Communiqué de presse de Jean-Pierre Chevènement, Paris, 28 fév 2006.
« La décision de fusionner Gaz de France et Suez-Electrabel est une réponse à la reconfiguration brutale par voie d’OPA hostiles du secteur énergétique en Europe. Cette reconfiguration est elle-même la conséquence de la libéralisation de l’énergie décidée en 2002 au sommet de Barcelone. C’est pourquoi je comprends mal la critique de ceux qui ont décidé cette libéralisation il y a quelques années : que n’ont-ils fusionné EDG et GDF quand ils le pouvaient !
Aujourd’hui la décision du gouvernement me paraît la moins mauvaise possible. Gaz de France est en effet un opérateur gazier très performant mais dont la taille est insuffisante pour faire face aux énormes investissements qu’implique la sécurité énergétique de l’Europe par voie de gazoducs ou de chaînes de liquéfaction de méthane. Face à la tentative d’OPA d’Enel sur Suez-Electrabel il est sans doute raisonnable de constituer un deuxième pôle énergétique français à quatre conditions : que l’Etat conserve dans le nouveau groupe une minorité de blocage, que GDF y conserve son identité et ses personnels leur statut, et qu’enfin une coopération conventionnelle soit maintenue entre GDF et EDF. Les bien-pensants crient au « nationalisme » : il y a quelques hypocrisie à faire comme si la France pouvait s’en remettre aux marchés financiers du soin d’assurer son approvisionnement énergétique à long terme. N’oublions pas la leçon d’Arcelor, un géant soi-disant européen pour lequel la France a abandonné Usinor dans lequel l’Etat avait longtemps conservé une participation. On connaît la suite. La gauche doit assumer l’intérêt national. Pourquoi l’Allemagne pourrait-elle avoir deux grands énergéticiens et pas la France ? Que l’Italie et l’Espagne conservent chacune leur champion national : Enel et Endesa. Cela facilitera la coopération européenne. Il est temps de dire que l’Europe se fera avec les nations et pas sans elles et encore moins contre elles. » Communiqué de Jean-Pierre Chevènement, 19 janvier 2006
« J’approuve la volonté exprimée par le Président de la République de préserver la dissuasion nucléaire française, tout en l’adaptant à l’apparition de nouvelles menaces, liées à la diffusion d’armes de destruction massive. C’est la seule manière d’assurer notre protection et de rendre la paix plus probable dans un monde incertain. J’ajoute que la disposition d’un arsenal nucléaire même limité, en fonction d’un concept de stricte suffisance, est inséparable du statut international de la France, comme l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU.
Je suis plus réservé sur le concept, avancé par le Président de la République, d’une « dissuasion concertée » dans le cadre d’une défense européenne commune. La dissuasion n’est crédible en effet que si le mécanisme de décision est clair : aujourd’hui il l’est, puisque la décision appartient au Président de la République française. De toute évidence la dissuasion perdrait toute crédibilité, dès lors qu’elle relèverait d’une instance collective, quelle qu’elle soit, Conseil européen ou « Comité Théodule » Ceux qui, sous prétexte d’économies, veulent réduire voire interrompre notre effort de défense nucléaire sont les héritiers d’une tradition de légèreté française qui n’a jamais servi ni les intérêts du pays ni ceux de la paix dans le monde. La priorité est aujourd’hui à la réduction des arsenaux d’environ 6.000 têtes nucléaires des Etats-Unis et de la Russie et non à celui de la France qui est d’à peine 300 ainsi qu’à la lutte contre la prolifération. C’est ainsi que nous créerons un monde plus sûr. » par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, 13 novembre 2005
En cet automne 2005, la crise des banlieues n’illustre pas seulement les effets des propos du ministre de l’Intérieur. La poudrière était déjà là. Nicolas Sarkozy, en choisissant ses mots, a fait des étincelles. Il n’a pas inventé la poudre.
