Comme l'éclair illumine un paysage nocturne, le Brexit, voté par les Britanniques le 23 juin 2016, n'a pas seulement révélé les fragilités de la construction européenne, il a sonné comme un retentissant et cuisant désaveu à l'égard des institutions de Bruxelles.
Le Royaume-Uni avait un statut à part, n'étant ni dans la zone euro ni dans l'espace Schengen. Pour le retenir au sein de l'Union européenne, ses partenaires lui avaient encore consenti une dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs au sein de l'Union européenne et un statut de contributeur au budget de l'UE très avantageux. Ils lui avaient même accordé un droit de regard sur l'élaboration des réglementations financières qui auraient pu faire de l'ombre à la City, d'où le Royaume-Uni tire plus de 15 % de son produit intérieur brut, trois fois plus que la France ou l'Allemagne. Pourtant, il faut croire que l'intelligence collective de son peuple - si tant est qu'on croie à la démocratie - a préféré délaisser ce statut spécial apparemment avantageux pour reprendre en main et en toute transparence le contrôle entier de son destin. [...] L'opinion claironnée de la plupart des élites européennes, au lendemain du Brexit, est que le Royaume-Uni s'est tiré une balle dans le pied, que son économie va entrer en récession et que, peut-être, il va éclater.
Et si c'était le contraire qui était vrai ? Si le Royaume-Uni avait quitté un édifice branlant où il n'avait d'ailleurs mis qu'un pied, avant qu'il ne s'effondrât sur sa tête ? [...] En maints domaines, le Parlement de Westminster n'avait plus le dernier mot.
Le Royaume-Uni avait un statut à part, n'étant ni dans la zone euro ni dans l'espace Schengen. Pour le retenir au sein de l'Union européenne, ses partenaires lui avaient encore consenti une dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs au sein de l'Union européenne et un statut de contributeur au budget de l'UE très avantageux. Ils lui avaient même accordé un droit de regard sur l'élaboration des réglementations financières qui auraient pu faire de l'ombre à la City, d'où le Royaume-Uni tire plus de 15 % de son produit intérieur brut, trois fois plus que la France ou l'Allemagne. Pourtant, il faut croire que l'intelligence collective de son peuple - si tant est qu'on croie à la démocratie - a préféré délaisser ce statut spécial apparemment avantageux pour reprendre en main et en toute transparence le contrôle entier de son destin. [...] L'opinion claironnée de la plupart des élites européennes, au lendemain du Brexit, est que le Royaume-Uni s'est tiré une balle dans le pied, que son économie va entrer en récession et que, peut-être, il va éclater.
Et si c'était le contraire qui était vrai ? Si le Royaume-Uni avait quitté un édifice branlant où il n'avait d'ailleurs mis qu'un pied, avant qu'il ne s'effondrât sur sa tête ? [...] En maints domaines, le Parlement de Westminster n'avait plus le dernier mot.
La question de fond : la démocratie
Le problème allait donc bien au-delà de l'immigration polonaise. La question de fond était : est-ce qu'un gouvernement réellement démocratique est encore possible dans nos sociétés dites «avancées» ? Mais en quoi seraient-elles avancées si elles commençaient par renoncer au principe du self-government ? Ce débat n'était-il pas légitime ? [...]
L'Europe était le grand projet conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, principalement par la France et l'Allemagne. Tant qu'elle était restée pour l'essentiel un marché commun, avec une politique agricole commune, fruit de l'entente entre de Gaulle et Adenauer, les choses paraissaient marcher d'elles-mêmes de façon satisfaisante.
Mais n'était-elle que cela ?
***
Dans l'esprit de son principal inspirateur - Jean Monnet -, l'Europe n'était pas qu'un marché : c'était en fait un projet hautement politique qui consistait à mettre sur pied une entité supranationale, ou fédérale si l'on préfère, qu'on appellerait, de manière d'ailleurs trompeuse, «Etats-Unis d'Europe», car d'emblée cette entité s'était dépouillée du soin d'assurer sa défense au profit des vrais Etats-Unis qui sont d'Amérique. [...]
