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Entretien de Jean-Pierre Chevènement à Acteurs publics : "L’administration perd ses moyens et ses compétences"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement à Acteurs publics, numéro 53, avril 2009.


Entretien de Jean-Pierre Chevènement à Acteurs publics : "L’administration perd ses moyens et ses compétences"
Le sénateur du Territoire-de-Belfort rejette une partie des orientations du rapport Balladur qui place l’échelon régional au cœur de l’organisation territoriale. En période de crise, il appelle le gouvernement à tourner le dos aux "vieilles lunes" libérales et à se montrer pragmatique. Sévère sur la RGPP, qu’il juge "technocratique", l’ancien ministre de l’Intérieur déplore aussi la valse des préfets.

Acteurs publics : Le gouvernement va travailler sur une réforme des collectivités locales basée sur le rapport Balladur. Approuvez-vous les conclusions de l’ancien Premier ministre et de son comité ?
Jean-Pierre Chevènement :
Le rapport Balladur part d’une idée simple qui est de favoriser deux échelons : la région et l’intercommunalité. Je vous rappelle qu’historiquement, la République a fondé l’organisation du territoire sur les communes et les départements. C’est donc un changement d’orientation radical qu’on nous propose.

L’échelon régional n’est-il pas aujourd’hui le plus pertinent ?
De toutes les collectivités, la région est la plus récente, la moins enracinée et sa pertinence n’est pas toujours évidente. Quant à l’intercommunalité, pour avoir donné un élan vigoureux à cette forme de coopération [allusion à la loi Chevènement de 1999 renforçant l’intercommunalité et créant notamment les communautés d’agglomération, ndlr], je pense qu’il est erroné de la considérer comme un niveau de collectivité territoriale parmi d’autres. L’intercommunalité n’est qu’une coopérative de communes. Je suis inquiet à l’idée de l’élection de son président au suffrage universel. Ce choix délégitimerait les maires. Cette élection, même par fléchage, comme le propose le comité Balladur, et même la mission du Sénat sur l’organisation et l’évolution des collectivités locales, va introduire un nouvel esprit, inévitablement plus politicien. Les maires maîtriseront moins bien la représentation de leur commune. Et dans le même temps, le gouvernement va priver les intercommunalités de leur principale ressource, la taxe professionnelle. Cela manque de logique, sauf si on veut casser l’investissement public.

Le rapport Balladur fait donc fausse route ?
Tout n’est pas mauvais dans ce rapport, mais nous devons procéder avec beaucoup de précaution. Il faut d’abord achever la carte des intercommunalités avant d’envisager une autre étape. Et surtout, il ne faut pas affaiblir ni dévaloriser la commune et les maires, ni casser le département.

La critique des financements croisés est-elle justifiée ?
Je m’élève contre cette critique systématique des financements croisés. L’État en est d’ailleurs à l’origine avec les contrats de plan. Beaucoup de projets n’auraient pas vu le jour sans les financements croisés, notamment dans les communes les plus pauvres. Et que fait l’État quand il demande aux collectivités locales de financer les nouvelles lignes de TGV ?

Êtes-vous favorable au rapprochement des régions et des départements ?
Je n’y suis pas hostile. La région a aujourd’hui une représentation un peu hors sol. De plus, la représentation proportionnelle donne la main aux apparatchiks. Je pense que le département pourrait dans certains cas légitimer la région s’il était retenu comme circonscription d’élection des conseillers régionaux. En revanche, il faut réfléchir à deux fois avant de supprimer les cantons, qui sont très utiles en zone rurale. On pourrait peut-être introduire une différence entre les zones rurales et les zones urbaines mais là, je redoute la manipulation politique, puisque les villes votent plutôt à gauche aujourd’hui. Supprimer les cantons dans les villes pourrait se traduire par : "Ce que tu as, je le partage, et ce que j’ai, je le garde"…

Adhérez-vous à l’idée du Grand Paris, même si le gouvernement semble vouloir engager la capitale dans la cette voie un peu plus tard ?
Je suis pour. L’idée d’organiser Paris comme ville-monde est une idée de bon sens. Paris étouffe dans sa ceinture périphérique et il est bon d’avoir une organisation à la hauteur des ambitions mondiales d’une grande capitale comme Paris.

La crise économique ne nécessite-t-elle pas de prendre des mesures radicales pour mettre fin à l’enchevêtrement des responsabilités locales ?
C’est un diagnostic excessif. En réalité, cela ne fonctionne pas aussi mal qu’on le dit. Les financements croisés sont très utiles pour beaucoup de projets. Le gouvernement veut-il casser l’investissement des collectivités locales ? Au moment où l’on souhaite relancer l’économie, il est paradoxal de vouloir freiner l’investissement local, qui représente 75 % de l’investissement public !

Une nouvelle étape dans la décentralisation serait-elle utile ?
Il faut se donner le temps de la réflexion. Regardez l’intercommunalité : c’est une réforme qui s’est faite à relativement bas bruit, mais dont les effets ont été considérables. Parce qu’elle a été votée à la quasi-unanimité du Parlement, parce qu’elle avait été bien étudiée, parce que les dispositifs incitatifs ont bien fonctionné et qu’elle répondait à un besoin évident. Ce n’était pas une réforme prétentieuse, mais elle a changé beaucoup de choses sur le terrain. En matière d’organisation territoriale, soyons pragmatiques et laissons du temps au temps.

