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L’Union pour la Méditerranée : Un concept global de sécurité


Intervention de Jean-Pierre Chevènement au Forum de Paris, samedi 29 mars 2008.


L’Union pour la Méditerranée : Un concept global de sécurité
Je veux d’abord féliciter Albert Mallet pour cette initiative qui vient à son heure et qui peut nourrir la réflexion utilement sur le projet d’Union pour la Méditerranée. J’admire les analyses pénétrantes d’Hubert Védrine. Je m’expose, par l’optimisme de la volonté que je professe, à tomber sous sa critique ravageuse.

Pour en venir au sujet de mon intervention, la sécurité ne peut être que globale. Isoler un facteur de risque pour le traiter par des moyens purement militaires ne supprime pas le risque mais l’accroît, comme on l’a vu avec l’invasion de l’Irak. Le concept de guerre contre la terreur, en soi légitime, a été ainsi discrédité par l’emploi de moyens inappropriés qui ont accru le risque plus qu’ils ne l’ont conjuré. Une véritable sécurité implique une confiance partagée au Nord comme au Sud de la Méditerranée.

Or, plusieurs facteurs pèsent négativement pour empêcher cette confiance de s’établir :

- Le souvenir d’un passé conflictuel et d’abord, au Sud, la crainte de voir se recréer des formes de domination coloniale.
- Les déséquilibres démographiques, et particulièrement la croissance très rapide des populations actives au Sud, ainsi que la disparité des niveaux de vie qui alimentent, au Nord, la crainte de flux migratoires incontrôlés de populations ne partageant pas sur certains points le même système de valeurs.

Ces souvenirs et ces craintes s’avivent :

- De la multiplication d’actes terroristes, au Sud comme au Nord.
- Des risques de déstabilisation politique du fait d’une contestation islamiste radicale et souvent violente.
- De la prolifération d’armes de destruction massive et des risques de dissémination nucléaire.

La coexistence de plusieurs aires culturelles distinctes, dotées d’une constance voire d’une inertie historiques prodigieuses comme l’a bien montré Fernand Braudel, ne sera possible que si le concept de « guerre de civilisations » est clairement rejeté. C’est une civilisation commune que nous devons élaborer sur les bords de notre mer commune.


I – L’idée principale que je vais développer est qu’il n’y a pas de codéveloppement possible entre les deux rives de la Méditerranée en dehors du respect de l’identité de chaque peuple établi sur ses rives.

L’Union pour la Méditerranée s’inspire d’une grande idée juste : les pays de la rive Sud trouveront dans leur relation avec l’Europe, qui représente 40 % du commerce mondial, un vecteur essentiel de leur développement futur et ce développement, source de sécurité, répond à l’intérêt européen bien compris

Mais cette idée juste ne saurait occulter cette autre idée tout aussi fondamentale : il n’y aura de codéveloppement entre les deux rives de la Méditerranée que fondée sur le respect de l’identité, de l’authenticité et donc de la dignité de chaque peuple établi sur ses rives. Il ne s’agit pas d’exporter la démocratie, de transférer des valeurs ni même des technologies en les plaquant sur des sociétés qui ont chacune leur culture et leur histoire. Il s’agit de faire en sorte que nos sociétés, au Nord comme au Sud, transposent leur identité en termes d’avenir et que chacune, selon l’expression de Jacques Berque, intègre à son propre legs les emprunts qu’elle fait à l’extérieur, bref s’approprie, en s’appuyant sur ses propres déterminations, ce qu’elle aura trouvé ailleurs : les apports migratoires venus du Sud au Nord, les formes modernes de production et d’organisation au Sud. Chacun doit avancer à partir de ce qu’il est. Cette pensée exigeante est à l’opposé des déstructurations coutumières à notre modèle de développement. Elle ne confond pas l’enrichissement mutuel des pays qui bordent la Méditerranée et la renonciation de chacun à être soi-même.

Le respect de l’identité implique plus que le respect des différences : la permanente disponibilité à s’enrichir de la différence de l’autre, bref un état d’esprit qui va à l’encontre de l’uniformisation marchande, si souvent vectrice d’inégalités et de fragmentations sociales.

De cette pensée « berquienne » je fais découler quelques conséquences :

1. Notre ennemi commun c’est l’ignorance d’où procède l’insécurité. Il faut faire reculer l’ignorance, développer la connaissance de l’autre, de son histoire, de sa langue, de sa littérature, de sa religion.