L'Europe communautaire telle qu'elle s'était développée sous l'impulsion de Jean Monnet et de son Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe, créé en 1954, a toujours eu pour ambition affichée de transformer la Commission européenne en gouvernement européen, responsable devant deux chambres dont l'une serait le pseudo-Parlement européen et l'autre le Conseil des Etats, une sorte de Sénat, ultime avatar du Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement. Ce projet a été repris par Jacques Delors à la fin des années 80, quelles qu'aient pu être ensuite, lors du référendum sur le traité de Maastricht, ses variations sur le thème de l'Europe, «Opni», objet politique non identifié, puis «fédération d'Etats-nations».
Cet oxymore - car soit l'Europe reste faite d'Etats-nations et elle ne peut devenir une fédération, soit elle le devient, et les absorbe - illustre non seulement la créativité verbale de Jacques Delors, mais surtout sa capacité politique assez rare à faire prendre - aux socialistes notamment - des vessies pour des lanternes. [...]
A la demande du Royaume-Uni, l'affirmation de la «vocation fédérale» de l'Union fut gommée, mais, bien sûr, les intentions demeuraient.
Le Royaume-Uni n'a pas voulu entrer dans l'espace Schengen ni à sa création ni en 1991 et a d'emblée préféré se tenir en dehors de la zone euro. Il choisit, et ses partenaires le lui accordèrent, l'opting out. Jamais il n'a voulu être partie prenante d'une construction fédérale, même réduite à ses aspects économiques ou sociétaux. La nature hybride de la construction européenne l'a toujours mis mal à l'aise. Il supporte mal la supériorité du droit européen, qu'il influence pourtant, mais insuffisamment à ses yeux. Viscéralement hostile à l'idée d'une «défense européenne», il conserve une dissuasion nucléaire pour qu'il soit bien clair qu'en dernier ressort il est résolu à assurer lui-même sa défense. [...] Quel démocrate sérieux pourrait blâmer cette vigilance ? Pour ma part, je reste profondément marqué par la manière dont les institutions de la Ve République ont été subverties pour amener progressivement le peuple français à tourner le dos à la souveraineté nationale et à la démocratie et cela, à son insu, sauf à l'occasion de la consultation référendaire du 20 septembre 1992 sur le traité de Maastricht, tout enrobée d'éblouissantes et fallacieuses promesses.
Nos concitoyens, longtemps abusés, croient de moins en moins qu'ils élisent de véritables représentants tous les cinq ans à l'Assemblée nationale, chargés de traduire en actes l'expression d'une volonté générale. Ils ont fini par comprendre que, pour l'essentiel, ils se sont dessaisis de leurs pouvoirs au profit d'instances non élues ; leurs soi-disant «représentants» - au Parlement et au gouvernement - ne faisant, en réalité, que transposer les directives et les politiques qu'elles leur dictent. [...]
Imaginer que les dirigeants européens actuels puissent prendre le taureau par les cornes pour redresser la construction européenne en s'appuyant sur les peuples relève de la fantasmagorie la plus pure. Au contraire, ils sont tout à fait capables, comme Angela Merkel et François Hollande en avaient exprimé l'intention il y a deux ans, de proposer l'accélération du processus d'intégration au sein de la zone euro. A chaque nouvelle secousse, le mot «intégration» revient dans leur bouche et celle de leurs séides tel une sorte de hoquet. Que cache cette fuite en avant ? L'idée d'un transfert à Bruxelles des ministères des Finances ? Elle a été avancée au printemps 2016 par un haut responsable financier. Elle est reprise au lendemain du Brexit par Guillaume Hannezo, membre des Gracques, groupe de réflexion très influent à l'Elysée. Hannezo propose d'utiliser l'«hélicoptère monétaire» de la Banque centrale européenne et une partie des excédents allemands pour financer et accompagner les «réformes structurelles» dans les pays de l'Europe du Sud, l'accueil des réfugiés, les dépenses d'infrastructures... [...] C'est exactement la perspective qu'ouvre François Hollande dans une interview donnée aux Echos : «Créer un budget de la zone euro pour financer des investissements dans des secteurs stratégiques (numérique, transition énergétique...). Et prévoir enfin une gouvernance économique sous le contrôle d'un Parlement de la zone euro.» Ne manque dans le propos du président qu'un détail : le ministère des Finances européen à Bruxelles. C'eût été un peu gros et le président de la République a sans doute jugé cette annonce prématurée.
