Valeurs actuelles : Pour clarifier le débat, pourriez-vous résumer d’emblée les raisons dirimantes qui fondent votre opposition ou votre accord avec le retour de la France dans les structures intégrées de l’Otan ?
Jean-Pierre Chevènement : Ces raisons peuvent tenir en une phrase : notre monde devenant de plus en plus multipolaire, la France a moins que jamais intérêt à se fondre dans une alliance unipolaire. J’ajoute que les raisons qui ont conduit le général de Gaulle à faire sortir la France du commandement intégré de l’Otan à l’époque d’une confrontation Est-Ouest dominante sont plus que jamais valables dans une époque devenue multiconflictuelle…
Thierry de Montbrial : Etant tout aussi attaché que Jean-Pierre Chevènement à garder intactes les marges de manoeuvres de la France, j’estime que celle-ci n’a rien à gagner à une confrontation directe avec les Etats-Unis. Bien sûr que le monde a changé depuis 1966 et le retrait de l’organisation intégrée de l’Otan ! L’Europe aussi. Elle s’est élargie, et j’estime que, vis-à-vis de ses partenaires d’Europe orientale, la France est davantage entendue quand elle s’exprime dans un cadre atlantique que lorsqu’elle est isolée. Je reviens de Pologne où j’ai pu constater que notre changement d’attitude face à l’Amérique est un puissant facteur de compréhension entre nos deux pays.
Jean-Pierre Chèvenement : On retient avec raison qu’en sortant de l’organisation intégrée, de Gaulle voulait nous éviter d’être pris en otages dans une possible confrontation nucléaire Est-Ouest. Mais on oublie qu’il entendait plus généralement faire en sorte que la France ne soit pas entraînée dans des guerres qui ne seraient pas les siennes. Ce qui s’applique parfaitement à la situation présente.
Jean-Pierre Chevènement : Ces raisons peuvent tenir en une phrase : notre monde devenant de plus en plus multipolaire, la France a moins que jamais intérêt à se fondre dans une alliance unipolaire. J’ajoute que les raisons qui ont conduit le général de Gaulle à faire sortir la France du commandement intégré de l’Otan à l’époque d’une confrontation Est-Ouest dominante sont plus que jamais valables dans une époque devenue multiconflictuelle…
Thierry de Montbrial : Etant tout aussi attaché que Jean-Pierre Chevènement à garder intactes les marges de manoeuvres de la France, j’estime que celle-ci n’a rien à gagner à une confrontation directe avec les Etats-Unis. Bien sûr que le monde a changé depuis 1966 et le retrait de l’organisation intégrée de l’Otan ! L’Europe aussi. Elle s’est élargie, et j’estime que, vis-à-vis de ses partenaires d’Europe orientale, la France est davantage entendue quand elle s’exprime dans un cadre atlantique que lorsqu’elle est isolée. Je reviens de Pologne où j’ai pu constater que notre changement d’attitude face à l’Amérique est un puissant facteur de compréhension entre nos deux pays.
Jean-Pierre Chèvenement : On retient avec raison qu’en sortant de l’organisation intégrée, de Gaulle voulait nous éviter d’être pris en otages dans une possible confrontation nucléaire Est-Ouest. Mais on oublie qu’il entendait plus généralement faire en sorte que la France ne soit pas entraînée dans des guerres qui ne seraient pas les siennes. Ce qui s’applique parfaitement à la situation présente.
C’est ainsi que nous avons résisté, à juste titre, à la pression américaine lors de l’invasion de l’Irak en 2003. Mais que se passera-t-il, demain, si d’autres guerres pointent à l’horizon ? Les conflits possibles, nous les connaissons : outre l’Afghanistan, où nous sommes déjà, et pourquoi pas demain, le Pakistan, il y a surtout l’Iran. Il y a aussi ce qui peut se passer dans le Caucase et dans les Balkans où la stabilité n’est qu’apparente. En Asie de l’Est, il y a le détroit de Formose, la Mer jaune, la Corée… Bref, il peut éclater des guerres dans lesquelles nos intérêts directs ne seraient pas engagés et où les Etats-Unis, pour des raisons qui leur sont propres, peuvent être tentés d’intervenir.
