- Le JDD : Il est syrien, 31 ans, a obtenu l’asile politique en Suède mais a été débouté début juin en France et se revendique comme chrétien : que nous apprend le profil du tueur d’Annecy ?
Jean-Pierre Chevènement : L’enquête est en cours. Il faut sans doute considérer à ce stade qu’il s’agit d’un acte d’une personne qui n’a pas tout son entendement. Mais le fait que quelqu’un qui a le statut de réfugié dans un pays de l’Union depuis manifestement une décennie puisse malgré tout déposer une demande d’asile dans un autre pays souligne l’incohérence des mécanismes européens. Cela s’ajoute aux divergences d’appréciation qui amènent la France à être plus généreuse en matière de protection internationale pour des nationalités identiques. D’où le fait que ces dernières années 30 % de ceux qui ont déposé une demande d’asile en France étaient déjà passés par un autre pays européen, et même avaient déjà été déboutés dans un autre pays. Comment comprendre qu’une décision prise en Allemagne n’ait pas d’effet en France, et qu’il y ait ainsi des cordes de rappel ? Cela donne le sentiment que c’est sans fin ou pour le moins incohérent.
- Le JDD : La guerre en Syrie avait occasionné à partir de 2015 l’arrivée en Europe de millions de réfugiés. Ce phénomène n’a-t-il pas donné une vigueur nouvelle aux partis d’extrême droite européens, en particulier en Allemagne ?
Jean-Pierre Chevènement : S’agissant des Syriens, l’accueil de trois millions d’entre eux annoncé par Mme Merkel a été une erreur, d’autant que seulement la moitié s’est établie en Allemagne. L’effet politique de la décision a été désastreux, comme l’a montré l’élection d’une centaine de députés de l’AfD au Bundestag en 2017. Plus largement, on observe depuis 2015 un essor très vif des arrivées de demandeurs d’asile dans les pays européens, notamment la France. Ce droit d’asile, initialement réservé aux « combattants de la liberté », est aujourd’hui clairement détourné de son but initial.
- Le JDD : Ces réfugiés ont-ils été correctement accueillis, intégrés, suivis ?
Jean-Pierre Chevènement : L’intégration, qui suppose la formation à la langue, l’accès au travail, le logement, est rendue de plus en plus compliquée du fait des fractures qui traversent notre société et du mouvement de désindustrialisation à l’œuvre depuis les années 1980. On ne pourra pas intégrer les nouveaux-venus sans relance de nos capacités industrielles, condition de notre rebond économique. J’ajoute à la question de la maîtrise des flux, la problématique de la distance culturelle - de plus en plus forte - de nombre d’immigrés qui arrivent aujourd’hui. L’immigration zéro n’existe pas, l’intégration de peuples entiers non plus. La République suppose une adhésion à des principes partagés et à une culture commune. Il en va de la capacité de notre pays à tenir. C’est un enjeu de civilisation.
- Le JDD : Les procédures en matière de droit d’asile, au niveau européen, ne comportent-elles pas de nombreuses failles, au niveau européen comme en France ?
Jean-Pierre Chevènement : Il y a tout d’abord un problème d’absence d’harmonisation des législations au niveau européen. La France est aujourd’hui l’un des pays les plus facilitant en matière de regroupement familial, d’aide médicale, d’allocations et d’appui de l’État dans l’accès aux hébergements. Elle n’a pourtant pas vocation à accueillir tous les perdants du système européen de l’asile et devrait a minima réaligner les critères évoqués ci-dessus sur ses voisins.
- Le JDD : Le Conseil de l’Union européenne a approuvé jeudi deux textes qui prévoient de modifier la législation européenne en matière d’immigration. Approuvez-vous cette évolution ?
Jean-Pierre Chevènement : On nous annonce aujourd’hui un « accord historique » entre les 27 sur la réforme de la politique migratoire européenne. Je crains fort que cette annonce soit encore une fois un « trompe-l’œil ». Les États membres auraient validé une solidarité obligatoire entre tous les pays accueillant des demandeurs d’asile. Dans la réalité, le protocole de Dublin qui rend responsable les pays d’accueil de la gestion des flux va continuer à s’appliquer pendant deux ans. Les pays de débarquement resteront responsables de la gestion des flux. Les pays qui ne voudront pas participer devront verser 20.000 euros pour chaque personne non accueillie. Mais les 27 n’ont pas trouvé de solutions sur la question du retour des personnes déboutées. Ils devraient renvoyer ces personnes vers un pays tiers sûr mais aucun accord n’a été dégagé sur la définition de ce qu’est un pays tiers sûr et la liste des pays concernés. N’oublions pas par ailleurs que l’accord ensuite trouvé en commission devra être négocié avec le Parlement européen. J’ai l’habitude de ces « parlotes », ces discussions qui durent depuis des années et risquent de durer encore longtemps. C’est pourquoi je préfère un système où c’est le pays d’accueil qui a le dernier mot. C’est lui qui doit rester maître de la décision. C’est la seule manière de fonder l’Europe sur le principe de responsabilité. À défaut, ça ne marche pas. C’est pourquoi je reste partisan d’une Europe qui reste en dernier ressort une Europe des nations.
