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La Chine vue de l'Inde


Intervention de Jean-Pierre Chevènement au colloque organisé à Poitiers, le 21 août 2008, par la Fondation « Prospective et Innovation » sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre, sur le thème « La Chine vue de l’Inde : Une lecture politique des relations Inde-Chine ».


Monsieur le Premier ministre,
Messieurs les Ministres,
Mesdames, Messieurs,

Le fait est là : La Chine a creusé l’écart. Depuis 1979 et le tournant opéré par Deng Xioping (« Peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, l’important est qu’il attrape des souris »), le PIB de la Chine a été multiplié par sept. Le PIB chinois aux taux de change courants, pèse aujourd’hui 3.100 milliards de dollars et se rapproche de celui du Japon (5.000 milliards de dollars).

Ce développement a été tiré par les multinationales qui représentent plus de 60 % des exportations chinoises. Il s’inscrit naturellement dans le cadre du rapprochement entre la Chine et les Etats-Unis, entamé dès 1972 par la visite à Pékin du Président Nixon à Mao Tsetoung. Il y a une alliance de fait qui s’exprime par le soutien que la Chine, avec ses réserves libellées en dollar et placées en bons du Trésor américain, apporte au cours du dollar. Les firmes multinationales américaines mais aussi japonaises et européennes captent environ 70 % de la valeur ajoutée par la maîtrise qu’elles conservent encore de la technologie et de la distribution. Cette alliance est naturellement tissée de rivalités.

Quoi qu’il en soit, la Chine est devenue, vis-à-vis de tous les pays de l’Asie orientale, le premier client et le premier fournisseur, y compris vis-à-vis du Japon. Sa croissance agit comme un formidable moteur pour le développement de toute la région.

Notons que dans le même temps (les trente dernières années), la croissance du PIB indien a été sensiblement moins rapide que celle de la Chine. Le PIB indien pèse environ trois fois moins que le PIB chinois, même si la croissance indienne, largement tirée par les services aux entreprises, a eu tendance à s’accélérer nettement ces dernières années.

I – La prospective est un exercice nécessaire mais difficile.

On peut s’interroger en effet sur la méthode qui consiste à prolonger les tendances observées. Cette méthode fait l’impasse sur les faiblesses respectives et quelquefois communes des économies chinoise et indienne (la dépendance, par exemple, aux importations de matières premières, notamment énergétiques, l’importance de la population active agricole (44 % et 60 %), les faiblesses politiques, etc.).

La plupart des projectionnistes s’accordent cependant à prévoir que l’économie chinoise, en termes de PIB, rattrapera l’économie américaine vers 2025-2030. La Chine sera alors la première économie mondiale et le PIB de l’Inde pèsera à peu près ce que pèse aujourd’hui le PIB de la Chine. Toutefois la croissance indienne devrait s’accélérer du fait de la croissance de la population active en Inde, relativement au vieillissement prévisible de la population chinoise. Le renversement démographique devrait intervenir entre 2025 et 2030. En 2050, la population active indienne dépassera 900 millions alors que celle de la Chine, du fait de la politique de l’enfant unique, plafonnera autour de 750 millions. Evidemment. L’accélération de la croissance indienne suppose que l’Inde résolve ses problèmes d’investissement, en particulier dans le domaine des infrastructures, de l’éducation et de la santé, et qu’elle puisse développer son industrie grâce notamment aux investissements extérieurs, ce qui implique un environnement politique stable. Notons que dès aujourd’hui, les échanges sino-indiens, qui étaient presque nuls en 1997 (un milliard de dollars), atteignent quarante milliards de dollars. La Chine est devenue le premier fournisseur de l’Inde, avant les Etats-Unis. L’objectif 2010 est de faire passer les échanges sino-indiens à soixante milliards de dollars. L’Inde, en effet, occupe encore une position secondaire dans les échanges intra-asiatiques. Le commerce extérieur chinois atteint deux cents milliards de dollars avec le Japon, cent sept avec l’ASEAN, cent six avec la Corée, le Commerce extérieur entre le Japon et l’ASEAN atteignant cent quarante et un milliards de dollars.


II – Essayons d’affiner la prospective en évoquant d’abord un scénario de développement pacifique.

Du fait même de son dynamisme économique et du mouvement centripète que celui-ci exerce sur toute l’Asie orientale, la Chine a, je le crois, intérêt à la paix. Je ne le crois pas seulement parce que je l’ai entendu dans la bouche des dirigeants chinois, mais parce que le temps joue évidemment en faveur de la Chine et jouera aussi, avec un certains temps de décalage, en faveur de l’Inde, surtout si celle-ci sait attirer les investissements étrangers. Les deux grands pays milliardaires pèseront ensemble 30 % de l’économie mondiale en 2030, ce qui correspondra à leur poids relatif dans la population mondiale et traduira un rééquilibrage historique par rapport à la situation qui prévalait dans le monde d’avant la circumnavigation et l’expansion européenne.

