Le passage de Jean-Pierre Chevènement peut être écouté en replay
Verbatim des interventions de Jean-Pierre Chevènement :
"Quand on est engagé dans une guerre, le souci est de la finir. En l’occurrence, il faut que la guerre en Ukraine s’achève le plus rapidement possible parce que cette guerre est un immense malheur qui cause de grandes souffrances. Par conséquent, je pense qu’avant de se livrer à l’exercice traditionnel des injures homériques, on devrait essayer de réfléchir aux conditions qui permettront de rétablir la paix et de faire en sorte qu’une architecture européenne de sécurité puisse se mettre en place. Tel était déjà le souci exprimé par Emmanuel Macron, il y a plusieurs années. Vous vous souvenez des débats que cela a entrainé en France, et même au sein de l’OTAN, car ces préoccupations n’étaient pas considérées comme valables. Récemment, Joe Biden est allé un peu plus loin encore, en demandant un changement de régime. Cela ne se fait pas, même si, naturellement, les Américains y pensent depuis longtemps et que l’on sait qu’entre la parole et l’action il y a souvent un gouffre. Rappelez-vous de l’action en Libye, menée par la France et la Grande-Bretagne, sous l’égide des États-Unis. L’objectif affiché était purement humanitaire. Il s’agissait de protéger les populations de Benghazi. En réalité, cela s’est traduit par un changement de régime et le meurtre de Kadhafi qui, parait-il, a beaucoup impressionné Poutine.
Le langage du changement de régime n’autorise pas le débat et la discussion. Le grand mérite d’Emmanuel Macron c’est d’avoir allié, d’une part, la fermeté incontestable par rapport à l’agression russe et, d’autre part, d’avoir maintenu le fil avec Vladimir Poutine. C’est difficile mais nécessaire car il faudra bien sortir de cette situation."
Verbatim des interventions de Jean-Pierre Chevènement :
"Quand on est engagé dans une guerre, le souci est de la finir. En l’occurrence, il faut que la guerre en Ukraine s’achève le plus rapidement possible parce que cette guerre est un immense malheur qui cause de grandes souffrances. Par conséquent, je pense qu’avant de se livrer à l’exercice traditionnel des injures homériques, on devrait essayer de réfléchir aux conditions qui permettront de rétablir la paix et de faire en sorte qu’une architecture européenne de sécurité puisse se mettre en place. Tel était déjà le souci exprimé par Emmanuel Macron, il y a plusieurs années. Vous vous souvenez des débats que cela a entrainé en France, et même au sein de l’OTAN, car ces préoccupations n’étaient pas considérées comme valables. Récemment, Joe Biden est allé un peu plus loin encore, en demandant un changement de régime. Cela ne se fait pas, même si, naturellement, les Américains y pensent depuis longtemps et que l’on sait qu’entre la parole et l’action il y a souvent un gouffre. Rappelez-vous de l’action en Libye, menée par la France et la Grande-Bretagne, sous l’égide des États-Unis. L’objectif affiché était purement humanitaire. Il s’agissait de protéger les populations de Benghazi. En réalité, cela s’est traduit par un changement de régime et le meurtre de Kadhafi qui, parait-il, a beaucoup impressionné Poutine.
Le langage du changement de régime n’autorise pas le débat et la discussion. Le grand mérite d’Emmanuel Macron c’est d’avoir allié, d’une part, la fermeté incontestable par rapport à l’agression russe et, d’autre part, d’avoir maintenu le fil avec Vladimir Poutine. C’est difficile mais nécessaire car il faudra bien sortir de cette situation."
(…)
"Nous avons un retour à des schèmes mentaux de la guerre froide. Mais cela est justifié d’une certaine manière par le comportement de la Russie dont l’agression en Ukraine est caractérisée. Cette nouvelle guerre froide est probablement inévitable car les mentalités ont été bousculées, secouées par l’agression russe qui était tellement irrationnelle que même les gens qui connaissaient bien la Russie pensaient qu’elle avait une très faible probabilité de se produire. Et pourtant, elle s’est produite ! Il y aura toujours un sentiment d’incertitude, de veille, de précaution et c’est normal. Mais on doit se placer dans une perspective plus longue qui est celle d’un ordre de sécurité stable en Europe."
(…)
"Il est clair que le Président Poutine a offert un très beau cadeau aux États-Unis et à Joe Biden. D’abord, 15 milliards de mètres cube de gaz de schiste liquéfié qui n’étaient pas prévus mais qui devraient permettre de compenser une petite partie du gaz russe. L’objectif affiché à terme est 50 milliards. Gardons à l’esprit que la Russie exporte aujourd’hui entre 150 et 200 milliards vers l’Europe et 40 vers la Chine. On voit bien que l’Europe reste un marché beaucoup plus important. Les États-Unis qui exploitent le gaz de schiste veulent exporter ce gaz, mais les infrastructures ne sont pas au point. Nous n’avons pas les méthaniers et les ports qui permettent la gazéification et la liquéfaction du gaz. Les gens qui parlent de remplacer du gaz russe parlent très vite et ne connaissent pas le fond du dossier. Ce sera forcément une affaire de longue haleine.
Les États-Unis profitent du conflit et les Européens se jettent dans leurs bras. On le voit avec le budget de la défense allemand qui sera, parait-il, augmenté de 100 milliards d’euros, bien que je demande à voir. Mais si c’est le cas, c’est d’abord pour acheter des avions américains F35 qui peuvent larguer des bombes nucléaires sur les théâtres d’opération. Je dirais alors que les Américains ont raflé la mise."
(…)
"Il fallait savoir dans quelle hypothèse les Européens se plaçaient en réduisant leurs dépenses militaires au cours des dernières décennies. L’idée d’une guerre classique en Europe paraissait définitivement évacuée. Pour une raison simple, c’est que l’armée russe n’est plus ce qu’elle était. On le voit sur le terrain. C’est celle d’un pays relativement pauvre. On dit souvent que le PIB russe correspond à celui de l’Italie. Je pense qu’on ne peut pas raisonner comme cela. La Russie est une réalité géopolitique mondiale avec 17 millions de kilomètres carrés, dont 14 sont d’ailleurs constitués de sols gelés. Mais la Russie ne donnait pas le sentiment de pouvoir entreprendre une guerre d’agression contre l’Europe. Je ne crois d’ailleurs pas qu’elle le puisse aujourd’hui."