- Le JDD : Les responsables de LR proposent d’accorder une supériorité de la loi française en matière d’immigration par rapport aux règles européennes. Faut-il modifier la Constitution afin de restaurer notre souveraineté en matière migratoire, comme ils le proposent ?
Jean-Pierre Chevènement : Il ne me parait pas choquant que les intérêts de la nation priment les traités et le droit européens. La législation sur le droit d’asile ne dépend pas que de la loi, mais aussi des directives européennes et de leur application, très variable selon la jurisprudence nationale ou européenne. Il faut rétablir la suprématie de la loi. Une claire hiérarchie des normes est le préalable de toute réforme. C’est sans doute ce qu’ont voulu dire les responsables de LR qui, pour autant, ne méconnaissent pas l’utilité d’un cadre européen plus général. Le problème de la constitution est un problème plus vaste, mais il est certain que tout pays doit tenir à sa constitution, qui est le fondement de son identité.
- Le JDD : Les demandes d’asile doivent-elles être faites en dehors du territoire national, comme le demande la droite ?
Jean-Pierre Chevènement : Il est certainement souhaitable que les demandes d’asile soient faites en dehors du territoire national, ne serait-ce que pour ne pas donner une prime à ceux qui entrent illégalement en France et pour éviter que les déboutés du droit d’asile ne s’y maintiennent en dépit des mesures d’éloignement prises (ce qui est le cas de 96% des déboutés selon un rapport de la Cour des Comptes paru en 2015 !). Mais cette règle doit tolérer certaines exceptions pour permettre de protéger effectivement les « combattants de la liberté ».
- Le JDD : La réponse est-elle uniquement dans plus de fermeté, plus de contrôle ? A gauche, certains comme Benoît Hamon, demandent aussi une meilleure inclusion…
Jean-Pierre Chevènement : La fermeté va de pair avec l’humanité. Celle-ci ne saurait être synonyme de faiblesse. Il en va par ailleurs du respect de la souveraineté populaire, une très large majorité de Français souhaitant aujourd’hui un contrôle plus ferme des flux migratoires.
- Le JDD : « L’immigration massive incontrôlée tue » a expliqué Olivier Marleix, chef des députés LR. Cette expression vous choque-t-elle ?
Jean-Pierre Chevènement : La gravité du crime d’Annecy ne saurait prêter à récupérations politiciennes. Celles-ci n’auraient néanmoins pas lieu d’être si l’on traitait plus efficacement les problèmes posés par l’immigration et si l’on se donnait les moyens de mettre fin à la crise de l’intégration qui sévit, comme je l’ai expliqué dans un petit livre qui vient de paraître Refaire la France.
- Le JDD : Éric Ciotti dit qu’aujourd’hui la France vit une « submersion migratoire » ? Êtes-vous d’accord ?
Jean-Pierre Chevènement : L’immigration est un problème en soi et ce problème doit être traité sérieusement, sans démagogie. De nombreux indicateurs sont aujourd’hui extrêmement inquiétants, à l’image des 320 000 primo-délivrances de titres de séjour en 2022 - contre 125 000 en 1999 lorsque j’étais ministre de l’Intérieur. À cette époque, j’avais régularisé plusieurs milliers d’étrangers en situation irrégulière, mais le contexte était très différent et ceux-ci répondaient tous à des critères d’intégration. J’ai toujours refusé une régularisation générale en l’absence de ces critères d’intégration.
Nous sommes par ailleurs en droit d’interroger la nature de l’immigration, de plus en plus sous-diplômée, extra-européenne et antinomique à ce que nous sommes. Dans un contexte d’augmentation drastique des flux, l’immigration actuelle exacerbe la crise du commun et importe des chocs culturels au sein de notre société dont la France était auparavant préservée, même si celle-ci est depuis longtemps un pays d’accueil.
Source : Le JDD