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Allocution à l'occasion du 112ème anniversaire de la mort d'Emile Zola


Allocution prononcée par Jean-Pierre Chevènement, le dimanche 5 octobre 2014, dans les jardins de la Maison d'Emile Zola à Médan, à l'occasion du 112è anniversaire de la mort de l'auteur.


Le centenaire de l’éclatement de la Première guerre mondiale peut-il être l’occasion d’une réflexion sur Zola et la guerre ? C’est l’idée que m’a soumise au nom de la Société littéraire des amis d’Emile Zola, Monsieur François Labadens que je remercie ainsi que Madame Le Blond Zola et Monsieur Pierre Bergé pour leur invitation. Je salue également les élus et les participants que je remercie d’être venus si nombreux.

Je ne sais ce qui me vaut l’honneur de m’exprimer devant vous. J’admire Zola certes, pour son engagement d’abord et pour son œuvre : pour sa puissance d’évocation, son style à la fois sec et puissant, les scènes inoubliables qu’il a produites et qui restent comme des moments de la littérature mondiale, une distance d’entomologiste qui donne encore plus de force à l’expression des passions, un sens de la tragédie humaine, bref une grandeur. Je l’admire aussi pour son ambition même qui consiste à décrire une société dans son ensemble. Ambition qui l’égale aux plus grands. De la saga des Rougon-Maquart, je n’ai pas tout lu, même si les œuvres essentielles me sont très présentes, et d’abord « Germinal » et puis « L’Argent » et tant d’autres, y compris la « Débâcle ». Ce livre eut, de son vivant, le plus fort tirage de tous ceux d’Emile Zola parus, mais la mémoire collective l’a quelque peu relégué à l’arrière plan de son œuvre. Je l’ai relu cet été plus attentivement.

La guerre de 1870-71 a été un ébranlement majeur de l’idée que la France se faisait d’elle-même. Une commotion fantastique pour la « Grande Nation », comme on dit encore Outre-Rhin non sans quelque ironie, une « Grande Nation » qui vivait sur le souvenir des guerres de la Révolution et de l’Empire et tendait encore à voir dans Waterloo une bataille dont l’arrivée de Grouchy aurait pu changer l’issue. De cette commotion, l’historien Claude Digeon a très bien rendu compte, dans son livre majeur « La crise allemande de la pensée française », comme l’a déjà excellemment dit Madame Barjonet, dans son exposé qui rejoint le mien sur maints aspects. Zola discerne dans la guerre de 1870, les prémisses d’un affrontement franco-allemand de longue durée mais il y voit surtout le révélateur de la faiblesse de la société française sous le Second Empire, mais plus généralement de la France après 1815. Nous y reviendrons.

Je m’aperçois, en chemin, que j’ai oublié de vous annoncer mon plan, comme c’est l’usage, quand on veut se faire mieux comprendre.

Quatre points :
D’abord Zola fait de la défaite le symptôme de l’absence de ressort moral qui caractérise la France du Second Empire.
C’est ensuite parce qu’il voit, à travers l’injustice faite à Dreyfus, que le Second Empire est toujours là sous la République opportuniste, qu’il reprend le combat, et avec quel éclat, pour une République inséparable de la Vérité et de la Justice.
Troisièmement, Zola veut purger l’affaire Dreyfus jusqu’au bout. Il sait que cela seul permettra de rendre son ressort moral au pays. C’est un service et un legs inestimable.
La France, grâce à cela, tiendra en 1914. Ce sera mon quatrième point : je voudrais montrer face à l’invasion l’unité profonde qui aurait, selon moi, réuni les dreyfusards : Zola, Jaurès, Péguy, s’ils avaient vécu ou survécu, car leurs divergences n’étaient pas de principes.

Cette omission réparée, je reviens à la question qui m’a été posée : Comment Zola eût-il réagi face à l’éclatement de la Première guerre mondiale ? Difficile à dire car si Zola devine la puissance des mouvements qui travaillent les sociétés, s’il ressent l’injustice sociale consubstantielle à un système économique ainsi décrit dans Germinal : « l’éternel recommencement de la misère, le travail de brute, ce destin de bétail qui donne sa laine et qu’on égorge », de ce système économique il ne voit pas la fin : comment aujourd’hui, après le siècle du communisme (1917-1991), le lui reprocher ?