(…)
"Concernant le conflit actuel, on pouvait, au départ, penser que les Russes voudraient mettre la main sur la totalité de l’Ukraine, qu’ils ont toujours considéré comme une sorte de province russe. Cela est vrai de l’Est de l’Ukraine depuis le milieu XVIIe siècle mais qui ne l’a jamais été de l’Ouest. Lviv s’appelait ainsi Lemberg. C’était une ville austro-hongroise puis polonaise avant 1939. L’Ukraine dans ses frontières actuelles n’a été véritablement indépendante que depuis 1991. Avant, il n’y a eu que de brefs épisodes qui correspondaient aux guerres mondiales et à des périodes d’effondrement de l’armée russe.
La question posée était de savoir si l’Ukraine était véritablement une nation. Poutine a, paradoxalement, fait la preuve du contraire. Il a démontré une nation ukrainienne beaucoup plus résistante que ce que l’on pouvait attendre, y compris dans les zones russophones, comme à Kharkiv, où on ne parle que le Russe et où il y a une résistance héroïque des Ukrainiens contre une armée russe supérieure en nombre. Je pense que Poutine est en train de redimensionner ses objectifs à la baisse. Il n’envisage plus de mettre la main sur toute l’Ukraine. C’est difficile à dire avec certitude, car c’est le maître de la fixation des objectifs, mais il semble bien que les Russes soient en train de se replier sur les Donbass. C’est d’ailleurs dans son discours de 24 janvier où il dit qu’il faut mettre un terme à la souffrance des habitants de Lougansk et Donetsk qui, depuis huit ans, supportent une guerre injuste, ce à quoi les accords de Minsk étaient censés répondre. Ils n’ont malheureusement pas été appliqués…"
(…)
"Je suis plus surpris de la faiblesse de l’armée russe que de la résistance ukrainienne. La résistance ukrainienne est celle d’un peuple qu’on va chercher chez lui, qui a acquis une certaine habitude de la liberté, qui ne veut pas tomber dans les griffes d’un régime autoritaire. Quels que soient les défauts du régime ukrainien, dont on sait qu’il est très sensible à la corruption, il est considéré par les Ukrainiens comme meilleur que le régime russe. Ce sont les descendants des Cosaques qui ont une tradition militaire.
On ne doit pas oublier quand même que les Russes et les Ukrainiens ont combattu ensemble durant la Seconde Guerre mondiale, à l’exception de deux divisions, sous l’égide du nationaliste Bandera ont combattu du côté allemand."
(…)
"J’ai trouvé les propos du président Zelensky à la tribune du Parlement français ciblant les entreprises françaises déplacés parce qu’il ciblait les entreprises françaises et celles-là en particulier. Leroy Merlin vend du matériel de bricolage. Auchan est un groupe de grande distribution. Renault fabrique des voitures de tourisme et ce n’est pas avec des Mégane que les Russes font les sièges de Kiev. Je ne comprends pas comment un certain nombre de gens peuvent se laisser aller à insulter les employés de Leroy Merlin comme cela s’est fait ces derniers jours. Ces entreprises sont des entreprises privées. Elles prennent leurs risques et demain il fera encore jour. La Russie existera encore dans 1000 ans. Entre la Chine et l’Europe, on n’a encore pas vu ce que l’on pouvait mettre de mieux. Il faudra bien rétablir des relations entre l’Europe et la Russie. Et c’est plutôt sur l’imperfection de la relation entre l’Occident en général, l’Europe en particulier, et la Russie qu’il faut réfléchir."
(…)
"Si on fait confiance à Yannick Jadot et à ce genre de candidats pour défendre l’intérêt de la France, alors nous sommes mal partis… Selon ce réflexe masochiste de nos élites, toutes tendances et tous milieux confondus, la France a toujours tort. Nous sommes toujours dans la repentance. Pour prendre le cas de Total, il est certain que ne plus acheter de gaz et de pétrole russes pénalise la Russie, mais encore faut-il pouvoir s’en passer, ce qui prendra du temps car nos besoins sont immenses !
J’ai entendu Monsieur Macron dire que la Norvège respectait les droits de l’homme, mais si on doit importer notre pétrole et notre gaz que des pays qui respectent les droits de l’homme, nous risquons d’être à sec assez rapidement. Nous devons donc traiter ces dossiers avec beaucoup de réalisme et si l’on peut exercer une pression continue et organisée pour réduire les achats de gaz de l’Europe par rapport à la Russie c’est surement souhaitable. Ce qu’a fait le président Macron - réunir les Européens pour faire baisser les prix - est surement une bonne idée.
Il est très difficile de se passer à court terme du gaz russe. Tout cela suppose une connaissance de l’économie mondiale et de la géopolitique qui font défaut à beaucoup d’hommes politiques."
(…)
"Le risque d’éviction des entreprises européennes de Russie au bénéfice de la Chine est une évidence. La Chine occupe maintenant entre 20 et 25% du marché russe, c’est-à-dire deux fois plus qu’en 2015. Cependant l’Allemagne, l’Italie et surtout la France ont vu leurs parts de marché décliner. Notre commerce extérieur, qui est un grand problème avec 85 milliards d’euros de déficit, ne se rééquilibrera pas si nous perdons les quelques milliards d’exportations sur la Russie.
Les entreprises doivent prêter l’oreille à tous hommes politiques qui ne parlent pas comme Monsieur Jadot. Vous l’avez remarqué, j’en fais partie. Et j’espère que d’autres s’exprimeront d’une manière responsable. On ne doit pas s’interdire l’arme économique et je suis partisan d’une politique visant à réduire nos achats de pétrole et de gaz, mais en même temps il faut connaître les dossiers et savoir que cela prendra du temps. Il faut également harmoniser les politiques européennes. Les Allemands dépendent dans leur mix à 55% du gaz et ont fait des énormes erreurs avec Angela Merkel en se retirant du nucléaire et en promouvant des énergies intermittentes.
Nous-mêmes dans notre mix énergétique, le gaz représente 20%, dont la moitié en provenance de Russie. Cela ne se modifie pas du jour au lendemain. Il y a des contrats à long terme et des réalités techniques dont il faut être conscient."
(…)
"Il faut toujours faire la différence entre le peuple russe et le régime russe. Il y a, en France, une tradition de russophobie très ancienne, symbolisée par l’écrivain Custine qui mérite d’être lu. Celui-ci a de nombreux élèves en France. Ceux-ci sont rarement allés en Russie. Et ils n’en connaissent pas la sociologie qui a beaucoup évoluée, notamment avec le développement des classes moyennes. Vous savez, si on faisait un référendum honnête, je pense que beaucoup de Russes désapprouveraient la guerre en Ukraine."
