Le passage de Jean-Pierre Chevènement peut être écouté en replay
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- Sonia Chironi : Bonjour Jean-Pierre Chevènement, vous publiez vos mémoires Qui veut risquer sa vie la sauvera ? Vous avez été ministre à de nombreuses reprises en faisant toujours usage de votre liberté de parole avec votre fameuse phrase : « Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne. » Candidat à l’élection présidentielle de 2002 vous tentez de dépasser le clivage gauche-droite par la République. Vous êtes également un fervent défenseur de la laïcité. Aujourd’hui président de la fondation Res Publica, vous avez également présidé la fondation pour l’Islam de France, de 2016 à 2018.
- Etienne Gernelle : A Grenoble, deux professeurs de Sciences Po ont été accusés par leurs élèves et par l’UNEF d’être islamophobes. Ils vivent aujourd’hui sous protection policière. Qu’est-ce qui se passe ?
Jean-Pierre Chevènement : Notons d’abord que le mot « islamophobie » est très contestable. Car s’il s’agit de soustraire l’Islam à la critique, cela est questionnable. Le christianisme s’est soumis à la critique biblique de ses textes. On ne peut pas admettre que quelque religion que ce soit puisse se soustraire à la critique. Je n’emploie jamais le mot d’islamophobie. Celui-ci est devenu une accusation facile proférée par des individus qui s’instaurent en justiciers et n’hésitent pas à désigner nommément un certain nombre de gens qui, par la suite, peuvent être pris pour cible. C’est arrivé, par exemple, à Samuel Paty. Ce climat d’intolérance insupportable doit être combattu.
- Etienne Gernelle : Est-ce que l’islamo-gauchisme est une réalité ?
Jean-Pierre Chevènement : La réalité est dans la pétition qui s’est manifestée juste après la désignation de ces deux enseignants à l’IEP de Grenoble, signée par leurs propres collègues. Cette absence de fermeté sur les principes est tout à fait caractéristique d’un mouvement, que je ne préfère pas appeler islamo-gauchisme, qui est un mot juxtaposant deux concepts extrêmement différents. Il y a une sorte de tendance très particulière à voir dans l’islamisme une sorte de troisième étage de la fusée émancipatrice : le 1er étage, la lutte pour l’indépendance politique ; le 2ème étage la lutte pour l’indépendance économique, et le 3ème étage serait celui de l’indépendance culturelle, ou plus exactement l’islamisme. En oubliant de fait qu’il y a une rupture avec l’universel à ce niveau-là. Par conséquent, la complaisance avec l’islamisme est le signe d’un anti rationalisme et d’un anti occidentalisme qui ne sont pas supportables car nous sommes les héritiers de cette civilisation. Nous devons montrer que nous préparons, encore, un siècle de raison.
- Sonia Chironi : Vous avez connu les clivages entre les deux gauches sur l’économie, la sécurité, etc. Est-ce que le clivage sur la question identitaire, opposant identitaires et universalistes, est le nouveau clivage ?
Jean-Pierre Chevènement : La gauche a connu bien des clivages et je dirais que les clivages que j’ai connus étaient d’une autre nature. Mais depuis cinquante ans, nous avons une critique du principe qui était au fondement des Lumières, et qui était posé par Kant sous la forme « Ose penser par toi-même », sapere aude ! C’était l’esprit critique et la capacité de mettre en avant l’entendement de l’homme. Pis, la critique aujourd’hui se porte même contre la raison, soit le principe fondateur de la civilisation des Lumières. Nous avons tout un courant irrationaliste qui s’est développé, d’abord à une époque avec le fascisme, et plus récemment avec le mouvement de la déconstruction. Le nom qui émerge est celui de Michel Foucault, qui a mis en cause le pouvoir en tant que tel, vécu comme un mal en soi. Celui-ci prend la prison comme modèle de toute organisation sociale (école, asile, usine, etc.). A partir de Foucault, et de ses émules (Derrida, etc.), l’idée de la domination s’est substituée à l’idée de l’exploitation. Ce sont les dominés, quels qu’ils soient, qui sont mis en cause par ce courant de pensée. Par conséquent, on ne cherche plus à savoir au nom de quoi ils dominent, c’est simplement le fait qu’ils dominent qui devient insupportable.