I - Il est difficile de tirer de « La débâcle » un jugement général que Zola porterait sur la guerre. Zola ne pouvait imaginer ni l’horreur ni la durée ni les conséquences de la Première Guerre mondiale qui avaient d’ailleurs échappé à ses initiateurs eux-mêmes. Curieusement, il anticipe mieux « le retour à l’An Mil » que représentera le second conflit mondial, à travers les persécutions antisémites.

La guerre de 1870 reste, à ses yeux, un conflit parmi d’autres – guerre de Crimée, guerre d’Italie, guerre de Sécession. Ce n’est pas un conflit pour l’hégémonie. En tout cas, Zola ne l’anticipe pas comme une course à l’hégémonie continentale entre la France et l’Allemagne, ce qu’il n’était pas d’ailleurs. On peut faire sur ce sujet confiance aux Anglais qui, à l’époque, n’ont pas remué le petit doigt pour porter secours à la France. Non, c’est un conflit qui va permettre à Bismarck de sceller l’unité allemande. La suite de l’Histoire n’est pas encore écrite – il y a une pluralité de possibles – et elle va se jouer d’ailleurs beaucoup plus comme l’explosion de la rivalité entre l’Empire britannique et l’Allemagne impériale que comme une suite de la guerre franco-allemande, ce que nous, Français, croyons trop souvent, par myopie ou narcissisme. Pour Zola, la guerre de 1870-71 est un épisode regrettable mais sans doute inévitable : il voit – et continuerait de voir – le monstre de la guerre qui rode toujours à l’horizon des sociétés humaines.

S’il juge sévèrement le chauvinisme, il est assez fin pour ne pas lui imputer la responsabilité en dernier ressort de l’affrontement belliqueux de juillet 1870. Car il discerne que ce sont des intrigues de pouvoir au sein du système impérial qui précipitent un conflit que Bismarck attendait et dont il avait su nouer les fils. L’historien François Roth l’a montré assez subtilement dans l’ouvrage qu’il a consacré à la guerre de 1870.

Zola ne fait pas de « la débâcle » seulement celle du Second Empire mais celle de la France tout entière, certes épuisée avec Napoléon III, mais s’étant bercée depuis trop longtemps – je le cite – d’un « esprit français de chauvinisme en goguette » … « A Berlin ! A Berlin ! L’idée qu’on a simplement à se présenter pour vaincre ».

En fait c’est tout le XIXe siècle français, de Lamartine à Hugo, qu’incrimine Zola même s’il ne s’en prend ouvertement qu’au « patriotisme à la Béranger » et à « l’exécrable légende propagée par Horace Vernet ». Ainsi meurt à Sedan l’un des héros de « la Débâcle », le lieutenant Rochas, vieux soldat qui se croyait invincible, enveloppé dans le drapeau du 106ème régiment de ligne. Ainsi – écrit Zola dans la Débâcle – « meurt la légende », celle d’une France elle-même invincible …

Zola montre en regard « l’Allemagne, avec sa discipline, sa science, son organisation nouvelle ». Il manque sans doute un développement sur l’Allemagne à la recherche de son unité, mais un roman n’est pas un livre d’Histoire.

En face, « la France affaiblie, n’étant plus à la tête du mouvement et commettant toutes les fautes ». La France de Napoléon III est loin des sources révolutionnaires. L’armée française de 1870 est une armée de métier. Ses cadres ont l’expérience de l’armée d’Afrique, dans la conquête de l’Algérie, et celle de ce qu’on appellerait aujourd’hui les « Opex » (« opérations extérieures ») du Second Empire : guerres de Crimée, d’Italie et du Mexique. Ils sont braves mais ils ne savent pas lire une carte : de là les cafouillages que rapporte Zola, ces allers-et-retours qui démoralisent la troupe. A-t-on jamais assez dit à quel point la conquête d’un Empire colonial en Afrique a été une compensation de nos déboires continentaux : Waterloo avant Sedan ? Or, l’armée forgée dans les guerres coloniales révèle son infériorité dans les épreuves d’une guerre européenne, livrée contre une nation industrielle moderne ayant recours à la conscription et brûlant d’affirmer son unité dans un combat livré contre la « Grande Nation » qui l’a opprimée si souvent sous Louis XIV et sous Napoléon. Zola n’a pas lu Heinrich Heine mais il devine l’instinct de revanche qui anime les Prussiens et surprend les Français. La scène, à Bazeilles, du civil Weiss fait prisonnier les armes à la main et rajustant son binocle devant le peloton d’exécution prussien, reste une scène d’anthologie.

