemble le Ceres, le Nord et les Bouches-du-Rhône..." Sans se départir de son calme, François Mitterrand lui répondit : "Elle est là" ! - Où cela ? "Dans ma poche !" rétorqua François Mitterrand en tapotant son veston. Nous étions médusés : Didier Motchane et Pierre Joxe, dans un coin, gribouillaient encore quelques rajouts à notre avant-projet, que François Mitterrand n’avait même pas lu. Ce mépris des textes, pour nous qui en avions la religion, nous surprenait : sans doute était-ce le fait d’un néophyte, qui ne comprenait pas la portée d’un texte d’orientation, engageant pour deux ans la vie du parti ? Sur cet échange sans précédent dans toute l’histoire des congrès socialistes, la Commission des Résolutions se sépara dans la stupeur et le désarroi. Nulle fumée blanche ne s’était échappée du conclave socialiste pour signaler la "synthèse", miracle de l’unité du parti toujours en train de se faire. Le Saint- Esprit n’était point descendu ce jour-là pour illuminer les esprits. Le bruit se répandit comme traînée de poudre sur les travées du Congrès qu’il allait falloir voter sur deux textes dont la confrontation n’avait pas eu lieu. Pour la première fois les socialistes étaient confrontés au Mystère. Dans le brouhaha, François Mitterrand n’ajouta qu’une seule phrase au projet de Didier Motchane : elle subordonnait l’engagement de la discussion d’un programme commun à l’élaboration préalable d’un programme socialiste dont un Conseil National extraordinaire déterminerait les termes début mars 1972. Les Bouches-du-Nord durent se contenter de la chute finale du texte : les communistes devaient s’engager dans l’accord "à apporter des réponses claires et publiques aux questions concernant la souveraineté nationale et les libertés démocratiques". Cela ne mangeait pas de pain. Ainsi, la Commission des Résolutions se séparait comme François Mitterrand allait l’indiquer au Congrès "sur deux conceptions des méthodes de direction et de gestion du parti" et sans même avoir débattu du fond. on ne refait pas les socialistes : leur culture rationaliste imposait que deux textes symbolisent cette cassure entre la vieille garde et la coalition hétéroclite qui s’était formée autour de François Mitterrand. Mais avant que les délégués des Fédérations partagent leurs mandats, il nous fallait réunir les délégués du Ceres, pour nous assurer qu’ils voteraient, comme un seul homme, la motion qu’allait présenter François Mitterrand. Ce texte était en réalité le nôtre : il reprenait l’essentiel de notre motion sur le contenu de l’unité et l’organisation du pouvoir effectif des travailleurs dans l’entreprise. Il indiquait surtout que "le dialogue avec le parti communiste ne devait pas être mené à partir des thèmes imprécis d’un débat idéologique, mais à partir des problèmes concrets d’un gouvernement ayant mission d’amorcer la transformation socialiste de la société française". Certains de nos délégués flairaient l’entourloupe. C’était trop beau pour être vrai. La mariée était trop belle. La peur d’être cocus inhibait les désirs de tous ceux qu’effrayait l’idée qu’ils pussent mêler leurs votes à ceux des "Bouches-du-Nord". Nous nous époumonâmes à leur expliquer que pendant deux ans, il n’y aurait pas, au Comité Directeur, de majorité sans nous et qu’il fallait croire à la dynamique que nous ne manquerions pas d’enclencher. Sentant le péril, François Mitterrand s’introduisit discrètement dans notre réunion de courant : pour beaucoup de nos délégués, c’était la première fois qu’ils le voyaient de près. S’excusant presque de son intrusion, il leur adressa des paroles comme toujours enjôleuses - ne symbolisait-il pas depuis six ans l’union de la gauche aux yeux des Français ? - puis il s’éclipsa sur la pointe des pieds, nous laissant le soin d’achever le travail. J’ignore ce que fit par ailleurs François Mitterrand pour convaincre les "Bouches du Nord" de