Tout cela au nom de "plus d'Europe"
Si l'Europe va mal, c'est - chose connue - par défaut d'Europe. Un seul remède pour la guérir : un surcroît d'Europe ! Les chauffards qui ont perdu le contrôle de leur véhicule ont souvent le réflexe d'accélérer, quitte à entraîner les passagers vers le précipice. Qui ne devine en effet que cette accélération vers une intégration accrue dans la «chose européenne» donnerait surtout un coup de fouet, ici, à la montée du Front national ? Non seulement, en effet, elle fait fi du bon sens et de l'expérience, mais elle va évidemment à l'encontre du sentiment populaire. Celui-là demande une pause. Mais la démocratie n'embarrasse pas outre mesure les dirigeants européens. Ils l'ont montré hier et ils sont capables de le montrer à nouveau demain.
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Le problème allait donc bien au-delà de l'immigration polonaise. La question de fond était : est-ce qu'un gouvernement réellement démocratique est encore possible dans nos sociétés dites «avancées» ? Mais en quoi seraient-elles avancées si elles commençaient par renoncer au principe du self-government ? Ce débat n'était-il pas légitime ? [...]
L'Europe était le grand projet conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, principalement par la France et l'Allemagne. Tant qu'elle était restée pour l'essentiel un marché commun, avec une politique agricole commune, fruit de l'entente entre de Gaulle et Adenauer, les choses paraissaient marcher d'elles-mêmes de façon satisfaisante.
Mais n'était-elle que cela ?
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Dans l'esprit de son principal inspirateur - Jean Monnet -, l'Europe n'était pas qu'un marché : c'était en fait un projet hautement politique qui consistait à mettre sur pied une entité supranationale, ou fédérale si l'on préfère, qu'on appellerait, de manière d'ailleurs trompeuse, «Etats-Unis d'Europe», car d'emblée cette entité s'était dépouillée du soin d'assurer sa défense au profit des vrais Etats-Unis qui sont d'Amérique. [...]
L'Europe communautaire telle qu'elle s'était développée sous l'impulsion de Jean Monnet et de son Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe, créé en 1954, a toujours eu pour ambition affichée de transformer la Commission européenne en gouvernement européen, responsable devant deux chambres dont l'une serait le pseudo-Parlement européen et l'autre le Conseil des Etats, une sorte de Sénat, ultime avatar du Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement. Ce projet a été repris par Jacques Delors à la fin des années 80, quelles qu'aient pu être ensuite, lors du référendum sur le traité de Maastricht, ses variations sur le thème de l'Europe, «Opni», objet politique non identifié, puis «fédération d'Etats-nations».
Cet oxymore - car soit l'Europe reste faite d'Etats-nations et elle ne peut devenir une fédération, soit elle le devient, et les absorbe - illustre non seulement la créativité verbale de Jacques Delors, mais surtout sa capacité politique assez rare à faire prendre - aux socialistes notamment - des vessies pour des lanternes. [...]
A la demande du Royaume-Uni, l'affirmation de la «vocation fédérale» de l'Union fut gommée, mais, bien sûr, les intentions demeuraient.