Zola met bien en lumière le ressort politique qui pousse l’armée de Châlons, et l’Empereur avec elle, dans le piège de Sedan : « Marche, marche, meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple ! » Tel est le sens du message envoyé de Paris par l’Impératrice-Régente, Eugénie, à Napoléon III à la veille du drame de Sedan. Celui-ci devient un sacrifice accepté pour le salut de la dynastie, l’armée transformée en « troupeau expiatoire, qu’on envoyait au sacrifice pour payer les fautes de tous, du flot rouge de son sang. » Il fallait que le prince impérial pût succéder à son père. A travers cette explication de la débâcle apparaît en pleine lumière l’illégitimité profonde du Second Empire que n’avait pu couvrir les résultats du plébiscite acquis six mois auparavant en faveur d’« un Empire libéral » et d’un gouvernement présidé par Emile Ollivier, le même qui déclara en juillet 70 « accepter la guerre d’un cœur léger ». Cette question de la légitimité transcende tous les régimes de la Révolution jusqu’à l’installation définitive de la IIIe République, après les deux crises que furent, à la fin du XIXe siècle, le boulangisme et l’Affaire Dreyfus.

Zola ne s’attarde pas sur le sens de la reddition de Bazaine « avec ses troubles et hésitantes complications politiques et son ambition de jouer un rôle politique qu’il semblait bien n’avoir pas déterminé lui-même »1. Vision plutôt indulgente comme le remarquera Henri Guillemin qui voit dans Bazaine un traitre pur et simple comme il résulte d’ailleurs de son procès : Bazaine, qui n’a pas bougé au moment de Sedan, n’a-t-il pas ensuite offert à Bismarck de laisser à l’armée de Metz le soin d’aller mater Paris ? A quoi imputer cette indulgence de Zola ? Au fait sans doute qu’il ressent la défaite de 1870 comme « la sanction des fautes de tous », n’épargnant donc ni les républicains ni ensuite les Communards. Zola rend également responsables de l’effondrement, tous les protagonistes du drame. Ecrivant en 1892, il n’accorde curieusement aucune place à Gambetta et minimise les efforts du gouvernement de la Défense Nationale. Il ne cite ni Belfort ni Bitche, les cités résistantes. Rossel roule dans le flot tumultueux des chefs défaits de la Commune, Rossel auquel j’ai jadis (en 1977) consacré un film réalisé par Serge Moati avec les moyens de France 3, à l’époque où l’union de la gauche faisait encore rêver... Ministre de la Guerre de la Commune, fusillé par Thiers à l’âge de vingt-huit ans, après avoir refusé une grâce dont le prix eût été l’exil volontaire, Rossel reste pourtant celui dont De Gaulle a dit « De la Commune, il ne reste rien, que Rossel ! ». Delescluze, héroïque sur sa barricade, sauve l’honneur et Zola ne l’oublie pas. Mais l’arrière plan social, le vieux pays conservateur épris d’un retour rapide à la paix, la volonté de Thiers d’écraser Paris au plus vite, tout cela passe inaperçu. Jean, le personnage central de Zola, dans « La Débâcle », apparaît comme l’élément paysan sain, sur lequel la France pourra se reconstruire. La dynamique sociale présente dans la Commune, mouvement certes anarchique, mais dans lequel Marx, et longtemps le mouvement ouvrier, voyaient une promesse d’avenir, n’apparaît pas à Zola.

Ce rejet de la Commune par l’auteur de Germinal, livre paru deux ans avant « la Débâcle », paraît inexplicable à Henri Guillemin, sinon par le désir de Zola d’être élu à l’Académie française. Je ne puis me satisfaire de cette explication. Je crois franchement pour avoir tant soit peu exploré les archives de la Commune, que celle-ci a constitué un tel exemple d’anarchie que même Rossel, seul officier d’active à l’avoir rejointe, a fini par démissionner de sa fonction. Peut-on expliquer le rejet de la Commune par la plupart de nos écrivains par le seul instinct de classe ?