La crise des banlieues révèle déjà bien davantage les conséquences pernicieuses de l’abandon de la police de proximité mise en place à partir de 1999 et progressivement vidée de sa substance depuis 2002. Plus profondément, cette crise témoigne de l’incapacité croissante de notre pays à « faire France ». Ce qui s’est passé à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre, est évidemment un accident, mais cet accident traduit à coup sûr un rapport profondément perturbé de la jeunesse des cités à la police. Certes, je ne tomberai pas dans l’angélisme : la réduction imbécile de la vie des jeunes de banlieue à l’affrontement avec les « keufs » ne date pas d’aujourd’hui. Il suffit de revoir un film déjà ancien de Matthieu Kassovitz, « La haine », pour s’en souvenir. C’est pour combler ce fossé d’incompréhension que j’avais mis sur pied une police dite « de proximité », testée, à partir de 1999, dans soixante-sept circonscriptions de police, puis généralisée en 2000-2001. Ces circonscriptions ont été découpées en plusieurs secteurs, en vue de territorialiser l’action de la police, de rapprocher la police de la population, de favoriser la connaissance mutuelle et l’action partenariale (avec les collectivités locales, les bailleurs sociaux, les compagnies de transport en commun, les commerçants, etc.), dans le cadre des contrats locaux de sécurité. Contrairement à la caricature qu’en fait M. Sarkozy quand il évoque « une conception hémiplégique de la police » [1], la police de proximité exerçait dans leur plénitude ses pouvoirs de police judiciaire. J’ai toujours considéré comme stupide d’opposer la prévention et la répression., le « tout éducatif » d’une certaine gauche angélique et le « tout répressif » d’une police réduite à sa seule fonction d’intervention, quand déjà le feu brûle et qu’il est trop tard pour prévenir l’incendie. Bien évidemment la police doit marcher sur ses deux jambes : la prévention est souhaitable, autant que possible et la répression autant que nécessaire. La loi dite d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure du 29 août 2002 a donné à M. Sarkozy 13.500 emplois supplémentaires dans la police et la gendarmerie sur cinq ans. 6.400 étaient en principe destinés à la police de proximité. Qu’en a-t-il fait ? En réalité, une lecture attentive de la circulaire du 24 octobre 2002 laissait deviner le virage doctrinal du ministre de l’Intérieur, confirmé par le limogeage à grand spectacle du Directeur de la Sécurité Publique de la Haute Garonne, en février 2003, agrémenté, en public, de ces fortes paroles : « La police n’est pas faite pour organiser des matchs de foot avec les jeunes des quartiers ». L’effet en était garanti : les unités territorialisées ont été vidées de leurs effectifs. L’action partenariale a été délaissée. L’objectif d’une meilleure connaissance réciproque de la police et de la population a été perdu de vue. L’équilibre nécessaire entre prévention et répression a été rompu. Il ne suffira pas cependant de rendre de la substance, c’est-à-dire des effectifs à la police de proximité, pour recréer la confiance dans les cités. Le mal est beaucoup plus profond. A travers la crise des banlieues, c’est l’incapacité de notre société à « faire France » qui éclate aujourd’hui. Alain Touraine et la gauche différentialiste avec lui croient trouver dans cette incapacité un argument supplémentaire contre le républicanisme français identifié à l’universalisme ... « ce qui entraîne le plus souvent le rejet ou l’infériorisation de ceux qui sont différents » [2]. Ils ne s’avisent pas que leur apologie du « droit à la différence » et du modèle communautariste qu’elle sous-tend constitue à la fois un symptôme et un accélérateur de cette désagrégation sociale qu’ils prétendent déplorer. Comme si étaient en cause non pas le chômage et le délaissement, mais « le droit de chacun de vivre dans le respect de ses appartenances culturelles ... en associant toujours liberté des organisations religieuses et liberté religieuse des individus » [3]. C’est ne pas voir que l’égalité est une idée beaucoup plus difficile que la différence. C’est surtout faire de la crise des banlieues d’abord une crise culturelle voire religieuse plutôt qu’une crise sociale et mettre en scène « le choc des civilisations » à Clichy-sous-Bois : un rêve pour les néo-conservateurs américains ! Ils s’en réjouissent à pleines pages ! Cette crise interpelle à coup sûr l’idéal républicain : celui-ci est-il encore capable de donner corps à ses principes