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"Il n'y a pas d'Etat sans autorité"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement paru dans la Revue des Deux Mondes, mai 2015. Propos recueillis par Valérie Toranian et François d'Orcival.


"Il n'y a pas d'Etat sans autorité"
Revue des Deux Mondes : Vous symbolisez l’autorité depuis quarante ans. Tout le monde s’en réclame depuis quelques mois. La France toute entière semble devenue « chevènementiste ». Cela vous fait plaisir ?
Jean-Pierre Chevènement : Ça me fait sourire. Il ne suffit pas de récupérer les mots pour que l’énergie soit au rendez-vous. Ce qui manque, c’est la vue d’ensemble dans le temps et dans l’espace : la conscience de l’Histoire et en même temps la vision mondiale des problèmes. Je ne pense pas que ça puisse s’acquérir en un jour. C’est l’effet de la pratique et de la réflexion.

Vous avez toujours incarné à la fois la République, l’autorité et la nation. Où en-sont ces valeurs aujourd’hui ?
Notre pays n’a plus de lui-même une vision très claire. D’abord, il y a eu la France comme création politique qui « vient du fond des âges », selon la formule du général de Gaulle (Mémoires d’Espoir). Puis la France a pris conscience d’elle-même comme nation. Une nation devenue souveraine en 1789 ; la République est née trois ans après. Mais elle a mis beaucoup de temps à s’affermir et il a fallu attendre le général de Gaulle et François Mitterrand pour stabiliser son fonctionnement institutionnel. Je cite François Mitterrand car l’alternance a évidemment renforcé le crédit des institutions de la Ve République.

J’ai toujours pensé qu’il était nécessaire que le président soit l’homme de la nation. Mais il faut aussi se demander comment, avec l’élection au suffrage universel, le président de la République peut demeurer l’homme de la nation, c’est-à-dire être l’élu de tous les Français. Peut-il transcender les conditions de son élection ? Il n’est pas évident que l’objectif du général de Gaulle ait été acquis. La présidence pourrait devenir et redevient d’ailleurs un enjeu dans le système des partis. Le quinquennat va-t-il dans le bon sens ? Je ne le pense plus. Tout ce qui donne au président une vue longue est bon et naturellement, le gouvernement doit procéder de l’Assemblée nationale : la démocratie doit fonctionner. Mais la France a besoin d’un Président de la République qui soit l’homme de la Nation. C’est ainsi qu’elle peut assumer son histoire.

Nous avons atteint une limite. Une réflexion collective devrait être menée sur le sens de nos institutions, sans qu’il soit question de les changer ; il faut leur restituer leur place, leur autorité.

On reproche à François Hollande son manque d’autorité. Vous partagez cet avis ?
François Hollande a voulu être un président à la scandinave, un président « normal ». De surcroît, il n’a pas pu opérer dans des conditions convenables la transition entre ses fonctions de premier secrétaire du Parti socialiste et la fonction présidentielle, étant donné la manière dont la plupart des dirigeants socialistes avaient appris à le considérer et dont ils continuent à le traiter. C’était son problème. Il en mesure désormais les effets.

Les choses ne se sont-elles pas définies différemment avec la façon dont il a géré les attentats de janvier ?
Oui, une onde de « présidentialité » a traversé le pays. François Hollande a réagi avec beaucoup de sang-froid et de dignité, ce qui était absolument nécessaire face à un problème aussi vaste et complexe. Le problème du terrorisme djihadiste, à l’intersection des conflits qui agitent le monde arabo-musulman et des tensions de notre société, ne peut se résoudre que dans le temps long. Il faut l’affronter avec des valeurs et des repères sûrs, ceux de la République. L’intégration à la nation implique que chacun respecte non seulement la loi mais plus encore, l’esprit de la loi. C’est un travail difficile. Pour continuer à « faire France » et agréger de nouveaux citoyens, la parole de l’État doit être une parole entendue. Or, depuis 1968, la parole publique a été dévaluée. Cela vient de loin. Et cette perte d’autorité, nous la retrouvons jusqu’au sein de l’Ecole.