(…)
"J’admets tout à fait la critique sur le fait de ne pas avoir cru à l’invasion de l’Ukraine. J’assume complètement le rôle qui a été le mien comme représentant spécial de la France sur la Russie. J’ai cherché à prévenir les conflits. On voyait venir le conflit en Ukraine dès 2004-2005 avec la Révolution orange. Le conflit s’est ensuite momentanément estompé mais il est revenu en force en raison, notamment, de la politique idiote de la Commission européenne qui consistait à promouvoir un Partenariat oriental, c’est-à-dire à offrir à l’Ukraine la perspective européenne, tout en fermant celle-ci à la Russie. Il y a donc eu un deux poids deux mesures. L’Ukraine était naturellement tentée de rejoindre l’Europe – elle l’est toujours, tout en cherchant à tirer profit de sa position intermédiaire : prix plus bas sur le gaz, coopération économique étendue à l’aune des très étroites relations industrielles entre l’Ukraine et la Russie (qui se sont beaucoup distendues depuis), etc. L’Europe a offert un accord d’association à l’Ukraine qui prévoyait pour elle l’accès au marché unique, l’accès à des fonds européens, et lui laissait penser qu’elle pourrait à la fois bénéficier de l’Europe et de la Russie. La Russie s’en est alarmée. J’ai moi-même assisté à de nombreuses scènes qui le montraient. J’ai par exemple accompagné le Premier ministre Jean-Marc Ayrault lorsqu’il s’est rendu à Moscou pour rencontrer Monsieur Medvedev. Vladimir Poutine a interrompu notre entretien, en rappelant que l’Ukraine était une question extrêmement sérieuse. C’était en novembre 2013."
(…)
Je crois que l’Occident n’a pas réfléchi aux problèmes qu’allait poser l’effondrement d’un Empire venu historiquement de très loin. L’empire russe, devenu l’empire soviétique, s’est dissocié en quinze républiques indépendantes par le fait d’une décision peu légitime prise sur un coin de table par le président Boris Eltsine (dont les penchants pour la vodka étaient connus !), le président ukrainien Kravtchouk et le président biélorusse Chouchkievitch. Ils ont dissous l’Union soviétique. Tout le monde s’est réjoui sur le moment, en disant que le sang n’avait pas coulé. Malheureusement le sang coule aujourd’hui. Il n’y a pas eu une réflexion suffisamment poussée. Par exemple, la Crimée n’a été ukrainienne que depuis 1954. Elle avait été russe pendant les trois siècles précédents. Tout cela aurait pu faire l’objet d’arrangements à l’amiable si les Russes n’avaient pas eu le sentiment d’être trompés au moment de l’affaire Maïdan (lorsqu’une révolution de rue considérée comme un coup d’État a chassé le président ukrainien Ianoukovitch, proche des positions russes qui avait d’ailleurs rejeté le projet d’accord d’association avec l’UE au profit du projet russe). Il y a donc cette atmosphère de concurrence qui existait et qui fait que les problèmes n’ont pas été traités avec toute l’intelligence nécessaire.
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"Ce débat historique devra un jour avoir lieu. C’est vrai qu’il y a un sentiment victimaire de la part des Russes. Mais beaucoup d’autres peuples en ont un. Les Ukrainiens sont bien placés pour se considérer comme les victimes principales de cette guerre. Les Russes ont pour caractéristique un nationalisme obsidional. Ils se croient toujours encerclés, menacés, assiégés, etc. Historiquement, la Russie a été envahie à de nombreuses reprises, y compris par la France. Cette sensibilité russe existe. Il faut la connaître. Celle-ci n’excuse néanmoins rien, ni l’agression inqualifiable contre l’Ukraine, ni les milliers de morts qu’elle a entrainés."
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"Il est ridicule de déprogrammer les artistes russes. La Russie, c’est aussi Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Rachmaninov, Gogol (qui est d’ailleurs un Ukrainien qui écrivait en russe…). La Russie est une magnifique civilisation. Elle a contribué de manière éminente à la civilisation européenne. On ne peut pas oublier ça. Le peuple russe est un grand peuple qui nous a souvent rendu service dans l’histoire, par exemple au cours des deux guerres mondiales."
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"Les Russes ne se sont pas trop inquiétés au moment de l’adhésion à l’OTAN des pays baltes et des pays d’Europe centrale. La vraie pomme de discorde, c’est l’Ukraine. C’est l’idée d’une Ukraine antirusse. C’est l’idée d’un nationalisme ukrainien forgé contre la Russie qui inquiète à Moscou depuis presque vingt ans. Dans le même temps, les Américains continuent de mettre sur pied le bouclier antimissiles (qui ne marche d’ailleurs pas) et qui a fait naître en Russie le sentiment que les mécanismes classiques de dissuasion ne fonctionneraient plus."
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"Je n’ai pas cru en effet à l’énorme bêtise que serait l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La probabilité était infime. Elle s’est malheureusement réalisée… Concernant les armes chimiques, rappelons qu’il y a en stratégie l’idée d’une escalade de celui qui se sent acculé. La principale qui vient à l’esprit, c’est l’utilisation d’armes nucléaires de théâtre dont la Russie dispose à hauteur de 1600 exemplaires. Étant donné que le franchissement du seuil nucléaire serait un tabou brisé depuis 1945, on cherche des barreaux inférieurs, et l’on pense donc aux armes chimiques. Mais rien ne permet aujourd’hui d’informer, de documenter le fait que les Russes pourraient se livrer à une agression avec des armes chimiques en Ukraine."