Dans « la Débâcle », Zola flétrit le chauvinisme mais non le patriotisme. Il montre l’horreur de la guerre. Ainsi, dans la fabrique Delaherche de Sedan transformée en infirmerie de campagne où le major Bouroche s’affaire à panser et à trancher les bras, les jambes, les mains, « comme dans une boutique de boucher ». C’est cela aussi la guerre. Que Zola n’aurait-il dit devant les hécatombes de 1914-18 ? Pourtant Zola n’est pas pacifiste. La guerre peut être – écrit-il – une « nécessité vitale ». Il en théorise l’inévitabilité, au nom d’un darwinisme assez sommaire. Non sans quelque intuition, il voit dans l’avènement de Guillaume II et dans le congédiement de Bismarck, en 1890, le début d’un ébranlement de l’Allemagne2. Zola – il faut le dire – n’échappe pas à son temps. Il voit dans Sedan même « un pays affaissé » dont pourrait cependant sortir un jour « le cri de notre relèvement ». De manière symbolique, il fait du sacrifice de la division Margueritte, des cavaliers de l’héroïque charge, tombés en masse, « un sacrifice utile pour que de leur sang germe la grande moisson d’espérances ».

Zola n’est pas et ne sera jamais antimilitariste. C’est parce qu’il mettait au-dessus du culte de l’armée pour elle-même, la République et ses valeurs que le Zola de 1898 a tonné contre les responsables militaires infâmes qui avaient couvert de l’honneur supposé de l’armée, l’injustice faite à Dreyfus.

Il est donc difficile de dire comment Zola aurait réagi au début d’août 1914. J’aurais tendance à dire comme Jaurès et même comme Péguy. Pour la bonne raison que la France, en 1914, était le pays agressé (le plan Schlieffen date de 1905). Zola salue d’ailleurs l’alliance franco-russe à ses débuts comme une alliance défensive et en formulant l’espoir qu’elle puisse s’étendre un jour à tous les peuples. Pour autant, l’auteur de « l’Argent » et de « Germinal » avait vu mieux que personne les gouffres ouverts par la spéculation et par l’exploitation sans frein de la classe ouvrière.


II - Les progrès de la démocratie auraient-ils pu permettre, comme l’a cru Jaurès, de faire l’économie de la guerre ? Une lecture attentive mais peut-être insuffisante de Zola m’incite, contrairement à Mme Barjonet, à ne pas le penser. L’auteur de la « Bête humaine » croyait certes à la Vérité et à la Justice mais c’était avant tout un grand réaliste qui discernait fort bien la puissance du capitalisme dans la société de son temps.

Certes, tout le cycle des Rougon Macquart – de la « Fortune des Rougons », et de « La Curée » à « La « Débâcle » – est enfermé dans les limites temporelles du Second Empire, du coup d’Etat du 2 décembre 1851, à Sedan le 3 septembre 1870 et à la Commune de 1871. Zola peint un régime entièrement dépourvu de ressort moral, la gloriole s’étant substituée au patriotisme, un régime voué à l’Argent et à la spéculation, appuyé sur « les plus affamés » (c’est-à-dire les plus avides) selon l’expression du ministre Eugène Rougon. Pour faire taire toute opposition, Chambres aux ordres, candidats officiels, censure et rubans rouges, tout concourt. Le Second Empire représentait la grande victoire du parti conservateur réunissant l’aristocratie et la bourgeoisie, avec le soutien de l’immense paysannerie.

Mais le Second Empire, justement honni par les Républicains, est aussi une grande page de l’histoire du capitalisme français. Et Zola dans « L’Argent » reconnaît le caractère à la fois destructeur et créateur de la spéculation. Du Schumpeter avant la lettre ! Quant Saccard qui vient d’arriver à Paris rêve à voix haute du haut d’un restaurant de Montmartre, des possibilités d’enrichissement qu’offrent les travaux de Paris du baron Haussmann, ou quand, ensuite, il pressent le rôle économique moteur de la Banque Universelle qu’il vient de créer, alors Zola, dans cette mise en scène, montre un sens dialectique qui dépasse tout moralisme étroit. Zola, s’il exècre l’exploitation capitaliste comme il exècre la guerre, sait que l’une et l’autre font partie de la réalité.

Philippe Seguin a cherché, il y a vingt ans, à réhabiliter Napoléon III à travers les progrès économiques, les infrastructures modernes et les avancées sociales, que même la République de 1848 n’avait pas permises. On oublie souvent que la Seconde République assassinée par Louis-Napoléon, s’était d’abord assassinée elle-même à travers la répression de la classe ouvrière par Cavaignac, en juin 1848, tant il est vrai que les libertés politiques ne peuvent s’épanouir sur le terreau du désastre social. Proudhon – on le sait – n’eut qu’un haussement d’épaules en apprenant la mort du député républicain Baudin sur les barricades du 2 décembre 1851.

