par Jean-Pierre Chevènement, Libération, 25 mai 2004.


A moins de sacrifier le volet social, il est temps d’imaginer un grand plan de relance économique à l’échelle européenne, au contraire de ce que prévoit la pseudo-« Constitution » . Les premiers sondages concernant les élections européennes du 13 juin prochain montrent qu’avec le nouveau mode de scrutin régionalisé, où il faut réunir environ 7 % des voix pour obtenir un élu au Parlement de Strasbourg, les forces émergentes ou les petits partis sont impitoyablement laminés, comme ils le sont déjà, à travers la répartition des financements publics et des temps d’antenne à la télévision. C’est ainsi que crédité de 5 % des voix par un sondage récent, le MRC ne pourrait avoir un seul élu. La France sera donc essentiellement représentée par des députés UMP, PS et UDF, tous ardents soutiens du projet dit de « Constitution européenne ». Un brelan de députés lepénistes incarnera l’opposition-repoussoir à l’Europe maastrichtienne, dont 49 % des Français, il y a douze ans, ne voulaient pas. Plus que jamais, le système sera ainsi verrouillé.

De la pseudo-« Constitution européenne » qui, conclue entre vingt-cinq peuples, ne pourra avoir d’autre valeur que celle d’un traité, il sera peu question dans la campagne . Et pour cause ! Elle n’a pas encore été adoptée. Par un subterfuge qui en dit long sur la sorte de « démocratie » qui prévaut en Europe, la date de la conférence intergouvernementale préposée à son adoption a été repoussée au lendemain de l’élection européenne elle-même, les 17 et 18 juin prochains. Or, si ce projet dit de Constitution peut comporter certaines dispositions utiles comme l’institution d’une présidence stable pour l’Union, il constitue, pour l’essentiel, non pas un simple « contenant », qui permettrait ensuite de faire évoluer son « contenu », en pesant de l’intérieur pour une Europe plus sociale, plus autonome, etc., mais une véritable « Constitution libérale » qui prédétermine le contenu des politiques, en les soumettant au « principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre », formule déjà employée par le traité de Maastricht et répétée à satiété (articles III 69 et III 70 notamment). C’est sur cette disposition que s’appuient ainsi la Commission européenne et particulièrement M. Monti pour empêcher l’Etat d’assurer le sauvetage d’Alstom. Bruxelles préfère livrer cette entreprise à Siemens et ériger ainsi ú ô paradoxe ! ú un monopole, au nom de « la concurrence » !

Le projet dit de « Constitution européenne » perpétue, par ailleurs, les critères de Maastricht et le pacte de stabilité budgétaire, asphyxiants pour la croissance. Il institutionnalise le pouvoir exorbitant d’une banque centrale indépendante dont la politique monétaire frileuse a contribué à l’immobilité, depuis trois ans, de l’économie européenne. C’est pourquoi il est tout à fait hypocrite de prétendre faire approuver cette Constitution, en brandissant le drapeau de « l’Europe sociale », comme le fait le PS. Michel Rocard sait bien qu’il ne dit pas la vérité quand il écrit : « Il y a des gens qui croient que l’Europe est libérale, parce qu’elle l’a choisi. Mais pas du tout, ce sont nos électeurs dans chaque pays, qui se sont ralliés à cette philosophie folle, selon laquelle on n’a pas besoin d’Etat, de services publics, de Sécurité sociale. » Michel Rocard a-t-il oublié qu’en 1999, douze gouvernements sur quinze au sein de l’Union européenne étaient des gouvernements sociaux-démocrates ? On peut être sûr que le projet de fixation d’un salaire minimum commun, évoqué par François Hollande, se heurtera à de fortes réticences des dix pays nouveaux adhérents (les PECO), qui n’entendent pas perdre leur avantage comparatif principal, qui réside dans le bas niveau de leurs salaires. On n’en finirait plus de compter, hélas, depuis vingt ans, les « chartes sociales » qui ont accompagné la construction d’une Europe fondée sur la concurrence : ces documents n’ont permis aucune avancée sociale. Ils ont même autorisé quelques reculs : ainsi pour le travail de nuit des femmes, au nom du principe d’égalité. On peut être sûr, de la même manière, que l’intégration au traité de la « Charte des droits fondamentaux » conduira à une judiciarisation qui se fera au détriment des Parlements : la jurisprudence européenne se substituera à la volonté des peuples.

Sur tous ces points ú sauf peut-être le dernier ú, le MRC et le PCF partageaient le même point de vue critique. Il est clair cependant que les divergences sur la citoyenneté, comme équilibre de droits et de devoirs, sur la République et sur la nation, et par conséquent sur la construction de l’Europe comme union de nations, le cas échéant à géométrie variable, sur un projet d’indépendance partagée, n’ont pas permis la conclusion d’un accord. La direction du PCF a préféré un mini-arrangement avec la gauche dite « mouvementiste », notamment en Ile-de-France, sur le modèle de la liste « Bouge l’Europe ! » de 1999. La « Charte citoyenne pour une autre Europe » proposée par le PCF juxtapose les voeux pieux mais ne porte aucun projet conséquent de redressement de la construction européenne. Elle s’inscrit dans une logique fédéraliste.

Dans le même temps, le PS qui, de concert avec les Verts, soutient le projet dit de « Constitution européenne », appelle à « voter utile », c’est-à-dire contre le gouvernement, renouvelant la manoeuvre réussie des élections régionales, et contribuant à vider encore un peu plus le débat politique de tout contenu.

Dans ce théâtre d’ombres, on ne s’étonnera pas de voir l’UMP prendre le contre-pied des positions affirmées par le président de la République, pour réclamer un référendum sur la pseudo-« Constitution européenne » et pour refuser l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Pour compléter le tableau, on voit s’affronter, en un combat fratricide, deux listes souverainistes dont les leaders, MM. de Villiers et Pasqua, se sont abstenus de concourir à l’élection directive, la présidentielle.

Dans ces conditions le Mouvement républicain et citoyen refuse de participer à un simulacre, sans nullement renoncer au combat. Il se mobilisera pour obtenir un référendum sur le projet dit de « Constitution européenne ». L’Elysée a fait savoir que le moment n’était pas encore venu de trancher entre la voie parlementaire et la voie référendaire. Mais le chef de l’Etat s’était engagé à recourir au référendum. Il aurait mauvaise grâce à le refuser, alors que pratiquement toutes les formations représentées au Parlement ou non le lui réclament.

Un non au référendum n’aurait pas d’autre conséquence que de nous ramener au traité de Nice. Celui-ci rend plus difficile, paraît-il, la formation de majorités au sein du Conseil. Mais est-ce réellement un inconvénient ? Le système dit de la « pondération démographique », proposé par M. Giscard d’Estaing, crée un déséquilibre bien supérieur au poids relatif de chacun au sein de l’Union, par la combinaison des majorités possibles au sein du Conseil. Cette « idée de polytechnicien » crée un tel déséquilibre entre l’Allemagne et la France (encore une fois bien supérieur au rapport des populations) qu’on peut se demander si le couple franco-allemand, pourtant indispensable, pourrait, à la longue, y résister. Quant à l’adhésion de la Turquie, souhaitable si l’Europe reste une « union de nations », elle ferait, avec ses soixante-quinze millions d’habitants, exploser le système des votes à la majorité qualifiée.

Le retour au traité de Nice ú pour lequel je n’ai pourtant pas voté ú obligerait la construction européenne à se développer à géométrie variable, sur la base de coopérations renforcées dans les domaines essentiels pour l’affirmation d’un acteur stratégique en Europe (monnaie, défense, politique industrielle, recherche, fiscalité). Seule une coopération intergouvernementale « à la carte » peut permettre le contournement d’institutions européennes à la fois pléthoriques et opaques.

Dès maintenant s’impose, au sein de la zone euro, une complète réforme de l’architecture mise en place par le traité de Maastricht. L’assouplissement du pacte de stabilité budgétaire, par la non-prise en compte des dépenses d’investissement (grands travaux d’infrastructure, recherche notamment) doit permettre une relance urgente. Les coupes budgétaires opérées par M. Sarkozy se font à contre-emploi. Il est temps d’imaginer un grand plan de relance à l’échelle européenne, bref de faire le contraire de ce que prévoit la pseudo-« Constitution européenne ». Il n’y aura pas d’« Europe sociale » sans cela.

Les prochaines élections européennes ne permettront en rien le redressement d’un processus qui revêt désormais les apparences de la fatalité. Seuls les enjeux intérieurs compteront, aux yeux du PS, de l’UMP et de l’UDF qui sur le fond, c’est-à-dire la pseudo-« Constitution », sont, pour l’essentiel, d’accord.

C’est pourquoi le « non » au référendum sur le traité dit « constitutionnel » permettra seul d’ouvrir à nouveau l’horizon et de refonder la construction de l’Europe dans la démocratie des nations, à l’aune des défis de la globalisation.

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 25 Mai 2004 à 10:51 | Permalien

Je remercie les électrices et les électeurs qui se sont portés sur mon nom pour affirmer la nécessité d’une refondation républicaine pour le renouveau de la France.


Mots-clés : 2002

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 21 Avril 2004 à 22:00 | Permalien

Par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, 13 octobre 2003
Le débat autour de "la France qui tombe" est pertinent. Il est grand temps que la gauche y réponde par des propositions fortes.


La question du déclin agite la droite française. On voit bien quel en est l'enjeu : au pragmatisme du chef de l'Etat et à un gouvernement taxé d'immobilisme, une droite libérale radicale oppose, non seulement le diagnostic du déclin, mais surtout une ordonnance à la Thatcher. La gauche aurait pourtant tort de ne pas se poser, elle aussi, la question du « déclin français » , guère contestable hélas. Ne serait-ce que pour y apporter ses propres réponses.

