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"Je pense qu'on ira inéluctablement vers une Europe à géométrie variable"


Jean-Pierre Chevènement était l'invité de la Fondation Pour l'Innovation Politique (Fondapol) mardi 14 janvier 2014, pour un débat sur le thème : "Où en est l'Europe ?". Le débat était animé par Dominique Reynié.


Verbatim express :

Quelques distinctions introductives au débat
  • Le mot « libéral » ne me fait pas peur politiquement parlant bien sûr, ni même économiquement. Simplement, je ne crois pas à la théorie de l'efficience des marchés.
  • Je ne suis pas non plus contre l'idée européenne, mais contre l'idéologique européiste, que je distingue de l'idée européenne.
  • Chacun comprend que les nations européennes ont une certaine solidarité de destin, qu'elles doivent resserrer leur cohésion. Le débat qui se pose, c'est de savoir comment cela doit se faire, avec quelles modalités, et comment celles qui ont prévalues ont été choisies.

Les deux mondialisations libérales et leurs conséquences
  • Dans mon livre, je compare deux mondialisations, celle sous égide britannique, qui se termine en 1914, et celle sous égide américaine, qui commence après 1945 et culmine aux alentours de l'an 2000.
  • Ces deux mondialisations induisent des modifications dans la hiérarchie des puissances. Dans la première mondialisation, l'Allemagne est poussée au premier rang. La Première Guerre mondiale a son origine profonde dans cette modification de l'équilibre des puissances.
  • Je caractérise la Première Guerre mondiale comme une guerre anglo-allemande plutôt que franco-allemande.
  • Dans la seconde mondialisation, on observe le même mouvement avec la Chine, qui se développe même encore plus rapidement que l'Allemagne il y a un siècle.
  • Dans la mondialisation libérale, quelle qu'elle soit, il faut un patron, un hegemon. Les conflits pour l'hégémonie sont évidemment ce qui doit attirer le regard, et aussi conseiller la prudence aux uns et aux autres.
  • J'espère que nous éviterons que la seconde mondialisation se termine comme la première.

    Critique de la construction européenne actuelle
  • Le déclin de l'Europe est spectaculaire dans tous les domaines (démographique, économique, commercial). L'accélération à travers la crise de 2008 est frappante.
  • L'Europe est également absente des affaires diplomatiques et militaires. Quand une crise survient, notamment en Afrique, c'est une nation, la France, qui intervient, parce que seules les nations ont l'agilité nécessaire.
  • La thèse que je soutiens dans mon livre, c'est que les nations européennes ne méritent pas le discrédit dont elles font l'objet, parce que ce ne sont pas les nations qui ont fait la guerre de 1914. De nombreux historiens s'accordent sur ce point.
  • La responsabilité politique de cette guerre est évidemment celle d'un étroit cénacle de dirigeants politiques, à la tête des empires centraux, l'Allemagne impériale et l'Autriche-Hongrie.
  • La Première Guerre mondiale a été la matrice du XXe siècle et de ses horreurs : le communisme, le fascisme, la Seconde Guerre mondiale, même si on ne peut bien comprendre l'accession des nazis au pouvoir qu'en introduisant la grande crise des années 1930.
  • A l'arrière plan de cela, il y a ce qu'explique très bien Joschka Fisher : l'alliance de classe entre les junkers de l'est et la bourgeoisie industrielle de l'ouest, qui a remis le pouvoir à Hitler en 1933 et qui ne s'est dissocié d'Hitler qu'en 1944.
  • Après 1945, ce qui interroge, c'est la façon dont l'Europe a été reconstruite, sous l'impulsion de Jean Monnet. C'est une Europe qui se fait par le marché, autour d'une Commission en principe en charge d'un intérêt général européen – chose curieuse, car en principe l'intérêt général se définit par le débat républicain – et sous l'ombrelle américaine – c'est la Guerre Froide, l'OTAN, une OTAN survivant à l'effondrement de l'URSS. Cela aboutit à une Europe construite en dehors des nations.
  • L'Europe aujourd'hui repose sur une croyance en l'efficience des marchés, qui procède de l'Acte unique, duquel la Commission européenne a tiré des centaines de directives. Cette croyance est à mes yeux quelque peu magique. Elle fait litière de toute politique industrielle.
  • Les institutions pour l'essentiel sont technocratiques. Le Parlement européen ne représente pas un peuple européen mais juxtapose la représentation de 28 peuples. La Commission comme la Cour de justice sont par définition des instances composées de gens non élus. La Banque centrale est coupée de toute influence relevant des gouvernements ou du suffrage universel.
  • Il n'est pas tout à fait étonnant, aux vus des résultats bien différents de ceux annoncés au moment du référendum sur le traité de Maastricht, que les peuples se sentent assez éloignés de cette construction.
  • L'Europe à 28 n'est plus l'Europe à 6, où la France jouait le premier rôle. Depuis l'effondrement de l'URSS et la réunification allemande, c'est une Europe germano-centrée.