Etrange XIXe siècle français dont nous n’avons pas encore percé l’énigme : car si la République est à nouveau proclamée, le 4 septembre 1870, en réponse au désastre de Sedan, elle ne sera votée, en 1875, qu’à une voix de majorité, et on montrerait sans peine que le Second Empire s’est survécu sous la République des Ducs et même longtemps après. N’est-ce pas cela qui fera jaillir de la bouche de Zola le fameux « J’accuse ! », la lettre au Président de la République, de 1898, certes un cri de protestation contre l’innocence bafouée, la justice et l’honneur d’un homme piétiné, mais plus encore la vision lucide que derrière les bourreaux de Dreyfus, c’était la même hydre de la réaction renaissante qui ressurgissait : la coalition de l’obscurantisme clérical et d’une armée dont l’Etat-Major restait socialement aux mains de la même caste aristocratique qui avait conduit la France au désastre de 1870, avec en plus, ce hideux antisémitisme dont Zola avait percé le secret : il avait bien vu qu’il était d’abord l’arme d’un parti politique, tout prêt à jeter le Juif en pâture aux revendications des déshérités, mais plus encore, par une remarquable intuition du siècle à venir, ce « retour à l’An mil » poussant les hommes « à se haïr et se mordre parce qu’on n’a pas le crâne absolument construit de même »3. Zola voit loin. Immense réaliste, c’est aussi un visionnaire. Derrière l’erreur judiciaire, Zola avait deviné la conspiration qui, après la tentative avortée du boulangisme mais de manière infiniment plus perverse, visait à renverser la République. Je dirai même qu’il a deviné le siècle à venir. Et il est bien vrai que si Zola est mort trop tôt pour voir la réhabilitation de Dreyfus intervenue en 1906, c’est à son combat que la République, au début du XXe siècle, doit aussi d’avoir surmonté ses hésitations et d’avoir triomphé de ses adversaires.


III - Ce dénouement d’un conflit moral et politique qu’on rabaisse en parlant de « querelle », a armé moralement la République pour l’épreuve qui allait se dessiner moins de dix ans plus tard, à l’inverse d’un Second Empire désarmé par son absence de ressort moral. La légitimité de la République dès lors n’a plus été contestée. La faction réactionnaire de l’Etat-Major n’a pas triomphé. Elle a été remise à sa place. L’armée en 1914, quelle qu’ait pu être la vivacité des débats autour de la loi de trois ans, était vraiment « l’armée de la République ». Le pouvoir civil de 1914 à 1918 a pleinement joué son rôle. Le « père la Victoire » ne s’est pas appelé Foch mais Clemenceau. La conduite de la guerre en dernier ressort incombera au Parlement et à ses « comités secrets ».

Il n’est guère douteux que si l’affaire Dreyfus avait connu un dénouement inverse ou même ambigu, enlisé dans la loi d’amnistie de 1900 qui renvoyait dos à dos le crime et l’innocence et mettait ainsi un signe d’égalité entre la Réaction qui proclamait avec Barrès qu’« une erreur, dès lors qu’elle est française  n’est plus une erreur » et, en regard Zola et ceux pour qui il n’y a pas de République en dehors de la Vérité et de la Justice, alors quel ferment de démoralisation c’eût été pour la nation et pour l’armée même ! La force d’un régime politique tient à l’instinct qui l’anime en dernier ressort. C’est ce que pense Zola en son for intérieur et c’est son legs politique le plus précieux.

La France n’aurait pas tenu en 1914 comme elle a tenu, si le bon combat n’avait pas été livré et gagné par ceux qui avec Zola pouvaient dire : « Je n’ai eu qu’un amour dans la vie, la vérité, et qu’un but, faire le plus de vérité possible. J’ai vécu tout haut, j’ai dit tout haut, sans peur, ce que j’ai cru qu’il était bon et utile de dire. » Cette haute exigence morale a vertébré la République et la France.