Nicolas Baverez, dans La France qui tombe*, dresse un constat clinique du déclin français, aussi bien pour les deux siècles écoulés que pour les « trente piteuses » , les trente dernières années qui les prolongent, après l'entracte des Trente Glorieuses (1945-1974) : épargne confisquée par l'Etat ou se plaçant à l'étranger ; préférence pour la rente ; insuffisance corrélative de l'investissement productif sur le territoire national ; croissance économique ralentie par rapport à nos principaux partenaires ; insuffisance du taux d'emploi de la population active (58% en France contre 75% aux Etats-Unis) ; faiblesse de notre tissu entrepreneurial; base industrielle en voie de liquidation (délocalisations industrielles, plans dits « sociaux » ) ; basculement des centres de décision vers l'étranger (Pechiney n'est qu'un exemple emblématique de la colonisation de notre tissu industriel) avec, à terme, d'inévitables conséquences sur la production et sur l'emploi; corrélation étroite entre un fort taux de chômage et les difficultés d'intégration des jeunes nés de l'immigration ; affaiblissement de notre recherche ; misère de notre enseignement supérieur; anémie graisseuse de l'Etat, de plus en plus incapable de se projeter dans le longterme et d'assurer les « risques systémiques » face auxquels le marché est démuni. Et quand l'Etat s'y essaye, sur le dossier Alstom par exemple, c'est pour encourir les foudres de la Commission de Bruxelles, gardienne de l'orthodoxie libérale. Ces traits ne sont pas seulement ceux de la France d'aujourd'hui. Ils appartiennent à la longue durée du « déclin français » .

Baverez critique, ajuste titre, la politique du franc fort, puis de l'euro fort, politique déflationniste poursuivie aveuglément par tous les gouvernements de gauche et de droite depuis 1983, rendue encore plus néfaste par toutes les mesures incitant au retrait du marché du travail ou à la réduction des heures travaillées. Le malthusianisme est tellement installé dans les têtes françaises, de droite comme de gauche, que notre croissance, depuis plus d'une génération, en a pris un coup. La productivité n'augmente qu'au ralenti. Un chômage de masse s'est installé et s'étend. Oui, la France est menacée de devenir un musée en même temps qu'un simple centre de distribution! Je ne puis non plus donner tort à Nicolas Baverez quand il reprend moult des propositions que j'ai faites pendant la dernière campagne présidentielle : réforme de l'Etat d'abord, conditionnée par une redéfinition de ses missions, desserrement des contraintes maastrichtiennes qui empêchent l'Europe de renouer avec la croissance, rattrapage de notre retard technologique, revalorisation du travail et du « site de production France » .

Cela dit, je ne suis pas d'accord avec les prescriptions essentielles contenues dans l'ordonnance du Dr Baverez. Et d'abord parce que je ne porte pas le même regard sur notre histoire : mon excellent professeur de philosophie, André Vergez, disait qu'on reconnaissait un homme de gauche d'un homme de droite en ce que l'un acceptait 1789, et l'autre pas. Là où Baverez croit discerner la source de tous nos maux depuis deux siècles dans la rupture radicale introduite par la Révolution française, je vois dans l'incomplétude de celle-ci l'explication de nos retards. C'est dans la peur panique de nos classes dirigeantes devant le peuple et le monde ouvrier, et la préférence des classes aisées pour la sécurité qu'il faut rechercher l'origine des politiques malthusiennes privilégiant la terre et la rente sur le travail et l'industrie, et cela du XIXe siècle à nos jours, à la brève exception des Trente Glorieuses.

Dans le modèle « citoyen » que Nicolas Baverez décrit abusivement comme « le face-à-face direct de l'Etat et du citoyen », je vois une force insuffisamment mobilisée, non seulement face aux corporatismes, mais surtout face aux comportements rentiers de nos élites économiques. Seul le renouveau du civisme et du modèle républicain peut permettre à la France de s'arracher au déclin. Le vrai défi est évidemment celui de la mondialisation dite « libérale » . Mieux vaudrait d'ailleurs dire, comme les Anglo-Saxons, le défi de la « globalisation » , car ce sont eux qui en fixent les règles. Depuis 1973, avec le flottement des monnaies, le dollar, monnaie incontestée du monde, jouit d'un privilège exorbitant. Maîtrisant la majorité des sociétés multinationales, les institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale), la puissance de coercition militaire à l'échelle planétaire, et plus encore toutes les capacités médiatiques de manipulation de l'opinion publique, les Etats-Unis gèrent habilement un libre-échange désormais étendu à la dimension du monde entier.

Ils peuvent se payer, depuis le début des années 80, une croissance au rythme double de celui de l'Europe et faire financer un déficit abyssal (500 milliards de dollars par an) par le travail et la peine de tous ceux qui, principalement en Asie orientale, acceptent de produire à bas coût et de se faire payer en dollars qu'ils convertiront ensuite en... bons du Trésor américain. Les Etats-Unis drainent 80 % de l'épargne mondiale et leur dette extérieure est le double de celle de tous les pays dits « envoie de développement » . Les dés sont donc pipés et Baverez, tout à sa charge contre le « déclin français » , finit par oublier que les déséquilibres financiers et géopolitiques créés par la politique américaine nous exposent à de graves secousses : récession économique européenne induite par la chute du dollar, fuite en avant dans la guerre au Moyen-Orient.

Dans le même temps, la pression déflationniste qu'exercent les pays à bas salaires et à monnaies sous-évaluées sur nos prix industriels entraîne l'érosion de notre tissu productif. C'est ainsi que ST Microelectronies, fleuron de notre filière électronique, veut quitter Rennes pour Singapour ou Delhi. Or, nous sommes impuissants à enrayer ces délocalisations, dès lors que nous avons accepté, au niveau européen, de faire la course avec deux handicaps, la Banque centrale européenne, toujours en retard d'une baisse des taux d'intérêt, et le pacte de stabilité budgétaire dont M. Prodi, qui le jugeait absurde il y a six mois, se fait aujourd'hui le gardien vigilant. Le PS ne dit rien là-dessus, sinon pour faire surenchère d'orthodoxie libérale et monétaire.

Quand Jacques Chirac a évoqué la nécessité d'assouplir le pacte de stabilité budgétaire, il est dommage qu'un seul socialiste l'ait soutenu... l'Allemand Gerhard Schröder. Il est donc temps que la gauche sache rompre avec l'orthodoxie maastrichtienne pour proposer les voies du redressement : une politique de change qui nous donne de l'air, la réforme des statuts de la Banque centrale européenne, une relance industrielle et technologique à travers la coopération des principaux pays européens, une politique de grands travaux européens financés par l'emprunt, etc. Il faut répondre à Nicolas Baverez par des propositions fortes.

Par rapport aux défis du XXIe siècle, la prétendue constitution européenne met complètement « à côté de la plaque » . On fait du Meccano institutionnel là où il faudrait un dessein stratégique. L'Europe à 25 sera une usine à gaz. On fait comme si la crise irakienne n'avait pas éclairé d'un jour cru la seule question qui vaille : Europe européenne ou Europe américaine ? Si nous voulons rééquilibrer le monde pour amener les Etats-Unis à changer de politique et organiser une « nouvelle donne » à l'échelle mondiale, il faut, évidemment, que l'Europe se donne les moyens d'exister face aux défis du nouveau siècle. Or, curieusement, on n'entend pas la gauche sur ce sujet. Pas davantage d'ailleurs Nicolas Baverez, qui ne semble voir l'avenir qu'à travers l'Amérique.

L'auteur a tort de se laisser aller à noircir le tableau en flétrissant notre diplomatie au prétexte de l'isolement diplomatique (sur l'Irak) et du risque de marginalisation. Il est franchement injuste de parler d' « Azïn court diplomatique » quand il reconnaît lui-même que la tentation impériale des néoconservateurs américains est vouée à l'échec dans la durée. Baverez semble croire qu'il était possible d'opposer au choix américain d'envahir l'Irak une politique alternative raisonnable. C'est se leurrer. Le président de la République a refusé, ajuste titre, d'associer la France à une guerre imbécile et injustifiable. Il faudrait que la gauche ait le courage d'avoir sur Chirac une longueur d'avance plutôt qu'une longueur de retard : qui ne voit, en effet, les risques immenses de fuite en avant que comporte la situation actuelle au Proche et au Moyen-Orient ?

En lisant Nicolas Baverez, je n'ai pas compris comment il pouvait reprendre les arguments du secrétaire d'Etat américain Donald Rumsfeld opposant à la « vieille Europe » (Allemagne et France) une « jeune Europe » (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, pays de l'Europe centrale et orientale) ralliée au libéralisme et au panache américain. Vision trop idéologique : économiquement et géographiquement, l'Europe, c'est d'abord la France et l'Allemagne, qui doivent s'appuyer sur la Russie si elles veulent pouvoir peser dans les affaires internationales. Il faut ensuite prendre la mesure du temps. La longue durée seule pourra démontrer le bien-fondé de la position française dans une crise internationale qui n'est pas derrière nous. Cette position a quand même évité que la guerre d'Irak n'apparaisse comme la guerre de l'Occident tout entier contre l'Islam ! Ce n'est pas un petit résultat ! Mais les difficultés restent devant nous. C'est pourquoi la France tout entière, y compris la gauche, doit se mobiliser pour refuser la perspective d'une guerre de civilisations.

La mondialisation des échanges est un défi dont il faut prendre la mesure véritable, qui est politique autant, sinon plus, qu'économique. C'est à en changer les règles que l'Europe peut contribuer. C'est pourquoi la division de l'Europe au moment de la crise irakienne n'a pas à être déplorée : elle est porteuse à terme de profonds changements dans les rapports de forces internationaux. Coller à la Grande-Bretagne n'eût servi à rien. La France doit tracer un autre chemin : celui d'une autre Europe, capable d'agir par elle-même dans les relations internationales. Avec les Etats-Unis, si c'est pour jeter les bases d'un nouveau New Deal à l'échelle planétaire et sortir les pays pauvres de leur misère ; mais aussi avec la Russie et la Chine pour contenir, s'il le faut, les risques du néo-impérialisme.

Il ne suffit pas, comme le fait Nicolas Baverez, de s'en prendre aux « corporatismes » du secteur public pour redresser la France. Nos services publics sont aussi un élément de notre compétitivité. Il faut remettre en cause la prépondérance de la finance et de la rente, redonner à la France le sentiment d'un grand dessein. De toute évidence, nous sommes à la veille d'une profonde crise européenne et mondiale. Les formules anciennes sont usées. Avec la mondialisation et l'élargissement, l'Europe est devenue de fait une grande zone de libre-échange.

