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"En Syrie, il faut avoir une vision"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement accordé au journal Paris Normandie, lundi 28 septembre 2015. Propos recueillis par Baptiste Laureau et Thierry Rabiller.


"En Syrie, il faut avoir une vision"
Paris Normandie : Vous avez été en charge de la sécurité de notre pays. Aujourd’hui, selon vous, est-on en sécurité ? Comment la France peut-elle lutter contre le terrorisme ?
Jean-Pierre Chevènement
: Nous sommes en présence d’un défi qu’on ne relèvera que dans la longue durée. Car derrière le terrorisme jihadiste qui s’est manifesté dans notre pays, il y a les conflits du monde arabo-musulman que les États-Unis ou nous-mêmes avons souvent allumés (Irak, Libye) ou entretenus (Syrie) et l’immense ressentiment qui s’exprime à tort ou à raison contre l’Occident. Et puis bien sûr, les tensions qui existent dans notre pays qui intègre de moins en moins bien et d’abord parce qu’il ne s’aime plus lui-même. Combattre le terrorisme exige d’abord une vision et demande ensuite un sang-froid partagé chez les dirigeants mais aussi chez les citoyens. Les attaques contre les mosquées, dépôts de têtes de cochons par exemple, ne sont pas seulement odieuses, elles sont criminelles. Elles font bien évidemment le jeu de Daesch qui n’aspire à rien tant qu’à une guerre de civilisations, lui-même rassemblant les musulmans sous sa bannière fanatique contre un Occident qui serait assez bête pour tomber dans le piège en répondant par un esprit de croisade contre l’Islam. Il y a donc un immense travail à faire. Les ratés de l’intégration ne traduisent pas l’échec de la République mais au contraire l’insuffisance de République, en matière d’École, d’emploi, de promotion sociale et bien sûr de civisme.

Contre Daesch, la guerre totale n’est-elle pas la seule solution ? Peut-on obliger un État à faire la paix lorsqu’il ne recherche que l’affrontement ?
Quant aux conflits dans le monde arabo-musulman, il faudrait d’abord penser à les éteindre. Ils sont la source de ces flux de réfugiés malheureux dont la vocation me paraît être de pouvoir retourner dans leur pays quand ceux-ci auront été pacifiés et qu’il faudra les reconstruire. Voilà la seule perspective humaine que je n’entends guère développer sur les ondes. N’oublions jamais que le terrorisme a fait 1 000 fois plus de victimes chez les musulmans qu’en Europe ou aux Etats-Unis.

L’Europe a-t-elle choisi la bonne solution pour gérer l’afflux de migrants en adoptant des quotas ? Et faut-il sanctionner économiquement les pays qui refusent d’accueillir une part de « la misère du monde » ?
Je suis favorable à l’accueil en France de 31 000 réfugiés syriens sur deux ans, mais pas favorable à des mécanismes contraignants et permanents imposés par des fonctionnaires européens. Il faut tenir compte de tous les critères : l’emploi, la démographie, la situation politique intérieure... Ce sont des éléments variables selon les pays et dans le temps. En France, de grâce, ne faisons pas le jeu du FN ! Ce qu’on ne dit pas assez, c’est qu’il faut tarir la source de ces flux de réfugiés, c’est-à-dire rétablir la paix. Et d’abord au Moyen-Orient.

Comment peut-on encore régler la crise syrienne ?
Je suis allé en Iran, j’ai plaidé pour un Irak fédéral afin que les Sunnites de l’Ouest ne soient pas victimes de politiques sectaires qui les offrent en quelque sorte à Daesh aujourd’hui. Et si nous voulons aller au-delà de la gesticulation en Syrie, seule une coalition des grandes puissances d’une part, mais aussi des puissances régionales de l’autre comme la Turquie, l’Iran, l’Egypte et les pays arabes du Golfe permettra de vaincre Daesh. Créons les conditions politiques, distinguons les priorités et définissons d’abord l’objectif politique avant d’envisager d’envoyer des soldats au sol. Mettre l’élimination de Bachar al Assad en première priorité aboutirait à livrer Damas à Daesch. Laurent Fabius lui-même d’ailleurs a évolué intelligemment en disant qu’on ne peut pas d’abord demander à Assad de s’excuser. La priorité, c’est l’éradication de Daesch et cela ne se fera qu’en accord avec les populations, principalement sunnites d’Irak où Daesch a pris naissance. En Syrie, il faudra que le régime accueille des opposants démocrates ou modérés, s’il en existe. Seul l’accord des puissances permettra d’atteindre l’objectif. Ensuite, les 4 millions de réfugiés qui sont en Turquie, Jordanie, Liban, voire en Europe, pourront revenir en Syrie et reconstruire leur pays. Je ne méconnais pas la difficulté de la tâche. Encore faut-il que nos dirigeants fassent preuve de réalisme : on ne vaincra pas Daesch sans le concours du régime.

