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Il y a trente ans, Chevènement créait le bac professionnel


Entretien à L'Est républicain, Propos recueillis Philippe Piot, jeudi 28 janvier 2016.


Il y a trente ans, Chevènement créait le bac professionnel
L'Est républicain ; En 1985, ministre de l’Education nationale, vous avez fixé l’objectif d’amener 80 % d’une classe d’âge « au niveau du bac ». Ce slogan a souvent été compris comme « 80 % de bacheliers ». Quelle différence faites-vous entre les deux formules?
Jean-Pierre Chevènement :
J’ai en effet fixé, en 1984, lors de la Conférence de presse de rentrée, un objectif ambitieux au système éducatif : porter de moins de 40 % à l’époque à 80 % la proportion des jeunes poursuivant leurs études jusqu’au niveau du baccalauréat, c’est-à-dire la terminale (niveau IV) comme en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon ou en Suède. Cet objectif, qui a été atteint en France à la fin des années 1990, n’a pas toujours été bien compris. J’avais dit très explicitement « jusqu’au niveau du bac » et beaucoup de commentateurs trop pressés ont traduit « au bac ». Telle n’était pas mon intention. J’ai toujours considéré que l’école de la République devait concilier à la fois la quantité et la qualité. Je n’aurais jamais donné des consignes de laxisme comme certains de mes successeurs en demandant d’abaisser à 9 la moyenne requise pour obtenir le baccalauréat. Le but n’était pas de « faire du chiffre », mais de démocratiser l’accès au baccalauréat selon le principe de « l’élitisme républicain » : permettre à chacun d’aller au bout de ses capacités.

Vous êtes à l’origine de la loi qui a créé les bacs pros. Ont-ils répondu à vos souhaits?
Le baccalauréat professionnel visait à donner aux formations professionnelles une dignité égale à celle des formations générales. A cet égard, je pense que les objectifs que nous nous étions fixés ont été atteints ; la proportion de bacheliers dans une génération (tous bacs confondus) est de plus de 78 % aujourd’hui. Elle n’était que de 30 % en 1980. Le baccalauréat professionnel contribue à hauteur de 24 %. Ce diplôme a évolué. Il couvre aujourd’hui un nombre considérable de formations et de spécialités - près de 90 - dans une vingtaine de champs professionnels. En outre, le baccalauréat professionnel comporte et doit conserver, à côté des contenus de formation générale et théorique, une forte proximité avec les entreprises et les milieux professionnels. De ce point de vue, les 22 périodes de stage en entreprise que les élèves doivent généralement effectuer sur les trois ans d’étude me paraissent tout à fait indispensables, de même que l’élaboration des référentiels des diplômes et leur validation par les commissions paritaires consultatives (CPC) dans lesquelles siègent les représentants désignés par les différentes branches professionnelles.

A ce propos, je voudrais dire aussi que les entreprises doivent de leur côté jouer pleinement le jeu, c’est-à-dire se montrer prêtes à accueillir ces stagiaires. Cela signifie que ces élèves ont besoin d’un tuteur qui s’occupe d’eux pendant le stage de façon à en faire un vrai temps de formation. Enfin, j’entends dire aussi que des élèves, en raison des consonances de leur nom ou de l’établissement dont ils viennent, rencontrent des difficultés pour trouver des terrains de stage. Naturellement, de telles discriminations, même peu nombreuses, sont inacceptables et il appartient aux responsables de l’Education Nationale et aux représentants des milieux professionnels de trouver ensemble les moyens d’y mettre un terme.

Un bac, c’est aussi la possibilité de poursuivre des études supérieures…
J’observe que l’idée d’un rapprochement entre la recherche, l’université et l’industrie, ou en tout cas les milieux professionnels que j’appelais de mes vœux il y a trente ans, a beaucoup progressé puisqu’il existe maintenant des licences professionnelles, créées il y a une quinzaine d’années, avec des stages obligatoires de plusieurs semaines en entreprises pour les étudiants qui doivent aussi soutenir à l’oral un mémoire de stage. On pourrait dire à cet égard que le baccalauréat professionnel a été un peu précurseur et a servi de modèle. De mon point de vue, cette évolution va dans le bon sens, elle est porteuse d’avenir tout comme l’idée d’une formation tout au long d’une vie professionnelle.