voter le texte du Ceres, aux antipodes de celui qu’ils avaient défendu devant les militants. Même à cette époque-là, le pouvoir était un argument qui permettait de balayer tous les autres : en finir avec Guy Mollet n’était-il pas le vrai programme commun de la coalition que François Mitterrand avait su rassembler autour de lui ? Quand le Congrès reprit ses travaux, François Mitterrand puis Alain Savary présentèrent leurs textes respectifs. Si Guy Mollet avait été le rapporteur à la place d’Alain Savary, je suis sûr que, même en l’absence d’Augustin Laurent, il eût taillé en pièces cette coalition contre nature. Mais l’honnêteté d’Alain Savary lui fit commettre, coup sur coup, deux erreurs fatales : la première fut de présenter sa thèse inchangée : "Le dialogue avec le parti communiste doit être poursuivi. Il a pour but, par un approfondissement supplémentaire du débat, de créer les garanties nécessaires pour l’ouverture de la discussion d’un programme commun de gouvernement". Face à la mobilité tactique et stratégique de François Mitterrand, c’était l’immobilité d’un général sans imagination, retranché sur ses positions : "L’Union de la gauche, déclara-t-il, n’est pas un jeu de saute-moutons". Et de flétrir "le baiser Lamourette entre le Ceres et Gaston Defferre". Celui-ci, piqué au vif, proposa une synthèse générale, mais Alain Savary rejeta cette proposition, que Roger Quillot avait réitérée. Ce fut sa seconde erreur : figé dans la position du "Juste", Alain Savary campa sur son texte : "Camarades, si à l’issue de cette soirée, il y a des dupes, eh bien, pour une fois, nous pourrons dire que nous n’en serons pas" ! Et parlant déjà au passé : "Camarades, dans cette affaire, nous n’avons pas joué ! Nous n’avons pas joué avec le parti ! Nous n’avons pas joué avec le problème de l’union de la gauche ! Nous n’avons pas joué avec le socialisme" ! Et, après que Pierre Mauroy et François Mitterrand -sans doute pour ne pas s’isoler- se furent ralliés à la proposition d’une synthèse générale, Alain Savary trancha définitivement le nœud gordien du socialisme : "il faut sortir avec des positions claires ! Les conditions dans lesquelles l’unanimité serait acquise sont de nature à jeter la plus parfaite confusion dans les esprits" ! Les chefs du Ceres poussèrent alors un "ouf" de soulagement. Il se faisait tard. on passa rapidement au vote. Celui-ci restait incertain, tant les esprits des délégués étaient troublés par cette division imprévue et par le caractère surréaliste de la coalition hétérogène qui s’était formée, sur la base du texte "le plus à gauche" sur lequel le parti eût jamais eu à se prononcer. Le coup passa très près : le texte Mitterrand obtenait 43 926 voix et celui d’Alain Savary 41 757. Il y avait 3925 abstentions et 1028 absents. Il est clair que la fraction la plus anticommuniste du parti s’était finalement dérobée, refusant de voter un texte si manifestement contraire à sa pensée. Il eût suffi de peu de choses, au total, pour inverser le résultat ! François Mitterrand devenait ainsi le patron du parti et nos sorts désormais étaient liés. J’en éprouvai un certain tremblement. Alors que le Congrès commençait à se dissiper dans la nuit, je sentis une main se poser sur mon épaule : c’était François Mitterrand : "Vous et vos amis, me dit-il, ne serez pas déçus. Je ne vous tromperai pas." ---------- Institut François Mitterrand
Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 20 Juin 2003 à 14:21
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par Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 7 avril 2003
J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Les troupes américaines peuvent occuper Bagdad, M. Bush n'en est pas moins dans l'impasse. Il voulait installer un gouvernement à sa main en Irak, mais les Irakiens n'accueillent pas les Américains en libérateurs. M. Bush s'est trompé d'époque.