L’Afghanistan, dites-vous, nous y sommes déjà. Que change donc pratiquement, le fait de réintégrer le dernier comité de l’Otan où nous ne siégions pas – celui des plans de défense ?
Jean-Pierre Chèvenement :. Le président de la République nous répète chaque jour que cela ne change rien. Matériellement, peut-être. Mais d’un point de vue politique et symbolique, cela change malheureusement tout. C’est la distance qui sépare l’autonomie du suivisme obligé, l’amitié naturelle de la subordination. Pour la France, d’abord, le fait que sept cents officiers de plus participent aux Etats-majors de l’Otan va induire un tropisme qui risque de les déshabituer bien vite de penser « national »; pour les autres, les pays du Sud, surtout, cela va constituer un signal décisif. La preuve juridique, en quelque sorte, que nous abandonnons notre posture d’indépendance. Voir la Chine.
Quant à la Pologne, il faut bien admettre que c’est un cas à part : sa situation géographique et historique étant ce qu’elle est, comment ne verrait-elle pas d’un bon œil l’alliance américaine qui contribue à la désenclaver ?
Thierry de Montbrial : Entièrement d’accord sur les risques de conflits qu’énumère Jean-Pierre Chevènement. On peut être favorable au rapprochement avec l’Otan et rester vigilant sur l’éternel phénomène d’engrenage. Moi aussi, j’ai considéré, en 2003, que l’intervention américaine en Irak était une faute majeure dont nous payons les conséquences aujourd’hui, avec l’émergence de l’Iran comme seule puissance dans la région. Mais cela ne m’a pas empêché, au même moment, de prendre mes distances avec l’attitude foncièrement anti-américaine de la France d’alors. Attitude qui nous a probablement empêché de défendre mieux nos intérêts par la suite, en divisant inutilement nos partenaires européens. En un mot comme en cent, nous avons eu raison… et notre posture nous empêchés d’en tirer profit !
Voyez les Allemands : ils ont eu, sur le fond, la même position que nous, bien qu’étant membres à part entière de l’Otan. Mais ils n’ont pas donné dans l’anathème inutile.
Résultat : nous avons affaibli notre position, à la fois lorsque nous abordons la question de la défense européenne, qu’aucun de nos partenaires ne conçoit découplée des Etats-Unis, et face aux problèmes du Moyen-Orient.
A contrario, les positions proaméricaines de Nicolas Sarkozy ne l’ont pas empêché de renouer le dialogue avec la Syrie, ni la France de jouer un rôle majeur dans le conflit israélo-arabe… Paradoxalement, une position pacifiée vis-à-vis de l’Otan et de l’Amérique peut donc nous permettre de regagner la confiance de nos partenaires et, par là, de jouer notre rôle plus efficacement grâce à des marges de manœuvres accrues.
Jean-Pierre Chèvenement : Monsieur de Montbrial a l’art de cultiver le paradoxe : plus nous serions intégrés à l’Otan, plus nous serions indépendants !
Thierry de Montbrial : Plus efficaces, je le maintiens !
Jean-Pierre Chèvenement : Mais plus efficace dans quelle perspective ? Je crains que vous ne défendiez là une conception très « occidentalo-centriste » de notre politique étrangère. Nous sommes dans un monde où montent des pays milliardaires en hommes, la Chine, l’Inde, où d’anciennes nations réapparaissent, comme l’Iran, le Vietnam, et où de nouvelles surgissent, comme le Brésil. Et il faudrait que la France qui a toujours su entretenir un dialogue singulier avec d’autres civilisations, réintègre le cercle étroit d’une coalition identifiée par les autres comme l’expression de l’hégémonie américaine ! C’est une erreur stratégique. C’est un contre-sens historique.
Ce n’est pas parce que, comme le dit M. Sarkozy, nous avons, à tort ou à raison, des hommes sur le terrain au côté des Etats-Unis, que nous devons envoyer des officiers généraux dans les Etats-majors de l’OTAN ! Etre les amis des Américains et nous trouver à leurs côtés quand nos intérêts coïncident, très bien ! Le statu-quo vis-à-vis de l’OTAN allait très bien à tout le monde ! Pourquoi, subitement, abandonner cette posture, alors que ni les Etats-Unis ni nos alliés européens ne nous le demandaient ?