Que faudrait-il pour restaurer cette autorité du maître, à l’heure où l’on constate l’échec du système scolaire et où des minutes de silence pour les victimes des attentats terroristes sont sifflées ?
Il faut revenir à une définition juste de l’Ecole. Elle est faite pour transmettre le savoir, les valeurs, le sens de notre histoire, le patriotisme, le civisme. Si l’Ecole perd de vue sa fonction essentielle, si l’on en fait un simple lieu de vie, si l’on met l’élève au centre de l’école et si on se décharge sur lui du soin de construire ses savoirs, tous les repères sont faussés. On voit les conséquences.

Quand vous parlez du patriotisme, vous pensez à la Marseillaise ?
Cela me rappelle un souvenir. En 1985, alors que j’étais ministre de l’Education nationale, un député UDF, Henri Bayard, m’avait demandé si les enseignants étaient tenus d’apprendre la Marseillaise. Je lui ai répondu que bien entendu elle faisait partie du répertoire scolaire. Que n’ai je pas entendu ! : « Mais qu’est-ce que c’est que ce ministre de l’Education nationale ? Les paroles de la Marseillaise sont horribles. Il faudrait d’abord les réécrire… » Un flot d’inepties ! J’ai répondu qu’il fallait la comprendre dans son contexte de la Révolution, la resituer dans un mouvement plus général.

La France s’est toujours voulue exceptionnelle. 1789 fonde la modernité démocratique. La France doit assumer son histoire. Elle avait su le faire grâce à Michelet jusqu’à la guerre de 1914 mais ne sait plus le faire aujourd’hui. Notre Histoire au vingtième siècle n’est pas comprise. Le récit national a été brisé. Il faut le relever.

Quand vous dites qu’il faut restituer l’autorité, les valeurs, les institutions, cela veut dire que nous avons perdu un temps énorme. Or, des hommes politiques étaient là ! Pourquoi ne s’en sont-ils pas rendus compte ?
Ils ont fait des choix erronés. Le moment est venu de le dire : l’Europe ne doit pas se substituer à la France. Je suis pour l’Europe, au sens d’une solidarité croissante des nations qui la composent, mais dans le prolongement des nations, dans le prolongement de la France et avec la France. Notre patrie reste le lieu privilégié de la démocratie, du débat et de la solidarité. On ne peut donc pas construire l’Europe si l’on oublie la France. L’idée qui consiste à croire que l’on va faire la France par l’Europe, comme disait Jacques Delors, me paraît être une erreur.

Cette erreur est manifeste dans l’affaire de la monnaie unique. On a parié que le jour où les difficultés se présenteraient, tout le monde ferait le grand saut fédéral. On s’aperçoit que compte-tenu de l’hétérogénéité des nations, la monnaie unique divise les peuples plutôt qu’elle ne les rapproche. En l’absence de mobilité suffisante de la main d’œuvre et, surtout, dans l’impossibilité d’opérer les transferts qui permettraient l’existence d’une fédération digne de ce nom, nos nations sont incapables de faire ce grand saut qui était à la base de cette construction. L’Europe comme substitut aux nations est donc la première erreur.

Nous en avons commis une autre : Cette sorte de laxisme généralisé qui a suivi Mai 1968, et qui a frappé tous les gouvernements, de gauche comme de droite. Les partis de droite sont formidables dans l’opposition, sur l’école par exemple, mais, une fois au pouvoir, ils se montrent absolument incapables de faire quoique ce soit.

Que feriez-vous concrètement pour l’école? Il est frappant de voir à quel point les décisions semblent difficiles à mettre en œuvre.
Le premier problème est celui de la formation des maîtres. Dans la transmission des savoirs, tâche essentielle de l’école, il y a le rapport du maître à l’élève qui a quelque chose d’un peu mystérieux. Nous avons tous des maîtres qui nous ont marqués, qui ont compté dans notre formation. Il faut rétablir ce rapport dans un monde qui a muté le monde de la toile n’est pas celui de Jules Ferry.

Les « hussards noirs » doivent-ils s’adapter ou faut-il plutôt retrouver cet esprit de verticalité ?
Il ne faut surtout pas se subordonner au numérique. Ce n’est pas la réponse aux difficultés de l’école. Le croire risquerait, au contraire, d’aggraver le tableau. L’essentiel doit passer par l’écrit, par un socle stable, ne serait-ce que pour naviguer intelligemment sur la toile, ce qui n’est pas à la portée de tous.