Vous revenez d’un voyage en Iran. Comment la France est-elle perçue à Téhéran ?
Il y a une relation ancienne et forte entre la France et l’Iran. C’est une grande civilisation qui vient du fond de l’histoire et c’est un peuple éduqué. Il y a 4 millions d’étudiants dont 60 % de filles. Un grand pays émergent en puissance. Après 36 ans de tensions, le moment est venu - au lendemain de la conclusion de l’accord sur le nucléaire - de renouer une relation à un haut niveau. C’est l’intérêt de la paix dans la région. Bien sûr, en concertation avec les pays arabes qui sont nos amis. Et c’est peut-être aussi l’occasion pour nos entreprises de reprendre la place - éminente - qui était la leur sur le marché iranien.

La France a-t-elle eu tort de ne pas se précipiter à Téhéran aussitôt la signature de l’accord sur le nucléaire ?
La visite de Laurent Fabius le 29 juillet 2015 a été reçue positivement. Le président iranien, M. Rohani, doit venir à Paris au début du mois de novembre prochain. Je suis de ceux qui pensent que nous devons l’aider à réussir le passage très difficile d’une économie de guerre soumise à blocus à une économie moderne et ouverte. Les Iraniens que j’ai pu voir en dehors des personnalités du régime m’ont dit combien pour eux l’élection de Rohani puis la conclusion de l’accord sur le nucléaire ont été synonymes d’espoir. C’est ce qu’exprime la majorité de la population iranienne et en particulier la jeunesse. Il ne faut pas les décevoir. La France a suffisamment d’atouts pour regagner la place qui est la sienne en Iran et j’ajoute dans le cœur des Iraniens.

Les États-Unis viennent d’épingler Volkwagen. L’économie allemande et même européenne est ébranlée.
Il ne faut pas se réjouir de ce nouveau coup porté à Volkswagen et à l’industrie allemande car il concerne toute l’industrie européenne. Les Etats-Unis ont fortement renforcé leurs exigences en matière de normes sur les véhicules diesel. C’est le retard des Européens sur le marché des véhicules hybrides qui a très certainement conduit à cette falsification. Mais ne nous payons pas de mots. Les Américains prétendent sanctionner d’abord le mensonge, crime suprême à leurs yeux. Derrière ce puritanisme se cache une certaine hypocrisie. Le durcissement des normes et l’imposition d’amendes colossales font partie d’une stratégie globale dans la compétition mondiale. Les Américains s’appuient sur le Patriot Act, sur les écoutes planétaires illégales de la NSA et sur les procédures judiciaires unilatérales du Département de la Justice pour imposer un nouvel ordre mondial : d’abord la mise à la rançon des entreprises étrangères notamment françaises, BNP-Paribas, la Société Générale, le Crédit Agricole, Alstom, et j’en passe...

Quelles sont les solutions pour éviter de perdre ce nouveau match économique ?
L’extraterritorialité du droit américain fondé sur l’utilisation des marchés en dollars par exemple est un abus de position dominante. Il est temps de dire que cela ne marche plus ! Je demande fortement à notre gouvernement de s’opposer à la ratification du traité de libre-échange transatlantique (TAFTA), le mal-nommé, dit encore TTIP, qui est en fait un assujettissement aux normes pour l’essentiel américaines, arbitrées par une juridiction qui sera inévitablement sous leur influence.