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Jean-Pierre Chevènement : Rien ne m’affole. Je comprends que les questions de races soient importantes aux Etats-Unis, pays qui a une histoire esclavagiste encore récente. De plus, dans le système américain, ce n’est pas la citoyenneté qui est au cœur de la légitimité, c’est Dieu. Le président Américain prête serment sur la Bible. Dieu est partout, sur les billets de banques par exemple. Il y a différentes catégories de Dieu, Talleyrand se plaignait déjà qu’il y eut quatre cents religions et un seul fromage aux Etats-Unis. Beaucoup de religions dissidentes de l’anglicanisme étaient venues se réfugier aux Etats-Unis. Dans ce modèle, la liberté d’expression n’a pas le même statut que dans le modèle français laïque qui, lui, met vraiment au cœur de système politique la souveraineté : il n’y a pas de souveraineté qui n’émane pas de la nation. De plus, conformément à l’article 10 de la Déclarations de droits de 1789, nul ne peut être inquiété pour ses opinions religieuses. Certes, le système anglo-saxon est moins conflictuel que le système français qui tire tout de même ses origines de la Révolution, qui s’inspire de Rousseau. Ce ne sont pas les mêmes modèles.
Nous avons donc une culture « woke », qui vient des Etats-Unis. A quoi sont-ils « éveillés » ? A toute forme d’oppression, qu’elle soit liée à la race, au sexe, à l’orientation sexuelle, etc. Cette culture met en avant le droit des minorités, et oublie, en partie, que la démocratie repose sur l’acceptation du fait majoritaire.
- Etienne Gernelle : Vous dites que finalement, il y a quelque chose qui vient de Mai 68. Qu’est-ce qui vient de là ?
Jean-Pierre Chevènement : « Il est interdit d’interdire », c’est l’absence de limite. Or la République est un régime de la règle, de la règle légitime qu’on appelle la loi, délibérée collectivement et qui est l’expression de la volonté générale. Il faut qu’il y ait des règles. Lacordaire disait « entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère ».
- Sonia Chironi : On sent que la jeunesse a de plus en plus de mal de se reconnaître dans cette conception de la République. On l’a vu récemment avec des sondages sur la laïcité. On constate que la jeunesse française adhère moins à cette notion de laïcité que vous défendez tant.
Jean-Pierre Chevènement : Disons les choses comme elles sont. On n’inculque plus la laïcité à la jeunesse. Elle n’est plus portée par un corps de Hussards militants. Et même les tenants officiels de la laïcité ont perdu leurs repères. Je cite souvent Jean Macé, qui disait : « La laïcité, c’est le combat contre l’ignorance. » Il se faisait le porteur du « sapere aude ! » de Kant. Aujourd’hui, une grande partie de la gauche a oublié ce qui faisait l’esprit de la laïcité, c’est-à-dire la recherche du savoir et de la vérité.
- Sonia Chironi : Vous avez rétabli l’éducation civique en 1985. Qu’est-ce que nous avons perdu depuis 1985 ?
Jean-Pierre Chevènement : Je rappelle que l’éducation civique avait été supprimée en 1968, par habileté politique d’Edgar Faure qui, à l’époque, considérait qu’il donnait du grain à moudre à une certaine école de pensée qui était la contestation de l’époque. Il est curieux de voir que c’est sous le général de Gaulle que l’éducation civique a été supprimée. Il a certes donné de grands exemples, qui élevaient la conscience collective. Mais il faut admettre qu’aujourd’hui, du point de vue du civisme, certaines valeurs n’ont pas été transmises.
- Etienne Gernelle : Si nous revenons à la gauche, est-ce que la gauche Jaurès ne l’a pas emporté sur la gauche de Clemenceau ?
Jean-Pierre Chevènement : Oui, mais c’est un peu simplificateur. La controverse entre Jaurès et Clemenceau se fait en 1906 sur la question de la grève et Clemenceau dit à Jaurès : « Vos palais de féérie sont magnifiques mais s’effondrent au contact de la réalité. Je préfère construire la cathédrale républicaine dont je ne verrai pas l’achèvement. » Et Jaurès lui répond : « Mais je ne vais pas tomber dans ce piège, car il y a l’action collective et l’organisation collective », car Clémenceau disait qu’aucun corps (classe ouvrière, prolétariat, République, etc.) ne pouvait s’arroger la liberté. Pour lui, le progrès était dans la conscience de l’individu. Jaurès lui dit qu’il faut bien considérer que le mouvement de l’Histoire est fait de mouvements collectifs. Même la Révolution française était un grand mouvement d’idées. Il lui dit d’ailleurs : « Vous-même, Georges Clemenceau, vous contestiez l’obligation de contribution légale pour les retraites, mais je vois que dans votre Gouvernement, vous avez signé un programme qui établit les retraites ouvrières. Donc vous êtes en contradiction avec l’homme que vous étiez il y a 15 ans. »
Je me sens proche de Clemenceau, sur l’idée qu’aucune organisation ne peut s’arroger le droit de détenir la vérité. Mais en même temps, Jaurès a fait la synthèse de la République et du Socialisme. Si vous lisez l’Histoire socialiste de la révolution française, il y a des pages tout à fait admirables. On n’épuise pas facilement la controverse entre ces deux grandes figures.