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"J’ai rencontré Poutine pour la première fois à Sotchi le 5 mai 2014. J’étais alors envoyé par le Président de la République de l’époque pour préparer le format Normandie, en amont des cérémonies collaboratives du débarquement. J’ai donc préparé ce qui était un contact à l’Élysée, sous forme de dîner, pour mettre en place ce format autour de quatre pays : France, Allemagne, Ukraine et Russie. Ensemble, nous avons élaboré les accords de Minsk (Minsk I et Minsk II) auxquels il n’a manqué que d’être appliqués. S’ils avaient été appliqués, nous ne serions pas dans la situation actuelle. Je n’ai jamais cessé pendant ces huit années de plaider pour que l’on consacre davantage d’efforts à la solution de ces accords qui prévoyaient l’octroi d’une liberté linguistique et de prérogatives de décentralisation aux deux oblasts (Louhansk et Donetsk). Ces accords devaient être inscrits dans la constitution ukrainienne, avec ratification par référendum, avant que l’Ukraine ne récupère sa frontière vis-à-vis de la Russie. Les Ukrainiens n’ont pas accepté ce schéma. Ils voulaient renverser la séquence, l’ordre des phases. Nous n’avons pas su exercer les pressions nécessaires pour amener les Ukrainiens à plus de souplesse. Nos alliés ne nous ont pas beaucoup aidé à ce moment-là… Au contraire, on a commencé à les armer. Les Américains leur ont pas exemple envoyé des missiles.
À l’époque, c’est-à-dire au début des évènements d’Ukraine, j’avais trouvé Vladimir Poutine argumenté. Maidan avait été interprété par les Russes comme un coup d’État, comme une trahison menée par les Ukrainiens et par nos ministres qui leur avaient pourtant donné des garanties. Ils se sont donc sentis autorisés à utiliser les moyens de la force pour se rattacher la Crimée et Sébastopol qui est pour eux un outil géostratégique majeur dans la mesure où s’y trouve la flotte de la mer Noire et de la Méditerranée.
Vladimir Poutine acceptait en tout cas le contact. Le récit de notre entretien a été publié dans la collection Bouquins. Je n’ai pas cherché à cacher mon rôle. J’ai été sincère dans ma démarche. Je n’ai jamais pris Vladimir Poutine pour un enfant de chœur mais pensait qu’il était honnête dans sa démarche pour obtenir un accord avec l’Europe. Il a changé de logique depuis. Je date ce changement de logique à l’été 2014, date à laquelle le nouveau président ukrainien, Porochenko, élu à la fin du mois de mai, n’a pas voulu appliquer les accords de Minsk dans leur première version et a donné le signal à l’armée ukrainienne d’une offensive qui a d’ailleurs échoué. Une deuxième offensive, qui a échoué également, a donné lieu aux accords de Minsk II en février 2015.
Excusez-moi de ces précisions mais elles sont importantes pour comprendre le mécanisme. Pourquoi les pressions exercées n’ont pas suffi à faire en sorte que ces accords s’appliquent ? Il aurait d’abord fallu que chaque partie fasse preuve de bonne volonté. Les Ukrainiens n’étaient pas fanas de récupérer Donetsk et Louhansk peuplés de populations russophones qui ne leur étaient pas si favorables. Les Russes avaient quant à eux sans doute un objectif qui allait plus loin que la récupération des droits des familles de Donetsk et Louhansk à apprendre le russe à leurs enfants."
(…)
"Concernant la mort et l’enterrement d’Yvan Colonna, il y a une douleur évidente de sa famille. Je pense à ses parents, à son père, Jean-Yves Colonna, que j’ai connu, puisqu’il était député socialiste dans les années 1981. Je respecte cette douleur. Mais en même temps, je suis blessé de voir l’utilisation qui est faite de cette mort évidemment regrettable. Je suis blessé de voir qu’on a oublié le sacrifice du préfet Claude Érignac qui était alors notre représentant à tous, le représentant de la République. Il a été assassiné lâchement par un commando de six hommes. Et on transforme à présent ces hommes en héros, en icônes, ce qui me choque profondément. Au lendemain de l’assassinat de Claude Érignac, il y avait 100.000 personnes dans la rue à Ajaccio pour protester. Je me dis en voyant tout le ramassis de nationalistes, d’élus, presque de « tous poils », rassemblés autour du cercueil d’Yvan Colonna, que de l’eau a coulé sous les ponts. Il doit bien y avoir de l’eau dans les rivières corses…
Je suis blessé parce que la République doit avoir une mémoire. Quelqu’un doit maintenir cette mémoire et, en l’occurrence, c’est moi qui étais ministre de l’Intérieur au moment où cet assassinat a été perpétré. J’entends bien la réflexion de Raymond Barre : « Les Corses veulent leur indépendance, alors qu’ils la prennent ! » Mais a-t-on réfléchi à ce que tout cela signifierait ? À ce que signifie le mot « autonomie » ? La co-officialité dans les écoles, ça veut dire le conditionnement de la connaissance du corse pour l’octroi d’un certain nombre d’emplois dans la fonction publique. C’est, pour ce qui est du permis de résident ou du certificat de résident, la possibilité offerte au né-natif de l’île d’acheter un immeuble, une maison, une villa, etc., soit une possibilité qui sera refusée aux continentaux. Ce serait une rupture fondamentale d’égalité ! Qu’est-ce qu’il reste aux Corses comme compétences qui les différencieraient d’un état indépendant ? Ils n’ont pas de marine de guerre. Alors qu’est-ce qu’on veut faire ? Leur offrir des frégates de surveillance pour veiller à la bonne organisation de tous les trafics qui ne manqueraient pas de prospérer si la Corse était larguée comme une île indépendante et mafieuse au cœur de la Méditerranée ? A-t-on réfléchi aux conséquences en chaînes ?
Je rappelle que le Front de la libération de la Bretagne existe encore. Certains terroristes basques sont encore en prison… Le mépris de la loi en Corse entraine le mépris de la loi partout ailleurs, en Seine-Saint-Denis, dans les Bouches-du-Rhône, dans n’importe quel département français. La loi doit donc être respectée. Quand vous voyez ces manifestations violentes qui suivent généralement ce qui s’est passé à Bastia il n’y a pas très longtemps : 47 blessés, dont 43 CRS ou force de l’ordre. La violence vient bien d’un seul côté. C’est ce que j’appelle la « Corsican way of life ». Mais nous devons réagir."
(…)
"Je soutiens Emmanuel Macron car, du point de vue de la République, il est le meilleur. Je me détermine de ce point de vue. Mais mon soutient ne vaut pas blanc-seing. Je le lui ai dit. Je ne renonce pas à mes convictions. S’agissant de la Corse, l’État a montré trop de signes de faiblesses, depuis 1975, avec la création de l’université de Corte, pour en montrer encore !"
(…)
"Une large majorité de Français, à hauteur de 77 % selon un sondage, estime que le gouvernement cède à la rue en lançant le mot « autonomie » dans le débat. Le gouvernement peut encore rectifier le tir.