2. Lutter contre le terrorisme ou la prolifération, ce n’est pas seulement se préoccuper de faire reculer la misère et le mépris des droits humains, même si cela est nécessaire, c’est d’abord assécher le terreau où le terrorisme et la course aux armements s’enracinent.
C’est chercher à résoudre les problèmes politiques pendants : l’occupation de l’Irak par des troupes étrangères, l’absence d’un Etat palestinien viable et d’une paix mutuellement acceptée au Proche-Orient quarante ans après la guerre de 1967. Vouloir assécher le terreau sur lequel prospère le terrorisme, c’est refuser un droit international à deux vitesses, c’est tarir un sentiment légitime d’injustice, d’autant plus vivement ressenti que le souvenir colonial continue de peser dans la mentalité des peuples musulmans. Bref c’est mettre avec soi le sentiment de la dignité.

3. Il faut que le Nord s’ouvre au Sud : L’Union pour la Méditerranée est une idée incompatible avec la transformation de l’Europe en forteresse. La politique migratoire est à repenser entièrement. J’y reviendrai dans quelques instants. Mais il faut aussi que le Sud prenne en considération les besoins légitimes de sécurité des populations établies au Nord et leur attachement aux valeurs et aux principes qu’elles considèrent comme des conquêtes sur un passé d’arbitraire et de domination : la laïcité, l’égalité de l’homme et de la femme. Evidemment, cela suppose qu’inversement la défense des droits de l’homme ne soit pas détournée de son objet.

4. A cet égard il ne faut pas se tromper d’approche : la démocratie au Sud a certainement beaucoup de progrès à faire mais elle résultera très largement du développement, qui implique – on le sait – une raisonnable transparence. La démocratie sera affermie quand une solide base économique permettra l’émergence de classes moyennes nombreuses. Il faut prendre garde aux politiques de Gribouille qui sous le généreux prétexte de lutter contre la corruption feraient le lit de la confiscation du pouvoir par un islamisme politique radical et violent, qui signerait la fin définitive de toute espérance démocratique. La voie est étroite, mais le mieux est quelquefois – c’est un vieux proverbe qui le dit – l’ennemi du bien.



II – Comment maintenant passer à l’application ?

A) Deux précisions préalables :

1. Il me semble que l’Union pour la Méditerranée est bien partie pour être un « Euromed plus ». A tort ou à raison, du fait des réticences. Le processus de Barcelone n’avait pas que des défauts. Tout est donc dans le « plus » ; On sait que les flux financiers mobilisés vers les pays du Sud de la Méditerranée ont été dans la période récente très notablement inférieurs à ceux dirigés vers les PECOs : dans un ordre de un à dix. Si cela pouvait être corrigé, ce serait déjà un progrès.

Ensuite il faut des mécanismes innovants et paritaires.

2. Un début d’institutionnalisation peut créer les conditions d’une meilleure appropriation par les peuples du Sud de la Méditerranée des objectifs et des moyens du développement (thème que j’ai entendu développer par l’Ambassadeur Abou Youb). L’optimisme de la volonté peut permettre que s’enclenchent des cercles vertueux : le développement suppose une stabilité politique, monétaire, des règles du jeu stables, des procédures transparentes, un secteur bancaire moderne, un souci de la qualité et des délais dont les pays du Sud sont souvent encore loin, même si des progrès remarquables ont pu être observés. Pour créer des cercles vertueux, il faut un mythe moteur par lequel les peuples peuvent s’approprier l’idée d’un progrès partagé.


B) J’ai entendu dire que l’Union pour la Méditerranée se ferait par les projets qu’elle susciterait.

J’ai entendu les propositions très concrètes proposées par Jacques Attali. Pour ma part, je propose trois grandes pistes.

1. S’agissant du financement, l’épargne des migrants représentera toujours plus que l’aide publique au développement. Pour le Maghreb seul on l’évalue à près de 100 Milliards d’euros. Il faut donc favoriser des flux temporaires de migration du travail et revoir de fond en comble la politique migratoire, distinguer la circulation et l’établissement, privilégier l’immigration de travail sur le regroupement familial. La circulation doit se faire dans les deux sens : le tourisme du Nord vers le Sud peut générer des flux de devises importants. Mais qui dit tourisme dit aussi sécurité.

2. Le codéveloppement se fera largement par le biais des IDE (investissements directs). L’Europe devrait orienter les délocalisations industrielles vers les pays de la rive sud de la Méditerranée plutôt que vers l’Asie. C’est son intérêt de penser une politique d’aménagement du territoire à l’échelle euroméditerranéenne. Les investissements extérieurs apporteront les technologies modernes, nécessaires au développement. Le succès de l’Union pour la Méditerranée sera de créer les conditions propices à l’investissement productif (infrastructures, mais aussi et surtout formation sur place d’une main d’œuvre qualifiée).