Le « bac pro » a été conçu dès l’origine comme un diplôme d’insertion dans la vie économique. Naturellement, le titre de bachelier ouvre la possibilité pour son titulaire d’aller vers l’enseignement supérieur, mais ce n’était pas là l’objectif premier du baccalauréat professionnel. On note en effet une poursuite d’études de ces bacheliers dans l’enseignement supérieur, selon les chiffres du ministère de l’Education Nationale, leur nombre aurait même plus que doublé entre 2000 et 2014, passant de 17 à 35 %, dont 26 % en BTS et plus de 8 % en université. Le taux d’échec à l’Université est important. Par ailleurs, les bacheliers des séries technologiques s’inscrivent moins dans les STS justement en raison du nombre de plus en plus important de bacheliers professionnels qui occupent les places. Il faudrait donc veiller à ne pas déséquilibrer l’ensemble des filières de formations courtes au profit des inscriptions à l’université pour des études longues, conduisant beaucoup d’étudiants à l’échec sans perspective d’insertion professionnelle.

Je crois que cette course au diplôme le plus élevé est liée à la difficulté de trouver un emploi dans la conjoncture de crise actuelle, les étudiants souhaitant retarder le plus possible l’entrée sur le marché du travail. Il conviendrait d’aménager pour ces étudiants issus du bac professionnel des parcours particuliers, peut-être des mises à niveau dans certains domaines plus théoriques. Il faudrait aussi que les entreprises, au-delà des propos incantatoires largement relayés dans les médias, s’impliquent bien davantage qu’elles ne le font aujourd’hui dans le processus de formation professionnelle, tant sur le plan financier que sur celui de l’encadrement humain. J’entends souvent citer à ce propos le modèle allemand du fameux « Dual System » que la France devrait importer, mais ce qu’on dit moins, c’est qu’en Allemagne entre autres différence, ce sont les entreprises qui financent quasiment en totalité la professionnalisation des jeunes et qu’elles y consacrent beaucoup de moyens, sans commune mesure avec les coûts supportés par les entreprises françaises puisque chez nous, c’est l’Etat et les régions, c’est-à-dire des fonds publics, qui sont les principaux financeurs du système d’apprentissage.

Le baccalauréat professionnel a trouvé toute sa place dans le système éducatif, et il est sans doute assez rare qu’un diplôme nouveau s’installe aussi rapidement dans le paysage, cela prouve qu’il répondait à la fois à une nécessité et à une demande sociale. Il a contribué et contribue encore très largement à l’augmentation du niveau de qualification des jeunes dans notre pays.

Le nombre très important de bacheliers par classe d’âge, qui est notre situation actuelle, n’entraîne-t-il pas mécaniquement une baisse du niveau de l’examen et l’« égalitarisme niveleur » qu’il vous arrive de dénoncer en matière d’enseignement?
La baisse du niveau des études telle qu’elle est sanctionnée par le baccalauréat est patente dans certains domaines (orthographe, syntaxe, calcul, histoire). Elle résulte des mesures effectuées par le Ministère de l’Education Nationale lui-même mais ses causes ne sont pas seulement dans un certain rabais d’exigence de la part des examinateurs du baccalauréat. C’est, à mon avis, l’orientation même de l’Education Nationale qui est à revoir. La loi d’orientation scolaire de 1989 met, non pas la transmission des savoirs, mais l’élève au centre de l’Ecole. Les pédagogies « constructivistes » laissent à chaque enfant le soin de construire lui-même ses savoirs. Ces méthodes désastreuses, aussi bien que l’abandon des écoles normales qui formaient jadis les instituteurs, sont les principales causes internes à l’école de l’abaissement du niveau. Bien sûr, il y a aussi des causes externes : absence de soutien des parents, sollicitations des médias audiovisuels… J’ajoute que le nombre d’heures travaillées à l’école a eu sans cesse tendance à diminuer : il était de 30 heures par semaines à l’école primaire en 1965. Il est de 24 heures aujourd’hui. Pour ce qui est du collège, j’ai déploré et je déplore encore la diminution des horaires consacrés aux disciplines. La grande erreur est de croire que l’école peut se substituer, à elle seule, à l’ensemble des politiques publiques qui peuvent concourir à une plus grande égalité. En rendant l’école responsable de tous les maux, on démoralise les enseignants. Or, ceux-ci sont, face à beaucoup de critiques injustes, en première ligne pour que l’école de la République puisse remplir sa mission. C’est sur eux que repose largement l’avenir de notre pays. Il faut en être conscient et leur témoigner en conséquence la considération qu’ils méritent.

Source : L'Est républicain


le Jeudi 28 Janvier 2016 à 17:39 | Lu 3588 fois


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