Nicolas Baverez parle d'un repositionnement diplomatique et stratégique de notre pays.
C'est d'abord en Europe qu'il faut repositionner politiquement la France. A 25, le fédéralisme est illusoire. Pour que l'Europe puisse tenir dans la compétition mondiale, il faut une stratégie autour du couple France-Allemagne. Or, on nous offre un Meccano institutionnel. Il est temps que les peuples prennent la parole. Le président de la République s'était engagé à soumettre le projet dit de constitution européenne à référendum populaire. Qu'il le fasse ! Quand nous aurons rétabli notre situation politique en Europe, nous pourrons nous repositionner dans le monde, un monde multipolaire qui ne saurait se réduire à l'alliance américaine.

La France a plus besoin d'un Etat stratège appuyé sur la confiance des citoyens et la mobilisation de ses atouts que d'une « thérapie de choc » libérale, dont on a vu ailleurs les résultats peu convaincants. Le déclin de notre pays est réversible, mais le modèle républicain offre plus de ressources pour l'enrayer que le recours, avec vingt ans de retard, à un thatcherisme à la française.

On aimerait entendre, à gauche, des discours argumentes pour répondre aussi bien au diagnostic acéré de Nicolas Baverez qu'à la médecine très critiquable qu'il propose. Mais, pour faire des propositions, encore faudrait-il avoir le courage de rechercher la vérité et de la dire. Il faudrait rompre avec le chemin suivi depuis 1983 ! C'est évidemment très difficile...

* Perrin, 12,50€ .
Mots-clés : baverez déclin

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 13 Octobre 2003 à 21:13 | Permalien

Grands textes



par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, n° 335 Semaine du 22 septembre 2003 au 28 septembre 2003
Les néo-conservateurs du clan Bush père et fils ont des racines très profondément ancrées dans l'histoire du pays. Animé par l'esprit de revanche, l'establishment américain mène une offensive contre-révolutionnaire depuis les années 70. L'enjeu? La survie d'un système. Analyse.


Une réaction américaine

Cette année-là (1975), la chute de Saigon et la défaite du Vietnam créèrent dans l'establishment américain un traumatisme profond, qui se répercuta longtemps dans l'histoire. « Le syndrome du Vietnam est enterré pour toujours dans les sables de l'Arabie » : telles furent, le 2 mars 1991, les propos du président George Bush père, au lendemain de la victoire écrasante des Etats-Unis sur l'Irak. Mais, plus profondément, c'est toute la contre-culture qui s'était développée à la fin des années 60 et au début des années 70 qui se trouva mise en cause : la guerre avait été perdue sur le front intérieur et c'était là qu'il fallait contre-attaquer. Pour comprendre la société américaine aujourd'hui, il faut remonter à ces années-là.

La défaite du Vietnam n'était, aux yeux de l'establishment conservateur, que la partie émergée d'un immense iceberg qui menaçait le système de la libre entreprise elle-même. Certes, il y avait l'ennemi extérieur : le communisme et, dans les pays du tiers-monde, les différents mouvements révolutionnaires ou simplement nationalistes qui gravitaient dans son orbe. Mais il y avait surtout l'ennemi intérieur, dans la société américaine elle-même. Comme toujours dans l'histoire, un mouvement révolutionnaire ou simplement contestataire entraîne souvent, par les excès mêmes qu'il comporte, une réaction en sens contraire. Le nazisme, dans son aspiration à l'ordre et à la « normalité » , s'est nourri-parmi beaucoup d'autres facteurs (chômage, peur du communisme) de la permissivité de la république de Weimar. De la même manière, la contre-culture américaine des années 60 et 70, par la négation de toutes les limites qu'elle exprimait, a favorisé la montée du réflexe néoconservateur. Time Magazine ne titrerait plus aujourd'hui comme dans son numéro du 8 avril 1966 : « Dieu est mort ! » La religion, ou plutôt les religions, se sont rarement mieux portées que dans l'Amérique d'aujourd'hui. Selon un sondage, paru en 1994 dans US News and World Report, Dieu guide les décisions de 77 % des Américains !

La libération des moeurs, le recul de la morale judéo-chrétienne, le féminisme, le mouvement gay ont leurs racines dans la contre-culture des années 70. Parallèlement, le mouvement des droits civiques et l'hostilité des campus à la guerre du Vietnam remettaient profondément en cause l'establishment Wasp (1). C'est cela qui lui a fait prendre peur. Avant même la Commission trilatérale qui, dans un rapport de 1975, intitulé « Crise de la démocratie » , préconisait un meilleur contrôle des médias, la Chambre de commerce des Etats-Unis faisait paraître, en août 1972, un mémorandum confidentiel « Attaque contre le système américain de la libre entreprise », dit aussi « manifeste Powell » .

Réaction à la contre culture des sixties
L'année 1972 vit également la candidature de Mc Govern, au nom de la gauche démocrate, et l'essor du mouvement des consommateurs, impulsé par Ralph Nader. Trente ans après le lancement du New Deal qui, à la faveur de la crise puis de la guerre, avait détrôné le big business comme acteur central du système américain, pour mettre le gouvernement fédéral à sa place, la contestation des années 60 semblait devoir donner le coup de grâce à un système qui, de la guerre de Sécession à la grande crise des années 30, avait porté l'essor des Etats-Unis : telle était du moins la perception -légèrement paranoïaque - que se faisait de la situation l'establishment conservateur.

La commission trilatérale, qui rassemblait le gratin des élites de la Triade euro-américano-japonaise et dont Zbigniew Brzezinski assurait la direction, s'interrogeait gravement en 1975 sur « la gouvernabilité des démocraties ». Evoquant Spengler et le Déclin de l'Occident au début des années 20, et la « joie mauvaise » des observateurs communistes, qui voyaient dans l'approche d'une crise générale du capitalisme une confirmation de leurs théories, la Commission trilatérale appelait à la restauration du lien entre responsabilité et liberté.

Samuel Huntington (2) discernait deux conséquences de l'élan démocratique américain des années 60 : l'extension de la sphère d'activité gouvernementale et, en même temps, le déclin de l'autorité dudit gouvernement. Le déclin de l'autorité pouvait s'observer dans une défiance croissante à l'égard des autorités gouvernementales, de la présidence et des partis politiques, mais aussi dans la famille, dans l'entreprise, à l'armée et même dans la vie associative. Samuel Huntington l'imputait pour partie au nouveau pouvoir des médias et particulièrement au journalisme télévisé, mais en recherchait les causes plus profondes, soit dans les problèmes particuliers auxquels étaient confrontés les Etats-Unis (le Vietnam, les questions raciales, etc.) soit dans un mouvement plus général (arrivée à l'âge adulte des générations du « baby-boom » nés après la Seconde Guerre mondiale ; montée des valeurs antiautoritaires dans la jeunesse), soit encore dans la réactivation des archétypes égalitaires propres à l'Amérique, qu'avait jadis portés le mouvement jacksonien.

Prudemment, Samuel Huntington conseillait « un plus grand degré de modération dans la démocratie », l'accent mis sur les autres sources d'autorité : la compétence, l'ancienneté, l'expérience, le talent, etc. Après tout la démocratie, pour fonctionner, n'avait pas besoin d'une implication générale de tous, mais au contraire d'un relâchement de cette dynamique excessive : « Il y a des limites potentiellement désirables à la croissance économique. Il y en a aussi pour une extension indéfinie de la démocratie politique. »

Devant les risques de la montée d'une « démocratie anomique » (la délégitimation de l'autorité, la « surcharge » gouvernementale, la décomposition des intérêts collectifs, l'esprit de clocher dans les relations internationales), la Commission trilatérale préconisait, outre une mise sous contrôle de l'inflation, un renforcement du leadership et particulièrement de la présidence américaine, un réinvestissement dans le champ des intérêts collectifs, une limitation du développement de l'enseignement supérieur et enfin- last but not least- « un équilibre retrouvé entre le gouvernement et les médias ».

Qu'avec modération ces choses-là fussent dites n'empêchait pas d'y discerner déjà l'amorce du retour du balancier qui, cinq années plus tard, allait porter Ronald Reagan à la tête des Etats-Unis. D'autres expressions à peu près contemporaines prenaient moins de gants pour dire qu'il allait falloir « siffler la fin de la récréation » . La « contre-révolution » était en marche : c'est ainsi que l'avocat Lewis Powell, qui devint plus tard juge à la Cour suprême, décrivait, pour ses commanditaires (la Chambre de commerce des Etats-Unis), l'adversaire parvenu au coeur des centres d'influence qui forment l'opinion : « Dans les campus, dans les médias, dans la communauté intellectuelle... chez les politiciens... Le temps est venu pour le business américain de mobiliser ses capacités, sa lucidité, pour les retourner contre ceux qui veulent le détruire. L'enjeu, c'est la suivie du système de la libre entreprise. »

Et de définir quatre grands domaines pour cette contre-offensive : « L'Académie, les médias, l'establishment politique et le système judiciaire qui interprète les lois. » La Fondation Héritage devint, à la fin des années 70, le lieu structurant de l'idéologie néo-conservatrice et le modèle de référence d'autres institutions oeuvrant dans le même sens : dérégulation de l'économie, à l'intérieur et à l'extérieur; globalisation par la promotion d'un modèle alliant l'hyperlibéralisme et la référence à la démocratie ; interventionnisme militaire appuyé sur la revalorisation d'un budget de la Défense déjà énorme. L'élection de Ronald Reagan à la présidence en 1980, après celle de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1979, inaugura une période de douze ans où les néoconservateurs ( « néocons' » ) purent asseoir solidement leur influence.

Les néocons' développent une représentation du monde à la fois isolationniste et interventionniste, enracinée dans une conception providentialiste de l'histoire, celle de la « destinée manifeste » : rejet de l'ONU, assimilé à la Société des nations (où les Etats-Unis avaient d'ailleurs refusé de prendre leur place), refus de toute alliance contraignante (« la mission seule définissant la coalition »), droit affirmé à la « guerre préventive » contre tout ennemi assimilé au « mal », rêve de protection absolue à l'abri d'un bouclier antimissile : nous sommes très près d'une mentalité de cow-boy.