Pour l'emporter à moindres frais, le commandement militaire américain a décidé de recourir à des frappes aériennes massives et écrasantes comme pendant la première guerre du Golfe où, prévues initialement pour durer deux semaines, elles furent prolongées quarante jours. Le rythme actuel, près de mille sorties aériennes par jour, a retrouvé le rythme quotidien de janvier-février 1991. Le prix de cette guerre en vies humaines, militaires et civiles est insoutenable. L'opinion publique mondiale peut-elle accepter un tel massacre d'innocents pour un objectif (un changement de régime) à la fois déraisonnable et illégal ? Certes, l'abaissement de la conscience occidentale par le conditionnement médiatique a déjà fait ses preuves en des circonstances similaires. Mais le résultat de cette politique du mépris sera le triomphe de l'islamo-nationalisme en Irak et dans le monde arabo-musulman, c'est-à-dire la fusion de deux courants idéologiques jusqu'alors opposés. Cette guerre, qui apparaît comme une guerre de recolonisation, débouchera inévitablement sur une guerre de libération nationale. Aucun gouvernement irakien légitime ne pourra se maintenir à l'ombre des chars américains. J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Certes, elle paraît impensable aujourd'hui dans la psychologie des dirigeants américains. Elle n'en est pas moins inévitable à terme, car pour les Etats-Unis, la victoire militaire a déjà perdu toute signification politique rationnelle. Face aux torrents de haine et de ressentiment que la guerre aura fait couler, une victoire sur le terrain ne s'intègre déjà plus à aucune stratégie politique sensée pour l'"après-guerre", qu'il s'agisse de la mise sous administration américaine du pays (thèse Rumsfeld) ou de l'installation d'un gouvernement provisoire qui apparaîtra inévitablement comme un gouvernement fantoche. L'administration Bush voudra aller jusqu'au bout de son entreprise d'occupation. Tant que durera la guerre, le devoir de l'ONU et de la France en son sein serait d'obtenir au moins des cessez-le-feu partiels pour permettre l'acheminement de l'aide humanitaire sous l'égide de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ensuite, il faudra oeuvrer au rétablissement de la souveraineté de l'Irak. Je vois la crainte qui s'empare de bon nombre de nos élites bien-pensantes à l'idée que "le gendarme du monde", comme dit Alain Madelin, s'est engagé dans une impasse. Nous sommes tellement habitués, depuis l'effondrement de la France en 1940, à vivre - si l'on excepte la parenthèse gaulliste - dans un monde que d'autres dominent, qu'une sorte de vertige saisit tous ceux pour qui l'Empire était devenu "l'horizon indépassable de notre temps". M. Schaüble, l'un des responsables de la CDU allemande, n'exprime pas une autre idée quand il écrit : "Nous, Européens et Américains, sommes des nantis à l'échelle du monde." En concevant "l'Europe comme un élément de limitation de l'hégémonie américaine... nous scierions la branche sur laquelle nous sommes assis". Une partie des élites européennes est évidemment incapable de penser un monde réellement multipolaire, à la fois rééquilibré et plus juste, et en définitive une Europe qui soit autre chose que la banlieue de l'empire américain. Ces "élites" n'ont pas pris conscience de l'échec inévitable du projet de l'administration Bush : installer durablement à Bagdad un régime proaméricain. Si le monde incertain dans lequel nous vivons a besoin d'un gendarme, que se passe-t-il quand ce gendarme est pris d'un coup de folie ? Première réponse : il va falloir veiller nous-mêmes à notre sécurité. Ce premier défi implique de la part des Européens un effort de défense accru, si possible coordonné, de façon à assurer la paix au moins sur notre continent. Deuxième réponse : il faut ramener le gendarme américain au respect de la discipline collective telle que peut