Réintégrer le commandement de l’Otan, dans l’esprit de Nicolas Sarkozy, c’est aussi rétablir la confiance qui seule peut permettre l’émergence d’une défense européenne…
Thierry de Montbrial : Disons-le tout net : c’est un pari. Qui comme tout pari, peut réussir ou échouer. Jean-Pierre Chevènement n’a pas tort quand il taxe mon raisonnement de paradoxal. Mais je crois qu’il se trompe en le ramenant à du pur « occidentalo-centrisme ». De même qu’un rapport apaisé avec les Américains peut nous rendre de sérieuses marges de manœuvres dans le monde, de même peut-il nous permettre de construire une véritable défense européenne.
Un seul exemple dont j’ai été personnellement le témoin, en tant qu’organisateur de la World Policy Conférence d’Evian, en octobre dernier : l’accord intervenu entre Nicolas Sarkozy et le président russe, Dimitri Medvedev sur le principe d’une nouveau système de sécurité en Europe, accord sur lequel, alors, les Etats-Unis étaient plus que réticents. Et je ne parle pas de la Géorgie, à propos de laquelle ce même Sarkozy a pu, au nom de l’Europe, aboutir à un accord ! Franchement, je ne pense pas qu’il aurait eu les coudées aussi franches s’il avait été perçu par nos partenaires comme un adversaire des Etats-Unis.
Il en va de même pour la défense européenne : nos voisins étant ce qu’ils sont, comme aurait dit de Gaulle, ils n’accepteront jamais de mettre sur pied une défense commune que Washington percevrait comme hostile. On peut le regretter, mais c’est ainsi ! Eviter la confrontation, faire preuve de modestie, ce n’est pas s’abaisser, bien au contraire ! Pensez à Louis XI dont la stratégie était à la fois grandiose… et pleine de chemins détournés !
Jean-Pierre Chèvenement : Et tellement subtile qu’il lui arrivait à lui « l’universelle araigne » de se perdre dans le fil de ses intrigues, au point de se retrouver prisonnier à Péronne (rires)…
Thierry de Montbrial : Et de gagner à la fin ! Je le répète : quand on fait un pari, on n’est jamais certain de le gagner. Mais on est toujours sûr de perdre en faisant comme si les autres n’existaient pas… La preuve : jusqu’ici, la défense européenne n’est jamais sorti des cartons.
Jean-Pierre Chèvenement : Si ! Si ! On l’a vue à l’œuvre en 1999, quand pour complaire à Mme Albright qui voulait absolument sauver l’Otan, dix ans après la chute du mur de Berlin, on a bombardé Belgrade et créé l’entité la moins viable et la plus instable du continent, le Kosovo !
Soyons sérieux, s’il n’y a pas aujourd’hui de défense européenne, c’est pour trois raisons.
La première : les Etats-Unis ne la souhaitent pas. Brzeszinski l’a écrit, je cite : « l’Europe peut faire beaucoup plus pour sa défense, à condition qu’elle n’acquière pas une autonomie telle qu’elle mette en danger ses liens avec l’Amérique » (L’Amérique face au monde, Pearson décembre 2008). Peut-on être plus clair ?
La seconde c’est l’opposition des Britanniques à la mise sur pied d’un Etat-major proprement européen significatif.
La troisième : c’est que les Européens ne veulent pas se défendre ! Qui parmi nos voisins, consacre autant que la France à sa défense, qui d’ailleurs relâche ses efforts d’année en année ? Personne ! Les Allemands ? Les Italiens ? Les Espagnols ? Allons donc ! Ce que je vois, c’est que, la crise aidant, la réintégration dans la machine Otan va se traduire avec une démobilisation de l’esprit de défense au nom du bon vieux principe : « puisque les Américains sont là… ». Notre effort de défense à la longue en sera atteint ! La défense c’est le prix de l’indépendance !