Il faut une remise à plat des relations commerciales entre l’Europe et les Etats-Unis et des règles du jeu qui sont aujourd’hui entièrement faussées. Il n’est plus possible d’accepter la généralisation des écoutes de la NSA qui concernent les entreprises encore plus que les centres de décisions politiques, pas plus que les procédures intentées à l’encontre de nos entreprises. Nos grosses banques sont tétanisées par la peur de ces sanctions. Elles refusent de financer, même le commerce courant avec des pays qui sont frappés par les politiques d’embargo décidées par les Etats-Unis. Là aussi, le gouvernement serait bien inspiré de remettre de l’ordre car nous perdons des milliards à l’exportation du fait de cette tétanisation de nos banques. Elles sont comme des lapins aveuglés par la lumière du phare du shérif mondial.

François Hollande a été élu en 2012 président de la République. Quel regard portez-vous sur son action à moins de deux ans la prochaine présidentielle ?
La tâche de François Hollande n’était pas facile. Mais il faut le dire, le système de l’Euro comporte dans son logiciel un virus récessif qui conduit toute l’Europe à une stagnation de longue durée. François Hollande voulait s’en affranchir en renégociant le Taité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG).

Pourquoi n’a-t-il pas alors engagé au lendemain de son élection un bras de fer avec l’Allemagne pour faire plier Angela Merkel ?
Il a jugé à tort ou à raison, en 2012, que le rapport de forces n’y était pas. Mais le résultat est la stagnation de l’économie française. Je suis de ceux qui ont soutenu son programme fiscal pour des raisons de justice sociale. L’Insee vient de publier une étude qui montre que cet objectif a été atteint, partiellement il est vrai. Mais il faut le reconnaître, la confiance des entreprises a manqué. Le CICE, décidé en janvier 2014, a apporté 25 milliards d’euros aux entreprises. Mais il n’a pas suffisamment ciblé les entreprises industrielles. Il paraît que l’Europe s’y oppose au nom de la concurrence. Il en résulte un chômage qui est allé croissant mais qui ne refluera vraiment que lorsque la demande à l’échelle européenne repartira. La conjoncture est morose sauf aux Etats-Unis. La reconquête de la compétitivité - objectif du rapport Gallois - est un bon objectif. Mais il faut en prendre les moyens. La difficulté d’une réorientation européenne vient de la fixation de l’Allemagne sur son modèle ordo-libéral. La règle d’or, ça marche peut-être chez elle, mais ça ne marche pas chez les autres. Je crois au dialogue des nations. Quand on va dans le fossé, il faut savoir ralentir, rétrograder les vitesses, ne pas presser tout le temps sur la pédale de l’accélérateur. L’Europe a aujourd’hui besoin de souplesse et de flexibilité. Elle a besoin aussi d’être dynamisée par un projet de croissance qui ne peut résulter de l’application des règles du TSCG. Le cas grec est démonstratif. Ce pauvre Tsipras est dans une situation terrible. Quand vous entendez Monsieur Junker expliquer qu’il n’y a pas de démocratie en dehors des traités, il faudrait mieux traduire ça par « il n’y a plus de démocratie !

François Hollande a manqué de courage politique ?
J’ai beaucoup de sympathie personnelle pour François Hollande mais je crois qu’il est temps pour lui de hausser la barre de son ambition. Je comprends qu’il ne veuille pas contrarier Madame Merkel. La France et l’Allemagne doivent essayer de tirer ensemble dans la même direction. C’est la leçon d’un siècle d’histoire. Mais tirer ensemble, cela ne veut pas dire que l’un décide et que l’autre suit. Sa tâche encore une fois est difficile.

Regrettez-vous aujourd’hui ne pas être allé plus loin que votre candidature que vous appelez vous-même de « pédagogique » en 2012 ?
J’ai accepté des positions plus ou moins confortables par le passé. J’ai essayé de peser sur les politiques de François Mitterrand et de Lionel Jospin. J’étais d’accord avec les orientations du discours du Bourget. C’est la raison pour laquelle j’ai retiré ma candidature « pédagogique ». J’ai préféré me tenir, amicalement, à distance en cherchant néanmoins à influer à partir de l’idée que je me fais de l’intérêt du pays. Mais les fruits ne portent pas toujours la promesse des fleurs.

En décembre, les Français voteront pour construire leurs nouvelles régions. Que pense un ancien ministre de l’Intérieur de cette réforme territoriale ?
Je ne crois pas que cette réforme ait été réellement pensée. Je n’en perçois pas la logique. On passe de 22 à 13 régions, mais cela ne se traduira pas par des économies. S’agit-il d’imiter l’Allemagne et ses Länder ? C’est oublier que les Länder gèrent aussi l’éducation, la police et leurs personnels... Inenvisageable de saucissonner en treize la Fonction publique en France. Je me réjouis en revanche que l’on ait gardé les départements. Décider à partir d’une capitale régionale distante de 250 km quelle toiture de préau doit être refaite, cela n’a pas de sens.