N’êtes-vous pas celui qui s’est enorgueilli, à l’époque, d’avoir amené 80% d’une génération au baccalauréat ?
Non, il s’agissait de l’amener «  jusqu’au niveau du bac ». Fixé en 1984, l’objectif de 80 % de lycéens poursuivant leurs études jusqu’en terminale a été atteint dix ans plus tard, en 1995. Je n’avais pas demandé qu’ils deviennent tous bacheliers. Les candidats obtenaient leur bac s’ils en étaient capables. Or, cela a été traduit tout autrement. La communication m’a piégé. Je n’étais pas partisan de donner le bac à tout le monde. Je désapprouve d’ailleurs fortement toutes les consignes laxistes de mes successeurs qui ont abaissé la moyenne d’admission au bac à 9 sur 20, voire 8. Et, quand les notes auront été supprimées, ce sera à zéro ?

On accable les professeurs alors qu’ils sont en première ligne, souvent peu soutenus. Doit-on aussi attendre d’eux qu’ils restaurent ce lien d’autorité ?
On oublie souvent que l’école est une institution de la République. Le message doit venir d’en haut, pas seulement du ministre de l’éducation nationale, qu’on accable trop souvent, mais de la parole publique, du président et du gouvernement tout entier. C’est ce qu’on appelait jadis, au temps de Jules Ferry et de Gambetta, « la République enseignante ».

Faut-il former  mieux les enseignants ? Ne devraient-ils pas être payés davantage ?
On devrait, bien entendu, les payer plus, les former mieux. La tâche est gigantesque et relèvera d’une nouvelle phase de l’histoire de la République.

Sommes-nous prêts pour cette nouvelle phase ?
D’abord, l’effort est nécessaire. Regardez ce qu’était le nombre de jours et d’heures travaillés jusque dans les années 1960, et ce qu’elles sont aujourd’hui. Moins 216 heures par an de 1964 à maintenant : l’équivalent d’une année sur le cursus scolaire entier !

C’est vrai partout !
Mais d’abord à l’école.

Faudrait-il rallonger les programmes scolaires ?
Je ne suis partisan ni de les rallonger, ni de les alléger mais de les repenser. Les programmes que j’ai défendus étaient courts, clairs - sujet, verbe, complément -, et lisibles par tous : par les enseignants, les parents et les élèves. Tout le monde comprenait ce qu’il fallait savoir. J’avais moi-même revu le texte ligne par ligne. Les programmes ont tenu ainsi pendant un peu moins de dix ans. On y a substitué un flot de circulaires, des centaines et des centaines de pages expliquant comment il fallait s’y prendre pour acquérir la perception globale du mot... Des textes illisibles qui vous tombent des mains. Or les enseignants – et les autres aussi – ont d’abord besoin de clarté.

A t on un problème plus général pour nommer les choses ?
On a toujours intérêt à dire les choses telles qu’elles sont, mais cela suppose d’y réfléchir avant et de ne pas tomber dans le piège de la communication qui est celui de l’instantanéité.

Quelles sont selon vous les causes des attentats qui ont eu lieu sur le sol français ?
C’était très prévisible. Mais nous pouvons tout à fait surmonter ce problème. La démocratie n’est pas à la merci du terrorisme. Aucune démocratie n’a été mise en péril de mort par le terrorisme. Celui-ci est comme un caillou dans la chaussure dont on doit s’accommoder. Naturellement, il faut en assécher le terreau et donc mener à bien la tâche de l’intégration dont on connaît les ratés. L’erreur serait d’en rendre responsable la République et non le défaut de République.

D’abord il y a le respect de la loi républicaine. L’ignorer c’est se laisser aller à la culture de l’excuse, qui ne tient pas en l’espèce. Coulibaly, par exemple, avait un diplôme de maintenance audiovisuelle et un salaire de 2200 euros par mois. Il n’était ni un exclu ni un « abandonné » de la République. Il a bénéficié d’un système éducatif et d’un système social parmi les plus développés. Ensuite, il faut, certes, comprendre le cheminement intellectuel et affectif qui conduit un certain nombre de jeunes à adopter la vision du monde des djihadistes. On ne peut toutefois accepter le passage à l’acte terroriste. Acte de désespoir ? Saut dans le vide ? Peut-être, mais il faut prendre garde à ne pas légitimer un acte qui relève d’une idéologie manipulatrice qui met le martyr au service de la terreur.