3. L’énergie doit être au cœur du processus de développement euroméditerranéen. Il ne faut pas contester aux pays du Sud le droit de contrôler leurs richesses, y compris s’ils le veulent, par la nationalisation. Là n’est pas le problème et il ne faut pas tout mélanger : le terrorisme et les nationalisations, comme il m’est arrivé de le lire sous quelques plumes autorisées. Est-ce que la nationalisation du pétrole irakien en 1972 n’a pas pesé plus lourd que le régime de Saddam Hussein dans la décision d’envahir l’Irak en 2003 ? Les pays producteurs devront bien vendre leur pétrole ou leur gaz quelque soit le statut des entreprises productrices. Il faut donc des contrats à long terme qui autorisent les compagnies productrices à valoriser et à commercialiser, par exemple leur gaz, sur le marché européen.
Bien entendu la coopération énergétique doit prendre en compte le « pic de production » des hydrocarbures. Nos principales sources d’approvisionnement en combustibles fossiles, en dehors de l’Algérie et de la Libye, restent en dehors de la Méditerranée : en Russie et dans le Golfe. C’est la raison pour laquelle une grande politique de coopération énergétique avec les pays de la rive Sud doit, pour anticiper, viser essentiellement deux domaines :
- L’énergie solaire pour laquelle les pays du Sud devraient être associés à parité aux programmes européens. Solaire thermique mais surtout photo voltaïque avec l’objectif de réduire drastiquement les coûts. Je propose donc un grand projet de recherche-développement.
- En second lieu, l’énergie nucléaire.

L’idée de créer en commun des usines d’approvisionnement en matières fissiles à usage civil permettrait d’éviter la prolifération militaire car, on le sait, il est possible, en enrichissant l’uranium ou en fabriquant du plutonium, de passer du civil au militaire.



III – Je terminerai par la lutte contre la prolifération.

L’énergie nucléaire doit contribuer à la solution des problèmes énergétiques et climatiques mondiaux. J’approuve l’idée d’un traité d’interdiction de production de matières fissiles à usage militaire proposé par le Président de la République. Mais l’acceptation d’une discipline commune pour éviter la prolifération ne sera acquise que si les armes nucléaires n’existent plus qu’à l’état résiduel. S’agissant des Etats-Unis et de la Russie, c’est encore loin d’être le cas, puisque chacun de ces pays dispose encore de plus de 5000 ogives nucléaires. Mais il est assez évident que la théorie de la dissuasion stabilisatrice ne fonctionnerait plus dans un monde où vingt voire trente puissances nucléaires auraient émergé, surtout dans une région aussi traversée de conflits que la zone du Proche et du Moyen-Orient. Raison de plus pour accélérer le rythme des solutions politiques qui permettront de faire reculer les démons de l’obscurantisme, du fanatisme et de la violence aveugle, au Nord comme au Sud.

*

Une des principales critiques qu’on a faites au processus de Barcelone est qu’il a été pollué très vite par la fin du processus d’Oslo entre Israël et l’Autorité palestinienne et l’échec de Camp David en juillet 2000.

Raison supplémentaire pour remettre l’ouvrage sur le métier et peut-être aussi pour maintenir ou développer au sein de l’Union pour la Méditerranée, des approches régionales différenciées : vers le Maghreb (processus à 5 + 5 qui a montré sa pertinence, même s’il manque de moyens de financement), vers le Proche-Orient où l’Europe devrait s’affirmer davantage, vers les Balkans où une Conférence balkanique serait une initiative bienvenue, vers la Turquie enfin qui pose le problème des frontières et de la nature de l’Europe. Il est vrai que celle-ci changeant elle-même de nature, avec l’élargissement, le problème de la Turquie pourra être résolu autrement.

*

J’ai conscience de ne pas avoir évoqué la coopération policière et judiciaire sur laquelle vous m’attendiez peut-être. Mais elle va de soi et son efficacité à long terme dépend du contexte économique, politique et en définitive humain dans lequel elle s’inscrit. Et c’est cet aspect humain et donc éminemment politique qui, à terme, me paraît déterminant pour notre sécurité commune.


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Mardi 1 Avril 2008 à 16:26 | Lu 6701 fois



1.Posté par carole bouzhir le 16/01/2011 01:53
De bonnes idées qu'il faut vraiment concrétiser, pour notre avenir et celui de nos enfants, j'ai enfin trouvé l'homme politique le plus censé, belle prestation chez ruquier,

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