ou au contraire doit-il capituler en rase campagne, en livrant les banlieues aux communautarismes ? Je ne suis nullement étonné que la gauche différentialiste penche pour la deuxième solution. Elle a toujours traîné les pieds pour donner corps à l’idéal de la citoyenneté : j’avais proposé, en 1999, de créer, sur le modèle des anciens IPES, des préparations rémunérées aux concours de la Fonction Publique pour tous les jeunes défavorisés et pas seulement pour les jeunes adjoints de sécurité préparant les concours de gardiens de la paix. Alors que vont partir à la retraite des centaines de milliers de « baby-boomers », c’eût été et ce serait encore l’occasion de mettre le pied à l’étrier à des dizaines de milliers de jeunes de banlieue qui manquent plus de ressources et d’entregent que de talents. La réunion interministérielle de mars 2000 consacrée à la citoyenneté n’a abouti à rien de tel, seulement à une modeste mesure : l’ouverture d’une ligne téléphonique - le 114 - pour signaler les cas de discrimination, généralement à l’entrée des discothèques ... Ce ne fut pas le fait du hasard mais de « l’incapacité de toute la gauche à tenir un discours homogène » pour parler comme Lionel Jospin [4], sur cette question de l’accès à la citoyenneté comme sur celle de la sécurité. En fait, la gauche différentialiste ne croit pas à la République, tout simplement parce qu’elle plonge ses racines ailleurs. La République est donc aujourd’hui sommée de faire ses preuves. C’est de toute évidence la question de la justice sociale qui est posée. N’est-ce donc pas aussi celle d’une Banque Centrale européenne dont la philosophie est de maintenir en Europe un chômage structurel de 10 % de la population active pour que l’inflation reste contenue en dessous de 2 % par an ? La crise des banlieues renvoie aux mêmes raisons qui ont rendu le « non » majoritaire à 55 %, le 29 mai dernier. Le vrai clivage n’est pas entre « la racaille » et les « Français », comme voudrait le faire accroire Nicolas Sarkozy. Il est entre la France populaire et celle des beaux quartiers, ou plus précisément encore entre les perdants et les gagnants de la mondialisation libérale. Faire de la crise des banlieues d’abord une crise « culturelle » c’est nier sa dimension sociale pour opposer les couches populaires entre elles. On ne peut pas reprocher à la gauche différentialiste - pas plus qu’à la droite communautariste - de manquer de cohérence idéologique. La crise des banlieues illustre l’impasse dans laquelle notre pays s’est fourvoyé depuis le milieu des années soixante-dix, impasse du laisser-faire et du laisser-aller et de la renonciation paresseuse, au nom d’une Europe fantasmée, à maîtriser son destin. La droite et la gauche y ont chacune leur part. C’est une crise de la France beaucoup plus qu’un problème de la France avec ses « beurs ». C’est pourquoi le remède est suprêmement politique. Il faut faire, en tous domaines, retour à la République, rendre pour tous son lustre à la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs. Il faut aussi redonner un sens à la France au XXIe siècle. Jacques Chirac semblait en avoir eu l’intuition en 2002-2003, en refusant de cautionner l’invasion de l’Irak par l’Hyperpuissance américaine. Pour traduire ce bon mouvement dans l’ordre intérieur, il ne suffira pas de « poursuivre l’action engagée », comme l’a déclaré dimanche dernier le Président de la République. C’est d’une refondation républicaine dont la France a, à nouveau, besoin, comme à la fin du XIXe siècle, ou aux lendemains de la Deuxième guerre mondiale. Vaste programme ! --------- [1] Le Monde, 5 novembre [2] Le Monde, 8 novembre 2005, Alain Touraine « Les Français piégés par leur moi national » [3] Le Monde, 8 novembre 2005, Alain Touraine « Les Français piégés par leur moi national [4] Lionel Jospin, Le monde comme je le vois, p. 240 Par Jean-Pierre Chevènement, L’Express, novembre 2003
La brutalité de Claude Allègre fait partie de son style et de son charme si particuliers. Jamais gratuite, elle peut cependant le conduire à commettre quelques erreurs. Cela s’est vu dans un passé récent. Dans l’hommage bien venu qu’il rend à Max Gallo, j’ai été surpris de la grossièreté de la charge finale, en forme de contrepoint, où il reproche à celui-ci de s’être fait mon porte-parole pendant la campagne présidentielle, au prétexte que j’aurais "fait perdre la gauche", feignant de croire que j’aurais renvoyé dos à dos et pour l’éternité la droite et la gauche et non pas ce qu’elles étaient devenue.
