- Le JDD : Qui soutiendrez-vous dans cette campagne présidentielle ?
Jean-Pierre Chevènement : J’apporte un soutien républicain à Emmanuel Macron. Que veux-je dire par là ? Il est inconcevable que quiconque prétendant exercer une influence dans nos institutions ne se prononce pas à l’occasion de cette élection directrice. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : donner un sens à cette élection, et au mandat du candidat qui sera élu président jusqu’en 2027. Je fais donc appel au civisme de nos concitoyens pour que chacun détermine son choix à la lumière du seul critère qui vaille : l’intérêt de la République.
- Le JDD : Pourquoi Emmanuel Macron, donc ?
Jean-Pierre Chevènement : Emmanuel Macron a des qualités remarquables et une expérience dont nul autre ne peut se prévaloir. Elles sont reconnues, surtout à l’étranger. En France, on lui fait souvent un procès injuste : d’avoir évincé en 2017 le PS et la droite, les tenants légitimes du titre. Cela peut se comprendre, beaucoup ont eu le sentiment de voir leurs carrières brisées. Mais ce n’est pas Emmanuel Macron qui a fait imploser la gauche. Cette implosion tient à des choix bien antérieurs, qui l’ont fait concéder toujours plus à l’avidité des puissants et qui l’ont progressivement coupée des couches populaires. Ces choix, je les ai dénoncés dès les années 1980 : le marché unique, c’est-à-dire la dérégulation de toute l’économie, la libération des mouvements de capitaux devenue effective en 1990, avant toute harmonisation de la fiscalité sur l’épargne, bref, la voie ouverte aux délocalisations industrielles et à la désindustrialisation… Celle-ci a creusé le gouffre du chômage et les fractures sociales où s’enracine la crise des Gilets jaunes.
- Le Point : Concernant la droite, quel est votre diagnostic ?
Pareillement, ce n’est pas Macron qui l’a frustrée en 2017 d’une victoire qu’elle croyait acquise. Ce sont les fautes de la droite elle-même, son absence de projet, l’oubli des grandes leçons laissées par le général de Gaulle qui l’ont précipitée dans l’errance où nous la voyons, et pas seulement des erreurs humaines. De cette double éviction de la droite et de la gauche, de cette mise en turbulence du système procède un ressentiment qu’humainement je peux comprendre. Mais il est injuste d’en faire porter le chapeau à Emmanuel Macron. Au contraire : les Français ne voulaient plus de la fausse alternance entre des partis devenus presque interchangeables. Et Emmanuel Macron n’a pas été élu en 2017 pour poser quelques rustines.
- Le JDD : Avez-vous hésité à le soutenir ?
Jean-Pierre Chevènement : La seule chose qui, en 2022, m’ait fait hésiter, c’est la perspective d’une Europe fédérale inscrite dans la plateforme de la coalition allemande après l’accord entre SPD, Verts et FDP. Car si nous devions accepter un vote non plus à l’unanimité mais à la majorité qualifiée, au sein du Conseil européen, sur les questions de politique étrangère et de sécurité commune, c’en serait fini du statut de la France comme membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. C’est inenvisageable. Mon soutien n’est donc pas un blanc-seing : je n’abandonne pas mes convictions. Cela, le président Macron le comprend.
- Le JDD : Comment jugez-vous le bilan du chef de l’État sortant ?
Jean-Pierre Chevènement : Emmanuel Macron a pu commettre quelques erreurs. Mais sur l’essentiel, c’est-à-dire la crise du Covid, il l’a contenue aussi efficacement que possible. Sur le plan sanitaire, la politique de vaccination a montré sa pertinence, grâce à la mobilisation des personnels soignants et des « premiers de corvée ». Sur le plan économique, le mot d’ordre du « quoi qu’il en coûte » a été tenu et assumé. C’était un renversement complet par rapport à l’approche initiale d’Emmanuel Macron. Mais les prêts garantis par l’État aux entreprises leur ont permis de tenir, les mesures en faveur du chômage partiel ont fait tomber le chômage total à 7,4 %, le niveau le plus bas depuis 2007, et les secteurs majeurs de l’économie ont été préservés. Surtout, dès le 13 avril 2020, Emmanuel Macron a fixé un cap : la reconquête de l’indépendance industrielle et technologique de la France, ainsi en matière de production d’électricité d’origine nucléaire. Cela est conforme à l’intérêt du pays.