L'idéologie des intellectuels néoconservateurs ne rejoint celle des fondamentalistes chrétiens que sur un point, mais il est capital : le refus de ce qu'ils appellent le « relativisme moral », hérité aussi bien de la contre-culture des années 60 que de la real politik kissingerienne. Mais, du rejet du relativisme moral à l'arrogance dogmatique et à l'impérialisme déchaîné, il n'y a qu'un pas, vite franchi.

Anciens intellectuels de gauche ou d'extrême gauche reconvertis dans la pensée « dure » , par haine de la pensée « molle » et du politiquement correct post-soixante-huitard, les néocons' sont à la fois les héritiers d'une idéologie impériale extrême et ceux d'une tradition philosophique prompte à fustiger le mal, celle de Léo Strauss, philosophe allemand émigré aux Etats-Unis à la fin des années 30 et d'Allan Bloom, son disciple, qu'un livre [l'Ame désarmée, Julliard , 1987) sur le déclin de l'université américaine avait rendu célèbre.

Héritiers de l'idéologie de la guerre froide
« Les idées naissent reines et meurent esclaves », a écrit Bertrand de Jouvenel. Les néocons' sont aussi les héritiers de l'idéologie de la guerre froide. Adversaires déterminés d'une détente dont l'URSS eût pu profiter et, en définitive, sortis vainqueurs de cette confrontation, pour avoir su accroître la pression tout au long des années 80, les Paul Wolfowitz, Richard Perle, Condoleezza Rice, etc., n'ont nullement désarmé après la fin du communisme. C'est une pensée de la guerre froide dans l'après-guerre-froide. C'est avec ce genre de raisonnement que les Etats-Unis ont mis à bas l'ONU en 2003, comme ils avaient déjà ruiné la SDN au début des années 20, en refusant d'y adhérer.

« La prise de Bagdad va doper la confiance des faucons de Bush », a écrit le politologue Stanley Hoffmann. Mais toute poussée suscite sa contre-poussée. Le Moyen-Orient ne retrouvera jamais sa stabilité. L'exemple donné par les Etats-Unis en Irak marque une rupture profonde de l'ordre international. Plus qu'à la démocratie, l'avenir du monde appartient à la guerre, fût-ce celle des civilisations.

Sans doute l'avènement des néoconservateurs constitue-t-il une de ces oscillations périodiques dans l'histoire longue. Comme il y a des cycles de Kondratiev en économie, il existe dans l'ordre moral et politique, des pulsations qui, semblables au mouvement des marées qui structurent l'histoire des sociétés. La révolution néoconservatrice américaine répond non seulement à la contre-culture des années 60 et 70, mais plus profondément à la période du New Deal inauguré en 1933 par l'élection de Roosevelt à la présidence des Etats-Unis. Le rooseveltisme a survécu jusqu'à Lyndon Johnson et même jusqu'à Richard Nixon. Depuis le milieu des années 70, le big business a progressivement repris le dessus. Le 11 septembre 2001 lui a permis de cadenasser son pouvoir. « Des forces unilatéralistes et autoritaires », selon l'expression de Willima Pfaff, ont pris le dessus.

Les facteurs d'instabilité restent cependant profonds. Le déficit abyssal de la balance extérieure des Etats-Unis ne sera pas comblé par le glissement vers le bas du dollar. Certes, Les Etats-Unis peuvent plonger plus encore l'Europe dans la crise, mais il deviendra de plus en plus clair qu'une réponse fondée sur la consommation américaine comme dans les deux précédentes décennies (1982-1990, 1993-2000) a peu de chances de se renouveler. Depuis Reagan, une corrélation de plus en plus étroite s'est établie entre la monétarisation de l'économie et le règne du dollar, mais cette superpuissance américaine repose sur une fiction de plus en plus difficile à soutenir. Il faut convaincre les détenteurs de fonds de placer en dollars leur trésorerie : l'économie américaine draine ainsi 80 % de l'épargne mondiale. Jusqu'à quand ce système pourra-t-il fonctionner? Le monde ressemble à une pyramide inversée dont la pointe est constituée par un débiteur insolvable mais doté de grandes capacités de nuisance

* Ancien ministre, président du Mouvement répubicain et citoyen.

(1) Wasp: White Anglo-Saxon Protestant.

(2) Auteur du Choc des civilisations, Odile Jacob, 1987.

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 22 Septembre 2003 à 19:22 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, septembre 2003


Faut-il avoir peur de la Chine ? C’est une crainte qui se répand comme une traînée de poudre dans les vieux pays industriels : la Chine s’impose comme l’« atelier du monde » (1). Elle exporte désormais plus que la France (326 milliards de dollars, contre 291 pour notre pays en 2001). Les exportations chinoises progressent encore plus vite (+ 15% l’an dernier) que son produit national (+ 7%), qui a lui-même doublé de 1990 à 2000, et doit encore quadrupler d’ici à 2020, selon les prévisions des autorités chinoises. La Chine jouit d’un avantage comparatif sans égal dans le commerce international : le bas coût d’une main d’oeuvre abondante, remarquablement capable, et industrieuse (1 500 yuans - le yuan vaut approximativement un franc - environ par mois à Shanghai, beaucoup moins à l’intérieur : 800 yuans à Chongqing par exemple), coût inférieur de dix fois au moins au coût de la main d’oeuvre européenne, et sur lequel pèse, à un horizon quasi illimité, une immense « armée industrielle de réserve » : les 850 millions de paysans chinois pauvres (200 yuans par mois), désireux d’accéder à la « moyenne suffisance » dont le Parti communiste chinois a fait l’objectif emblématique de la stratégie de développement du pays.

Le cauchemar qui hante les vieux pays industriels vient de la crainte de voir les entreprises multinationales, mettant les salariés en concurrence à l’échelle mondiale, délocaliser de plus en plus leur production vers les pays à bas salaires en général, et vers la Chine en particulier. Il est peu de secteurs industriels où, dans les quelques années qui viennent, ne s’imposera pas un compétiteur chinois de premier rang. On peut légitimement s’inquiéter de savoir ce qui restera, dans la longue durée, des avantages comparatifs de l’Europe, dès lors qu’on voit Alcatel délocaliser ses laboratoires de recherche en Chine.

Cette crainte des vieux pays industriels, nous devons cependant la dominer, non seulement parce que le marché chinois s’ouvrira de plus en plus mais parce que les règles du jeu de la mondialisation sont des règles politiques. Elles évolueront inévitablement. Pour répondre à l’immense novation que représente la montée de la Chine au XXIe siècle, deux réponses doivent être élaborées : la première consiste à faire prévaloir des règles plus justes à l’échelle mondiale et cela peut se faire de manière concertée entre ces deux partenaires stratégiques que sont la Chine et l’Europe. La seconde réponse ne dépend que de nous : de même que la Chine a une approche politique de la mondialisation, de même devons-nous restaurer, en France et en Europe, la capacité politique de la puissance publique pour mettre en oeuvre une stratégie de développement permettant de tirer le meilleur parti d’une coopération plus étroite avec la Chine.

Bien sûr, la Chine entend engranger les bénéfices de la « mondialisation » telle qu’elle se développe aujourd’hui. Ses exportations représentent déjà 5% des exportations mondiales (ce qui est modeste, soit dit en passant, par rapport à sa population : 1 300 millions d’habitants, soit 21% de la population de la planète). Il est légitime que la Chine veuille se développer, sortir de la pauvreté, et prendre la place qui lui revient dans le monde.

C’est aussi l’intérêt bien compris de la France et d’une Europe européenne dans un monde que nous voulons multipolaire. Une Chine forte est nécessaire à l’équilibre du monde.

Il faut donc voir la Chine avec l’« oeil européen », et non pas avec l’« oeil américain » : dominons les partis pris idéologiques qui méconnaissent largement les aspirations réelles de la société chinoise à une vie meilleure et à la stabilité, et nous mettent automatiquement « dans la roue » des Etats-Unis. Le renouveau d’un certain nationalisme chinois est incontestable, mais son souci est plus l’unité de la Chine qu’un expansionnisme qui, historiquement, n’est pas dans sa nature. Plus encore, la Chine actuelle offre le spectacle d’un retour des valeurs confucéennes d’ordre et d’harmonie, sur les restes d’une idéologie communiste profondément ébranlée par la Révolution culturelle, tenant en lisière la contestation démocratique, et en proie aux inévitables contradictions que fait naître, au sein de la société, le choix d’un développement rapide des forces productives, à quoi semble se résumer, de prime abord, le « socialisme » chinois.

Sans doute le Parti communiste, qui joue ainsi en Chine le rôle progressiste que Marx attribuait jadis en Europe à la bourgeoisie industrielle, cherche-t-il par ailleurs à rééquilibrer le développement du pays vers l’Ouest et les régions pauvres, à promouvoir la formation, la science et la technologie, et à mettre en place un système de protection sociale, souvent d’ailleurs encore embryonnaire (sauf dans les très grandes villes).

En réalité, les autorités chinoises savent bien qu’elles ne maîtrisent pas les règles du jeu de la « globalisation » et que les Etats-Unis disposent de très nombreux moyens de pression sur la Chine : pressions commerciales à l’OMC pour l’amener à ouvrir son marché, notamment aux exportations agroalimentaires américaines, réévaluation du yuan, hausse du prix du pétrole, campagnes médiatiques déstabilisatrices (l’épidémie de Sras, fortement médiatisée, aurait coûté un point de croissance à l’économie chinoise), enfin et surtout pressions diplomatiques et militaires : ainsi le développement d’un « bouclier antimissiles », dont le développement peut épuiser la Chine dans une course aux armements éreintante .