- Etienne Gernelle : Un sujet prégnant aujourd’hui est celui des rixes entre bandes, notamment avec l’affaire du jeune Yuryi. Vous aviez parlé à une époque de « sauvageons ». Est-ce que vous pensez aujourd’hui que vous étiez en dessous de la réalité ?
Jean-Pierre Chevènement : Je mettais le doigt sur un point essentiel : l’absence d’éducation. Qu’est-ce que le sauvageon ? C’est l’arbre non greffé qui court à même le sol, qui n’a pas de tuteur. Comment des enfants de 10-12 ans peuvent taper avec des barres de fer sur ceux qu’ils définissent comme l’ennemi. C’est un manque d’éducation flagrant. Je pense qu’il y a beaucoup de choses à redresser, notamment par l’éducation et par l’école, et Jean-Michel Blanquer a entrepris ce travail, ou plutôt continué ce travail que j’avais entrepris.
- Sonia Chironi : Lorsque Gérald Darmanin parle d’ensauvagement, qu’en pensez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce n’est pas la même racine linguistique. L’ensauvagement, c’est le retour à la sauvagerie. Mais ce n’est pas incompatible avec la notion de sauvageon.
- Etienne Gernelle : Pensez-vous qu’Emmanuel Macron et la Gouvernement incarnent cette autorité de l’Etat ?
Jean-Pierre Chevènement : Sa tâche est redoutable, car il doit gérer une pandémie comme nous n’en avions pas connu depuis très longtemps. Il le fait en se tenant aussi près que possible de l’intérêt du pays, par exemple le refus d’accepter un nouveau confinement. En réalité, le confinement, c’est le blocage de l’économie.
- Sonia Chironi : L’épisode des vaccins, du raté de la stratégie vaccinale française et européenne pose question, notamment de l’autonomie stratégique de l’Europe ? 6 % uniquement des Européens sont aujourd’hui vaccinés…
Jean-Pierre Chevènement : Il faut vacciner en masse. Nous sommes, il me semble, plus proches de 11 % que de 6 % dans les pays européens. C’est un raté car nous n’avons pas les doses suffisantes. Mais revenons sur le désastre de la stratégie de Sanofi. Je me rappelle de l’ancien PDG de Sanofi, Jean-François Dehecq, qui me disait : « La France n’est que 12 % de notre marché, mais j’ai domicilié 80 % de notre recherche en France ». Aujourd’hui, c’est l’inverse. La recherche se fait à l’étranger. Nous avons laissé notre recherche partir à l’étranger. Or aujourd’hui la pandémie prend de nouvelles formes, notamment avec les variants.
- Etienne Gernelle : Est-ce que vous faites le constat d’une perte d’indépendance stratégique de l’Europe ou de la France ces dernières années ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est évident. Mais l’Europe, en déclarant son marché ouvert à tous les vents, sans politique commerciale, sans politique industrielle, sans protection, a offert un marché aux multinationales américaines, japonaises, chinoises, et très peu aux siennes. La part de nos propres sociétés n’a cessé de diminué dans l’économie mondiale. Il faut espérer que Thierry Breton sera en capacité de proposer des pistes de réindustrialisation, car si l’Europe doit survire à cette crise gigantesque, c’est en prenant des mesures audacieuses qui vont contre la philosophie qui a prévalu au moment de la rédaction des traités. Car ceux-ci ont été rédigés au moment où le néolibéralisme était à son acmé. Par conséquent, nous avons une dérégulation totale. Mais nous ne pouvons pas aller vers une dérégulation totale.
- Etienne Gernelle : Emmanuel Macron parle de souveraineté européenne, est-ce un terme que vous reprendriez ?
Jean-Pierre Chevènement : Qui dit souverain dit forcément quelqu’un capable d’exercer la souveraineté, donc un peuple, un demos. Le tribunal de Karlsruhe a par exemple répondu par la négative, en disant que l’Europe est la juxtaposition d’une trentaine de peuples. L’idée que nous puissions déléguer notre souveraineté implique d’une part de savoir à qui et d’autre part de savoir comment nous pouvons contrôler démocratiquement cet exercice. Je pense que la nation est forcément en dernier ressort l’instance principale qui doit conserver la possibilité de décider en dernier lieu, car le sentiment d’appartenance est plus fort pour la nation que pour l’Europe. Si nous avons des intérêts communs, il faut s’associer pour les défendre. Par exemple sur les vaccins, il faut désigner un coordinateur au niveau européen, comme Michel Barnier pour le Brexit.
Source : Le Point des idées - LCI