Je pense que le gouvernement a fait une concession à une minorité violente qui exerce sur l’ensemble des Corses et des Français une forme de chantage inadmissible au nom de la paix civile. Au nom de celle-ci, on obtient des reculs significatifs sur des points essentiels de la vie en société, sur la démocratie, sur la République."
(…)
"Je ne retrouve plus la gauche républicaine au Parti socialiste. Celui-ci est devenu un objet virtuel du fait de choix qui l’ont fait perdre les couches populaires. Le problème pour la gauche est avant tout un problème idéologique, un problème intellectuel.
Concernant Jean-Luc Mélenchon, je n’ai pas du tout la même conception de la République que lui. Si on l’écoutait, on irait vers la VIe République et on reviendrait donc au régime d’assemblée. Je l’ai connu, privilège de l’âge, et n’ai pas envie de revoir ça. Ce ne serait pas bon pour la France. Jean-Luc Mélenchon a des talents que je reconnais, mais il a aussi des complaisances regrettables vis-à-vis de formes de pensée comme les théories décoloniales, les réunions de racisés, la sensibilité dite woke. Celle-ci charrie une accoutumance à une forme de repentance qui ne sera jamais la mienne. La France a une histoire, avec ses ombres et ses lumières. Cette histoire est parfaitement tolérable. Elle a eu ses gloires et ses continuités. Et il nous appartient de la continuer."
(…)
"Je reste un homme engagé. Je milite pour une refondation républicaine. Là est le projet, avec la réélection d’Emmanuel Macron. Son élection en 2017 a marqué une rupture. Cette rupture doit être prolongée. Elle doit donner lieu à un vrai redressement de la France. La France se redressera mieux avec Emmanuel Macron qu’avec quiconque."
Source : Le Grand Rendez-Vous - CNEWS ET EUROPE 1
"Nous avons un retour à des schèmes mentaux de la guerre froide. Mais cela est justifié d’une certaine manière par le comportement de la Russie dont l’agression en Ukraine est caractérisée. Cette nouvelle guerre froide est probablement inévitable car les mentalités ont été bousculées, secouées par l’agression russe qui était tellement irrationnelle que même les gens qui connaissaient bien la Russie pensaient qu’elle avait une très faible probabilité de se produire. Et pourtant, elle s’est produite ! Il y aura toujours un sentiment d’incertitude, de veille, de précaution et c’est normal. Mais on doit se placer dans une perspective plus longue qui est celle d’un ordre de sécurité stable en Europe."
(…)
"Il est clair que le Président Poutine a offert un très beau cadeau aux États-Unis et à Joe Biden. D’abord, 15 milliards de mètres cube de gaz de schiste liquéfié qui n’étaient pas prévus mais qui devraient permettre de compenser une petite partie du gaz russe. L’objectif affiché à terme est 50 milliards. Gardons à l’esprit que la Russie exporte aujourd’hui entre 150 et 200 milliards vers l’Europe et 40 vers la Chine. On voit bien que l’Europe reste un marché beaucoup plus important. Les États-Unis qui exploitent le gaz de schiste veulent exporter ce gaz, mais les infrastructures ne sont pas au point. Nous n’avons pas les méthaniers et les ports qui permettent la gazéification et la liquéfaction du gaz. Les gens qui parlent de remplacer du gaz russe parlent très vite et ne connaissent pas le fond du dossier. Ce sera forcément une affaire de longue haleine.
Les États-Unis profitent du conflit et les Européens se jettent dans leurs bras. On le voit avec le budget de la défense allemand qui sera, parait-il, augmenté de 100 milliards d’euros, bien que je demande à voir. Mais si c’est le cas, c’est d’abord pour acheter des avions américains F35 qui peuvent larguer des bombes nucléaires sur les théâtres d’opération. Je dirais alors que les Américains ont raflé la mise."
(…)
"Il fallait savoir dans quelle hypothèse les Européens se plaçaient en réduisant leurs dépenses militaires au cours des dernières décennies. L’idée d’une guerre classique en Europe paraissait définitivement évacuée. Pour une raison simple, c’est que l’armée russe n’est plus ce qu’elle était. On le voit sur le terrain. C’est celle d’un pays relativement pauvre. On dit souvent que le PIB russe correspond à celui de l’Italie. Je pense qu’on ne peut pas raisonner comme cela. La Russie est une réalité géopolitique mondiale avec 17 millions de kilomètres carrés, dont 14 sont d’ailleurs constitués de sols gelés. Mais la Russie ne donnait pas le sentiment de pouvoir entreprendre une guerre d’agression contre l’Europe. Je ne crois d’ailleurs pas qu’elle le puisse aujourd’hui."
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"Concernant le conflit actuel, on pouvait, au départ, penser que les Russes voudraient mettre la main sur la totalité de l’Ukraine, qu’ils ont toujours considéré comme une sorte de province russe. Cela est vrai de l’Est de l’Ukraine depuis le milieu XVIIe siècle mais qui ne l’a jamais été de l’Ouest. Lviv s’appelait ainsi Lemberg. C’était une ville austro-hongroise puis polonaise avant 1939. L’Ukraine dans ses frontières actuelles n’a été véritablement indépendante que depuis 1991. Avant, il n’y a eu que de brefs épisodes qui correspondaient aux guerres mondiales et à des périodes d’effondrement de l’armée russe.
La question posée était de savoir si l’Ukraine était véritablement une nation. Poutine a, paradoxalement, fait la preuve du contraire. Il a démontré une nation ukrainienne beaucoup plus résistante que ce que l’on pouvait attendre, y compris dans les zones russophones, comme à Kharkiv, où on ne parle que le Russe et où il y a une résistance héroïque des Ukrainiens contre une armée russe supérieure en nombre. Je pense que Poutine est en train de redimensionner ses objectifs à la baisse. Il n’envisage plus de mettre la main sur toute l’Ukraine. C’est difficile à dire avec certitude, car c’est le maître de la fixation des objectifs, mais il semble bien que les Russes soient en train de se replier sur les Donbass. C’est d’ailleurs dans son discours de 24 janvier où il dit qu’il faut mettre un terme à la souffrance des habitants de Lougansk et Donetsk qui, depuis huit ans, supportent une guerre injuste, ce à quoi les accords de Minsk étaient censés répondre. Ils n’ont malheureusement pas été appliqués…"
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"Je suis plus surpris de la faiblesse de l’armée russe que de la résistance ukrainienne. La résistance ukrainienne est celle d’un peuple qu’on va chercher chez lui, qui a acquis une certaine habitude de la liberté, qui ne veut pas tomber dans les griffes d’un régime autoritaire. Quels que soient les défauts du régime ukrainien, dont on sait qu’il est très sensible à la corruption, il est considéré par les Ukrainiens comme meilleur que le régime russe. Ce sont les descendants des Cosaques qui ont une tradition militaire.