La Chine a intérêt à la paix : en témoignent les voyages multipliés de ses plus hautes Autorités : Hu Jintao à New-Dehli et à Tokyo en 2006, aux visites de réciprocité du Premier ministre indien Manmohan Singh à Pékin en janvier 2007, et des Premiers ministres japonais Abe en 2007 et Fukuda prévue à la fin de 2008. La Chine exercice dès aujourd’hui une sorte d’hégémonie régionale et pas seulement sur le plan économique. Elle ne peut ignorer que la plupart des pays de l’Asie du Sud-Est éprouvent un sentiment d’inquiétude à son sujet du fait de son système politique plus rigide que celui de l’Inde. Celle-ci garde le souvenir de l’humiliation infligée en 1962. Le Japon lui-même est comme tétanisé : il est perdant en cas de tension avec la Chine qui est devenue son premier débouché, tant pour son commerce que pour ses investissements. Mais si le développement actuel se poursuit, il lui faudra maintenir son avance technologique, ce qui sera de plus en plus difficile du fait de son vieillissement et du rattrapage accéléré de la Chine qui, dès aujourd’hui, on l’a rappelé, forme, chaque année, près de 600.000 ingénieurs.

Il faut sans doute relativiser la puissance militaire actuelle de la Chine dont l’effort de défense, même s’il est rapidement croissant, n’atteint que le dixième du budget militaire américain. Le meilleur argument de la Chine est son développement même qui tire celui de ses voisins. Il est certain qu’une réévaluation du yuan créerait un contexte plus favorable pour les investissements chinois à l’extérieur et surtout pour le développement de la sous-traitance dans les pays à bas coût de la zone (Vietnam, Pakistan, Inde, BenglaDesh, Indonésie, etc.).


III – Mais ce scénario pacifique dépend en dernier ressort de la relation que la Chine et les Etats-Unis sauront ou non maintenir dans les temps à venir.

Deux crises potentielles obscurcissent l’horizon : la relation de la Chine avec Taïwan, dont on peut imaginer une absorption au moins économique, mais sans solution politique prévisible, et la réunification de la Corée avec l’aval et sous la protection de Pékin.

Monsieur l’Ambassadeur Kanwal Sibal a évoqué à juste titre ce matin le rôle des Etats-Unis dans la relation sino-indienne et plus généralement dans l’équilibre de sécurité de toute la région. Les Etats-Unis restent, en effet, pour des raisons militaires évidentes, la puissance dominante dans le Pacifique. Ils se sont efforcés de créer un « arc de sécurité » en Asie de l’Est, avec le Japon dont la posture de défense n’a cessé de se renforcer, avec l’Indonésie et surtout l’Australie (même si son Premier ministre travailliste actuel apparaît soucieux de ménager la Chine), et enfin avec l’Inde, en offrant à celle-ci un accord de coopération nucléaire qui vaut partenariat stratégique. Les éléments d’un « containment » vis-àvis de la Chine sont donc dès aujourd’hui bien présents. L’Administration américaine souhaite utiliser l’Inde comme frein aux ambitions chinoises. Dans le « monde postaméricain » décrit par un auteur américano-indien, Fareed Zakaria, les Etats-Unis se voient comme le moyeu d’une roue de bicyclette, chaque rayon figurant la relation qu’ils entretiennent avec chaque pôle de la vie internationale : ils sont une sorte de « hub », d’intermédiaire obligé, partant du principe que chaque pays, là où il est placé, préfère le leadership global de Washington à l’hégémonie de son voisin régional. L’Inde, pour les Etats-Unis, est un contrepoids nécessaire à la Chine. Aussi bien l’Inde a besoin des investissements occidentaux pour une stratégie de rattrapage et de développement à long terme. Un tel resserrement des relations avec l’Inde s’appuie sur des affinités culturelles : un anthropologue ne disait-il pas que « L’Europe s’arrête à l’Inde » (les langues indo-européennes étaient toutes plus ou moins apparentées au sanscrit) ? Un tel scénario de « danse triangulaire » entre la Chine, l’Inde et les Etats-Unis, ceux-ci intervenant comme « maître de ballet » n’est pourtant pas écrit.


IV – L’Inde a certes besoin des pays occidentaux, mais il est probable qu’elle veuille garder un certain « quant à soi » dans sa relation avec les Etats-Unis.

Il y a des inconvénients certains à entrer dans une alliance globale et rigide, où l’analyse de la menace est faite par le partenaire principal de manière unilatérale (on le voit aujourd’hui avec le concept de « guerre contre la terreur », trop largement défini puisqu’il ne distingue pas entre le dessein politique d’un nouveau califat appuyé sur le terrorisme (Al Quaïda), et les réactions blessées de sociétés ultratraditionnalistes face à une modernité agressive dont les méthodes tout aussi condamnables s’inscrivent cependant dans une autre perspective).

