- Ouest France : Comment vous est venu le goût de la politique ?
Jean-Pierre Chevènement : Je suis né en 1939, à la veille de l’effondrement de la France en juin 1940. Je pense que le goût de la politique m’est venu du sentiment de la profonde déchéance de la France pendant les années d’occupation que j’ai ressentie jusque tard dans mon adolescence. Et l’idée de relever la France m’était presque naturelle. À 15 ans, je me sentais mendésiste et j’ai failli adhérer au Parti radical. Je croyais que Mendès France nous sortirait du guêpier des guerres coloniales. Finalement de Gaulle s’est imposé. Ses idées sur les institutions et la politique étrangère allaient dans le bon sens, même si ma sensibilité sociale n’était pas à l’unisson. J’ai été appelé en Algérie en janvier 1961. Après la dissolution des SAS où je servais comme sous-lieutenant, je me suis engagé pour aider la France et l’Algérie à franchir ensemble le cap de l’indépendance et instaurer entre elles des relations de coopération.
- Ouest France : À propos de la guerre d’Algérie, que pensez-vous des déclarations d’Emmanuel Macron qui, en 2017, parlait de crime contre l’humanité et qui appelle aujourd’hui à réconcilier les mémoires ?
Jean-Pierre Chevènement : Réconcilier les mémoires, qui n’y serait pas favorable ? Mais reconnaître la colonisation et la guerre d’Algérie comme des crimes contre l’humanité, ne permet de rendre compte d’un processus historique de 132 ans. J’ai toujours refusé de prononcer le mot de repentance. Je suis pour la conscience de tout ce qui s’est passé, avec les ombres, la dépossession de lui-même du peuple algérien, et les lumières, le surgissement d’un pays moderne et uni, sur la scène de l’Histoire. L’Algérie n’a pas été le premier pays à être colonisé, la France aussi l’a été. Nous ne sommes pas au bout du chemin. La personnalité de l’Algérie est riche d’apports divers. La synthèse doit se faire dans l’intérêt de nos deux pays, sur une base républicaine et citoyenne.
- Ouest France : Selon vous, les difficultés d’intégration d’une partie de la population française ont-elles à voir avec notre histoire coloniale ?
Jean-Pierre Chevènement : Qu’il y ait une difficulté d’acculturation, c’est l’évidence. Mais l’immigration maghrébine et africaine est venue volontairement en France, essentiellement après 1960, il n’y a pas eu de traite esclavagiste comme aux États-Unis. Méfions-nous de la manipulation qui tend à faire croire que nous sommes toujours dans des séquelles d’une colonisation revisitée. Il faut maintenir le cap de l’intégration et ne pas céder à une propagande souvent venue d’Outre-atlantique qui tend à nous imposer un modèle communautariste en critiquant la République et ses fondements civiques. Il faut se rappeler qu’aux États-Unis le religieux est au principe de l’unité nationale, alors qu’en France c’est la citoyenneté.
- Ouest France : Aux États-Unis, où notre principe de laïcité est vu comme un outil de répression des religions…
Jean-Pierre Chevènement : Il y a là une confusion totale : la laïcité n’est pas dirigée contre la religion, contre aucune religion. Elle distingue le domaine de la croyance religieuse (ou non) et l’espace public où des citoyens armés de leur raison concourent à la définition de l’intérêt général. La laïcité n’est pas seulement un principe de neutralité, de séparation et d’organisation. C’est aussi une certaine idée de l’homme capable par lui-même et collectivement de définir le bien commun par l’exercice de la raison.
- Ouest France : Le CERES que vous avez créé, a contribué à mettre François Mitterrand en selle. Avec le recul, vous le regrettez ?
Jean-Pierre Chevènement : François Mitterrand a toujours eu beaucoup d’égard pour moi. Il me doit d’être devenu Premier Secrétaire du PS au Congrès d’Épinay en 1971 et je lui dois d’être devenu ministre à quatre reprises après 1981, même si ça n’a jamais été mon but. De 1964 à 1981, j’ai consacré tous mes efforts à mettre la gauche au pouvoir, avec l’idée qu’en réunifiant les deux familles qui s’étaient séparées en 1920 on ferait jaillir une énergie positive. Cette énergie a jailli, mais elle n’est pas allée exactement là où cela était prévu, puisqu’il y a eu, de 1983 à 1992, le tournant du néolibéralisme sous l’influence initiale de Pierre Mauroy, puis de Jacques Delors devenu président de la Commission européenne de 1984 à 1994. Ce tournant a conduit la France, l’Europe et le monde sur la voie d’une dérégulation généralisée (libération des mouvements de capitaux à l’échelle mondiale en 1990).
- Ouest France : Quel bilan tirez-vous de l’action de François Mitterrand ?