Thierry de Montbrial : Je suis d’accord avec Jean-Pierre Chevènement quand il dit que les Américains ne veulent pas d’une défense européenne qui pourrait déboucher sur une coalition potentiellement alternative à l’Otan. Ce qu’ils veulent, c’est que nous dépensions plus, mais dans des limites compatibles avec leur leadership. Je suis moins d’accord quand il dit que les Européens sont, par nature, rétifs à accroître leurs efforts. Ils l’ont été, et vont peut-être continuer à l’être tant que la crise économique durera. Mais je tire de mes contacts avec les nouveaux membres de l’Union européenne, l’impression très nette, et presque la certitude, que cet état d’esprit et en train de changer. Pour attachés qu’ils soient à l’alliance américaine, les pays d’Europe centrale et orientale prennent progressivement conscience que l’Amérique est loin, et qu’elle ne constitue pas une panacée. A condition que l’émergence d’une défense européenne s’effectue dans un esprit de coopération avec les Etats-Unis, ils seront prêts à beaucoup plus de sacrifices qu’on ne le croit. Et du coup, l’Amérique elle-même sera bien obligée, tôt ou tard, d’en tenir compte…
Même quand nous n’étions plus membres du commandement intégré, l’article 5 de la charte de l’Otan qui prévoit qu’en cas d’agression d’un membre de l’alliance, les autres doivent lui porter secours, demeurait toujours valable. Mais la France restait souveraine quant aux modalités d’emploi de ses forces armées. Cette liberté d’appréciation peut-elle rester la règle, une fois la réintégration accomplie ?
Thierry de Montbrial : Réponse, oui ! L’article 5 n’entraîne aucune automaticité d’ordre opérationnel. Il n’a d’ailleurs jamais été utilisé. Ni avant 1966, ni après. Et quand, à la suite du 11 septembre 2001, les Européens ont proposé d’en faire usage, ce sont les Américains qui s’y sont refusé ! J’ajoute que la perspective de l’élargissement de l’Otan vers l’Est va encore accroître la prudence des Américains quant à l’utilisation éventuelle de cet article. Que la Géorgie ou l’Ukraine entrent demain dans l’alliance, éventualité que je tiens pour ma part pour dangereuse, vu l’instabilité de la région, je les vois mal honorer leurs engagements au titre de l’article 5… Sauf à faire perdre toute crédibilité à l’Otan, ce qui n’est souhaitable pour personne. Et surtout pas pour les Etats-Unis.
Jean-Pierre Chèvenement : Je partage cet avis. Mais je constate tout de même que l’Amérique qui s’était engagée, lors de la réunification allemande, à ne pas étendre l’Otan vers l’Est, a renié ses promesses. Dix Etats supplémentaires ont rejoint l’Alliance ! Ce mouvement de progression des intérêts américains vers la sphère eurasiatique me semble hautement préoccupant. Rien n’indique d’ailleurs que les Américains aient renoncé à l’adhésion de la Géorgie et même de l’Ukraine.
Comment expliquez-vous, pour finir, l’évolution contradictoire des forces politiques françaises à l’égard de l’Otan, la gauche ayant voté en 1966 contre la sortie du commandement intégré puis votant, en 2009 contre sa réintégration, et la droite obéissant au mouvement inverse ?
Jean-Pierre Chèvenement : Les choses ne sont pas si tranchées. En 1966, la gauche était divisée comme la droite l’est aujourd’hui. Le PS, avec François Mitterrand, voyait d’un bon œil la présence des troupes américaines en Europe. Ce fut d’ailleurs une constante chez lui, jusqu’à l’affaire des Pershing, en 1983. J’étais moi-même dans la minorité de gauche qui soutenait la volonté d’indépendance de de Gaulle. Aujourd’hui, la droite est globalement pour la réintégration. Seule une minorité est contre. Au fond d’elles-mêmes, la droite et la gauche ne croient ni l’une ni l’autre à l’indépendance de la France.
Thierry de Montbrial : Au-delà de nos désaccords, je vais faire plaisir à Jean-Pierre Chevènement. Je pense que les forces politiques sont, par essence, conservatrices. Elles ont du mal à s’arracher de leurs disciplines intrinsèques. Quitte à me faire des ennemis, je dirais que les hommes politiques français qui réfléchissent par eux-mêmes sur les questions internationales se comptent sur les doigts de la main.
Jean-Pierre Chèvenement : Disons des deux…
Thierry de Montbrial :… Et je crains qu’en 2009, comme en 1966, les considérations de politique intérieure l’emportent sur toutes les autres… Qui sont pourtant, souvent, les plus importantes !
Jean-Pierre Chèvenement : L’esprit de parti est plus fort que l’esprit républicain !