Qu’est ce qui motive les frères Kouachi ou Coulibaly d’après vous ?
Je vous renvoie à l’excellent livre de Farid Abdelkrim, Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste (Les points sur les i éditions, parution le 19 février 2015). D’une manière générale, il n’y a pas de compréhension du problème global. Le monde arabo-musulman a suscité en France beaucoup d’intérêt et de vocations, auprès des chercheurs arabisants. Mais on ignore ce qu’ont été les difficultés du monde arabo-musulman dans son affrontement avec l’Occident depuis la fin de l’empire ottoman, et précisément la fin du califat, en octobre 1924.

Deux écoles se confrontent : une moderniste et une autre que j’appellerai identitaire. Je suis allé en Tunisie au moment des dernières présidentielles. J’y ai pu rencontrer des hommes politiques islamistes. A chacun j’ai demandé comment ils étaient devenus islamistes. Certains m’ont dit qu’ils avaient été nassériens ou baasistes mais, qu’après la guerre des Six Jours (1967), ils avaient opté pour les Frères Musulmans. D’un côté un certain modernisme, soit libéral, soit socialiste, qui impliquait une dose de sécularisation, pour ne pas dire de laïcité –certains partis comme le Baas se disaient ouvertement laïques. Et d’autre part, les Frères Musulmans, fondés en 1928 par Hassan el-Banna, six ans après la fin du califat en Turquie. Cela correspond, pour moi, à la régression identitaire. On veut opposer à l’Occident un système total pour ne pas dire totalitaire qui serait si impressionnant que l’Occident, en proie à une dérive hyper-individualiste et à un ramollissement intellectuel, en perdrait son latin, si je puis dire.

L’enseignement de la laïcité en France n’a pas réussi à être une colonne vertébrale suffisante contre les intolérances, les fondamentalismes. Pourquoi a t on échoué à la faire partager par tous ?
La laïcité est d’abord inséparable de la croyance en la raison naturelle. Sapere aude, oser savoir. On a perdu de vue cette exigence. On revient toujours aux problèmes de la transmission des connaissances et à ce que disait Hannah Arendt : « On ne transmet que ce à quoi on croit ». Le problème de la transmission et de la capacité à penser par soi-même à la lumière de la raison naturelle est au cœur de la laïcité. Curieusement, quand on examine les religions, le Coran est le texte qui fait le plus appel à la rationalité : dans sa traduction du Coran, Jacques Berque y avait recensé quarante-quatre fois l’appel à la raison naturelle, avec l’idée qu’il fallait « aller chercher le savoir jusqu’en Chine » – le bout du monde à l’époque ! Il me semble que l’on peut rendre l’Islam compatible avec la République en expliquant la laïcité comme un espace public, où chacun peut exercer sa raison naturelle pour participer à la définition de l’intérêt général, c’est-à-dire du bien commun.


La question est de savoir de quel Islam il s’agit ?
Il faut évidemment que l’Islam se dégage des dogmatismes excessifs, dont sont imprégnés certains de ses courants. Le catholicisme aussi a bien dû se dégager d’un certain absolutisme ... Les meilleurs esprits, qui ont contribué à la définition de la laïcité, parlaient de « laïcité intérieure ». Mon ami Claude Nicolet, malheureusement décédé, auteur de L’idée républicaine en France [ L'idée républicaine en France : 1789-1924 : essai d'histoire critique, Paris, Gallimard, 1ere éd. 1982], parlait de « République intérieure », de l’extrême scrupule qui fait qu’un homme de pensée ne pense pas avoir systématiquement raison et doit être capable de revoir, au filtre de l’esprit critique, ses positions, en sachant, le cas échéant, les infléchir.

Une laïcité digne de ce nom est susceptible de se mettre en question et de faire constamment son examen de conscience. L’esprit de cette laïcité a été porté par une élite de professeurs de l’École normale, comme Bernard Bourgeois, qui fut pour moi une source d’inspiration, ou Jacques Muglioni, deux magnifiques transmetteurs.

Que pensez-vous de la formation des imams dans l’islam de France? L’État doit-il s’en mêler ?
L’État n’a pas à assurer la formation théologique, il doit garantir le bon apprentissage du français, la bonne connaissance de la société française et de son système juridique. Mais personne ne peut faire à la place des musulmans le travail qu’ils doivent faire sur eux-mêmes, sur leur religion. C’est à eux de séparer le bon grain de l’ivraie.