Jean-Pierre Chevènement : Elle a permis au PS de s’installer sur une orbe, celle du Pouvoir, qui a duré près de 40 ans, de 1981 à 2017. Ça a donné des résultats contrastés. Il y a eu des choses positives : l’alternance d’abord, l’abolition de la peine de mort, les grands travaux, la décentralisation, etc. Mais, en même temps, elle a ouvert la porte à une société de financiarisation débridée. Les fractures sociales, la désinstrualisation, le chômage de masse ont été aussi les résultats de cette politique. L’histoire portera un jugement forcément nuancé…
- Ouest France : De quoi êtes-vous le plus fier ?
Jean-Pierre Chevènement : Parmi les choses dont je suis fier, je retiens le combat pour l’union de la gauche avant 1981 puis contre l’installation du néolibéralisme et, bien sûr, le refus de la guerre du golfe en 1991. Ce refus était prémonitoire, parce qu’il était évident, pour qui connaissait le Moyen-Orient, que briser l’Irak laïque c’était fouetter l’intégrisme sunnite et installer la prépondérance de l’Iran dans la région. Ça a donné Al-Qaïda puis Daech. Je suis l’un des rares à l’avoir compris.
- Ouest France : Vous accusez l’écologie d’être l’idéologie de la catastrophe. Ne lui reconnaissez-vous pas le mérite d’être aux premières loges dans le combat contre la mondialisation et l’ultralibéralisme ?
Jean-Pierre Chevènement : Sur certains points, je peux me retrouver avec certains courants écologistes raisonnables, mais c’est sur le noyau idéologique que je ne suis pas d’accord, tel qu’il a pu être pensé en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Après le nazisme, on pensait qu’il fallait être si précautionneux en tout domaine qu’il valait mieux ne pas avancer un pas devant l’autre plutôt que de tomber dans le précipice en courant le risque d’un déraillement aussi total que l’a été le nazisme pour l’Allemagne. Avec un principe pareil, on ne fait plus rien du tout. Je ne dis pas qu’il n’y a pas lieu à discussion et à débat, thème par thème, mais il faut le faire de façon très pragmatique et prudente, sinon on met la croissance en berne, on accroît le chômage. C’est le triomphe de l’obscurantisme et de la technophobie ! La théorie de la catastrophe, c’est la négation du progrès !
- Ouest France : Emmanuel Macron dit que sa « matrice intellectuelle » vous doit beaucoup…
Jean-Pierre Chevènement : J’en suis très heureux et j’en accepte l’augure. Mais il y a les mots et il y a les actes. Je reconnais à Emmanuel Macron beaucoup de talent, de l’intelligence, de la ténacité, du courage, ces qualité le mettent au-dessus de ses prédécesseurs. Il faut maintenant qu’il fasse comprendre aux Français comment il veut réindustrialiser la France et combattre la logique de l’approvisionnement à bas coûts qui entraîne les fermetures d’usines.
- Ouest France : En tant qu’ancien ministre de l’intérieur, comment regardez-vous les relations difficiles entre la police et la population ?
Jean-Pierre Chevènement : Elles montrent une profonde incompréhension par beaucoup de nos concitoyens du rôle de la République et de l’État. L’État républicain porte un projet d’émancipation. Un certain nombre de gens cultivent l’idéologie selon laquelle l’État serait d’abord un État policier au service du Capital. La police serait le bras armé de cet État. C’est le fait d’un marxisme mal digéré. La fermeté et la générosité républicaines doivent marcher de pair pour redresser le pays.
- Ouest France : Vous avez été dans le coma pendant trois semaines. Y a-t-il eu un avant et un après ?
Jean-Pierre Chevènement : J’hésite à vous répondre, parce que je ne pense pas que mon tempérament ait changé. Mais j’ai eu le sentiment qu’il y avait peu de temps pour redresser la maison France. J’ai vu de manière presque panoramique l’étendue des fractures qui divisaient déjà le pays (en 1998) et les menaces terroristes qui pointaient à l’horizon. J’ai fait une note à Lionel Jospin à l’époque pour redresser une situation déjà détériorée, mais j’avais peu d’alliés dans le gouvernement…
- Ouest France : Vous êtes-vous réconcilié avec Lionel Jospin qui vous a rendu responsable de sa défaite en 2002 ?
Jean-Pierre Chevènement : Lionel Jospin et le PS m’ont fait porter le chapeau de leurs choix erronés en faveur du néolibéralisme. Je raconte cela dans le détail dans mon livre. Avec le temps les Français y ont vu plus clair, ils ont donné leur congé à la droite et au PS en 2017.
- Ouest France : Êtes-vous toujours actif en politique ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois aux ressources du patriotisme républicain pour redresser le pays. Je m’y emploierai, dans la mesure de mes forces.
Source : Ouest France