L’Afghanistan, dites-vous, nous y sommes déjà. Que change donc pratiquement, le fait de réintégrer le dernier comité de l’Otan où nous ne siégions pas – celui des plans de défense ?
Jean-Pierre Chèvenement :. Le président de la République nous répète chaque jour que cela ne change rien. Matériellement, peut-être. Mais d’un point de vue politique et symbolique, cela change malheureusement tout. C’est la distance qui sépare l’autonomie du suivisme obligé, l’amitié naturelle de la subordination. Pour la France, d’abord, le fait que sept cents officiers de plus participent aux Etats-majors de l’Otan va induire un tropisme qui risque de les déshabituer bien vite de penser « national »; pour les autres, les pays du Sud, surtout, cela va constituer un signal décisif. La preuve juridique, en quelque sorte, que nous abandonnons notre posture d’indépendance. Voir la Chine.
Quant à la Pologne, il faut bien admettre que c’est un cas à part : sa situation géographique et historique étant ce qu’elle est, comment ne verrait-elle pas d’un bon œil l’alliance américaine qui contribue à la désenclaver ?
Thierry de Montbrial : Entièrement d’accord sur les risques de conflits qu’énumère Jean-Pierre Chevènement. On peut être favorable au rapprochement avec l’Otan et rester vigilant sur l’éternel phénomène d’engrenage. Moi aussi, j’ai considéré, en 2003, que l’intervention américaine en Irak était une faute majeure dont nous payons les conséquences aujourd’hui, avec l’émergence de l’Iran comme seule puissance dans la région. Mais cela ne m’a pas empêché, au même moment, de prendre mes distances avec l’attitude foncièrement anti-américaine de la France d’alors. Attitude qui nous a probablement empêché de défendre mieux nos intérêts par la suite, en divisant inutilement nos partenaires européens. En un mot comme en cent, nous avons eu raison… et notre posture nous empêchés d’en tirer profit !
Voyez les Allemands : ils ont eu, sur le fond, la même position que nous, bien qu’étant membres à part entière de l’Otan. Mais ils n’ont pas donné dans l’anathème inutile.
Résultat : nous avons affaibli notre position, à la fois lorsque nous abordons la question de la défense européenne, qu’aucun de nos partenaires ne conçoit découplée des Etats-Unis, et face aux problèmes du Moyen-Orient.
A contrario, les positions proaméricaines de Nicolas Sarkozy ne l’ont pas empêché de renouer le dialogue avec la Syrie, ni la France de jouer un rôle majeur dans le conflit israélo-arabe… Paradoxalement, une position pacifiée vis-à-vis de l’Otan et de l’Amérique peut donc nous permettre de regagner la confiance de nos partenaires et, par là, de jouer notre rôle plus efficacement grâce à des marges de manœuvres accrues.
Jean-Pierre Chèvenement : Monsieur de Montbrial a l’art de cultiver le paradoxe : plus nous serions intégrés à l’Otan, plus nous serions indépendants !
Thierry de Montbrial : Plus efficaces, je le maintiens !
Jean-Pierre Chèvenement : Mais plus efficace dans quelle perspective ? Je crains que vous ne défendiez là une conception très « occidentalo-centriste » de notre politique étrangère. Nous sommes dans un monde où montent des pays milliardaires en hommes, la Chine, l’Inde, où d’anciennes nations réapparaissent, comme l’Iran, le Vietnam, et où de nouvelles surgissent, comme le Brésil. Et il faudrait que la France qui a toujours su entretenir un dialogue singulier avec d’autres civilisations, réintègre le cercle étroit d’une coalition identifiée par les autres comme l’expression de l’hégémonie américaine ! C’est une erreur stratégique. C’est un contre-sens historique.
Ce n’est pas parce que, comme le dit M. Sarkozy, nous avons, à tort ou à raison, des hommes sur le terrain au côté des Etats-Unis, que nous devons envoyer des officiers généraux dans les Etats-majors de l’OTAN ! Etre les amis des Américains et nous trouver à leurs côtés quand nos intérêts coïncident, très bien ! Le statu-quo vis-à-vis de l’OTAN allait très bien à tout le monde ! Pourquoi, subitement, abandonner cette posture, alors que ni les Etats-Unis ni nos alliés européens ne nous le demandaient ?