Comment expliquez-vous les tensions que connaît la société française avec ses musulmans ?
Les premières communautés musulmanes formées sur le territoire national, étaient constituées d’anciens soldats de la Première guerre mondiale. Puis il y eut des ouvriers qui venaient gagner péniblement leur vie pour nourrir leurs familles restées au bled. Ensuite, avec le regroupement familial (1975) il y a eu l’arrivée de nouvelles générations. Les rapports ont évolué avec le monde arabo-musulman. De Gaulle avait compris, au lendemain de la guerre d’Algérie, qu’il fallait parier sur les facteurs de progrès. C’était ce qu’on a appelé la « politique arabe de la France ». Elle consistait à favoriser les vecteurs de progrès plutôt que de régression.

Pourquoi nous sommes-nous mis à la remorque des courants les plus régressifs ? Il faut revenir à l’histoire du Moyen-Orient, au pétrole et à la rencontre, en février 1945, entre Roosevelt et le roi d’Arabie Ibn Seoud. A partir de là, toute une histoire se déroule : les chocs pétroliers, les centres de gravité du monde arabe qui se déplacent du Liban, de la Syrie, de l’Égypte vers les pays du Golfe ; le conflit entre Israël et la Palestine n’a pas arrangé les choses. Donc, nous avons une défaite du nationalisme arabe et parallèlement la montée de courants régressifs, souvent instrumentalisés ou manipulés. Faut-il rappeler que les Frères musulmans étaient utilisés contre Nasser, que Ben Laden l’a été par la CIA et l’ISI pakistanais contre l’Union soviétique ?

Nous portons le legs de tout cela. On pouvait faire l’économie de la guerre du Golfe. Mais vingt-cinq ans ont passé et nous avons récolté une épouvantable catastrophe : des millions de morts, un État irakien décomposé, les Sunnites livrés à Daesh, la Syrie en proie à la guerre civile …

L’existence de Daesh remonte-elle à la première guerre en Irak ?
Oui, mais surtout à la deuxième avec, à l’issue de celle-ci, la décision prise par les Etats-Unis de dissoudre l’État irakien, sa police, son armée, son administration. On voulait créer un Etat ex nihilo. L’idée d’exporter la démocratie dans un pays comme la Mésopotamie, est totalement inepte. En tant que Français, je souffre de voir cette accumulation d’erreurs. On aurait pu éviter ce désastre. François Mitterrand, en fait, a pris très tôt, au mois d’août 1990, la décision de se placer dans le sillage des Etats-Unis. Il aurait pu faire un autre choix. La France aurait pu, selon moi, jouer un rôle de médiatrice.

C’est précisément à cause de cet engagement, que vous décidez de quitter vos fonctions de ministre de la Défense que vous occupiez depuis près de trois ans. Ce fut un moment historiquement important pour vous comme pour les armées.
Cette première guerre du Golfe intervient quelques mois avant l’effondrement du monde bipolaire et la fin de la guerre froide. C’est cela l’événement central. Il n’est plus question de bataille en Europe ; l’équilibre nucléaire a fait disparaître – je l’espère, pour longtemps - toute idée de guerre sur notre continent. J’étais moi-même partisan de la dissuasion nucléaire dès l’origine. J’ai contribué à y rallier le parti socialiste en 1978 et j’ai veillé, comme ministre, à confirmer cette doctrine dans les faits. Quant à notre engagement dans le Golfe, François Mitterrand a pris la décision de n’y envoyer que des soldats professionnels. On a donc créé une division (« Daguet ») seulement composée de régiments professionnels, de la Légion étrangère et d’autres unités « ad hoc ». Notez qu’on a fait un choix différent en Yougoslavie : il suffisait que les appelés fussent volontaires pour y être envoyés.

La menace est très différente aujourd’hui. Notre armée est-elle bien équipée face aux nouveaux défis du terrorisme et du djihadisme ? Sommes-nous bien défendus ?
Notre armée a montrée au Mali qu’elle était parfaitement opérationnelle pour briser dans l’œuf la tentative de djihadistes de s’emparer d’un État important de l’Afrique de l’Ouest. La même éventualité avait existé en Afghanistan, et avait été le motif de l’engagement américain contre les talibans. Disposer de capacités de projection est utile et nécessaire mais je ne suis pas favorable à la projection tous azimuts systématique. Certaines opérations peuvent être discutables. Les interventions en Irak en 2003 et en Libye en 2011 n’ont pas été suffisamment réfléchies. En revanche, j’ai approuvé l’opération Serval, au Mali.