    Pour une Europe des nations
  • Ce que je mets en cause, ce n'est pas la construction de solidarités toujours croissantes entre les peuples européens, c'est la méthode choisie.
  • La monnaie unique juxtapose des économies nationales très différentes, hétérogènes. Sans avoir lu Robert Mundell, on peut comprendre que dans une telle union monétaire imparfaite, où les transferts sont impossibles et même impensables, cela ne peut pas marcher.
  • On ne bâtit rien de solide sur des rêves. Il faut partir de la réalité, c'est à dire les nations, parce que c'est là où on s'entend. Elles peuvent mettre en commun l'essentiel : l'économie, la monnaie, l'énergie, la défense, la politique étrangère. Pour le reste, on devrait laisser aux nations la liberté de décider de ce qui après tout les regardent.
  • Cette mise en commun ne pourrait se faire que dans le cadre d'une Europe à géométrie variable.
  • On gagnerait à redéfinir le cadre géographique de l'Europe, à accepter des partenariats stratégiques avec la Russie, la Turquie, les pays du Maghreb.
  • Les institutions européennes doivent être assouplies. Ce qui est légitime, c'est le Conseil européen, l'assemblée des Chefs d'états et de gouvernements. Ce n'est pas un hasard si on voit les progrès de l'intergouvernemental et le déclin du communautaire.
  • La monnaie unique polarise les richesses à un pôle et le sous-développement à un autre. C'est la théorie et c'est aussi la pratique. A terme, je ne crois pas que la monnaie unique soit viable. Peut-on la transformer en monnaie commune ?
  • Je finirai sur une citation de M. Von Rompuy : « La différence entre l'Europe et une locomotive, c'est que quand la locomotive déraille, elle s'arrête ».