Réintégrer le commandement de l’Otan, dans l’esprit de Nicolas Sarkozy, c’est aussi rétablir la confiance qui seule peut permettre l’émergence d’une défense européenne…
Thierry de Montbrial : Disons-le tout net : c’est un pari. Qui comme tout pari, peut réussir ou échouer. Jean-Pierre Chevènement n’a pas tort quand il taxe mon raisonnement de paradoxal. Mais je crois qu’il se trompe en le ramenant à du pur « occidentalo-centrisme ». De même qu’un rapport apaisé avec les Américains peut nous rendre de sérieuses marges de manœuvres dans le monde, de même peut-il nous permettre de construire une véritable défense européenne.
Un seul exemple dont j’ai été personnellement le témoin, en tant qu’organisateur de la World Policy Conférence d’Evian, en octobre dernier : l’accord intervenu entre Nicolas Sarkozy et le président russe, Dimitri Medvedev sur le principe d’une nouveau système de sécurité en Europe, accord sur lequel, alors, les Etats-Unis étaient plus que réticents. Et je ne parle pas de la Géorgie, à propos de laquelle ce même Sarkozy a pu, au nom de l’Europe, aboutir à un accord ! Franchement, je ne pense pas qu’il aurait eu les coudées aussi franches s’il avait été perçu par nos partenaires comme un adversaire des Etats-Unis.
Il en va de même pour la défense européenne : nos voisins étant ce qu’ils sont, comme aurait dit de Gaulle, ils n’accepteront jamais de mettre sur pied une défense commune que Washington percevrait comme hostile. On peut le regretter, mais c’est ainsi ! Eviter la confrontation, faire preuve de modestie, ce n’est pas s’abaisser, bien au contraire ! Pensez à Louis XI dont la stratégie était à la fois grandiose… et pleine de chemins détournés !
Jean-Pierre Chèvenement : Et tellement subtile qu’il lui arrivait à lui « l’universelle araigne » de se perdre dans le fil de ses intrigues, au point de se retrouver prisonnier à Péronne (rires)…
Thierry de Montbrial : Et de gagner à la fin ! Je le répète : quand on fait un pari, on n’est jamais certain de le gagner. Mais on est toujours sûr de perdre en faisant comme si les autres n’existaient pas… La preuve : jusqu’ici, la défense européenne n’est jamais sorti des cartons.
Jean-Pierre Chèvenement : Si ! Si ! On l’a vue à l’œuvre en 1999, quand pour complaire à Mme Albright qui voulait absolument sauver l’Otan, dix ans après la chute du mur de Berlin, on a bombardé Belgrade et créé l’entité la moins viable et la plus instable du continent, le Kosovo !
Soyons sérieux, s’il n’y a pas aujourd’hui de défense européenne, c’est pour trois raisons.
La première : les Etats-Unis ne la souhaitent pas. Brzeszinski l’a écrit, je cite : « l’Europe peut faire beaucoup plus pour sa défense, à condition qu’elle n’acquière pas une autonomie telle qu’elle mette en danger ses liens avec l’Amérique » (L’Amérique face au monde, Pearson décembre 2008). Peut-on être plus clair ?
La seconde c’est l’opposition des Britanniques à la mise sur pied d’un Etat-major proprement européen significatif.
La troisième : c’est que les Européens ne veulent pas se défendre ! Qui parmi nos voisins, consacre autant que la France à sa défense, qui d’ailleurs relâche ses efforts d’année en année ? Personne ! Les Allemands ? Les Italiens ? Les Espagnols ? Allons donc ! Ce que je vois, c’est que, la crise aidant, la réintégration dans la machine Otan va se traduire avec une démobilisation de l’esprit de défense au nom du bon vieux principe : « puisque les Américains sont là… ». Notre effort de défense à la longue en sera atteint ! La défense c’est le prix de l’indépendance !