Quelle sera l’attitude de l’Inde en cas de conflit dans le détroit de Formose ? Et plus encore en cas de crise au sujet de la Corée ? Les causes de conflits ne manquent pas, qu’il s’agisse de l’accès aux matières premières, de l’impossibilité de reproduire le modèle de développement occidental sans grave crise environnementale, ou de sujets plus localisés

Il y a aussi, en effet, la question du Pakistan, soutenu à la fois par les Etats-Unis et par la Chine, mais dont les intrications avec l’Afghanistan peuvent donner à réfléchir. Le problème du Cachemire reste pendant. On peut concevoir toutes les raisons conduisant l’Inde à garder ses distances vis-à-vis des puissants protecteurs du Pakistan, tout en renforçant sa posture de dissuasion nucléaire. Le « pouvoir égalisateur de l’atome » a joué jusqu’à présent aussi bien dans la relation sino-indienne que dans la relation indo-pakistanaise. On peut s’interroger cependant sur les risques de prolifération dans la région (l’Iran sans doute, mais aussi le Japon qui est proche du seuil critique et qui peut être tenté par une stratégie d’autonomisation). Reste que jusqu’à présent, l’atome dans la région a plutôt favorisé la paix (y compris entre la Russie et la Chine).

Pour toutes ces raisons, l’Inde n’a pas intérêt, selon moi, quelque inquiétude qu’elle puisse éprouver à l’égard de la Chine, à se laisser entraîner dans une stratégie d’alliance inégale, au-delà de ses intérêts et de ses possibilités. Bien entendu des scénarios de crise peuvent naître et d’abord pour des raisons économiques : récession aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, qui se répercutera inévitablement sur la croissance chinoise, montée du protectionnisme aux Etats-Unis, crise de la globalisation, tendances à la régionalisation du commerce mondial. La Chine pourrait s’orienter vers un développement, plus autocentré sur elle-même et sur sa région.

Mais ni la Chine ni l’Inde n’ont intérêt à des scénarios de confrontation extrême, parce qu’à long terme, ces deux grands pays seront les gagnants d’une compétition économique mondiale pacifique, avec un décalage dans le temps qui se réduira d’ailleurs progressivement.


V – Et l’Europe là-dedans ? et j’ajouterai même : et la France ?

Il me semble que nous devrions réévaluer profondément notre attitude vis-à-vis de l’Asie : là-bas en effet sera de plus en plus le centre de gravité du monde. Ce qui vaut pour l’Inde vaut pour l’Europe et pour la France : nous ne devons pas nous laisser impliquer dans des systèmes d’alliance trop rigides qui pourraient nous entraîner au-delà de nos intérêts et de nos possibilités. Tout pays digne de ce nom a un centre de gravité dont il doit être conscient. A cet égard l’idéologie des droits de l’homme, déconnectée des droits du citoyen, nous enchaîne à la stratégie des Etats-Unis qui dominent la sphère de la communication à l’échelle mondiale. Dans le monde multipolaire qui vient, la France et l’Europe doivent avoir leur place. Encore faudrait-il qu’elles se souviennent de la place qu’elles occupent sur la carte du monde. Nous n’avons pas intérêt à nous laisser entraîner dans des conflits où nos intérêts ne sont pas engagés. Il est dangereux d’étendre excessivement l’OTAN vers l’Est. Faut-il rappeler qu’au sommet de Williamsburg, en 1983, le Président Reagan voulait inclure le Japon dans l’OTAN ? Dès aujourd’hui, on voit l’inconvénient de nous laisser impliquer dans une région comme le Caucase, au mépris des vrais intérêts de l’Europe qui ne comptera dans le monde de demain que si elle sait maintenir un partenariat avec la Russie.

Rappelons que la première mondialisation, la mondialisation britannique d’avant 1914, s’est terminée avec la première guerre mondiale, elle-même produite par les conflits d’hégémonie mais aussi par l’enchaînement mécanique d’alliances trop rigides et l’absence d’un véritable lieu de concertation internationale. Il y a intérêt à conserver une certaine plasticité aux relations internationales. L’Europe aussi a intérêt à la paix entre l’Inde et la Chine. Cela dépend certes de la Chine mais aussi peut-être des Etats-Unis. L’Europe doit préserver son indépendance. A la France d’y veiller et de faire qu’au prochain sommet de l’ASEM à Pékin, le 23 octobre prochain, on ne parle pas seulement des sujets qui fâchent mais aussi des coopérations positives qui doivent se développer dans un monde multipolaire et pacifique, régi par le droit et animé par le souci de l’intérêt mutuel.

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Voir le programme du colloque « La Chine vue de l’Inde : Une lecture politique des relations Inde-Chine ».


Rédigé par Chevenement.fr le Mercredi 27 Août 2008 à 11:26 | Lu 6311 fois


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