On ne doit pas oublier quand même que les Russes et les Ukrainiens ont combattu ensemble durant la Seconde Guerre mondiale, à l’exception de deux divisions, sous l’égide du nationaliste Bandera ont combattu du côté allemand."
(…)
"J’ai trouvé les propos du président Zelensky à la tribune du Parlement français ciblant les entreprises françaises déplacés parce qu’il ciblait les entreprises françaises et celles-là en particulier. Leroy Merlin vend du matériel de bricolage. Auchan est un groupe de grande distribution. Renault fabrique des voitures de tourisme et ce n’est pas avec des Mégane que les Russes font les sièges de Kiev. Je ne comprends pas comment un certain nombre de gens peuvent se laisser aller à insulter les employés de Leroy Merlin comme cela s’est fait ces derniers jours. Ces entreprises sont des entreprises privées. Elles prennent leurs risques et demain il fera encore jour. La Russie existera encore dans 1000 ans. Entre la Chine et l’Europe, on n’a encore pas vu ce que l’on pouvait mettre de mieux. Il faudra bien rétablir des relations entre l’Europe et la Russie. Et c’est plutôt sur l’imperfection de la relation entre l’Occident en général, l’Europe en particulier, et la Russie qu’il faut réfléchir."
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"Si on fait confiance à Yannick Jadot et à ce genre de candidats pour défendre l’intérêt de la France, alors nous sommes mal partis… Selon ce réflexe masochiste de nos élites, toutes tendances et tous milieux confondus, la France a toujours tort. Nous sommes toujours dans la repentance. Pour prendre le cas de Total, il est certain que ne plus acheter de gaz et de pétrole russes pénalise la Russie, mais encore faut-il pouvoir s’en passer, ce qui prendra du temps car nos besoins sont immenses !
J’ai entendu Monsieur Macron dire que la Norvège respectait les droits de l’homme, mais si on doit importer notre pétrole et notre gaz que des pays qui respectent les droits de l’homme, nous risquons d’être à sec assez rapidement. Nous devons donc traiter ces dossiers avec beaucoup de réalisme et si l’on peut exercer une pression continue et organisée pour réduire les achats de gaz de l’Europe par rapport à la Russie c’est surement souhaitable. Ce qu’a fait le président Macron - réunir les Européens pour faire baisser les prix - est surement une bonne idée.
Il est très difficile de se passer à court terme du gaz russe. Tout cela suppose une connaissance de l’économie mondiale et de la géopolitique qui font défaut à beaucoup d’hommes politiques."
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"Le risque d’éviction des entreprises européennes de Russie au bénéfice de la Chine est une évidence. La Chine occupe maintenant entre 20 et 25% du marché russe, c’est-à-dire deux fois plus qu’en 2015. Cependant l’Allemagne, l’Italie et surtout la France ont vu leurs parts de marché décliner. Notre commerce extérieur, qui est un grand problème avec 85 milliards d’euros de déficit, ne se rééquilibrera pas si nous perdons les quelques milliards d’exportations sur la Russie.
Les entreprises doivent prêter l’oreille à tous hommes politiques qui ne parlent pas comme Monsieur Jadot. Vous l’avez remarqué, j’en fais partie. Et j’espère que d’autres s’exprimeront d’une manière responsable. On ne doit pas s’interdire l’arme économique et je suis partisan d’une politique visant à réduire nos achats de pétrole et de gaz, mais en même temps il faut connaître les dossiers et savoir que cela prendra du temps. Il faut également harmoniser les politiques européennes. Les Allemands dépendent dans leur mix à 55% du gaz et ont fait des énormes erreurs avec Angela Merkel en se retirant du nucléaire et en promouvant des énergies intermittentes.
Nous-mêmes dans notre mix énergétique, le gaz représente 20%, dont la moitié en provenance de Russie. Cela ne se modifie pas du jour au lendemain. Il y a des contrats à long terme et des réalités techniques dont il faut être conscient."
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"Il faut toujours faire la différence entre le peuple russe et le régime russe. Il y a, en France, une tradition de russophobie très ancienne, symbolisée par l’écrivain Custine qui mérite d’être lu. Celui-ci a de nombreux élèves en France. Ceux-ci sont rarement allés en Russie. Et ils n’en connaissent pas la sociologie qui a beaucoup évoluée, notamment avec le développement des classes moyennes. Vous savez, si on faisait un référendum honnête, je pense que beaucoup de Russes désapprouveraient la guerre en Ukraine."
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"J’admets tout à fait la critique sur le fait de ne pas avoir cru à l’invasion de l’Ukraine. J’assume complètement le rôle qui a été le mien comme représentant spécial de la France sur la Russie. J’ai cherché à prévenir les conflits. On voyait venir le conflit en Ukraine dès 2004-2005 avec la Révolution orange. Le conflit s’est ensuite momentanément estompé mais il est revenu en force en raison, notamment, de la politique idiote de la Commission européenne qui consistait à promouvoir un Partenariat oriental, c’est-à-dire à offrir à l’Ukraine la perspective européenne, tout en fermant celle-ci à la Russie. Il y a donc eu un deux poids deux mesures. L’Ukraine était naturellement tentée de rejoindre l’Europe – elle l’est toujours, tout en cherchant à tirer profit de sa position intermédiaire : prix plus bas sur le gaz, coopération économique étendue à l’aune des très étroites relations industrielles entre l’Ukraine et la Russie (qui se sont beaucoup distendues depuis), etc. L’Europe a offert un accord d’association à l’Ukraine qui prévoyait pour elle l’accès au marché unique, l’accès à des fonds européens, et lui laissait penser qu’elle pourrait à la fois bénéficier de l’Europe et de la Russie. La Russie s’en est alarmée. J’ai moi-même assisté à de nombreuses scènes qui le montraient. J’ai par exemple accompagné le Premier ministre Jean-Marc Ayrault lorsqu’il s’est rendu à Moscou pour rencontrer Monsieur Medvedev. Vladimir Poutine a interrompu notre entretien, en rappelant que l’Ukraine était une question extrêmement sérieuse. C’était en novembre 2013."