Leçon toujours actuelle : « Comment voulez-vous, écrivait Zola, dans le Figaro du 5 décembre 1897, que le pays sache son chemin dans la tourmente, si ceux-là même qui se disent ses guides, se taisent, par tactique de politiciens étroits, ou par crainte de compromettre leurs situations personnelles ! »4

Même s’il fallut attendre 1906, soit neuf ans plus tard, pour que Dreyfus fût réhabilité, dès 1900 les errements de l’Etat-Major apparaissaient assez clairement pour que Waldeck-Rousseau entreprît d’y faire le ménage. La victoire des républicains n’aurait pas été complète s’ils avaient faibli. La réhabilitation pleine et entière de Dreyfus et l’affirmation de la République sont une seule et même chose. Waldeck Rousseau appela au Ministère de la Guerre, en 1900, un officier républicain de très grande valeur, le général Louis André. Celui-ci, avec beaucoup de modération d’ailleurs, écarta au lendemain de sa nomination, trois officiers de l’Etat-Major qui en comptait alors quatre-vingts, dont le Directeur des personnels militaires. Son but, affirmé d’emblée, était de « rétablir la discipline militaire » et de « rassurer les officiers républicains ». Il me paraît utile de compléter l’excellent livre de Jean-Denis Bredin pour rendre compte de la manière dont la République, en définitive, a triomphé.

C’est au général André qu’on doit d’avoir entamé les démarches qui ont conduit à la réintégration dans l’armée du Colonel Picquart, en juillet 1906 seulement il est vrai. Mais le général André découvre surtout qu’il n’existe pas au ministère de la Guerre de dossier sur l’affaire Dreyfus. Il charge le capitaine Targe de le reconstituer. « Le général André, écrit son biographe Serge Doessant5, est le premier ministre de la Guerre à examiner personnellement les pièces du dossier du capitaine Dreyfus. Tous ses prédécesseurs s’en remettaient auparavant aux notes rédigées par leurs services : il est vrai qu’entre 1894 et 1900, il n’y eut pas moins de neuf ministres de la Guerre mais cela ne valait pas excuse ! André, au départ, était de ceux qui avaient cru, comme beaucoup, à la culpabilité de Dreyfus. Le général André, qui était un ministre travailleur – cela arrive – , va découvrir que des documents favorables à Dreyfus n’ont pas été communiqués aux juges, que des pièces à charge ont été entièrement fabriquées et que d’autres ont été falsifiées pour confondre Dreyfus. Ayant pris de l’intérieur du ministère la mesure de la manipulation contre Dreyfus, ce que d’autres avec Zola avaient compris de l’extérieur, il va saisir le Garde des Sceaux, Ernest Vallée, aux fins d’ouverture d’une nouvelle enquête judiciaire. Vallée renvoie à la Cour de Cassation qui décide d’engager l’action en révision du jugement de Rennes. Le 12 juillet 1906, la Cour de Cassation déclarera Dreyfus innocent.

Ne m’en veuillez pas de ce petit détour bureaucratique et paperassier qui permet de voir comment l’affaire Dreyfus a été « purgée ». Il a fallu le profond mouvement d’opinion auquel Zola a contribué de manière si décisive par son « J’accuse » du 13 janvier 1898, pour porter au pouvoir les gouvernements de Waldeck-Rousseau et d’Emile Combes qui vont enfin remettre l’Etat-Major de l’Armée dans le droit chemin d’une stricte déontologie républicaine. Les précédents chefs militaires, couverts par leurs ministres, y avaient gravement manqué par inféodation au préjugé antisémite et aveuglement idéologique sur ce qu’est véritablement l’honneur de l’armée. Le Commandant Pïcquart, le chef du service de renseignements militaires, a seul incarné, en mars 1896, l’honneur de l’armée après avoir découvert le « petit bleu » qui établissait la culpabilité d’Esterhazy et l’innocence de Dreyfus. Sa carrière a été brisée mais il est devenu dix ans après le ministre de la guerre de Clémenceau ! Il est dommage que Picquart n’ait promu Dreyfus qu’au grade de commandant. On sait qu’il fera la guerre de 1914-18 comme colonel.

Reconduit à son poste par Emile Combes en 1902, le général André y demeura près de cinq ans jusqu’à la fin de 1904. Son exceptionnelle longévité lui donna l’occasion de promouvoir un grand nombre d’officiers pour la plupart républicains mais surtout d’excellente qualité car beaucoup – Joffre, Maunoury, Sarrail, Lanrezac – se révélèrent d’excellents chefs militaires pendant l’épreuve de la Grande Guerre. L’affaire des fiches, en novembre 1904, fit écarter le général André. Elle reste dans les annales de la République comme la limite à ne pas franchir même pour l’objectif louable de « républicaniser l’armée ». Elle est évidemment inséparable – chose non dite - de l’affaire Dreyfus et de la violence inouïe des antagonismes qui déchiraient alors la France. La République en définitive a triomphé. André avait indiqué à Waldeck-Rousseau le jour de sa nomination qu’il convenait de changer les choses dans les bureaux de l’Etat-Major « d’où venait tout le mal ».

