Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, mes chers collègues,
Une main invisible semble guider notre politique militaire. Le général de Gaulle avait voulu que la France assurât par elle-même sa défense. Il l’a bâtie sur la dissuasion et cette doctrine fondée sur un principe de stricte suffisance, étroitement corellée au souci de l’indépendance nationale, a fini par rencontrer l’assentiment général du pays, grâce au concours de quelques patriotes éclairés. Le général de Gaulle, pour que les choses fussent claires, a fait sortir la France, non pas de l’Alliance atlantique, mais de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN. C’était il y a quarante-trois ans. L’effort de défense de la France a été conséquent : plus de 5 % du PIB. Il atteignait encore près de 4 % de notre PIB au début des années quatre-vingt-dix. J’observe enfin que l’auteur de « Vers l’armée de métier » s’était bien gardé de supprimer le service national, puissant outil de cohésion sociale et formidable réserve militaire en temps de crise.
Tout cela n’est plus. Le service national a été supprimé sans vrai débat en 1996 et sans profit pour l’équipement de nos forces, bien au contraire, les dépenses de fonctionnement prenant le pas sur celles consacrées à l’investissement. La France vient de réintégrer l’Organisation militaire de l’OTAN. Notre dissuasion réduite de moitié est fragilisée, j’y reviendrai tout à l’heure. Enfin, notre effort de défense s’est relâché et il faut beaucoup de bonne volonté pour asséner qu’avec 30,12 milliards d’euros de crédits budgétaires, nous consacrons 2 % de notre PIB à notre défense, comme s’y était engagé pendant la campagne électorale de 2007 le Président de la République et comme le réitère le livre blanc de 2008.
Une main invisible semble guider notre politique militaire. Le général de Gaulle avait voulu que la France assurât par elle-même sa défense. Il l’a bâtie sur la dissuasion et cette doctrine fondée sur un principe de stricte suffisance, étroitement corellée au souci de l’indépendance nationale, a fini par rencontrer l’assentiment général du pays, grâce au concours de quelques patriotes éclairés. Le général de Gaulle, pour que les choses fussent claires, a fait sortir la France, non pas de l’Alliance atlantique, mais de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN. C’était il y a quarante-trois ans. L’effort de défense de la France a été conséquent : plus de 5 % du PIB. Il atteignait encore près de 4 % de notre PIB au début des années quatre-vingt-dix. J’observe enfin que l’auteur de « Vers l’armée de métier » s’était bien gardé de supprimer le service national, puissant outil de cohésion sociale et formidable réserve militaire en temps de crise.
Tout cela n’est plus. Le service national a été supprimé sans vrai débat en 1996 et sans profit pour l’équipement de nos forces, bien au contraire, les dépenses de fonctionnement prenant le pas sur celles consacrées à l’investissement. La France vient de réintégrer l’Organisation militaire de l’OTAN. Notre dissuasion réduite de moitié est fragilisée, j’y reviendrai tout à l’heure. Enfin, notre effort de défense s’est relâché et il faut beaucoup de bonne volonté pour asséner qu’avec 30,12 milliards d’euros de crédits budgétaires, nous consacrons 2 % de notre PIB à notre défense, comme s’y était engagé pendant la campagne électorale de 2007 le Président de la République et comme le réitère le livre blanc de 2008.
Notre PIB dépasse 2 000 milliards d’euros et par un calcul mental rapide, j’aboutis à un chiffre voisin de 1,5 %. Certes vous ajoutez 7 milliards d’euros de pensions qui n’ont jamais été pris en compte dans le calcul de l’effort de défense et 1,26 milliards d’euros de ressources exceptionnelles. Mais vous savez très bien que ces ressources n’étaient pas au rendez-vous en 2009 : 400 millions d’euros au lieu de 972 pour les ventes immobilières et rien du tout pour les cessions de fréquence prévues à hauteur de 600 millions. Heureusement des crédits de reports vous ont été alloués : 400 millions, en plus des 500 millions accordés au titre du plan de relance. Mais par définition, ces crédits ne pourront plus être reportés et de lourdes incertitudes grèvent les prévisions de 2010 : 700 millions d’euros sont prévus au titre des cessions immobilières et 600 millions d’euros pour les cessions de fréquences ou l’usufruit des satellites de télécommunications militaires.
A la vérité, ce qui mine beaucoup plus encore les prévisions de la loi de programmation militaire – dont il faut reconnaître qu’elle sera en 2010 respectée sous réserve des surcoûts et des manques à gagner que je viens d’évoquer – c’est la situation plus que préoccupante de nos finances publiques avec un déficit budgétaires qui atteint cette année 140 milliards d’euros et dépassera encore 100 milliards les années prochaines, avec une dette de l’Etat de 1 142 milliards à la fin de 2007, une dette publique totale, au sens maastrichtien, de 77 % du PIB, soit plus de 1 400 milliards d’euros.