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Je crois que l’Occident n’a pas réfléchi aux problèmes qu’allait poser l’effondrement d’un Empire venu historiquement de très loin. L’empire russe, devenu l’empire soviétique, s’est dissocié en quinze républiques indépendantes par le fait d’une décision peu légitime prise sur un coin de table par le président Boris Eltsine (dont les penchants pour la vodka étaient connus !), le président ukrainien Kravtchouk et le président biélorusse Chouchkievitch. Ils ont dissous l’Union soviétique. Tout le monde s’est réjoui sur le moment, en disant que le sang n’avait pas coulé. Malheureusement le sang coule aujourd’hui. Il n’y a pas eu une réflexion suffisamment poussée. Par exemple, la Crimée n’a été ukrainienne que depuis 1954. Elle avait été russe pendant les trois siècles précédents. Tout cela aurait pu faire l’objet d’arrangements à l’amiable si les Russes n’avaient pas eu le sentiment d’être trompés au moment de l’affaire Maïdan (lorsqu’une révolution de rue considérée comme un coup d’État a chassé le président ukrainien Ianoukovitch, proche des positions russes qui avait d’ailleurs rejeté le projet d’accord d’association avec l’UE au profit du projet russe). Il y a donc cette atmosphère de concurrence qui existait et qui fait que les problèmes n’ont pas été traités avec toute l’intelligence nécessaire.
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"Ce débat historique devra un jour avoir lieu. C’est vrai qu’il y a un sentiment victimaire de la part des Russes. Mais beaucoup d’autres peuples en ont un. Les Ukrainiens sont bien placés pour se considérer comme les victimes principales de cette guerre. Les Russes ont pour caractéristique un nationalisme obsidional. Ils se croient toujours encerclés, menacés, assiégés, etc. Historiquement, la Russie a été envahie à de nombreuses reprises, y compris par la France. Cette sensibilité russe existe. Il faut la connaître. Celle-ci n’excuse néanmoins rien, ni l’agression inqualifiable contre l’Ukraine, ni les milliers de morts qu’elle a entrainés."
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"Il est ridicule de déprogrammer les artistes russes. La Russie, c’est aussi Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Rachmaninov, Gogol (qui est d’ailleurs un Ukrainien qui écrivait en russe…). La Russie est une magnifique civilisation. Elle a contribué de manière éminente à la civilisation européenne. On ne peut pas oublier ça. Le peuple russe est un grand peuple qui nous a souvent rendu service dans l’histoire, par exemple au cours des deux guerres mondiales."
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"Les Russes ne se sont pas trop inquiétés au moment de l’adhésion à l’OTAN des pays baltes et des pays d’Europe centrale. La vraie pomme de discorde, c’est l’Ukraine. C’est l’idée d’une Ukraine antirusse. C’est l’idée d’un nationalisme ukrainien forgé contre la Russie qui inquiète à Moscou depuis presque vingt ans. Dans le même temps, les Américains continuent de mettre sur pied le bouclier antimissiles (qui ne marche d’ailleurs pas) et qui a fait naître en Russie le sentiment que les mécanismes classiques de dissuasion ne fonctionneraient plus."
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"Je n’ai pas cru en effet à l’énorme bêtise que serait l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La probabilité était infime. Elle s’est malheureusement réalisée… Concernant les armes chimiques, rappelons qu’il y a en stratégie l’idée d’une escalade de celui qui se sent acculé. La principale qui vient à l’esprit, c’est l’utilisation d’armes nucléaires de théâtre dont la Russie dispose à hauteur de 1600 exemplaires. Étant donné que le franchissement du seuil nucléaire serait un tabou brisé depuis 1945, on cherche des barreaux inférieurs, et l’on pense donc aux armes chimiques. Mais rien ne permet aujourd’hui d’informer, de documenter le fait que les Russes pourraient se livrer à une agression avec des armes chimiques en Ukraine."
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"J’ai rencontré Poutine pour la première fois à Sotchi le 5 mai 2014. J’étais alors envoyé par le Président de la République de l’époque pour préparer le format Normandie, en amont des cérémonies collaboratives du débarquement. J’ai donc préparé ce qui était un contact à l’Élysée, sous forme de dîner, pour mettre en place ce format autour de quatre pays : France, Allemagne, Ukraine et Russie. Ensemble, nous avons élaboré les accords de Minsk (Minsk I et Minsk II) auxquels il n’a manqué que d’être appliqués. S’ils avaient été appliqués, nous ne serions pas dans la situation actuelle. Je n’ai jamais cessé pendant ces huit années de plaider pour que l’on consacre davantage d’efforts à la solution de ces accords qui prévoyaient l’octroi d’une liberté linguistique et de prérogatives de décentralisation aux deux oblasts (Louhansk et Donetsk). Ces accords devaient être inscrits dans la constitution ukrainienne, avec ratification par référendum, avant que l’Ukraine ne récupère sa frontière vis-à-vis de la Russie. Les Ukrainiens n’ont pas accepté ce schéma. Ils voulaient renverser la séquence, l’ordre des phases. Nous n’avons pas su exercer les pressions nécessaires pour amener les Ukrainiens à plus de souplesse. Nos alliés ne nous ont pas beaucoup aidé à ce moment-là… Au contraire, on a commencé à les armer. Les Américains leur ont pas exemple envoyé des missiles.
À l’époque, c’est-à-dire au début des évènements d’Ukraine, j’avais trouvé Vladimir Poutine argumenté. Maidan avait été interprété par les Russes comme un coup d’État, comme une trahison menée par les Ukrainiens et par nos ministres qui leur avaient pourtant donné des garanties. Ils se sont donc sentis autorisés à utiliser les moyens de la force pour se rattacher la Crimée et Sébastopol qui est pour eux un outil géostratégique majeur dans la mesure où s’y trouve la flotte de la mer Noire et de la Méditerranée.
Vladimir Poutine acceptait en tout cas le contact. Le récit de notre entretien a été publié dans la collection Bouquins. Je n’ai pas cherché à cacher mon rôle. J’ai été sincère dans ma démarche. Je n’ai jamais pris Vladimir Poutine pour un enfant de chœur mais pensait qu’il était honnête dans sa démarche pour obtenir un accord avec l’Europe. Il a changé de logique depuis. Je date ce changement de logique à l’été 2014, date à laquelle le nouveau président ukrainien, Porochenko, élu à la fin du mois de mai, n’a pas voulu appliquer les accords de Minsk dans leur première version et a donné le signal à l’armée ukrainienne d’une offensive qui a d’ailleurs échoué. Une deuxième offensive, qui a échoué également, a donné lieu aux accords de Minsk II en février 2015.