seul l'exprimer le Conseil de sécurité, dans l'intérêt du monde tout entier, et d'ailleurs des Etats-Unis eux-mêmes. Mais, pour que l'ONU joue son rôle, encore faut-il qu'elle ne se laisse pas instrumenter à l'avenir comme ce fut le cas dans le passé par les Etats-Unis. Ainsi la première guerre du Golfe a si visiblement excédé l'objectif fixé par l'ONU que M. Perez de Cuellar, devant la destruction des infrastructures de l'Irak, s'était cru obligé de préciser, en février 1991, que "cette guerre n'était pas une guerre des Nations unies". Qui ne voit aussi que la prolongation des sanctions qui, douze années durant, ont frappé le peuple irakien, faisait la part trop belle à la volonté des Etats-Unis de mettre définitivement l'Irak hors jeu ? L'ONU a couvert du sceau de la légalité internationale une politique génocidaire. Le 12 mai 1996, lors d'une émission télévisée de CBS, à une question d'un journaliste, Wesley Stahl, qui l'interrogeait sur la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, "plus qu'à Hiroshima", Mme Albright répondait : "Il s'agit là d'un choix très difficile... mais le prix en vaut la peine." Il a fallu que les Etats-Unis poussent encore plus loin leurs exigences, en demandant une résolution autorisant une guerre "préventive", pour que le Conseil de sécurité, et en son sein la France, l'Allemagne et la Russie, aient le courage de regimber, et de ne plus se laisser instrumenter. L'avenir leur donnera raison. Une réelle multipolarité du monde implique que l'accord entre Paris, Berlin et Moscou se maintienne, au sein du Conseil, et même se renforce. Je suis convaincu que beaucoup d'autres pays peuvent s'y joindre dès lors que l'objectif clairement affirmé sera le rétablissement de la souveraineté et de l'intégrité de l'Irak. La levée des sanctions doit permettre au peuple irakien, à nouveau maître de ses richesses, de les utiliser pour sa reconstruction et son développement. C'est là le rôle qui incombe à l'ONU. Il faut pour cela des principes et du courage. Le président de la République, depuis septembre 2002, n'en a pas manqué. Il aurait tout à perdre à écouter la voix des sirènes qui lui conseillent aujourd'hui de se fondre dans une absence épaisse. Décrire la guerre actuelle en Irak non pas comme une violation du droit mais comme un conflit entre la "démocratie" et la "dictature", comme M. Raffarin a donné le sentiment de le faire, méconnaît l'enjeu réel de la guerre : celui de la légalité internationale, et affaiblit donc sur le fond la position de la France. Cette guerre a été pensée par les stratèges du Pentagone comme une guerre pour la domination mondiale à travers l'occupation de l'Irak et le contrôle du Moyen-Orient. Ce dessein n'a aucune chance de se réaliser dans la durée. Il faudra beaucoup de courage à la France pour maintenir son cap et aider l'Irak à rétablir sa souveraineté. Il lui faudra aussi beaucoup d'intelligence, car nous devrons aider les Etats-Unis à revisiter profondément leur rapport avec "le reste du monde". L'administration Bush est le produit ultime d'une réaction excessive à la contre-culture des années 1970. Parce que j'ai confiance dans la tradition démocratique du peuple américain, je ne doute pas que les valeurs de progrès et de coopération multilatérale qui furent celles du New Deal finiront par reprendre le dessus. Cela ne se fera pas en un jour. Il est temps, pour la France, d'intégrer dans une vision longue un combat diplomatique méritoire. C'est ainsi seulement qu'il prendra tout son sens dans l'histoire. par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 21 mars 2003
Ainsi George Bush, n'ayant pu obtenir la majorité au Conseil de sécurité pour l'autoriser, a déclenché la "guerre préventive" qu'il avait décidée contre l'Irak. Celle-ci ne porte pas seulement atteinte à la légalité internationale. Elle va ouvrir une ère de profonde déstabilisation.