Par son excédent commercial (plus de 50 milliards de dollars en 2001 réglés en bons du Trésor américain) la Chine est le premier financeur mondial du déficit extérieur des Etats-Unis (450 milliards de dollars). L’ambivalence de la relation de la Chine avec les Etats-Unis se manifeste aussi bien par la fascination de la jeunesse urbaine pour « l’American way of life » que par le profil relativement bas de la diplomatie chinoise, certes ferme sur les principes, mais infiniment souple dans leur application. Cette ambivalence s’explique aisément : la Chine sait qu’elle va devenir une très grande puissance au XXIe siècle, mais elle devine aussi qu’elle est « dans le collimateur » des Etats-Unis : ceux-ci, au nom de « la démocratie de marché », attendent que l’acceptation par la Chine de la mondialisation ouvre, en grand, l’immense marché chinois potentiel aux entreprises et aux exportations américaines, et sape les contrôles qu’exerce encore le Parti communiste chinois. Ils entendent y parvenir « à coup de barre à mine », s’il le faut. Ils contiendront ainsi par la même occasion un « rival potentiel » dont on sait depuis le rapport Wolfowitz (1992) qu’ils veulent à toute force éviter le surgissement, que ce soit en Asie ou en Europe. Dans le court et moyen termes, la Chine et les Etats-Unis peuvent ainsi avoir des intérêts liés : pour la Chine des parts de marché croissantes et pour les Etats-Unis un approvisionnement à bas coût et un financement assuré de leur déficit.

Mais le gouvernement de Pékin comprend aussi de plus en plus qu’il a besoin d’alliés, notamment en Europe, pour rompre l’isolement potentiel de la Chine, et plus encore qu’il ne peut séparer le développement économique du progrès social sans mettre en cause la cohésion de la société chinoise elle-même. L’économie chinoise a besoin de s’ouvrir. Mais elle ne peut devenir, sans danger pour elle-même, un colossal « dragon » sur le modèle des petits dragons de l’Asie du Sud-Est, à la croissance essentiellement tirée par l’exportation.

D’abord parce que sa population tout entière aspire à un « niveau de vie relativement aisé », selon l’expression de Jiang Zemin au XVIe congrès du PCC, la Chine doit concevoir un développement prioritairement tiré par le marché intérieur d’autant que le commerce international est, depuis trois ans, en voie de fort ralentissement. La cohésion sociale de la société chinoise l’exige, tout autant que la préoccupation légitime des vieux pays industriels de préserver leur industrie, leur emploi et leur système de protection sociale. La Chine n’a pas intérêt à coaliser le monde contre elle. Conformément à sa tradition, elle aura sans doute à faire preuve, dans les instances internationales, de sagesse et de modération, pour pouvoir continuer son développement de manière harmonieuse.

Enfin, la Chine n’ignore pas que beaucoup de pays du Sud - je pense en particulier à l’Afrique - n’ont pas les moyens d’entamer un développement comparable au sien et ont besoin d’une aide étrangère publique pour amorcer leur décollage. L’intérêt commun de l’Europe et de la Chine est d’imposer progressivement et de concert de nouvelles « règles du jeu » à la mondialisation, faute de quoi nous assisterons au grand retour du protectionnisme .

1. Revoir d’abord les règles de financement de l’économie mondiale : il n’est pas normal que les Etats-Unis absorbent 80% de l’épargne mondiale et que leur dette soit, à elle seule, le double de celle de tous les pays dits « en voie de développement ». La Banque mondiale, plutôt que de faire miroiter les gains improbables d’un nouveau cycle de libéralisation (350 milliards de dollars !), remplirait mieux son office en finançant les besoins prioritaires des pays pauvres du Sud : agriculture, infrastructures, santé, éducation, logement. Il y aurait là la base d’un nouveau « New Deal », à l’échelle mondiale, qui bénéficierait également aux économies des pays du Nord.

2. Des règles du jeu loyales impliqueront inévitablement l’introduction d’une clause sociale et d’une clause environnementale à l’OMC. La Chine serait ainsi encouragée à développer son système de protection sociale et d’indemnisation du chômage et à développer des énergies propres (filière électronucléaire, énergies renouvelables dans les campagnes ) .

3. Un accord monétaire, enfin, fixerait des bandes de fluctuation relativement étroites entre le dollar, l’euro, le yen et le yuan, de façon à éviter aussi bien les dévaluations compétitives que les concurrences sauvages.

4. Vient enfin la question du dialogue sur les « droits de l’homme » (encore conviendrait-il de ne pas oublier ceux du citoyen, qui les garantissent). C’est un problème qui se pose aux autorités chinoises elles-mêmes de savoir comment mieux associer la population à la prise des décisions pour surmonter les contradictions sociales croissantes qu’implique le choix de la mondialisation. Je suis convaincu que la Chine devrait s’engager beaucoup plus hardiment sur la voie d’une séparation progressive des fonctions du parti et de l’Etat et d’une vigoureuse décentralisation dans ses trente et une régions et villes autonomes. Le modèle républicain français montre que l’Etat, s’il le veut, peut parfaitement gérer une décentralisation très poussée, sans préjudice pour l’unité nationale. Le modèle républicain est la meilleure voie de démocratisation pour la Chine car il en respecte les intérêts fondamentaux .

Une chose est sûre : la Chine s’est éveillée ; elle ne retombera pas dans son ancien sommeil. Pour tirer le meilleur parti de cette novation formidable à l’échelle de ce siècle, la France et l’Europe ont deux choses à faire :

1. D’abord restaurer la capacité stratégique de la Puissance publique, pour mener, selon des formules à géométrie variable, mais incluant toujours l’Allemagne et la France, et si possible la Russie, des projets de recherche et de développement technologique et des coopérations industrielles, capables de maintenir à flot et de dynamiser nos entreprises. Il y a une contradiction objective entre l’intérêt de celles-ci (la « délocalisation » au nom de la rentabilité) et l’intérêt national (le maintien en France et en Europe des activités productives, notamment dans les secteurs de haute valeur ajoutée, et bien sûr des centres de recherche). L’appel au patriotisme de nos chefs d’entreprise est important mais ne suffit pas. Il doit être relayé par des politiques scientifiques, technologiques et industrielles efficaces. Il y a un nouveau compromis à imaginer en Europe entre la Puissance publique qui a un rôle d’orientation stratégique, les entreprises et le monde du travail. Il serait temps aussi que la Commission européenne réintroduise dans sa politique les grands paramètres macro-économiques (taux d’intérêt, taux de change, assouplissement des règles concernant le déficit budgétaire), et cesse, obnubilée par une vision étroite de la concurrence (refus par exemple de la fusion Legrand-Schneider), de négliger une politique industrielle visant au maintien et au développement des entreprises européennes. L’affaire Alstom est à cet égard emblématique. Les règles de fonctionnement de l’Europe en matière économique, monétaire et industrielle sont à revoir profondément.

2. En maintenant et en développant en Europe nos capacités technologiques, nous pourrons relever le défi d’une coopération à la fois plus étroite et plus équilibrée avec la Chine. Un partenariat stratégique entre l’Europe et la Chine répond à l’intérêt mutuel, dans un monde que nous voulons multipolaire.

La Chine est une partie trop importante de l’humanité pour être abandonnée au simple jeu d’un marché mondial dont ni elle ni nous ne maîtrisons les règles. Plus que jamais, alors que va être célébré en janvier 2004 le quarantième anniversaire de la reconnaissance de la Chine par le général de Gaulle, un pilotage politique s’impose pour nouer un partenariat euro-chinois stratégique. Aucun pays n’est mieux placé que la France pour y contribuer par le prestige que lui vaut aujourd’hui l’indépendance reconquise de sa diplomatie. C’est un défi majeur : penser la Chine pour façonner notre XXIe siècle.
Mots-clés : chine mondialisation

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 15 Septembre 2003 à 13:40 | Permalien

Entretien paru dans Le Monde, 8 juillet 2003


Cet entretien a été relu et amendé par M. Chevènement.

Vous vous étiez prononcé en faveur du "non". Que vous inspire ce résultat ?
La Corse aspire à la normalité républicaine. Elle a dit non à un rafistolage institutionnel concocté entre M. Sarkozy et les indépendantistes. C'est un échec pour ceux-ci comme pour le gouvernement. C'est aussi un échec pour le PS, qui s'était engagé bien imprudemment à soutenir un projet de statut qui faisait des indépendantistes la clé des futures majorités dans l'assemblée corse. C'est surtout une victoire des républicains, regroupés derrière Emile Zuccarelli, Nicolas Alfonsi et Jérôme Polverini. Au-delà de la Corse, c'est un échec pour M. Raffarin, pour sa réforme constitutionnelle à l'enseigne d'une France pseudo-décentralisée. La France ne veut pas être découpée en une multitude de fiefs et de baronnies. Elle attend qu'on lui fixe une claire perspective républicaine.

Les Corses ont-ils rejeté la nouvelle organisation territoriale ou le risque de conforter les indépendantistes ?
Je crois qu'il y a, dans l'île, une grande méfiance à l'égard de toute dérive vers l'indépendance ou vers quelque chose qui y ressemblerait. Les indépendantistes ont toujours réaffirmé leur objectif. Le facteur décisif a sans doute été le rejet d'un statut particulier concocté en haut lieu et le besoin profond d'un ancrage dans la France et la République. La Corse a montré qu'elle ne voulait pas se laisser acheter. Elle a un tempérament quelque peu rebelle. Cela mérite d'être salué dès lors que cela s'exprime par la voie des urnes. Je dis bravo !

Le statu quo vous paraît-il de nature à résoudre les problèmes qui se posent dans l'île ?
Je n'ai jamais donné la priorité aux réformes institutionnelles mais je ne les ai jamais exclues non plus. Et on peut imaginer qu'avec l'accord d'Emile Zuccarelli et des autres républicains de l'île, quelques mesures de bons sens puissent être prises, par exemple augmenter la prime majoritaire pour la liste arrivée en tête à l'élection de l'Assemblée de Corse. Ce serait un moyen de donner à l'île une majorité stable, gouvernable, dont la Corse a besoin pour mener à bien son développement. Les Corses, comme les Français du continent, ont besoin d'une claire majorité dans leur collectivité. Ils ont manifesté leur attachement au département, parce que le département, c'est aussi la proximité. Ils ont refusé la concentration de tous les pouvoirs dans une assemblée élue au scrutin proportionnel où les indépendantistes auraient été les maîtres du jeu.

L'arrestation d'Yvan Colonna a-t-elle, selon vous, modifié le vote des nationalistes, favorables au "oui"?
C'est très difficile à dire. Cette autre bonne nouvelle pour la Corse aurait pu, tout aussi bien, peser sur la détermination de l'électorat républicain qui souhaitait une manifestation de fermeté. Il est hasardeux de spéculer sur les effets de cette arrestation mise en scène à grand spectacle. Arrestation dont je me réjouis au demeurant.