Excusez-moi de ces précisions mais elles sont importantes pour comprendre le mécanisme. Pourquoi les pressions exercées n’ont pas suffi à faire en sorte que ces accords s’appliquent ? Il aurait d’abord fallu que chaque partie fasse preuve de bonne volonté. Les Ukrainiens n’étaient pas fanas de récupérer Donetsk et Louhansk peuplés de populations russophones qui ne leur étaient pas si favorables. Les Russes avaient quant à eux sans doute un objectif qui allait plus loin que la récupération des droits des familles de Donetsk et Louhansk à apprendre le russe à leurs enfants."
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"Concernant la mort et l’enterrement d’Yvan Colonna, il y a une douleur évidente de sa famille. Je pense à ses parents, à son père, Jean-Yves Colonna, que j’ai connu, puisqu’il était député socialiste dans les années 1981. Je respecte cette douleur. Mais en même temps, je suis blessé de voir l’utilisation qui est faite de cette mort évidemment regrettable. Je suis blessé de voir qu’on a oublié le sacrifice du préfet Claude Érignac qui était alors notre représentant à tous, le représentant de la République. Il a été assassiné lâchement par un commando de six hommes. Et on transforme à présent ces hommes en héros, en icônes, ce qui me choque profondément. Au lendemain de l’assassinat de Claude Érignac, il y avait 100.000 personnes dans la rue à Ajaccio pour protester. Je me dis en voyant tout le ramassis de nationalistes, d’élus, presque de « tous poils », rassemblés autour du cercueil d’Yvan Colonna, que de l’eau a coulé sous les ponts. Il doit bien y avoir de l’eau dans les rivières corses…
Je suis blessé parce que la République doit avoir une mémoire. Quelqu’un doit maintenir cette mémoire et, en l’occurrence, c’est moi qui étais ministre de l’Intérieur au moment où cet assassinat a été perpétré. J’entends bien la réflexion de Raymond Barre : « Les Corses veulent leur indépendance, alors qu’ils la prennent ! » Mais a-t-on réfléchi à ce que tout cela signifierait ? À ce que signifie le mot « autonomie » ? La co-officialité dans les écoles, ça veut dire le conditionnement de la connaissance du corse pour l’octroi d’un certain nombre d’emplois dans la fonction publique. C’est, pour ce qui est du permis de résident ou du certificat de résident, la possibilité offerte au né-natif de l’île d’acheter un immeuble, une maison, une villa, etc., soit une possibilité qui sera refusée aux continentaux. Ce serait une rupture fondamentale d’égalité ! Qu’est-ce qu’il reste aux Corses comme compétences qui les différencieraient d’un état indépendant ? Ils n’ont pas de marine de guerre. Alors qu’est-ce qu’on veut faire ? Leur offrir des frégates de surveillance pour veiller à la bonne organisation de tous les trafics qui ne manqueraient pas de prospérer si la Corse était larguée comme une île indépendante et mafieuse au cœur de la Méditerranée ? A-t-on réfléchi aux conséquences en chaînes ?
Je rappelle que le Front de la libération de la Bretagne existe encore. Certains terroristes basques sont encore en prison… Le mépris de la loi en Corse entraine le mépris de la loi partout ailleurs, en Seine-Saint-Denis, dans les Bouches-du-Rhône, dans n’importe quel département français. La loi doit donc être respectée. Quand vous voyez ces manifestations violentes qui suivent généralement ce qui s’est passé à Bastia il n’y a pas très longtemps : 47 blessés, dont 43 CRS ou force de l’ordre. La violence vient bien d’un seul côté. C’est ce que j’appelle la « Corsican way of life ». Mais nous devons réagir."
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"Je soutiens Emmanuel Macron car, du point de vue de la République, il est le meilleur. Je me détermine de ce point de vue. Mais mon soutient ne vaut pas blanc-seing. Je le lui ai dit. Je ne renonce pas à mes convictions. S’agissant de la Corse, l’État a montré trop de signes de faiblesses, depuis 1975, avec la création de l’université de Corte, pour en montrer encore !"
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"Une large majorité de Français, à hauteur de 77 % selon un sondage, estime que le gouvernement cède à la rue en lançant le mot « autonomie » dans le débat. Le gouvernement peut encore rectifier le tir.
Je pense que le gouvernement a fait une concession à une minorité violente qui exerce sur l’ensemble des Corses et des Français une forme de chantage inadmissible au nom de la paix civile. Au nom de celle-ci, on obtient des reculs significatifs sur des points essentiels de la vie en société, sur la démocratie, sur la République."
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"Je ne retrouve plus la gauche républicaine au Parti socialiste. Celui-ci est devenu un objet virtuel du fait de choix qui l’ont fait perdre les couches populaires. Le problème pour la gauche est avant tout un problème idéologique, un problème intellectuel.
Concernant Jean-Luc Mélenchon, je n’ai pas du tout la même conception de la République que lui. Si on l’écoutait, on irait vers la VIe République et on reviendrait donc au régime d’assemblée. Je l’ai connu, privilège de l’âge, et n’ai pas envie de revoir ça. Ce ne serait pas bon pour la France. Jean-Luc Mélenchon a des talents que je reconnais, mais il a aussi des complaisances regrettables vis-à-vis de formes de pensée comme les théories décoloniales, les réunions de racisés, la sensibilité dite woke. Celle-ci charrie une accoutumance à une forme de repentance qui ne sera jamais la mienne. La France a une histoire, avec ses ombres et ses lumières. Cette histoire est parfaitement tolérable. Elle a eu ses gloires et ses continuités. Et il nous appartient de la continuer."
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"Je reste un homme engagé. Je milite pour une refondation républicaine. Là est le projet, avec la réélection d’Emmanuel Macron. Son élection en 2017 a marqué une rupture. Cette rupture doit être prolongée. Elle doit donner lieu à un vrai redressement de la France. La France se redressera mieux avec Emmanuel Macron qu’avec quiconque."
Source : Le Grand Rendez-Vous - CNEWS ET EUROPE 1