Le corps expéditionnaire américain a été dimensionné pour occuper Bagdad après la première phase aérienne, dite "Choc et effroi". Il y restera sans doute longtemps. Mais il se pourrait bien qu'à Bagdad commence la remise en cause de l'hégémonie américaine sur le monde, telle qu'elle avait été proclamée, il y a très exactement douze ans, par George Bush père, annonçant, le 2 mars 1991, un "nouvel ordre mondial" aux couleurs de l'Amérique : "Le syndrome du Vietnam a été enterré, déclarait-il, pour toujours dans les sables de l'Arabie." Ce "nouvel ordre mondial" déroule en effet son implacable logique : après la relégation de l'Irak "au stade de pays préindustriel" annoncé par James Baker en 1990, et réalisée depuis douze ans par la guerre et l'embargo, c'est maintenant la Mésopotamie qui va être occupée. Mieux qu'à partir de l'Arabie saoudite, c'est de là que les Etats-Unis entendent pouvoir contrôler le Moyen-Orient et ses richesses pétrolières. C'est le moyen d'assurer durablement, croient-ils, leur hégémonie sur le reste du monde. Ce néoimpérialisme est-il bien raisonnable ? Saddam sera balayé. On découvrira rapidement que là n'était pas le problème principal. Demain, l'armée américaine sera à Bagdad. C'est alors que les difficultés vont commencer. La guerre sera ravageuse pour les populations. Des milliers d'innocents vont périr. L'exode sera le lot des chrétiens et sans doute de beaucoup d'autres, si l'armée américaine ne parvient pas à maintenir l'ordre. Après Saddam, l'islamo-nationalisme sera maître des âmes, en Irak mais sans doute aussi ailleurs. Combien de temps faudra-t-il pour qu'il devienne maître du terrain ? La première guerre du Golfe a enfanté d'al-Qaida. La seconde donnera des ailes au terrorisme. La Turquie ne tolérera pas un Kurdistan autonome. Ce n'est pas par hasard qu'elle refuse le passage des troupes américaines. Elle ne veut surtout pas que le Kurdistan irakien autonome puisse s'étendre aux champs pétrolifères de Kirkouk et de Mossoul. Al-Ansar et les fondamentalistes du Kurdistan irakien appuyés sur l'Iran risquent d'avoir de beaux jours devant eux. Le Sud chiite voudra rappeler qu'il est majoritaire en Irak. Les Iraniens, là encore, ne seront pas aux abonnés absents. En Jordanie et en Palestine, la dynastie bédouine risque de faire les frais de la politique d'Ariel Sharon. Enfin, la dimension de l'opinion publique mondiale, constamment sous-estimée par l'Administration américaine, va se révéler dans toute sa force. Les Etats-Unis ne sont pas, comme en 1990-91, à la tête d'une coalition quasi-universelle. Ils n'ont pas le monde à leur botte. L'Occident n'est pas identifié aux Etats-Unis. Un môle de raison et de modération s'est construit entre Paris, Berlin et Moscou qui peut éviter une guerre des civilisations. Il est juste de reconnaître que c'est en grande partie à la fermeté tranquille de Jacques Chirac qu'on le doit. L'intoxication dans les médias devrait, en théorie, le céder à une information plus objective. Face à l'Eurasie, l'Amérique est une île. Est-ce un hasard si, ayant pris le parti de la guerre unilatérale, elle n'a été rejointe pour l'essentiel que par les gouvernements d'autres îles ? Les îles Britanniques, l'île-continent qu'est l'Australie, la presqu'île qu'est la péninsule ibérique, et du bout des lèvres, le Japon. Comment mieux décrire le rétrécissement de son aire d'influence directe (et je ne mentionne pas les opinions publiques hostiles, en Espagne et même en Grande-Bretagne) ? Il est difficile de dire si la coalition de la paix pourra se maintenir ou si, au contraire, les Etats-Unis sauront faire éclater le front qu'ils ont dressé contre eux. "Depuis que je sais ce qu'est une coalition, disait Foch, j'admire beaucoup moins Napoléon." Observons cependant qu'en voulant s'installer en Mésopotamie, au coeur de l'Eurasie, les Etats-Unis ont déjà réussi à inquiéter ses principales composantes géopolitiques : l'Europe, la Russie, la Chine et même l'Inde, sans parler bien sûr du monde musulman. Deux scénarios s'offrent à nous : Ou bien, par une rapide victoire militaire en Irak et surtout par une complète réorientation de leur position sur la Palestine, les Etats-Unis parviennent à retourner rapidement en leur faveur l'opinion publique mondiale. La Bourse repart. Le dollar se reprend. Probabilité faible. Ou bien, plus sûrement, l'enlisement se dessine au bout de quelques semaines, en Irak, en Palestine, dans le Golfe, dans