Cet échec du gouvernement obère-t-il la mise en oeuvre de la loi de décentralisation ?
Je pense que c'est un très mauvais coup pour l'idée de l'Europe des régions. Les Français viennent de manifester, à travers leurs concitoyens de Corse, leur attachement au modèle républicain et leur refus d'une dissociation de la France. Je me tue à le répéter depuis très longtemps. Dans cette élection, l'UMP, le PS, les indépendantistes, la moitié du PRG pesaient dans le sens du "oui" et c'est le "non", défendu par les républicains, très minoritaires en apparence, qui l'a emporté. Cela devrait faire réfléchir plutôt que de susciter des commentaires aigres-doux. M. Sarkozy enferme le débat dans un faux dilemme : le statu quo ou le progrès qu'il incarnerait ! On peut quand même concevoir les choses autrement !

Propos recueillis par Christine Garin
Mots-clés : corse

Rédigé par Chevenement2007 le 8 Juillet 2003 à 21:47 | Permalien

Lettre n°4 de l'Institut François Mitterrand, dossier "Le congrès d'Epinay", 20 juin 2003


Quand s’ouvre le congrès d’Epinay, aucune des composantes du Parti socialiste élargi à la C.I.R. n’est assurée de disposer d’une majorité. Les motions d’Alain Savary et de Jean Poperen (la gauche du N.P.S. d’Issy-les-Moulineaux) réunissent à elles deux 41 000 mandats environ, chiffre que n’atteint pas la réunion de la motion dite des "Bouches-du-Nord" (Pierre Mauroy et Gaston Defferre) et de celle des conventionnels (dite Mermaz-Pontillon).

Restait le C.E.R.E.S., dont les 7775 mandats (environ 8,5%) pouvaient être neutralisés ou décisifs selon le mode de désignation des dirigeants que retiendrait le congrès.

Jean-Pierre Chevènement raconte, dans le texte qu’on va lire, comment, en quelques heures, ses rapports avec François Mitterrand, qui n’étaient jusque là que d’"amicale connivence", se changèrent en alliance politique pour donner au congrès d’Epinay une majorité imprévue.
*
* *

Le Congrès se joua d’emblée, le samedi 12 juin, dans un débat sur les "structures" ou, si l’on préfère, les "statuts", c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur le mode de désignation des dirigeants du nouveau parti. Pierre Joxe, rapporteur au nom de la "Commission des structures", proposa de conserver l’élection du comité directeur au scrutin majoritaire, avec une illusoire protection des minorités. C’était le système de la SFIO depuis 1946. Avec ce système, qui autorisait le "tir au pigeons" et incitait les courants majoritaires à se fondre, le Ceres eût été à coup sûr marginalisé ; le point d’équilibre se serait trouvé entre Pierre Mauroy et Alain Savary. Cette proposition de Pierre Joxe nous fit voir combien nous étions loin d’occuper le centre du jeu dans l’esprit de François Mitterrand lui-même.

Pierre Joxe présenta ensuite deux autres options "minoritaires" : la proportionnelle intégrale et la proportionnelle avec seuil, en évoquant deux chiffres,10 % ou 15 %, qui eussent tous deux relégué le Ceres, avec ses 8,5 %, dans les limbes. Là aussi nous sentîmes passer le vent du boulet.

Trois orateurs furent désignés pour présenter chacune des options : Pierre Joxe pour le scrutin majoritaire, Dominique Taddéi pour la proportionnelle avec seuil et moi-même pour la proportionnelle dite intégrale, en fait avec un plancher très bas. Pierre Joxe se fit le chantre de l’unité du parti et de la lutte contre les tendances. Ce rôle de procureur lui allait à merveille. Au nom de la motion "Savary-Mollet ", Dominique Taddéi s’en prit au "statu quo" qui faisait de la désignation des membres du Comité directeur "un petit jeu hérité de la Foire du Trône" Au nom de la démocratie, il proposa d’instaurer la proportionnelle avec un plancher, dont il oublia de préciser à quel niveau il se situerait. Je plaidai naturellement pour la proportionnelle, en proposant qu’une minorité ne puisse obtenir de majorité qu’à partir d’un seuil de 5 %. [...]

Un premier vote eut lieu où le Ceres joignit ses mandats à ceux de la coalition "Savary-Mollet-Poperen" pour repousser le statu-quo. Le scrutin majoritaire fut ainsi rejeté par 53.806 voix contre 35.407. Puis un second vote intervint entre la proposition de Dominique Taddéi (proportionnelle avec seuil à 10 % ou plus) et la mienne, ainsi libellée : "Les organismes de direction et d’exécution, à tous les degrés de l’organisation centrale, sont élus à la proportionnelle du nombre des mandats qui se sont portés sur les motions soumises au vote indicatif. Une liste de noms sera annexée à chacune de ces motions. Une minorité ne peut obtenir de représentation qu’à partir d’un seuil de 5 %". Claude Estier m’apporta le soutien des "conventionnels". 38.743 vois se portèrent sur le texte Taddéi et 51.221 sur le mien.[...]

A la mi-journée de ce samedi 12 juin 1971, l’essentiel cependant restait à faire. Le choix d’une ligne politique était loin d’être réglé, mais nos cent délégués avaient compris le parti stratégique que le Ceres pouvait tirer de sa position. Entre eux et nous le courant passait !

Dans le débat général qui suivit, chacun exposa sa thèse. Claude Fuzier, avec talent, se plaça dans la perspective d’un accord politique avec le PCF, n’introduisant que pour mémoire à la fin de son intervention une touche réservée : "pas de capitulation sur la démocratie" !

Robert Pontillon, à l’inverse, fit miroiter la constitution d’un front démocrate et socialiste préalable à l’engagement d’une négociation avec le PCF d’un accord de gouvernement, afin de faire prévaloir la conception d’un socialisme "moderne". Jean Poperen présenta une version offensive des "garanties" qu’il convenait d’obtenir du parti communiste. Mais l’essentiel de son propos était ailleurs : il s’élevait contre l’idée d’une synthèse générale, d’une fausse unanimité et sommait le Ceres de dégager, avec la motion que lui-même, Jean Poperen, avait signée et le texte Savary-Mollet, "une majorité nettement orientée à gauche", faute de quoi, ajoutait-il, le Ceres ferait arbitres de la situation dans le parti, non pas lui-même mais les adversaires de la politique d’union de la gauche. Le trait était assassin et pouvait déstabiliser nos militants, car le risque n’était pas nul.

Didier Motchane lui fit une réponse brillante : "Il s’agirait, paraît-il, d’orienter le parti à gauche, mais le parti est orienté à gauche depuis 1946 ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Indochine ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Algérie ! ...Le parti était orienté à gauche en 1969, quand il a fait le nécessaire pour soutenir la candidature de M. Poher ! o­n demande des garanties aux communistes ; mais, camarades, qui nous garantira ces garanties" ?

Gaston Defferre, qui avait connu deux ans plus tôt une sévère déroute à 1’élection présidentielle, fit une déclaration intéressante : "Poser le problème des alliances avant de nous définir nous-mêmes, c’est mettre la charrue avant les bœufs ! Il faut d’abord que nous nous définissions nous-mêmes".

C’était poser, comme nous le faisions, la question du "contenu de l’unité", bref s’engager dans la voie d’un programme de gouvernement socialiste préalable à une discussion avec le parti communiste. Louis Mermaz, distingua avec bon sens les divergences doctrinales entre les deux partis, qui n’avaient pas à être surmontées "puisqu’il ne s’agissait pas de faire un seul et même parti", et, par ailleurs "les garanties de fonctionnement de la démocratie socialiste qui devaient évidemment être partie intégrante d’un accord politique".

Les délégués du Ceres, Noé de l’Essonne, Marc Wolff du Nord, Blanc de la Savoie et moi-même, fîmes voir qu’il n’y avait nulle contradiction mais au contraire étroite complémentarité entre l’ouverture sans préalable -mais non pas sans condition- d’une discussion ayant pour but la conclusion d’un accord de gouvernement et le renforcement du parti socialiste.[...]

Dans la soirée du samedi, tout restait possible : une synthèse générale sur un texte mi-chèvre mi chou ou une majorité dite de gauche, telle que la proposait Jean Poperen, mais maintenant un dialogue idéologique préalable à tout accord politique. Sur le fond des choses -la négociation d’un accord de gouvernement- les choses n’avaient pas avancé et le Ceres restait isolé.

Assez tard, François Mitterrand me fit savoir que j’étais invité à une petite réunion discrète dans un pavillon de chasse au cœur de la forêt voisine. J’y vins avec les chefs du Ceres, Sarre, Motchane et Guidoni. Peinant à retrouver notre chemin dans la forêt obscure, Motchane et moi nous nous perdîmes en route et n’arrivâmes que vers o­nze heures du soir. Il y avait là, dans une petite salle de restaurant réservée à notre usage, outre François Mitterrand et ses amis de la Convention : (Pierre Joxe, Claude Estier et Georges Dayan), Pierre Mauroy et les siens : Roger Fajardie, Robert et Marie-Jo Pontillon, et enfin Gaston Defferre.[...]

Nous posâmes d’emblée nos conditions. Pour conclure un accord, il fallait que la motion finale mentionnât expressément l’objectif de la conclusion d’un programme de gouvernement avec le parti communiste. La question de l’unité donna lieu à quelques échanges filandreux. Gaston Defferre était d’humeur excellente. Il sentait enfin sa revanche sur Guy Mollet qui depuis des lustres l’avait encagé dans sa Fédération des Bouches-du-Rhône, le réduisant à l’état de perpétuel minoritaire. Pierre Mauroy, lui aussi, voyait briller sa chance de supplanter enfin à la tête du parti Alain Savary, que Guy Mollet lui avait injustement préféré. L’ambiance était joyeuse. Nous faisions connaissance. Il y avait dans tout cela un parfum de romanesque. Je mangeai de fort bon appétit des fraises à la crème, sous l’œil attendri de Gaston Defferre. Nous ne nous connaissions pas vraiment et de ce soir-là naquit une amitié qui ne s’est jamais relâchée par la suite. Minuit était passé depuis longtemps, quand, sur ma demande, François Mitterrand déclara confier à Didier Motchane et à Pierre Joxe le soin de rédiger un projet de "motion de synthèse".[...]

