- Le Point : Le débat politique, si l'on peut parler encore de débat, est-il devenu un cloaque ?
Jean-Pierre Chevènement : La dégradation du niveau du débat politique est évidemment consternante. Mais à quoi faut-il la rattacher ? Ne sommes-nous pas victimes d'une sorte de maladie infantile ou peut-être sénile de nos institutions parce que le système des partis politiques ne répond plus ou pas encore à la demande ? Je m'explique. Il ne suffit pas de détruire. Il faut remplacer. Le général de Gaulle a mis près de dix ans pour substituer aux anciens partis de la IVe République une majorité gaulliste, d'ailleurs trop écrasante pour ne pas lui échapper. Les anciens partis se sont adaptés aux institutions de la Ve République, le Parti socialiste à Épinay en 1971, quand son premier secrétaire a été considéré comme le candidat naturel à l'élection présidentielle, mouvement auquel la droite a répondu avec la création du RPR par Jacques Chirac en 1976. Dès lors, chaque parti devenu « parti de système » a prospéré sur son orbe, les socialistes de 1981 à 2017, la droite de 1995 à 2012. Les Français ont d'abord considéré cette opposition inscrite dans l'histoire comme naturelle, avant de s'en détourner de plus en plus manifestement. En 1993, le PS est écrasé et, en 1997, Jacques Chirac se piège avec sa dissolution ratée. Les abstentions et les votes extrêmes ne cessent de monter tout au long de cette période, jusqu'à donner corps au « dégagisme » que nous connaissons aujourd'hui. Les partis de gouvernement qui avaient adapté leurs modes de fonctionnement aux institutions ne recueillent plus en 2002 que 35 % des voix au premier tour et, en 2017, ils sont renvoyés sèchement dans les cordes, la droite avec François Fillon et le PS avec Benoît Hamon ne totalisent à eux deux que 26 %.
- Le Point : Comment en sommes-nous arrivés à l'impasse dans laquelle nous nous trouvons, selon vous ?
Jean-Pierre Chevènement : La turbulence du système en 2017 traduit le sentiment des Français que ni l'un ni l'autre des partis de gouvernement n'apportent de réponses claires aux grands défis que doit relever le pays. Tous les deux sont prisonniers de choix européistes partagés mais qui sont en fait néolibéraux et même caractéristiques d'une société de l'avidité, multipliant les fractures. Les électeurs rejettent les candidats qui expriment cette politique du pareil au même à tel point que François Hollande n'a même pas pu se représenter en 2017 et qu'Emmanuel Macron a empoché la mise, mais très provisoirement puisque le « dégagisme » dont il a bénéficié le frappe aujourd'hui à son tour. Pourtant, Emmanuel Macron ne manque pas de réelles qualités : il est intelligent, il a dominé politiquement la gestion de la crise du Covid en ne s'en remettant pas aux avis contradictoires des experts, et il a eu raison. Mais cela ne suffit pas, car il n'a pas surmonté le rejet et la méfiance que les Français éprouvent vis-à-vis de leurs élites dirigeantes depuis les années 1930 et qui expriment la crise de la France à notre époque. Pourtant, Emmanuel Macron est armé intellectuellement pour y remédier : il lui faut penser une Europe autonome où la France puisse exercer sa souveraineté sans l'aliéner. C'est le « cercle carré » de la politique française ! Il est un peu tôt pour reprocher à Emmanuel Macron de ne pas y avoir réussi. C'est pourquoi je recommande un peu plus de hauteur de vues dans la manière dont le président de la République est traité dans le débat public.