Thierry de Montbrial : Je suis d’accord avec Jean-Pierre Chevènement quand il dit que les Américains ne veulent pas d’une défense européenne qui pourrait déboucher sur une coalition potentiellement alternative à l’Otan. Ce qu’ils veulent, c’est que nous dépensions plus, mais dans des limites compatibles avec leur leadership. Je suis moins d’accord quand il dit que les Européens sont, par nature, rétifs à accroître leurs efforts. Ils l’ont été, et vont peut-être continuer à l’être tant que la crise économique durera. Mais je tire de mes contacts avec les nouveaux membres de l’Union européenne, l’impression très nette, et presque la certitude, que cet état d’esprit et en train de changer. Pour attachés qu’ils soient à l’alliance américaine, les pays d’Europe centrale et orientale prennent progressivement conscience que l’Amérique est loin, et qu’elle ne constitue pas une panacée. A condition que l’émergence d’une défense européenne s’effectue dans un esprit de coopération avec les Etats-Unis, ils seront prêts à beaucoup plus de sacrifices qu’on ne le croit. Et du coup, l’Amérique elle-même sera bien obligée, tôt ou tard, d’en tenir compte…
Même quand nous n’étions plus membres du commandement intégré, l’article 5 de la charte de l’Otan qui prévoit qu’en cas d’agression d’un membre de l’alliance, les autres doivent lui porter secours, demeurait toujours valable. Mais la France restait souveraine quant aux modalités d’emploi de ses forces armées. Cette liberté d’appréciation peut-elle rester la règle, une fois la réintégration accomplie ?
Thierry de Montbrial : Réponse, oui ! L’article 5 n’entraîne aucune automaticité d’ordre opérationnel. Il n’a d’ailleurs jamais été utilisé. Ni avant 1966, ni après. Et quand, à la suite du 11 septembre 2001, les Européens ont proposé d’en faire usage, ce sont les Américains qui s’y sont refusé ! J’ajoute que la perspective de l’élargissement de l’Otan vers l’Est va encore accroître la prudence des Américains quant à l’utilisation éventuelle de cet article. Que la Géorgie ou l’Ukraine entrent demain dans l’alliance, éventualité que je tiens pour ma part pour dangereuse, vu l’instabilité de la région, je les vois mal honorer leurs engagements au titre de l’article 5… Sauf à faire perdre toute crédibilité à l’Otan, ce qui n’est souhaitable pour personne. Et surtout pas pour les Etats-Unis.
Jean-Pierre Chèvenement : Je partage cet avis. Mais je constate tout de même que l’Amérique qui s’était engagée, lors de la réunification allemande, à ne pas étendre l’Otan vers l’Est, a renié ses promesses. Dix Etats supplémentaires ont rejoint l’Alliance ! Ce mouvement de progression des intérêts américains vers la sphère eurasiatique me semble hautement préoccupant. Rien n’indique d’ailleurs que les Américains aient renoncé à l’adhésion de la Géorgie et même de l’Ukraine.
Comment expliquez-vous, pour finir, l’évolution contradictoire des forces politiques françaises à l’égard de l’Otan, la gauche ayant voté en 1966 contre la sortie du commandement intégré puis votant, en 2009 contre sa réintégration, et la droite obéissant au mouvement inverse ?
Jean-Pierre Chèvenement : Les choses ne sont pas si tranchées. En 1966, la gauche était divisée comme la droite l’est aujourd’hui. Le PS, avec François Mitterrand, voyait d’un bon œil la présence des troupes américaines en Europe. Ce fut d’ailleurs une constante chez lui, jusqu’à l’affaire des Pershing, en 1983. J’étais moi-même dans la minorité de gauche qui soutenait la volonté d’indépendance de de Gaulle. Aujourd’hui, la droite est globalement pour la réintégration. Seule une minorité est contre. Au fond d’elles-mêmes, la droite et la gauche ne croient ni l’une ni l’autre à l’indépendance de la France.
Thierry de Montbrial : Au-delà de nos désaccords, je vais faire plaisir à Jean-Pierre Chevènement. Je pense que les forces politiques sont, par essence, conservatrices. Elles ont du mal à s’arracher de leurs disciplines intrinsèques. Quitte à me faire des ennemis, je dirais que les hommes politiques français qui réfléchissent par eux-mêmes sur les questions internationales se comptent sur les doigts de la main.
Jean-Pierre Chèvenement : Disons des deux…
Thierry de Montbrial :… Et je crains qu’en 2009, comme en 1966, les considérations de politique intérieure l’emportent sur toutes les autres… Qui sont pourtant, souvent, les plus importantes !
Jean-Pierre Chèvenement : L’esprit de parti est plus fort que l’esprit républicain !