Quand reprit le débat d’orientation dans la matinée du dimanche 13 juin, aucun accord n’était conclu sur le fond mais le bruit de la conjuration s’était répandu. Les délégués poperenistes agressaient les nôtres, accusés de "trahir" en s’alliant avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre.[...]

Le débat faisait rage : après que Mauroy eut parlé, par grands moulinets et envolées lyriques, mais sans aborder concrètement la question, à nos yeux, centrale, de la conclusion d’un programme commun de gouvernement, ce fut le tour de François Mitterrand. Celui-ci se surpassa. Nouveau venu au parti socialiste, en quelques minutes il mit le Congrès dans sa poche. Dans une introduction inspirée mais, à maintes reprises, remplie d’ironie, François Mitterrand fit miroiter un parti de 200 000 adhérents, capable de "reconquérir le terrain perdu sur les communistes", puis se fit le chantre de la révolution par la rupture avec "toutes les puissances de l’Argent, l’Argent qui corrompt, l’Argent qui achète, l’Argent qui écrase, l’Argent qui tue, l’Argent qui ruine, l’Argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes". Le Congrès était transporté, mais c’est alors que vint l’essentiel : évoquant la motion Mermaz- Pontillon "avec les amendements choisis dans la Nièvre", François Mitterrand abattit son jeu, tel un avion fondant, en piqué, sur son objectif : "Le parti, dans son ensemble, accepte l’accord électoral en 1973 avec le parti communiste... Mais croyez-vous que vous pourrez aborder l’élection sans dire aux Français pour quoi faire ? Ce serait créer les conditions de l’échec... Le dialogue idéologique, il va résoudre quoi d’ici 1973 ? Le problème de deux philosophies, de deux modes de pensée, de deux conceptions de l’Homme dans la société" ? Ayant méthodiquement ridiculisé le concept du dialogue idéologique, qui était au cœur de la motion Savary-Mollet, il laissa enfin tomber sa conclusion : "Il n’y aura pas d’alliance électorale s’il n’y a pas programme électoral ! Il n’y aura pas de majorité commune s’il n’y a pas contrat de majorité ! Il n’y aura pas de gouvernement de gauche s’il n’y a pas de contrat de gouvernement" !

Nos délégués en croyaient à peine leurs oreilles. Guy Mollet, sentant le péril, faisait appeler à la tribune Augustin Laurent, encore maire de Lille et patron de la Fédération du Nord, son vieux complice qui, depuis les lendemains de la Libération, l’avait aidé à "tenir le parti". En vain : Augustin avait regagné Lille, poussé dans une voiture, sous un prétexte familial, par les amis de Pierre Mauroy. Celui-ci, dauphin désigné, avait gagné sa liberté de mouvement.

Guy Mollet, intervenant après Georges Sarre, put bien pointer toutes les contradictions et les ambiguïtés de la coalition qui s’esquissait : "Je suis bien obligé de constater que le texte du Nord et des Bouches du Rhône pose des conditions préalables à la reprise du dialogue avec le parti communiste, qu’il renvoie à la décision d’un Conseil National spécialement convoqué..."

"Et la motion Mermaz - dont, si j’ai bien compris, François Mitterrand a un texte différent de celui distribué dans les sections - ne parle-t-elle pas " d’autoriser les voies et moyens des futures discussions"...

Minimisant, en revanche, les différences qui nous opposaient, Guy Mollet appela le Ceres à la synthèse, seul un accord politique sur le fonctionnement de la démocratie conditionnant désormais, selon lui, la recherche d’un accord de gouvernement. Et de mettre en garde contre "la confusion qui permettrait de remettre en cause immédiatement ou à terme l’orientation [de l’Union de la gauche] que le Congrès allait définir." Guy Mollet touchait juste : nos délégués ne croyaient pas que "les Bouches-du-Nord" pussent se convertir sincèrement à l’union de la gauche.

La séance ayant été suspendue, la Commission des Résolutions se réunit aussitôt. C’était le moment de vérité du Congrès : François Mitterrand allait-il pouvoir faire avaler à ses alliés des "Bouches-du-Nord" la conclusion d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste ? Didier Motchane, qui n’avait pas encore eu de réponse à son projet de texte, s’isola avec Pierre Joxe sur un coin de table dans la petite salle où s’entassaient les quarante-cinq membres de la Commission des Résolutions.

A droite, Guy Mollet, impérial, sûr de sa logique et de son droit, avec les siens rangés autour de lui, en ordre de bataille. En face de nous, Mitterrand, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion, les "Bouches-du-Nord" s’égaillant tout alentour du quadrilatère de tables dressé par Gilbert Bonnemaison, le maire d’Epinay, Deferre à gauche et Mauroy derrière François Mitterrand. Faisant face, le petit Ceres (quatre délégués), ramassé sur lui-même, guettait le moindre signe, prêt à bondir si ce qu’il voulait lui échappait.

La Commission des Résolutions était le "Saint des Saints" du Congrès. Notre crainte était qu’elle ne débouchât sur une synthèse générale, qui nous eût marginalisés. Mais la palabre avait peine à s’élever au-dessus des généralités, François Mitterrand évoquant seulement "les différences de conception qui existaient dans le parti". Guy Mollet, alors, l’interrompit d’une question cinglante : "J’aimerais que François Mitterrand nous montre la motion qu’ont pu élaborer ensemble le Ceres, le Nord et les Bouches-du-Rhône..." Sans se départir de son calme, François Mitterrand lui répondit : "Elle est là" !

- Où cela ? "Dans ma poche !" rétorqua François Mitterrand en tapotant son veston. Nous étions médusés : Didier Motchane et Pierre Joxe, dans un coin, gribouillaient encore quelques rajouts à notre avant-projet, que François Mitterrand n’avait même pas lu. Ce mépris des textes, pour nous qui en avions la religion, nous surprenait : sans doute était-ce le fait d’un néophyte, qui ne comprenait pas la portée d’un texte d’orientation, engageant pour deux ans la vie du parti ?

Sur cet échange sans précédent dans toute l’histoire des congrès socialistes, la Commission des Résolutions se sépara dans la stupeur et le désarroi. Nulle fumée blanche ne s’était échappée du conclave socialiste pour signaler la "synthèse", miracle de l’unité du parti toujours en train de se faire. Le Saint- Esprit n’était point descendu ce jour-là pour illuminer les esprits. Le bruit se répandit comme traînée de poudre sur les travées du Congrès qu’il allait falloir voter sur deux textes dont la confrontation n’avait pas eu lieu. Pour la première fois les socialistes étaient confrontés au Mystère.

Dans le brouhaha, François Mitterrand n’ajouta qu’une seule phrase au projet de Didier Motchane : elle subordonnait l’engagement de la discussion d’un programme commun à l’élaboration préalable d’un programme socialiste dont un Conseil National extraordinaire déterminerait les termes début mars 1972. Les Bouches-du-Nord durent se contenter de la chute finale du texte : les communistes devaient s’engager dans l’accord "à apporter des réponses claires et publiques aux questions concernant la souveraineté nationale et les libertés démocratiques". Cela ne mangeait pas de pain.

Ainsi, la Commission des Résolutions se séparait comme François Mitterrand allait l’indiquer au Congrès "sur deux conceptions des méthodes de direction et de gestion du parti" et sans même avoir débattu du fond. o­n ne refait pas les socialistes : leur culture rationaliste imposait que deux textes symbolisent cette cassure entre la vieille garde et la coalition hétéroclite qui s’était formée autour de François Mitterrand. Mais avant que les délégués des Fédérations partagent leurs mandats, il nous fallait réunir les délégués du Ceres, pour nous assurer qu’ils voteraient, comme un seul homme, la motion qu’allait présenter François Mitterrand. Ce texte était en réalité le nôtre : il reprenait l’essentiel de notre motion sur le contenu de l’unité et l’organisation du pouvoir effectif des travailleurs dans l’entreprise. Il indiquait surtout que "le dialogue avec le parti communiste ne devait pas être mené à partir des thèmes imprécis d’un débat idéologique, mais à partir des problèmes concrets d’un gouvernement ayant mission d’amorcer la transformation socialiste de la société française".

Certains de nos délégués flairaient l’entourloupe. C’était trop beau pour être vrai. La mariée était trop belle. La peur d’être cocus inhibait les désirs de tous ceux qu’effrayait l’idée qu’ils pussent mêler leurs votes à ceux des "Bouches-du-Nord". Nous nous époumonâmes à leur expliquer que pendant deux ans, il n’y aurait pas, au Comité Directeur, de majorité sans nous et qu’il fallait croire à la dynamique que nous ne manquerions pas d’enclencher.

Sentant le péril, François Mitterrand s’introduisit discrètement dans notre réunion de courant : pour beaucoup de nos délégués, c’était la première fois qu’ils le voyaient de près. S’excusant presque de son intrusion, il leur adressa des paroles comme toujours enjôleuses - ne symbolisait-il pas depuis six ans l’union de la gauche aux yeux des Français ? - puis il s’éclipsa sur la pointe des pieds, nous laissant le soin d’achever le travail.

J’ignore ce que fit par ailleurs François Mitterrand pour convaincre les "Bouches du Nord" de voter le texte du Ceres, aux antipodes de celui qu’ils avaient défendu devant les militants. Même à cette époque-là, le pouvoir était un argument qui permettait de balayer tous les autres : en finir avec Guy Mollet n’était-il pas le vrai programme commun de la coalition que François Mitterrand avait su rassembler autour de lui ?

Quand le Congrès reprit ses travaux, François Mitterrand puis Alain Savary présentèrent leurs textes respectifs. Si Guy Mollet avait été le rapporteur à la place d’Alain Savary, je suis sûr que, même en l’absence d’Augustin Laurent, il eût taillé en pièces cette coalition contre nature. Mais l’honnêteté d’Alain Savary lui fit commettre, coup sur coup, deux erreurs fatales : la première fut de présenter sa thèse inchangée : "Le dialogue avec le parti communiste doit être poursuivi. Il a pour but, par un approfondissement supplémentaire du débat, de créer les garanties nécessaires pour l’ouverture de la discussion d’un programme commun de gouvernement". Face à la mobilité tactique et stratégique de François Mitterrand, c’était l’immobilité d’un général sans imagination, retranché sur ses positions : "L’Union de la gauche, déclara-t-il, n’est pas un jeu de saute-moutons". Et de flétrir "le baiser Lamourette entre le Ceres et Gaston Defferre".