Ma surprise vient de ce que j’avais entendu Claude Allègre, il y a moins d’un an, professer devant moi une opinion toute contraire. Pourquoi ce brutal revirement ? Est-ce la lecture d’Alain Duhamel ? J’ai peine à le croire ! François Bazin rapporte, dans Le Nouvel Observateur du 16 octobre, "l’activisme" de Claude Allègre - que je n’ai pu vérifier moi-même - expliquant à la ronde que, "en 2007, seul Lionel sera en mesure de gagner". C’est un point de vue. Est-il nécessaire de recourir à l’injure à mon endroit pour le faire prévaloir ? Pour ma part, je le dis tout net : je ne verrais que des avantages à ce que Lionel Jospin revienne dans la vie politique active. Cela soulèverait la lourde chape de plomb que, depuis son congrès de Dijon, le Parti socialiste a fait retomber sur cinq années de gauche dite "plurielle". Celui-ci pourrait enfin sortir du non-dit et exercer ce fameux "droit d’inventaire" si souvent invoqué mais jamais pratiqué. Lire, sous la plume de l’ancien Premier ministre, que "les difficultés de la gauche sont moins venues de l’exercice du pouvoir qu’elles ne sont nées de la défaite" ("Le temps des mystificateurs", Libération du 13 octobre 2003) laisse songeur. Ainsi donc, il n’y aurait aucun lien entre la façon dont la France a été gouvernée pendant cinq ans et la défaite de la gauche plurielle ? Cette défaite serait seulement le produit d’une "division néfaste" et presque tombée du ciel ? Cette thèse n’est évidemment pas sérieuse. Elle est mystificatrice. Pourquoi les ouvriers, qui étaient 41 % à voter socialiste au premier tour de 1988 et encore 24 % en 1995, n’étaient-ils plus que 13 % en 2002 ? Pourquoi les salariés du secteur public, qui avaient voté à 32 % pour Lionel Jospin en 1995, n’étaient-ils plus que 18 % en 2002, selon Jérôme Jaffré et Pascal Perrineau (Documents sur les élections du printemps 2002, janvier 2003). On ne peut pas inventer l’avenir si on ne fait pas la lumière sur ce qui s’est réellement passé. "Notre peuple a besoin de valeurs et de repères clairs". La vérité est qu’il existait de profondes divergences au sein de la gauche dite "plurielle" par rapport à la ligne gouvernementale, et cela sur deux familles de sujets : d’abord, sur la politique économique, y compris industrielle, l’Europe telle qu’elle se faisait à Bruxelles et la mondialisation libérale ; ensuite, sur la République, c’est-à-dire à la fois la sécurité, au sens large, l’école, la laïcité, l’acceptation ou le refus des communautarismes, la Corse, etc. Pourtant, il faut le dire : à aucun moment il n’y a eu un effort collectif de dépassement et de projection dans l’avenir. Il n’était question que d’ "équilibre", pour parler clair, de rapports de forces. Notre peuple, et particulièrement ses couches populaires, a besoin de valeurs et de repères clairs. Or il a été laissé en déshérence du fait d’une pratique gestionnaire et de l’absence d’un projet réellement mobilisateur. Le Parti socialiste a perdu, faute de projet : ce n’est pas moi, mais François Hollande qui l’a publiquement reconnu, et cela à plusieurs reprises. Le Parti socialiste, dans la mesure où il déclare vouloir rassembler la gauche, devrait examiner sérieusement les raisons de la désaffection de l’électorat populaire. Il ne peut le faire avec succès que s’il respecte le devoir de vérité. La gauche plurielle n’a pas fait - loin de là - que de mauvaises choses. Mais elle est passée complètement à côté de ce que l’on appelle la mondialisation. Elle ne l’a tout simplement pas analysée. Si l’on excepte son opposition à l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), elle n’a pas cherché à en modifier les règles, ni en ce qui concerne l’architecture financière et monétaire mondiale ni à l’OMC. Elle n’a pas essayé de redresser les critères de Maastricht, qui révèlent aujourd’hui toute leur nocivité pour la croissance et pour l’emploi. Elle s’est désintéressée de la politique