    Réponses aux questions de Dominique Reynié
  • Je pense quand même qu'il faut distinguer nation et nationalisme. Le nationalisme est une perversion de la nation. La nation est le cadre de la démocratie, et est devenue le lieu de la solidarité.
  • La nation est le cadre de la démocratie parce que c'est là où on s'entend, et que ce n'est pas facile de faire accepter la loi d'une majorité à une minorité. Ce n'est possible que dans un cadre ancien, reconnu, la nation, où existe ce sentiment d'appartenance sans lequel il ne peut y avoir de démocratie.
  • Je veux distinguer la nation citoyenne, conception de la Révolution française, de la nation ethnique, qui n'est pas notre concept. Et le concept de nation citoyenne en Europe est loin d'avoir pris le dessus.
  • La nation est la brique de base de l'internationalisme, ou en tout cas d'une construction européenne éventuelle. De ce point de vue là, l'idée républicaine transcende les frontières d'une nation. On peut très bien avoir un intérêt général européen, et même un intérêt général de l'humanité toute entière. Ces concepts peuvent s'emboiter avec les intérêts nationaux, légitimes par ailleurs.
  • L'Allemagne refuse les transferts pour la monnaie unique, mais prétend imposer des disciplines aux autres pays. N'y a t-il pas un vice de conception originel dans la monnaie unique ?
  • Un hegemon est nécessaire pour faire fonctionner la mondialisation, parce que le marché a besoin de règles, sans lesquelles elle n'existe pas.
  • Il y a un redoutable conflit d'hégémonie qui se profile à l'horizon du siècle, c'est celui entre la Chine, qui aspire tous les pays asiatiques dans son sillage, et les États-Unis, observant avec inquiétude la montée de cet astre au firmament.
  • Pour résister à la mondialisation, il vaudrait mieux une monnaie moins chère (l'euro est surévalué) plutôt qu'un protectionnisme tarifaire.
  • Le Conseil européen devrait pouvoir fonctionner, dans certains cas au moins, à géométrie variable.
  • Je suis effrayé de la légèreté de ce que se disent les dirigeants à propos de l'évolution des révolutions arabes, par exemple.
  • Je peux dire que les conditions dans lesquelles on peut engager une guerre ne sont guère différentes que celles qui prévalaient en 1914. En réalité la planification militaire n'est pas connue par les dirigeants politiques, qui vont la découvrir au dernier moment, et quand ils engagent la force, c'est souvent sans en avoir mesuré les conséquences.
  • Il faut sortir de la repentance. Dans ses rapports avec l'Allemagne, l'impérialisme français ne joue aucun rôle ! C'est quand même la France qui est envahie ! Elle n'est pas en situation de provoquer.
  • La colonisation française était une réaction de compensation politique à l'humiliation qu'avait été la défaite de 1870-71. La France ne voulait pas être marginalisée.
  • Si on fait l'impasse complète sur le fait que l'état-major allemand était imprégné des idées pangermanistes, on ne comprend pas, par exemple, le plan Schlieffen.
  • Je ne reviens pas sur le Conseil européen à géométrie variable, dont je suis partisan. C'est inévitablement la direction vers laquelle on ira. Vous avez le débat en Grande-Bretagne sur le fait de savoir si le pays doit faire partie de l'UE : bien évidemment oui, mais dans le cadre d'une UE assouplie, à géométrie variable. Je pense également que madame Merkel, au fond d'elle-même, a accepté cette perspective.
  • Que peuvent faire les nations ? Elles peuvent s'entendre, tout simplement.
  • La compétitivité n'est pas seulement une question monétaire. C'est une question plus profonde qui consiste à remonter nos handicaps et à valoriser nos atouts. Nous ne valorisons pas assez l'atout recherche et intellectuel de la France. Nos handicaps sont bien connus en matière industriel et d'esprit national. Nous avons un pays qui se débine, au niveau de nos élites.
  • Je pense qu'il est temps de reconstruire le récit national, qui a été systématiquement rabaissé depuis 50 ans. On peut lire cette histoire de deux manières : fin de l'histoire ? Ou au contraire capacité de résilience. La suite n'est pas écrite, et on pourra lire l'histoire d'une façon ou d'une autre selon la suite. Mais nous ne nous donnons pas les moyens d'écrire cette suite.
  • On peut considérer que les Poilus sont morts pour que vive la France. Alors si on considère que la France est morte, c'est vain. Ils sont morts pour rien. Mais si on considère que la France doit continuer, ils ne sont pas morts pour rien, ils sont morts pour la France.
  • Les élections européennes sont des élections intérieures. Personne ne connaît son député européen. Ce dernier a un pouvoir de décision maigre, mal compris par les citoyens.
  • Le Parlement européen ne représente pas un peuple européen, mais juxtapose la représentation de l'ensemble des peuples qui composent l'Union Européenne, ainsi que l'a affirmé la Cour constitutionnelle allemande.
  • Le Parlement européen élu au suffrage universel est-il un progrès par rapport à l'ancienne Assemblée européenne, composée de députés nationaux ? Moi personnellement je ne le crois pas, parce que dans le précédent système, il y avait une articulation entre la démocratie nationale et le niveau européen qui était beaucoup plus intéressante que ce qui existe aujourd'hui avec le Parlement européen actuel.

    Source : Fondapol

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    Découvrez le nouveau livre de Jean-Pierre Chevènement 1914-2014 : l'Europe sortie de l'histoire? (éditions Fayard)


le Samedi 25 Janvier 2014 à 19:35 | Lu 4406 fois


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