L’erreur du général André n’a pas été de penser qu’il pouvait promouvoir des officiers en raison de leurs convictions républicaines, dès lors que leur mérite était incontestable, mais d’avoir retardé la carrière de certains en raison de leur pratique religieuse. En fait, un examen minutieux montre que ces cas ont été très limités et que le général André passait très souvent outre aux renseignements défavorables qui lui étaient transmis par le Secrétaire Général du Grand Orient de France. C’est d’ailleurs ces reproches qui lui étaient faits dans les lettres émanant de la rue Cadet, que la presse antidreyfusarde comme la « Libre parole » avait rendues publiques pour lancer la campagne qui devait le conduire à démissionner. Il semble que le général André a été dépassé par les initiatives de son cabinet. Waldeck Rousseau l’avait prévenu le jour de sa nomination : il devait s’attendre au « déchaînement de toutes les haines et de toutes les calomnies » que susciterait son œuvre de républicanisation de l’armée. On aimerait que la postérité fût plus clémente que l’opinion publique ne le fut, après sa démission. Car gouverner fermement est nécessaire mais toujours plus difficile pour un républicain auquel on demande d’être impeccable, à peine pour lui d’être piétiné. Le général André ne le méritait pas, eu égard aux réformes et au redressement qu’il a suscités de 1900 à 1904. « L’union sacrée » de tous les Français n’eût pas été possible face à l’invasion, si dix ans plus tôt l’affaire Dreyfus n’avait été pleinement purgée, au sens républicain du terme qui réconcilie la défense de la France avec l’amour de la Vérité et de la Justice.

On peut soutenir aussi que si les courants fascistes en France n’ont jamais pu se faire entendre par la voie parlementaire et encore moins parvenir au pouvoir par la voie des urnes dans le cours des années 1930, c’est à la victoire des dreyfusards, trente ans plus tôt, que la France le doit, et bien sûr à la légitimation qu’apportait l’issue victorieuse de la Grande Guerre. Certes, les antidreyfusards et leurs héritiers sont parvenus au pouvoir à travers la défaite de 1940, et au coup d’Etat déguisé en demande d’armistice qui porta Pétain au pouvoir.

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Péguy avait théorisé l’enracinement des « grands principes » que les dreyfusards avaient fait triompher : « Le spirituel, écrivait-il, est couché dans le lit du temporel ». Mais force est de reconnaître que la IIIe République n’a pas su reconstruire après 1918 l’édifice qu’elle avait su forger avant 1914 : une organisation militaire et une diplomatie cohérentes, une Ecole capable de faire des citoyens, dont Marc Bloch, vingt ans après, constatait que peut-être c’était « ce qui, en 1940, avait le plus manqué » : « Avons-nous été assez citoyens ? » C’était, en 1944, peu avant qu’il fût fusillé par la Gestapo.


IV - Il est difficile de savoir comment Zola aurait réagi devant la guerre de 1914. J’ai dit comme Jaurès et même comme Péguy. Cette affirmation peut paraître provoquante mais n’est paradoxale qu’en apparence parce que Zola était un être qui cherchait à tout comprendre.

Comme Jaurès, parce qu’il voyait l’injustice et aimait la vérité. Quelle résonance peut prendre, face à la meute, l’exhortation de Jaurès du 30 juillet 1903 que Zola avait illustrée par anticipation cinq ans auparavant ? « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ».