industrielle, au niveau national comme au niveau européen. En matière de privatisations et de libéralisation des services publics, elle n’a pas donné le sentiment d’avoir une autre politique que la droite. Bref, elle a accompagné le mouvement de la mondialisation libérale sans prendre l’opinion à témoin des efforts qu’elle aurait dû accomplir pour offrir un autre modèle de développement à l’échelle mondiale, européenne et française. De même, la gauche dite "plurielle" a cru pouvoir abandonner, dans sa majorité, le riche héritage de la nation républicaine. Or c’est ce chemin que le PS doit retrouver s’il veut regagner la confiance d’un immense électorat populaire : il doit rompre avec l’angélisme en matière de sécurité, avec le "différencialisme" et la tentation des communautarismes en matière sociétale, avec la conception de l’"expérimentation législative" qu’il a cautionnée avant sa mise en oeuvre par Jean-Pierre Raffarin, avec les dérives corses qu’il a couvertes jusqu’au dernier référendum, etc. Sur aucun de ces sujets, il ne lui est impossible de faire mieux qu’il n’a fait. Simplement, pour rendre confiance au pays, il lui faut le courage d’une remise en cause, certes difficile, parce qu’elle plonge ses racines dans une histoire déjà ancienne : par exemple, remettre en question la subordination de toutes les politiques au "principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre", principe déjà inscrit à l’article 3 du traité de Maastricht, et au nom duquel Mario Monti entend aujourd’hui proscrire les aides de l’Etat à Alstom. "J’ai été candidat contre le vide et l’absence de projet ". Il est évidemment plus facile de chercher un bouc émissaire que de procéder à une autocritique honnête et approfondie. J’ai dédaigné, peut-être à tort, la campagne d’opinion, lancée dès le 22 avril 2002 par un éditorial de Jean-Marie Colombani dans le journal Le Monde, me faisant porter le chapeau d’un échec où il avait plus que sa part. La campagne des élections législatives n’était guère propice à ce qui aurait pu apparaître comme un déballage. Et puis, surtout, après le retrait de Lionel Jospin de la vie politique, cela eût manqué d’élégance. J’ai fait et je fais toujours confiance à l’Histoire pour établir les vraies raisons de l’échec de la gauche dite "plurielle". Après Lionel Jospin, sa femme, ses proches, son porte-plume, que Claude Allègre croie maintenant pouvoir ressasser la même rengaine m’amène, puisque toute vérité est bonne à dire, à lui dire la sienne. Cette campagne misérable ne repose sur aucune réalité (nous vivons, il est vrai, à l’ère du "virtuel" : ah ! si le 21 avril n’avait pas été ce qu’il a été !...). Elle obéit en fait à une logique purement politicienne : il faut que le 21 avril soit ramené à un accident aussi aléatoire que la chute d’une météorite (en l’occurrence moi-même) sur la tour Eiffel (Lionel Jospin) pour que le Parti socialiste, fier de son bilan et certain d’avoir rempli ses engagements de 1997, puisse recommencer comme avant, sûr de lui et dominateur, n’ayant pas une virgule à changer à son programme évidemment néolibéral (s’il ne l’avait pas été, le candidat eût-il demandé à Alain Duhamel de s’en faire le chantre ?). Ceux pour qui je ne comptais plus pour rien au sein de la gauche plurielle, comme l’a démontré avec une pureté de cristal, de novembre 1999 à juillet 2000, parmi beaucoup d’autres sujets qui n’étaient pas de ma compétence, l’affaire corse, qui l’était, sont ceux-là mêmes qui, depuis le 21 avril, mettent en avant ma responsabilité supposée pour dissimuler la leur. En réalité, la surprise du 21 avril, ce n’est pas que Le Pen soit passé devant Jospin, mais que celui-ci soit passé derrière Le Pen. Même présent au second tour - et c’est là le point essentiel - Lionel Jospin n’aurait eu aucune chance de battre Jacques Chirac. Les sondages "sortie des urnes" effectués le 21 avril lui donnaient un