les profondeurs du monde arabo-musulman. George Bush, à un an de l'élection présidentielle, ne semble pas en mesure d'imposer une paix juste entre les Palestiniens et Israël. Des régimes vacillent. L'opinion publique mondiale se cabre, si les victimes civiles de la guerre apparaissent trop nombreuses et si l'exode des populations se précipite. C'est à l'ONU qu'il appartiendra alors de se réunir à nouveau, comme l'a rappelé le président de la République. Les Etats-Unis, très vite, auront besoin d'elle. La France, fidèle à ses principes, a tout à gagner à rester ferme sur ses positions. Le temps joue pour elle, contrairement aux apparences immédiates. Certes, le pronostic militaire à court terme est plutôt favorable aux Etats-Unis mais, à long terme, c'est beaucoup moins sûr. Les dérapages de tous ordres, presque inévitables dans le chaudron moyen-oriental, ouvriront la voie d'un monde durablement déséquilibré et disputé. Il faudra non seulement revenir devant l'ONU mais aussi penser les réformes profondes dont le monde a besoin : c'est tout le mécanisme de la globalisation financière qui est aujourd'hui en cause. Il est absurde que 80% de l'épargne mondiale soit drainée par les Etats-Unis pour éponger leur déficit. Bien sûr, un choc pétrolier peut rebattre les cartes, comme en 1973-74, au détriment de l'Europe, du Japon et de la Chine. Mais le même scénario ne peut être indéfiniment reproduit. Il vaudrait mieux chercher dans une profonde réforme des institutions financières internationales le ressort d'un modèle de développement plus soucieux des équilibres à long terme de l'humanité. Ce scénario n'a de chance de voir le jour qu'avec une Administration démocrate aux Etats-Unis, ressourcée dans les valeurs du New Deal. Il faudrait donc attendre au moins 2005 pour cela. Aujourd'hui, il me semble que la diplomatie française doit multiplier les contacts pour maintenir, dans la période qui s'ouvre, la coalition de la paix qui s'était formée dans l'avant-guerre et ramener les Etats-Unis à composition, dans le cadre multilatéral duquel ils ont voulu se soustraire. Nous serons peut-être alors entrés, sans le savoir, dans un monde réellement multipolaire. Bien sûr, l'Amérique et l'Europe devront toujours coopérer étroitement à l'avenir, mais dans un rapport plus équilibré. Pour cela, l'Europe devra se souvenir qu'elle ne peut peser que si elle est une et non pas deux : bref que si Paris et Berlin peuvent aussi compter sur Moscou. Pour la construction européenne, la guerre d'Irak sonne le glas d'un Meccano institutionnel abstrait. On ne pourra plus déconnecter la construction européenne de son contenu. Or c'est bien la question du rapport à l'Amérique qui est le vrai discriminant. C'est pourquoi, contrairement à une opinion répandue, Jacques Chirac a eu raison, selon moi, de tancer quelque peu les candidats à l'adhésion qui n'ont vu dans l'Europe qu'un grand marché, et non pas le projet politique d'un continent s'appartenant lui-même. L'événement a éclairé d'une lumière saisissante l'actualité et la nécessité de ce que, dans le jargon européen, on appelle "coopération renforcée" et d'abord, bien sûr, entre l'Allemagne et la France. Les conditions mûrissent pour que, sous la pression de leur opinion publique, d'autres pays rejoignent cette "Europe européenne" évoquée jadis par le général de Gaulle, seuls capables de faire reculer le spectre d'une guerre des civilisations. En inscrivant la politique de la France dans une vision longue, le président de la République permet aux Français de se rassembler sur une position de raison et sur les valeurs de la citoyenneté, essentielles à la cohésion nationale. Il rend également service à l'Occident, et à bien y réfléchir, aux Etats-Unis eux-mêmes, qui n'ont pas les moyens d'être durablement un empire et qu'il faudra aider à devenir simplement la grande nation qu'ils sont. Loin de tout antiaméricanisme, il appartient à la France, pays de mesure et de modération, d'y oeuvrer avec sang-froid et persévérance. L'opinion américaine est loin d'être rassemblée derrière George Bush et il faut faire confiance à la tradition démocratique des Etats-Unis pour que ceux-ci en viennent à une conception plus raisonnable de l'ordre international. Comme toujours, la guerre va accélérer l'inévitable. Le monde ancien vacille. Un monde nouveau va naître.
par Jean-Pierre Chevènement, Libération, 6 mars 2003
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