En ce qui concerne la Syrie, faudrait-il négocier avec Bachar Al-Assad ?
Je ne suis pas vraiment sur la ligne du gouvernement sur cette question. On a sous-estimé les soutiens dont disposait Bachar el-Assad dans la société syrienne d’une manière générale. Beaucoup de problèmes se sont posés en amont. C’est une vieille histoire qui remonte 1980, en raison des liens unissant la Syrie et l’Iran. Mais l’Iran n’est devenu la puissance dominante dans la région qu’après 2003, une fois le régime de Saddam Hussein disparu. Il constituait le verrou qui protégeait le monde arabe sunnite et il a sauté.

La question d’une alliance conjoncturelle ne se pose-t-elle pas aussi pour l’Iran ?
L’erreur a été faite. L’Iran est un grand pays, une grande civilisation, et il faudra bien trouver un accommodement et un équilibre de sécurité entre les sunnites et les chiites. Il n’y a pas de solution militaire, il faut donc faire de la politique.

Fallait-il supprimer le service militaire ?
Il aurait fallu, selon moi, maintenir une formule de service militaire court - un peu à la suisse - de 6 mois ou même 4 puisque cela suffit à bien former un fantassin. À cela s’ajouteraient des périodes de rappel ou de formation des sous-officiers et des officiers, avec des formules de volontariat de service long. Tout un système à la carte.

D’autre part la diversification des formes de service national aurait été encore plus nécessaire, je pense notamment aux sapeurs-pompiers. J’ai beaucoup incité Jacques Chirac à ne pas faire ce choix de la suppression du service national en 1996, mais il était entouré de gens pour qui « ça avait de la gueule » et qui trouvaient formidable de former une armée sur le modèle britannique. Il n’est pas facile aujourd’hui de revenir sur ce choix.

Est-ce une question de crédits ?
C’est d’abord un problème social. La société française était « mûre » pour l’abandon du service militaire. Curieusement, les sondages montraient toujours un grand attachement au service militaire, mais surtout parmi les Français les plus âgés… Plus le temps passait, plus ils y étaient attachés. Le service national représentait un état d’esprit général, un certain sens de l’effort, du sacrifice, de l’engagement personnel qu’il faudrait restaurer, comme nous l’avons évoqué au début de cet entretien.

La suppression du service militaire a-t-elle également contribué à la perte d’autorité dont vous parliez ?
Sans doute. Mais aussi à la perte du sentiment de fraternité entre Français. On ne se connaît plus. On s’ignore. J’ai appris beaucoup de choses à l’armée, à commencer par le raisonnement objectif : mission, moyens, idée de manœuvre, compte-rendu. Si dans l’administration tout le monde avait une idée de ce que cela signifie, peut-être que les choses marcheraient mieux. Je plaisante, bien entendu...

Source : Revue des Deux Mondes


le Vendredi 15 Mai 2015 à 14:09 | Lu 5990 fois



1.Posté par Cincinnatus le 15/05/2015 15:51
Merci, M. Chevènement, pour ces mots de bon sens.

Vous avez raison de souligner que la tradition républicaine du roman national a été abandonnée. D'autres en ont repris les mots et les apparences pour en pervertir le contenu : l'extrême-droite prétend offrir un récit commun mais ne fait qu'exclure et inviter à l'entre-soi.

Au contraire, républicains sincères, nous devons nous réapproprier une narration collective, assise sur une compréhension lucide et raisonnable de notre histoire, et proposer un projet mobilisateur, rassembleur, exigeant et généreux, à l'image de ce qu'est la France. (cf. https://cincivox.wordpress.com/2015/03/23/la-nation-balkanisee/ )

Cincinnatus
https://cincivox.wordpress.com/

2.Posté par Jp JP le 15/05/2015 17:47
Sur trop de sujets importants nos gouvernants ont, depuis des décennies, eu un réflexe souverain protecteur…
« courage fuyons ! »…. et lorsqu’ils étaient joignables ils entonnaient un chant patriotique qui a bercé notre enfance : « tout va très bien madame la marquise »….de sorte que les français ont toujours été « informés » et très mal gouvernés ! Précision : JPChevènement n’est pas concerné par cette critique, loin de là !

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