Certes, le capitalisme financier de 1914 n’était pas celui de Saccard, mais l’explication de Lénine, reprise de Hobson et d’Hilferding, d’une simple lutte pour le partage de la rente financière, m’a toujours paru trop mécaniste, et au regard des faits peu convaincante. Ce n’était pas d’ailleurs la thèse de Jaurès qui croyait à la victoire des forces de paix comme la plupart des dirigeants de la IIème Internationale derrière Kautsky. L’ivresse de la puissance dans la course à l’hégémonie mondiale et la légèreté des décideurs sont autrement plus convaincantes. Zola aurait lutté comme Jaurès pour la paix et contre la bêtise. Jaurès, comme Zola, avait du phénomène de la guerre une approche étonnamment réaliste : « Il ne s’agit pas de déshonorer la guerre dans le passé, s’écrie-t-il à la Chambre, le 6 décembre 1906, mais laissant percer « l’optimisme de la volonté » cher à Gramsci, il ajoute : « un jour vient, dit-il, où l’humanité est assez organisée pour pouvoir régler ses conflits par la raison, la négociation et le droit ». Hélas ! Il n’empêche : Seul il avait prévu, dans son discours du 10 décembre 1911, que la guerre, si elle éclatait, ne serait pas courte mais longue, « des masses humaines qui fermenteront dans la maladie, dans la détresse, dans la douleur, sous les ravages des obus multipliés … Terrible spectacle qui surexcitera toutes les passions humaines ». Jaurès devinait que la Première Guerre mondiale serait la matrice du court (1917-1991) mais terrible XXe siècle selon Hobsbawm.

La prémonition de Jaurès s’étend à la géopolitique : le 18 novembre 1909, il prophétise à la tribune de la Chambre : « Si demain l’Angleterre et l’Allemagne se déchiraient, elles trouveraient le lendemain devant elles les Etats-Unis plus puissants, ayant profité de leur discorde pour jeter plus loin leurs filets sur le monde. » Or ces qualités de prémonition, Zola les avait au plus haut degré. Lui aussi était un puissant réaliste et un incomparable visionnaire. Son idéalisme, si je puis employer ce terme qu’il aurait récusé, plongeait ses racines au plus profond des réalités.

Zola non plus n’aurait pas, selon moi, refusé l’union sacrée que Jaurès également aurait acceptée s’il n’avait pas été assassiné la veille du jour où l’Allemagne a déclaré la guerre à la France. « Toute guerre est criminelle, écrit-il dans « L’Armée nouvelle », si elle n’est pas manifestement défensive ». « La patrie, déclare-t-il le 17 février 1894, existe indépendamment des luttes qui peuvent se produire dans son intérieur » et le 11 mai 1907 : « Si noir que puisse devenir le monde, il ne verra jamais cette chose impossible et monstrueuse, la mort de la France ». Oui je crois qu’on peut dire que Jaurès, face à l’invasion, aurait été fidèle à l’esprit de la défense nationale. Et Zola aussi, je le crois. C’est pourquoi j’ai dit aussi par une apparente provocation : comme Péguy.

Je voudrais montrer en conclusion que les dreyfusards étaient tous des patriotes universalistes. Zola ne séparait pas l’amour de la France et la dévotion aux valeurs universelles. Il a été un meilleur patriote que les généraux de l’époque qui n’ont pas vu que l’injustice faite au capitaine Dreyfus était une atteinte à l’unité nationale aussi bien qu’à la République et à ses valeurs et contribuait ainsi à affaiblir la France. 

Péguy, lui non plus, ne séparait pas l’amour de la France et celui de la Justice. La divergence qui l’opposa à Jaurès, si terrible et excessive qu’ait pu en être la formulation, n’était qu’une divergence d’appréciation, à partir du coup d’Agadir de 1905, sur le poids du pangermanisme dans la politique de l’Allemagne impériale. Le pressentiment de Péguy sur l’imminence d’une nouvelle invasion ne fait pas de lui un fauteur de guerre. Lui-même est parti en août 1914 « soldat de la République, pour la dernière des guerres ». Du moins le croyait-il.

L’esprit puissant de Zola, par delà les fleuves de sang, aurait discerné qu’à travers l’horreur des guerres, la lutte des hommes pour la justice ne s’interrompait pas.

L’avènement du communisme, les grandes luttes démocratiques contre le fascisme et pour le mieux-être, les combats de la décolonisation, la montée des émergents aujourd’hui ne l’auraient pas surpris.

La conscience seule peut faire reculer la guerre mais elle n’y parvient pas toujours. Et pourtant le curseur de l’Humanité bouge … C’est « le principe Espérance », selon Ernst Bloch, qui fonderait le mieux, selon moi, l’attitude de Zola face à la guerre. Il maudirait la guerre mais il ne maudirait pas l’Humanité. Seulement ceux qui décident de guerres évitables.


le Mardi 7 Octobre 2014 à 17:33 | Lu 3965 fois



1.Posté par Reynaldo Sedat le 11/11/2014 11:37
(...) La vérité est en marche et rien ne l'arrêtera,en montant d'un coup d'aile jusqu'au symbole...!
http://youtu.be/MB58PuNYO8o

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