Vous réjouissez-vous de voir qu’en période de crise, l’État est de retour ?
L’époque est propice au retour de la puissance publique dans des domaines comme la politique industrielle ou de recherche.

On voit pourtant que les préfets jouent un rôle important pour relayer le plan de relance gouvernemental…
Les préfets ont toujours joué un rôle important, même lorsqu’ils ont perdu leur compétence financière d’intervention, parce qu’ils ont en général gardé une autorité morale.

Le récent remplacement du préfet de la Manche, coupable de ne pas avoir empêché une manifestation hostile au chef de l’État, vous a-t-il choqué ?
Oui, quand même. Comme ministre de l’Intérieur, j’ai géré de manière très professionnelle le corps préfectoral, en prenant soin de promouvoir les meilleurs, sans me préoccuper de leurs orientations politiques personnelles. J’ai rarement relevé des manquements à la loyauté politique que les préfets doivent au gouvernement.

Estimez-vous que le rythme de rotation des préfets depuis 2007 est normal ?
Je constate qu’il s’est diablement accéléré.

Face à la crise économique, faut-il renouer avec les nationalisations, dans le secteur bancaire mais aussi dans l’industrie ?
Oui, pourquoi pas, mais il faut rester pragmatique.

La dérive des finances publiques vous inquiète-t-elle ?
Il y a un temps pour tout. Aujourd’hui, on a besoin d’une relance forte en France et en Europe comme aux États-Unis. Lorsque la croissance repartira, on pourra réduire les déficits.

Vous approuvez donc l’idée d’une relance par les déficits ?
Ce n’est pas une relance par les déficits, mais par l’investissement. C’est d’ailleurs plutôt un bon choix, encore qu’il faille être vigilant et protéger les plus faibles, notamment les chômeurs. En réalité, il n’y a pas de réponse dogmatique à la crise. Là encore, il faut se montrer audacieux et innovant. Il y a la bonne dette et la mauvaise dette : celle qui sert à financer des investissements rentables et puis celle qui règle les dépenses de fonctionnement…

Considérez-vous que l’euro nous a protégé d’une catastrophe monétaire ?
Le problème de l’euro reste l’absence de pilotage politique. Il existe des divergences économiques importantes entre les différents pays au sein de la zone euro qui peuvent s’aggraver. Avant de crier "euro, euro, euro !" il faut voir comment la situation va évoluer. Je pense qu’il faut doter la zone euro d’un gouvernement économique, ou au moins d’un pilotage budgétaire, fiscal, avec un plan de relance concerté. Cela ne va pas de soi.

Comment jugez-vous la modernisation de l’État conduite par le gouvernement, en particulier la méthode de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) ?
Très technocratique, car c’est une méthode imposée par le ministère des Finances, avec notamment une coupe claire dans les effectifs des administrations déconcentrées de l’État. On assiste à une forme de sous-préfectoralisation de nombreux départements et à la disparition d’entités qui étaient précieuses dans l’animation des territoires. Je pense notamment aux directions départementales de l’équipement ou aux directions de l’agriculture et de la forêt. La France devient un pays où l’administration perd ses moyens et ses compétences. Les moyens sont aujourd’hui aspirés par l’échelon régional. La vraie question qui est posée à travers la RGPP est la réduction du périmètre de l’État dans les départements dont le chef-lieu n’est pas capitale de région. Là, on observe un amaigrissement et un désengagement de l’État inquiétants.

Êtes-vous partisan d’un gel des suppressions de postes et de la remise en cause de la règle du "un fonctionnaire sur deux non remplacé" ?
Non, il y a des endroits où il faut réduire et d’autres où il faut maintenir, voire augmenter. Quand au "un sur deux", il date ! Le gouvernement est arrivé en 2007 avec un programme libéral bon teint : paquet fiscal, coupes budgétaires, réduction d’effectifs. L’orthodoxie libérale fait désormais partie des vieilles lunes !

Vous qui avez été ministre de l’Éducation nationale, compatissez-vous aux difficultés de Xavier Darcos, contraint de reporter sa réforme du lycée ?
J’ai gardé un très bon souvenir des enseignants. J’ai parfois été en désaccord avec les syndicats, notamment sur les programmes de l’école primaire, mais j’ai passé outre … Le principal problème de Xavier Darcos est qu’il doit agir dans un climat assombri par les suppressions de postes.

Approuvez-vous la réforme du ministère de la Défense menée par Hervé Morin ?
C’est cohérent avec la RGPP. On supprime 54.000 postes et on transforme l’armée française en petit corps expéditionnaire ! Est-ce que c’est conforme à l’intérêt de la défense nationale ? J’en doute. C’est évidemment conforme aux souhaits que nos grands alliés peuvent exprimer, c’est-à-dire de voir renforcer les contingents français engagés dans les opérations extérieures. C’est dans la logique de la professionnalisation des armées.

Voulez-vous dire qu’il n’y a aucune rupture entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy sur ce plan ?
Il n’y a aucune rupture par rapport à ce qu’avait engagé Jacques Chirac avec la professionnalisation, mais il y a une rupture sur l’Otan et en ce qui concerne les moyens. Il y a un net recalibrage à la baisse. L’effort de défense de la France, hors pensions et gendarmerie, représente 1,6 % du PIB. On n’a jamais été aussi bas.

Propos recueilli par Bruno Botella et Laurent Fargues

Via Acteurs Publics.


Rédigé par Chevenement.fr le Mercredi 1 Avril 2009 à 12:35 | Lu 5806 fois


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