- Le Point : Recevoir une gifle, ou en l'occurrence un soufflet, est un geste fort humiliant. Quand la victime en est le président de la République, c'est aussi la fonction qui est visée…
Jean-Pierre Chevènement : Je comprends qu'humainement Emmanuel Macron veuille relativiser la portée de ce soufflet, comme vous dîtes, mais symboliquement il s'agit d'un acte gravissime car il porte atteinte au président de la République élu au suffrage universel par 66 % des Français au second tour de la présidentielle et donc à l'homme de la nation qu'il est ainsi devenu, pour reprendre l'expression de De Gaulle. Est-ce que pour autant Emmanuel Macron en perd sa légitimité démocratique ? Assurément, non. Mais cela signifie que, malgré ses efforts, plusieurs discours de fond bien construits sur le séparatisme, par exemple, sans parler du renouvellement du gouvernement, l'actuel président de la République peine à convaincre. Je lui conseille de se concentrer sur l'essentiel : comment économiquement, après la crise, allons-nous retomber sur nos pieds ? Quid de cette dette faramineuse ? La Banque centrale européenne (BCE) maintiendra-t-elle sa politique monétaire accommodante qui nous a permis d'emprunter à des taux très bas et qui a soutenu le « quoi qu'il en coûte » ? Le gouvernement, à travers prêts garantis et indemnisation du chômage partiel, est parvenu à préserver le tissu économique du pays. Mais sera-t-il capable de financer les choix courageux que le commissariat général du Plan lui recommande, ainsi en matière de politique énergétique ou de politique familiale ? La France saura-t-elle redevenir une puissance industrielle et technologique majeure en Europe ? Après septembre 2021, date où auront lieu les élections allemandes, l'ambiance risque de se tendre. Il faudra convaincre la CDU allemande de maintenir, au sein de la BCE, le cap d'une politique monétaire accommodante afin de préserver les chances de croissance en Europe et d'éviter que ne se creuse à nouveau la fracture entre les pays du Nord et les pays du Sud. Il faudra convaincre la CDU que cette politique est plus conforme aux intérêts à long terme de l'Allemagne que la remontée des taux d'intérêt souhaitée par les défenseurs du « bas de laine ». Cette politique intelligente est conforme aux intérêts de la France et elle est à notre portée. Emmanuel Macron est-il résolu à défendre à l'échelle européenne le maintien d'une politique qui nous permettrait à nous Français de rester à flot ? C'est là un point capital.
- Le Point : Ne prête-t-on pas trop d'importance à cette gifle dont l'auteur a un profil et un CV pour le moins baroques ?
Jean-Pierre Chevènement : Malheureusement, non. Il s'agit d'un attentat contre l'homme qui doit incarner la légitimité et donc la puissance de l'État. C'est donc un acte extrêmement grave auquel Emmanuel Macron ne peut répondre que politiquement. Il lui incombe de faire que son quinquennat apparaisse non pas comme le stade ultime de la décomposition de l'ancien système des partis, mais comme le point de départ d'une dynamique vertueuse de refondation républicaine.
- Le Point : À sa place, comment auriez-vous réagi ? Comme François Bayrou qui avait donné une taloche à un gamin qui lui faisait les poches ?
Jean-Pierre Chevènement : François Bayrou avait eu un geste de père de famille, mais François Bayrou n'incarnait pas l'État. C'est pourquoi on ne peut pas traiter ce geste par le mépris. Il nécessite une riposte judiciaire ferme.
- Le Point : Vous dites qu'Emmanuel Macron doit y répondre politiquement. De quelle manière ?
Jean-Pierre Chevènement : En reprenant la main sur une politique d'envergure, allant dans le sens de ce qu'il a défini quand il a évoqué la reconquête de l'indépendance industrielle et technologique de la France. J'attends, par exemple, qu'en matière énergétique la France fasse le choix en matière nucléaire qui nous donne une visibilité à long terme. Que l'on cesse de nous créer à nous-mêmes, et particulièrement aux catégories modestes, des difficultés au nom d'une lutte dogmatique contre un réchauffement climatique dont la France et l'Europe sont infiniment moins responsables que la Chine et les États-Unis.
- Le Point : Percevez-vous en ce moment une surenchère dans la violence en politique ou la loupe déformante des réseaux sociaux et des chaînes d'information en continu exagère-t-elle le phénomène ?