score de 46 % contre 54 % à Jacques Chirac. En réalité, le faible score de Lionel Jospin (4 610 000 voix) doit être mis en regard du chiffre des abstentions (11 698 000), des votes nuls (997 000) et des votes aux extrêmes (8 400 000 voix). Ces chiffres constituent l’exacte photographie de l’état d’esprit du pays le 21 avril. Etait-il sans rapport avec la manière dont le pouvoir avait été exercé pendant cinq ans ? Quant aux 1,520 million de voix qui se sont portées sur mon nom, les sondages "sortie des urnes" indiquent que 13 % auraient voté Jacques Chirac si je n’avais pas été candidat et seulement 11 % Lionel Jospin. Tout cela n’a d’ailleurs d’autre signification que virtuelle. Soyons clairs : si j’ai été candidat, ce n’est pas contre Lionel Jospin, mais contre le vide, contre l’absence de projet, et, si c’était à refaire, je le referais : j’ai défendu les idées que je croyais et que je crois toujours justes. Cela a un nom : cela s’appelle la démocratie. Notre pays a besoin de s’appuyer sur des valeurs solides pour inventer un chemin qui le fasse sortir de l’ornière maastrichtienne où l’ont enfoncé tous nos gouvernements successifs. On peut ne pas être d’accord avec cette vision. Mais, alors, qu’on en débatte ! La direction du Parti socialiste ne se sauvera pas en agitant compulsivement le spectre d’un "nouveau 21 avril". C’est là une vue essentiellement tacticienne des choses. Il est temps, dans l’intérêt même du PS, que je me souviens avoir porté sur les fonts baptismaux d’Epinay, qu’il procède à un examen de conscience sincère, qu’il fasse une analyse critique des choix effectués depuis 1983, qu’il essaie enfin de comprendre le monde où nous sommes à présent, pour inventer les chemins du redressement et rendre confiance à notre peuple déboussolé. Je souhaite l’y aider, dans la mesure de mes moyens. Il ne suffit pas de jouer les enfants de choeur, vêtus de probité candide et de lin blanc, tout en cherchant des coupables, pour se disculper et pouvoir recommencer. En réalité, ce dont le Parti socialiste aurait besoin, c’est d’un nouvel Epinay. Il n’est sans doute pas pour demain. Sachons donc donner du temps au temps, comme disait François Mitterrand.Œuvrons aux rassemblements possibles, mais dans le respect de l’identité de chacun. Faut-il donc maintenant que je réponde aux attaques de Claude Allègre ? Elles sont tellement absurdes que je me bornerai à en avoir démonté le ressort. Que les lecteurs de L’Express sachent seulement que j’assume mes choix, y compris pendant la première guerre du Golfe, qui était aussi annoncée et décidée à l’avance que la seconde, dont on voit où elle a conduit. "Toute vérité, selon Claude Allègre, est bonne à dire" : j’aimerais qu’il fasse maintenant son examen de conscience et se demande si, par son action de ministre de l’Education nationale, il est sûr de ne pas avoir enlevé plus de voix à Lionel Jospin qu’il ne lui en a apporté. Interview de Jean-Pierre Chevènement, Politis, 2 novembre 2005
Pour Politis, par Denis Sieffert :
Que vous inspire la multiplication des incidents dans les banlieues après les déclarations musclées de Nicolas Sarkozy ? JPC : Soyons justes : la dégradation du climat dans les banlieues procède de causes anciennes et profondes : installation d’un chômage de masse depuis le milieu de la décennie 70, ghettoïsation des quartiers, ethnicisation des rapports sociaux, crise de la citoyenneté. Evidemment, si un ministre de l’Intérieur, doit, par fonction, tenir un langage de fermeté républicain, il doit aussi s’abstenir de recourir à des amalgames provocants. Or, c’est ainsi qu’ont été comprises les expressions employées à Argenteuil par M. Sarkozy. Il a certes rectifié son propos dans Le Monde du 5 novembre : il lui aura fallu près de deux semaines ! Je ne ferai pas dans l’angélisme. Il n’est pas acceptable de tirer sur des véhicules de police ou de caillasser les pompiers, ou encore de brûler