Celui-ci, piqué au vif, proposa une synthèse générale, mais Alain Savary rejeta cette proposition, que Roger Quillot avait réitérée. Ce fut sa seconde erreur : figé dans la position du "Juste", Alain Savary campa sur son texte : "Camarades, si à l’issue de cette soirée, il y a des dupes, eh bien, pour une fois, nous pourrons dire que nous n’en serons pas" ! Et parlant déjà au passé : "Camarades, dans cette affaire, nous n’avons pas joué ! Nous n’avons pas joué avec le parti ! Nous n’avons pas joué avec le problème de l’union de la gauche ! Nous n’avons pas joué avec le socialisme" ! Et, après que Pierre Mauroy et François Mitterrand -sans doute pour ne pas s’isoler- se furent ralliés à la proposition d’une synthèse générale, Alain Savary trancha définitivement le nœud gordien du socialisme : "il faut sortir avec des positions claires ! Les conditions dans lesquelles l’unanimité serait acquise sont de nature à jeter la plus parfaite confusion dans les esprits" ! Les chefs du Ceres poussèrent alors un "ouf" de soulagement.

Il se faisait tard. o­n passa rapidement au vote. Celui-ci restait incertain, tant les esprits des délégués étaient troublés par cette division imprévue et par le caractère surréaliste de la coalition hétérogène qui s’était formée, sur la base du texte "le plus à gauche" sur lequel le parti eût jamais eu à se prononcer.

Le coup passa très près : le texte Mitterrand obtenait 43 926 voix et celui d’Alain Savary 41 757. Il y avait 3925 abstentions et 1028 absents. Il est clair que la fraction la plus anticommuniste du parti s’était finalement dérobée, refusant de voter un texte si manifestement contraire à sa pensée. Il eût suffi de peu de choses, au total, pour inverser le résultat !

François Mitterrand devenait ainsi le patron du parti et nos sorts désormais étaient liés. J’en éprouvai un certain tremblement. Alors que le Congrès commençait à se dissiper dans la nuit, je sentis une main se poser sur mon épaule : c’était François Mitterrand : "Vous et vos amis, me dit-il, ne serez pas déçus. Je ne vous tromperai pas."

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Institut François Mitterrand

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 20 Juin 2003 à 14:21 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 7 avril 2003


J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Les troupes américaines peuvent occuper Bagdad, M. Bush n'en est pas moins dans l'impasse. Il voulait installer un gouvernement à sa main en Irak, mais les Irakiens n'accueillent pas les Américains en libérateurs. M. Bush s'est trompé d'époque.

Pour l'emporter à moindres frais, le commandement militaire américain a décidé de recourir à des frappes aériennes massives et écrasantes comme pendant la première guerre du Golfe où, prévues initialement pour durer deux semaines, elles furent prolongées quarante jours. Le rythme actuel, près de mille sorties aériennes par jour, a retrouvé le rythme quotidien de janvier-février 1991. Le prix de cette guerre en vies humaines, militaires et civiles est insoutenable. L'opinion publique mondiale peut-elle accepter un tel massacre d'innocents pour un objectif (un changement de régime) à la fois déraisonnable et illégal ? Certes, l'abaissement de la conscience occidentale par le conditionnement médiatique a déjà fait ses preuves en des circonstances similaires. Mais le résultat de cette politique du mépris sera le triomphe de l'islamo-nationalisme en Irak et dans le monde arabo-musulman, c'est-à-dire la fusion de deux courants idéologiques jusqu'alors opposés.

Cette guerre, qui apparaît comme une guerre de recolonisation, débouchera inévitablement sur une guerre de libération nationale. Aucun gouvernement irakien légitime ne pourra se maintenir à l'ombre des chars américains.

J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Certes, elle paraît impensable aujourd'hui dans la psychologie des dirigeants américains. Elle n'en est pas moins inévitable à terme, car pour les Etats-Unis, la victoire militaire a déjà perdu toute signification politique rationnelle.

Face aux torrents de haine et de ressentiment que la guerre aura fait couler, une victoire sur le terrain ne s'intègre déjà plus à aucune stratégie politique sensée pour l'"après-guerre", qu'il s'agisse de la mise sous administration américaine du pays (thèse Rumsfeld) ou de l'installation d'un gouvernement provisoire qui apparaîtra inévitablement comme un gouvernement fantoche.

L'administration Bush voudra aller jusqu'au bout de son entreprise d'occupation. Tant que durera la guerre, le devoir de l'ONU et de la France en son sein serait d'obtenir au moins des cessez-le-feu partiels pour permettre l'acheminement de l'aide humanitaire sous l'égide de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ensuite, il faudra oeuvrer au rétablissement de la souveraineté de l'Irak.

Je vois la crainte qui s'empare de bon nombre de nos élites bien-pensantes à l'idée que "le gendarme du monde", comme dit Alain Madelin, s'est engagé dans une impasse. Nous sommes tellement habitués, depuis l'effondrement de la France en 1940, à vivre - si l'on excepte la parenthèse gaulliste - dans un monde que d'autres dominent, qu'une sorte de vertige saisit tous ceux pour qui l'Empire était devenu "l'horizon indépassable de notre temps".

M. Schaüble, l'un des responsables de la CDU allemande, n'exprime pas une autre idée quand il écrit : "Nous, Européens et Américains, sommes des nantis à l'échelle du monde." En concevant "l'Europe comme un élément de limitation de l'hégémonie américaine... nous scierions la branche sur laquelle nous sommes assis".

Une partie des élites européennes est évidemment incapable de penser un monde réellement multipolaire, à la fois rééquilibré et plus juste, et en définitive une Europe qui soit autre chose que la banlieue de l'empire américain. Ces "élites" n'ont pas pris conscience de l'échec inévitable du projet de l'administration Bush : installer durablement à Bagdad un régime proaméricain.

Si le monde incertain dans lequel nous vivons a besoin d'un gendarme, que se passe-t-il quand ce gendarme est pris d'un coup de folie ?

Première réponse : il va falloir veiller nous-mêmes à notre sécurité. Ce premier défi implique de la part des Européens un effort de défense accru, si possible coordonné, de façon à assurer la paix au moins sur notre continent.

Deuxième réponse : il faut ramener le gendarme américain au respect de la discipline collective telle que peut seul l'exprimer le Conseil de sécurité, dans l'intérêt du monde tout entier, et d'ailleurs des Etats-Unis eux-mêmes.

Mais, pour que l'ONU joue son rôle, encore faut-il qu'elle ne se laisse pas instrumenter à l'avenir comme ce fut le cas dans le passé par les Etats-Unis. Ainsi la première guerre du Golfe a si visiblement excédé l'objectif fixé par l'ONU que M. Perez de Cuellar, devant la destruction des infrastructures de l'Irak, s'était cru obligé de préciser, en février 1991, que "cette guerre n'était pas une guerre des Nations unies". Qui ne voit aussi que la prolongation des sanctions qui, douze années durant, ont frappé le peuple irakien, faisait la part trop belle à la volonté des Etats-Unis de mettre définitivement l'Irak hors jeu ?

L'ONU a couvert du sceau de la légalité internationale une politique génocidaire. Le 12 mai 1996, lors d'une émission télévisée de CBS, à une question d'un journaliste, Wesley Stahl, qui l'interrogeait sur la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, "plus qu'à Hiroshima", Mme Albright répondait : "Il s'agit là d'un choix très difficile... mais le prix en vaut la peine."

Il a fallu que les Etats-Unis poussent encore plus loin leurs exigences, en demandant une résolution autorisant une guerre "préventive", pour que le Conseil de sécurité, et en son sein la France, l'Allemagne et la Russie, aient le courage de regimber, et de ne plus se laisser instrumenter. L'avenir leur donnera raison.

Une réelle multipolarité du monde implique que l'accord entre Paris, Berlin et Moscou se maintienne, au sein du Conseil, et même se renforce. Je suis convaincu que beaucoup d'autres pays peuvent s'y joindre dès lors que l'objectif clairement affirmé sera le rétablissement de la souveraineté et de l'intégrité de l'Irak. La levée des sanctions doit permettre au peuple irakien, à nouveau maître de ses richesses, de les utiliser pour sa reconstruction et son développement. C'est là le rôle qui incombe à l'ONU.

Il faut pour cela des principes et du courage. Le président de la République, depuis septembre 2002, n'en a pas manqué. Il aurait tout à perdre à écouter la voix des sirènes qui lui conseillent aujourd'hui de se fondre dans une absence épaisse. Décrire la guerre actuelle en Irak non pas comme une violation du droit mais comme un conflit entre la "démocratie" et la "dictature", comme M. Raffarin a donné le sentiment de le faire, méconnaît l'enjeu réel de la guerre : celui de la légalité internationale, et affaiblit donc sur le fond la position de la France.

Cette guerre a été pensée par les stratèges du Pentagone comme une guerre pour la domination mondiale à travers l'occupation de l'Irak et le contrôle du Moyen-Orient. Ce dessein n'a aucune chance de se réaliser dans la durée.

Il faudra beaucoup de courage à la France pour maintenir son cap et aider l'Irak à rétablir sa souveraineté. Il lui faudra aussi beaucoup d'intelligence, car nous devrons aider les Etats-Unis à revisiter profondément leur rapport avec "le reste du monde". L'administration Bush est le produit ultime d'une réaction excessive à la contre-culture des années 1970.

Parce que j'ai confiance dans la tradition démocratique du peuple américain, je ne doute pas que les valeurs de progrès et de coopération multilatérale qui furent celles du New Deal finiront par reprendre le dessus. Cela ne se fera pas en un jour. Il est temps, pour la France, d'intégrer dans une vision longue un combat diplomatique méritoire. C'est ainsi seulement qu'il prendra tout son sens dans l'histoire.
Mots-clés : irak

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 7 Avril 2003 à 21:39 | Permalien


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