Jean-Pierre Chevènement : La violence en politique a toujours existé, elle prend aujourd'hui des formes différentes. La gifle de Tain-l'Hermitage est quand même beaucoup moins grave que l'attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle. Mais l'effet de loupe des réseaux sociaux et des chaînes d'information que vous pointez fort justement participe à l'enfièvrement du climat. Il faut retrouver du bon sens. Résister à l'idéologie du temps. Un exemple : « l'heuristique de la peur », concept forgé par le philosophe Hans Jonas, s'est substituée à la recherche du progrès sous l'influence des écologistes. L'idée de catastrophe à l'horizon a remplacé la perspective méliorative des Lumières.
- Le Point : L'évolution du discours de Jean-Luc Mélenchon est à ce titre symptomatique, jusqu'à ses propos choquants sur les meurtres ignobles de Mohammed Merah…
Jean-Pierre Chevènement : Il est en effet peu sensé, comme l'a fait Jean-Luc Mélenchon, d'assimiler les meurtres commis en 2012 par Mohammed Merah à une tentative de manipulation de l'opinion à l'occasion de la campagne présidentielle. Hélas, le djihadisme trouve son origine dans des fractures bien plus anciennes et bien plus profondes dans le monde musulman, dans les relations entre l'Orient et l'Occident et dans la société française. Mais il y a un équilibre à trouver entre ces menaces bien réelles et le déchaînement tous azimuts du « pia pia » médiatique.
- Le Point : Les déclarations de Jean-Luc Mélenchon ne sont pas de simples « pia pia » médiatiques.
Jean-Pierre Chevènement : Soyons charitables : elles dénotent surtout d'une très grande confusion d'esprit. Mais, s'il vous plaît, peut-on revenir au fond ?
- Le Point : Allez-y !
Jean-Pierre Chevènement : Le fond, pour moi, ce sont les problèmes auxquels est confronté Emmanuel Macron en tant que président de la République : la crise économique, la tension sino-américaine, le déséquilibre qui s'est créé en Europe entre l'Allemagne, les pays du Nord, d'une part, et les pays du Sud, d'autre part, la montée de l'islamisme radical à l'échelle mondiale… Sommes-nous capables d'apporter des réponses à ces problèmes qui préservent les chances de l'autonomie européenne face aux États-Unis et à la Chine ? Sommes-nous capables de mener une politique européenne dans laquelle la France puisse s'inscrire en préservant son identité ? Beaucoup ont glosé sur la « déconstruction » de la France qui serait le vrai projet d'Emmanuel Macron alors qu'il n'a employé cette expression – peut-être mal calibrée – que dans une seule interview à un média américain. Pour le reste, il a plutôt multiplié les interventions destinées, au contraire, à redonner ses lettres de noblesse au patriotisme républicain. Je l'encourage à persévérer dans cette voie. Emmanuel Macron n'a pas d'autre choix que de créer un rapport de force avec les débris de l'ancien système politique. C'est la seule manière à terme d'obliger à une restructuration de la vie politique française qui ait du sens du point de vue de la démocratie, mais de laquelle nous sommes encore fort éloignés. Cette béance de notre système politique est la meilleure explication de la violence à laquelle nous sommes confrontés aujourd'hui. Rappelons-nous qu'en 1967 de Gaulle n'avait plus qu'une voix de majorité à l'Assemblée nationale et cela ne l'a pas empêché d'installer pour longtemps la Ve République. Maintenant, celle-ci doit s'adapter aux grands enjeux qui se profilent devant nous : la France en Europe et l'Europe entre les États-Unis et la Chine. Ce n'est pas facile. Il faut beaucoup de ténacité et de courage à Emmanuel Macron pour défricher ce nouveau chemin que l'incivisme ambiant rend particulièrement ingrat.
- Le Point : Le discours de fermeté républicaine qui a toujours été le vôtre peut-il encore imprimer de nos jours dans une société qui semble de plus en plus fracturée ? N'est-ce pas trop tard ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, si ce discours allie la fermeté et la continuité dans le contenu et le laconisme dans l'expression.
Source : Le Point