les écoles et les gymnases, mais quand le ministre de l’Intérieur visite une ville de banlieue, il doit éviter de faire monter inutilement la tension, ce qui, à la fin, ne facilite pas la tâche de la police, tâche ingrate car elle intervient « en bout de chaîne », quand tout le reste a échoué. Mais est-ce que Nicolas Sarkozy n’a pas aussi modifié les règles de l’intervention policière ? JPC : Je l’avais en effet mis en garde, en lui écrivant dès le 25 juin dernier, quand j’ai constaté sur le terrain la quasi disparition de la police de proximité que j’avais progressivement installée à partir de 1999. Cette police de proximité visait à rapprocher les policiers de la population, en rupture avec la tradition française qui est plutôt celle d’une police d’ordre public. Il s’agissait donc d’adapter la police à la montée de la délinquance dans les quartiers en territorialisant son action : chaque circonscription de police était découpée en plusieurs secteurs avec un commissariat de secteur ou un bureau de police. Mais la police de proximité, à mes yeux, ne se confondait pas avec l’îlotage traditionnel. Au contraire, la police de proximité avait à la fois une mission de prévention et de répression car l’une et l’autre sont également nécessaires. Il faut tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : autant de prévention que possible et autant de répression que nécessaire : la sanction elle-même est un rappel à la règle. La police de proximité exerçait donc pleinement ses prérogatives de police judiciaire au quotidien et agissait en partenariat avec les autres acteurs de la sécurité : principaux de collège, bailleurs sociaux, commerçants, animateurs des collectivités locales, travailleurs sociaux, etc. Cette forme de police, inspirée de ce qui se faisait au Québec et aux Pays-Bas, expérimentée, testée, évaluée de 1998 à 2000, demandait des effectifs et un peu de temps pour réussir. Malheureusement elle a été subrepticement, mais assez vite (en fait, dès la fin de 2002), vidée de son contenu par Nicolas Sarkozy. Celui-ci a-t-il pris des mesures précises ? Y a-t-il eu des textes ? JPC : Dans l’annexe de la loi du 29 août 2002 dite d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, j’aurais dû m’inquiéter d’une petite phrase apparemment anodine : « L’objectif d’une police de proximité sera maintenu. Mais sa mise en œuvre ne doit pas se faire au détriment des capacités d’action judiciaire et de la présence nocturne des forces ». La loi donnait à Nicolas Sarkozy 13.500 emplois supplémentaires de 2002 à 2007, dont 6.400 pour renforcer la police de proximité. Je m’interroge sur l’usage qui a été fait de ces moyens supplémentaires ... Le 24 octobre 2002 une circulaire de Nicolas Sarkozy demandait « d’adapter les modalités de mise en œuvre de la police de proximité » ... « sans remettre systématiquement en cause le maillage territorial », formule pour le moins inquiétante. En février 2003 le ministre de l’Intérieur « virait » le Directeur de la Sécurité Publique de Haute Garonne, un ancien de mon cabinet, en prononçant des paroles définitives : « La police n’est pas faite pour organiser des matchs de foot avec les jeunes des quartiers ». Chacun comprend ce que signifie ce genre de signal : peu à peu la police de proximité a vu fondre ses effectifs. La priorité a été donnée à la police d’intervention appelée à agir en cas d’incident. Une circulaire de la DGPN1 du 24 octobre 2004 préconisait enfin de « trouver un meilleur équilibre entre la présence dans les secteurs et l’investigation de terrain ». Il faut décoder tout cela. Les policiers savent faire : la police de proximité avait pour but d’anticiper autant que de réprimer. Désormais on se bornerait à réagir. Comment cette évolution de la doctrine policière s’est-elle traduite sur le terrain ? JPC : Très simplement : les unités territorialisées ont été vidées de leurs effectifs et le concept