- Le JDD : La réindustrialisation est donc possible ?
Depuis 2017, et ce pour la première fois depuis des décennies, de nouveaux sites industriels s’ouvrent et de nouveaux emplois industriels se créent. Les investissements étrangers en France, notamment américains, sont plus nombreux. Certes, la désindustrialisation de la France n’a pas encore été enrayée. Le gouffre du déficit commercial – 85 milliards d’euros en 2021 – n’a pas été résorbé. Mais l’hémorragie a pris fin et les problèmes ont été clairement identifiés.
- Le JDD : Les électeurs de gauche devraient donc, à vous suivre, voter Macron dès le premier tour ?
Jean-Pierre Chevènement : La gauche a perdu ses repères idéologiques. Aucun candidat ne représente cette gauche enracinée dans le terreau des Lumières, qui prétendait donner la maîtrise de son destin à chacun, individuellement et collectivement. Mélenchon a un certain talent, mais un problème avec la République. La VIe République dont il rêve ne serait qu’un retour au régime d’assemblée… Quant aux autres, ils sont restés dans le sillage du social-libéralisme. Quel choix peut donc faire un électeur de gauche entre ces reliques ? Beaucoup préféreront, je crois, cet alliage entre la tradition du progrès social et la culture de l’État, auquel tend Emmanuel Macron.
- Le JDD : Le macronisme n’est-il qu’une parenthèse, ou une modification durable de notre jeu politique ?
Jean-Pierre Chevènement : À mes yeux, le macronisme n’existe pas. Il y a Emmanuel Macron, qui est un être libre, qui pense par lui-même et qui décide. Et puis il y a des gens très divers, avec lesquels je peux être d’accord ou non. L’élection d’Emmanuel Macron s’inscrit dans une histoire de la Ve République. Première phase : la refondation, avec de Gaulle qui veut soustraire la République à l’emprise des anciens partis. Deuxième phase : la maturité, avec les anciens partis qui se refondent pour s’adapter à l’élection du président de la République au suffrage universel, le PS d’Épinay créé en 1971 et le RPR en 1976. Troisième phase : le dégagisme, car ces partis, prisonniers des mêmes engagements néolibéraux, au prétexte de l’Europe, ont peu ou prou conduit la même politique, qui a été rejetée. Quatrième phase : la mise en turbulence du système en 2017. La vraie question, c’est la suite : pour quel projet ?
- Le JDD : Justement, que pressentez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Va-t-on assister à une radicalisation, avec une coalition de la droite et de l’extrême droite ? Est-ce que la droite revenant aux affaires va réinstaller le système de l’« essuie-glace » : on se débarrasse des sortants en faisant revenir les autres ? Ou bien est-ce qu’Emmanuel Macron va pouvoir, à travers un second quinquennat, redresser le pays et redonner un sens à la politique ? C’est, pour moi, l’enjeu essentiel : permettre une recomposition de la vie politique française autour d’un pôle de refondation républicaine au sein même de la future majorité. Je fais confiance à l’intelligence et au sens de l’intérêt général d’Emmanuel Macron. C’est un pari, donc un risque. Il faut savoir le prendre.
- Le JDD : Quelles réformes préconisez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Je propose de déconnecter la durée du mandat parlementaire de celle du mandat présidentiel pour refaire du Président le gardien du temps long et revivifier le Parlement. L’esprit du système en serait changé : on reviendrait à une conception de la Ve République proche de celle que voulait lui donner Michel Debré en 1958. Sur le plan économique, des mesures fortes s’imposent : le renforcement de la planification, la nationalisation d’EDF, le développement de l’actionnariat salarié, etc. Et puis, il y a les investissements d’avenir. Emmanuel Macron a déjà donné des pistes avec France 2030.
- Le JDD : Depuis jeudi, l’armée russe attaque l’Ukraine. Comment réagissez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Une nouvelle guerre froide va s’installer en Europe. L’invasion russe l’a rendue inévitable. Et elle va durer. J’espère qu’on pourra favoriser une désescalade, mais ça me paraît mal parti. Emmanuel Macron a fait ce qu’il pouvait et il a bien fait. On peut soutenir la résistance ukrainienne, mais je ne crois pas qu’il faille écouter ceux qui prônent l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Ses mécanismes automatiques risqueraient de nous entraîner dans une troisième guerre mondiale potentiellement nucléaire. Une autre histoire eût été possible, mais on ne refait pas l’histoire.
Source : Le JDD