La loi sur l’intercommunalité du 12 juillet 1999 porte votre nom. La réforme en cours concerne aussi cet échelon. La création également de « super-intercommunalités » va-t-elle dans le sens de davantage d’efficacité pour nos concitoyens ?
Le seuil de 15 000 habitants pour les intercommunalités n’est pas très réaliste car une « interco », pour fonctionner démocratiquement, ne doit pas comporter plus de trente communes. Je crois surtout que l’on a perdu de vue le rôle de l’Etat qui est de corriger les inégalités et d’aménager le territoire au niveau national, ce que ne feront pas treize grands feudataires !

Vous allez donner du crédit à ceux qui affirment que la France est un pays impossible à réformer...
Il ne faut pas réformer pour réformer. Il y a des réformes intelligentes. Le bac professionnel, par exemple en 1985. L’intercommunalité en 1999 aussi. Le crédit impôt recherche qui date de 1983 n’a jamais été remis en cause, il a même été renforcé. Il ne faut pas réformer pour le plaisir. La réformite est une manie qui a souvent pour but d’occuper l’espace communicationnel...

Et la dictée quotidienne à l’école primaire, c’est une réforme que vous auriez pu défendre auprès de Laurent Fabius (1984-1986) ?
C’est une annonce qui me plaît bien. Najat Vallaud-Belkacem (ndlr : ministre de l’Education nationale), je l’ai trouvée mieux inspirée après les vacances.

Source : PARIS NORMANDIE


le Mercredi 30 Septembre 2015 à 12:06 | Lu 4268 fois



1.Posté par Michèle Rubin-Delanchy le 30/09/2015 20:37
tout à fait d'accord avec vous JP CHevènement quand vous indiquez "Que l'on a perdu de vue le rôle de l'Etat" Etat -République qui est garant d'une certaine égalité entre les citoyens : tous les citoyens .Mais sommes nous toujours sous la République ? j'ai, hélas , le sentiment contraire .Dans ces conditions il n'est pas étonnant que "notre" pays ne s'aime plus il perd ses repères et comment construire sans repères ?

2.Posté par Jp JP le 01/10/2015 16:28
Le musulman prie 17 fois par jour la sourate 1 du Coran (réparti sur les 5 moments de prière journaliers) https://fr.wikipedia.org/wiki/Al-Fatiha
C’est quoi la prière quotidienne de l’occidental, du chrétien ? Nous pouvons voir sur ce simple point la force de l’un et la faiblesse de l’autre. Cela permet aussi de comprendre que l'assimilation culturelle de ces 2 univers est impossible. Qui va abandonner totalement sa culture d'origine pour adopter « les valeurs » de l’autre ? Les politiciens devraient y réfléchir afin d’éviter des situations ingérables, catastrophiques.

3.Posté par Tran DO NGOC le 05/10/2015 12:25
Nous, et surtout nos dirigeants du monde occidental, sommes des imbéciles. La première guerre en Irak a été un fiasco (mais combien de morts et de destructions?) suivie par une 2è plus catastrophique en éliminant Saddam Hussein. Comme pour Qaddafi, pour éliminer un témoin gênant, la France de Sarkozy supprime un dictateur mais met en place l'anarchie, de surcroît islamique. On a cherché à éliminer Saddam Hussein, USA en tête, suivis par la France et l'Angleterre; heureusement, il est encore là, dernier rempart contre IS ou Daesh. Maintenant, il y a des cons (qui, à votre avis?) qui veulent encore l'écarter pour laisser le champ libre à l'expansion islamiste dur, au lieu d'accueillir favorablement les initiatives iraniennes, kurdes et russes qui pourraient ramener la paix, malgré les monarchies du golfe alimentant le terrorisme.
Merci de votre clairvoyance, rare en politique, Monsieur Chevènement.

4.Posté par Tran DO NGOC le 05/10/2015 12:28
Pardon de l'erreur: il faut lire Bachir El Assad au lieu de Saddam Hussein pour l'actualité.

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