de police de proximité privé de sa substance. Les commissariats de secteur et les bureaux de police sectorisés ont perdu l’essentiel de leurs attributions : ils ne sont plus que des bureaux d’accueil, souvent d’ailleurs dans des tranches horaires limitées à la journée, voire à quelques heures. Les patrouilles de police sont décidées à partir du Commissariat Central. Les unités terrirorialisées ont perdu les trois quarts de leurs effectifs. L’objectif d’une meilleure connaissance réciproque de la police et de la population a été perdu de vue. Il est évident que le passage de voitures sérigraphiées ou banalisées dans les quartiers ne peut pas remplacer les patrouilles régulières de policiers connaissant le terrain et la population. L’action partenariale est inévitablement délaissée. La priorité donnée à une police d’intervention par la généralisation des « BAC » de jour débouche sur le face à face d’une population qui ne comprend pas que la police est là pour la protéger, et de policiers opérant sur un terrain et dans un milieu qu’ils connaissent évidemment moins bien qu’une police de proximité territorialisée. L’équilibre nécessaire entre prévention et répression a été rompu. Et ce n’est pas le recours en dernier ressort aux CRS et aux escadrons de gendarmerie mobile - même s’il peut s’avérer aujourd’hui indispensable - qui recréera la confiance entre la police et la population. C’est toute la conception républicaine de la police qui s’est trouvée atteinte par ce virage doctrinal. Il est temps de redonner à la police de proximité de la substance, c’est-à-dire des effectifs, en particulier dans les grandes circonscriptions et dans les cités de banlieue. Mais cela suppose une conception humaniste et républicaine de la police, fondée sur la citoyenneté et la responsabilité. Cela peut-il suffire ? JPC : Certainement pas. Le moment est venu non pas de « poursuivre », comme l’a dit le Président de la République, mais d’engager une véritable politique d’accès à la citoyenneté pour les jeunes en situation défavorisée. L’emploi est la clé de l’intégration. Des centaines de milliers d’emplois vont être libérés dans les prochaines années par le départ à la retraite des générations nombreuses d’après-guerre. C’est l’occasion, comme je l’avais proposé en vain, en 1999, de généraliser les préparations rémunérées aux concours de la Fonction Publique : on mettra le pied à l’étrier à tous ceux qui en ont la capacité : au-delà, les « contrats aidés » devraient conduire les entreprises, et d’abord les plus grandes, à recruter dans les cités et à mettre en place des plans prévisionnels d’embauche, afin de débonder l’abcès du ressentiment enfoui dans nos banlieues. Il faudra enfin donner à tous un sentiment commun d’appartenance. Mais cela, c’est le problème de la France au XXIe siècle ... Déclaration de Jean-Pierre Chevènement, 18 septembre 2005.
« Le résultat des élections allemandes reflète, à travers le tassement du SPD et de la CDU-CSU, leur commune incapacité à peser sur la conjoncture économique autrement qu’à travers des réformes libérales destinées à réduire le coût du travail. Ni l’un ni l’autre de ces partis n’ont posé pendant la campagne le problème de la politique monétaire, de la politique de change et de l’assouplissement du pacte de stabilité budgétaire.
Paradoxalement, ce sont les conditions mises en 1991 par l’Allemagne à la monnaie unique qui créent, dans l’Allemagne de 2005, près de 5 millions de chômeurs. Le parti de gauche d’Oscar Lafontaine a un espace pour prôner une réforme keynésienne de l’Europe de Maastricht. Il y a une majorité de gauche virtuelle au Bundestag pour soutenir une telle réforme : ce peut être la chance d’une relance franco-allemande en faveur d’un vrai gouvernement économique de la zone euro. ».
par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 28 juin 2005
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