Le Royaume-Uni n'a pas voulu entrer dans l'espace Schengen ni à sa création ni en 1991 et a d'emblée préféré se tenir en dehors de la zone euro. Il choisit, et ses partenaires le lui accordèrent, l'opting out. Jamais il n'a voulu être partie prenante d'une construction fédérale, même réduite à ses aspects économiques ou sociétaux. La nature hybride de la construction européenne l'a toujours mis mal à l'aise. Il supporte mal la supériorité du droit européen, qu'il influence pourtant, mais insuffisamment à ses yeux. Viscéralement hostile à l'idée d'une «défense européenne», il conserve une dissuasion nucléaire pour qu'il soit bien clair qu'en dernier ressort il est résolu à assurer lui-même sa défense. [...] Quel démocrate sérieux pourrait blâmer cette vigilance ? Pour ma part, je reste profondément marqué par la manière dont les institutions de la Ve République ont été subverties pour amener progressivement le peuple français à tourner le dos à la souveraineté nationale et à la démocratie et cela, à son insu, sauf à l'occasion de la consultation référendaire du 20 septembre 1992 sur le traité de Maastricht, tout enrobée d'éblouissantes et fallacieuses promesses.
Nos concitoyens, longtemps abusés, croient de moins en moins qu'ils élisent de véritables représentants tous les cinq ans à l'Assemblée nationale, chargés de traduire en actes l'expression d'une volonté générale. Ils ont fini par comprendre que, pour l'essentiel, ils se sont dessaisis de leurs pouvoirs au profit d'instances non élues ; leurs soi-disant «représentants» - au Parlement et au gouvernement - ne faisant, en réalité, que transposer les directives et les politiques qu'elles leur dictent. [...]
Imaginer que les dirigeants européens actuels puissent prendre le taureau par les cornes pour redresser la construction européenne en s'appuyant sur les peuples relève de la fantasmagorie la plus pure. Au contraire, ils sont tout à fait capables, comme Angela Merkel et François Hollande en avaient exprimé l'intention il y a deux ans, de proposer l'accélération du processus d'intégration au sein de la zone euro. A chaque nouvelle secousse, le mot «intégration» revient dans leur bouche et celle de leurs séides tel une sorte de hoquet. Que cache cette fuite en avant ? L'idée d'un transfert à Bruxelles des ministères des Finances ? Elle a été avancée au printemps 2016 par un haut responsable financier. Elle est reprise au lendemain du Brexit par Guillaume Hannezo, membre des Gracques, groupe de réflexion très influent à l'Elysée. Hannezo propose d'utiliser l'«hélicoptère monétaire» de la Banque centrale européenne et une partie des excédents allemands pour financer et accompagner les «réformes structurelles» dans les pays de l'Europe du Sud, l'accueil des réfugiés, les dépenses d'infrastructures... [...] C'est exactement la perspective qu'ouvre François Hollande dans une interview donnée aux Echos : «Créer un budget de la zone euro pour financer des investissements dans des secteurs stratégiques (numérique, transition énergétique...). Et prévoir enfin une gouvernance économique sous le contrôle d'un Parlement de la zone euro.» Ne manque dans le propos du président qu'un détail : le ministère des Finances européen à Bruxelles. C'eût été un peu gros et le président de la République a sans doute jugé cette annonce prématurée.
Tout cela au nom de "plus d'Europe"
Si l'Europe va mal, c'est - chose connue - par défaut d'Europe. Un seul remède pour la guérir : un surcroît d'Europe ! Les chauffards qui ont perdu le contrôle de leur véhicule ont souvent le réflexe d'accélérer, quitte à entraîner les passagers vers le précipice. Qui ne devine en effet que cette accélération vers une intégration accrue dans la «chose européenne» donnerait surtout un coup de fouet, ici, à la montée du Front national ? Non seulement, en effet, elle fait fi du bon sens et de l'expérience, mais elle va évidemment à l'encontre du sentiment populaire. Celui-là demande une pause. Mais la démocratie n'embarrasse pas outre mesure les dirigeants européens. Ils l'ont montré hier et ils sont capables de le montrer à nouveau demain.
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