Vous n’êtes pas sourd, Monsieur le Ministre, et vous entendez comme moi les cris d’orfraie de tous ceux qui veulent, au plus vite, nous faire rentrer « dans les clous » de Maastricht. A vrai dire, je crains qu’au nom de l’orthodoxie budgétaire, on ne sacrifie encore une fois notre outil militaire dont le général Georgelin rappelait, à juste titre, devant la Commission des Affaires Etrangères et de la Défense, qu’il ne peut se construire que dans la longue durée.
8 400 suppressions d’emplois vont intervenir en 2010. Au total, sur la période 2009-2011, 25 000 réductions d’emploi vont conduire l’armée française à un format qu’elle n’avait jamais connu depuis le XVIIe siècle : 237 000 militaires auquel il est juste d’ajouter 72 600 civils.
Tout cela, me direz-vous, s’explique par le contexte : la guerre froide est derrière nous, la France n’est plus menacée d’invasion, les menaces sont multiformes, etc. Je crains malheureusement que la réalité ne soit différente. Il y a un lien logique entre le rétrécissement du format de notre défense et la réintégration de la France au sein de l’organisation militaire de l’OTAN. Les pays européens membres de l’OTAN s’en remettent inconsciemment aux Etats-Unis du soin d’assurer leur défense. Ils ont réduit ou ils réduisent leur effort militaire désormais proche de 1 %. Je crains fort que, malgré les crédits inscrits à la loi de programmation militaire, nous ne suivions le même chemin. Prenons l’exemple de notre dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre défense.
Nous sommes la seule puissance nucléaire au monde à avoir renoncé à la composante sol-sol de sa triade, en démantelant le plateau d’Albion et nos missiles Hadès qui auraient pu participer à l’équilibre stratégique de notre continent, tant du moins que Russes et Américains maintiennent en service des centaines voire des milliers d’armes nucléaires dites « tactiques » ou « substratégiques ». Nous nous targuons de ces renoncements en effet significatifs comme du démantèlement de nos usines produisant des matières fissiles à usage militaire. Nous organisons des visites à Marcoule et à Pierrelatte à destination d’experts étrangers. Ceux-ci peuvent constater que la France a renoncé à développer son arsenal non seulement en qualité, depuis la fermeture de notre site d’expérimentations de Mururoa, mais aussi en quantité, et cela avant même qu’une négociation ait été engagée pour convenir d’un traité dit « cut-off », prohibant la production de telles matières fissiles. Cela signifie, en clair, que nous nous sommes résignés à confier aux Etats-Unis le soin d’exercer la défense non pas de la France mais de l’Europe, par le biais de ce qu’ils appellent « extended deterrence » et que nous traduisons par « dissuasion élargie ». C’est fâcheux pour la défense européenne. Regardons ce qui se passe autour de nous : les armes nucléaires tactiques américaines stationnées en Europe vont arriver à obsolescence dans les années qui viennent. Les Etats-Unis envisagent de les moderniser, en particulier la bombe gravitaire B61. Mais les Européens l’entendent-ils de cette oreille ? D’après les échos qui nous parviennent d’Outre-Rhin, nos amis allemands souhaitent que ces armes soient purement et simplement retirées. On peut imaginer qu’après la conclusion d’un traité prolongeant l’accord Start entre les Etats-Unis et la Russie, une nouvelle négociation s’engage sur les armes en réserve et sur les armes nucléaires tactiques qui se comptent encore par milliers de part et d’autre.
Notons que l’accord (dit post-Start), qui devrait intervenir dans les prochaines semaines plafonnera dans une fourchette allant de 1500 à 1650, le nombre de têtes nucléaires opérationnellement déployées. Notre arsenal, plafonné à 300 têtes dont le tiers est opérationnellement déployé paraît bien peu de choses à côté de ces stocks d’armes gigantesques. Dans le même temps, il semblerait que la Grande-Bretagne envisage de réduire à trois le nombre de ses SNLE. Une telle décision, si elle devait intervenir, remettrait forcément en cause le principe de la permanence à la mer d’un sous-marin lanceur d’engins.
Comment en effet assurer avec seulement trois sous-marins à la fois les grandes et les petites réparations que l’entretien de ces sous-marins rend obligatoires ? On ne peut évidemment souhaiter que la Grande-Bretagne, cette vieille et grande nation qui a symbolisé pendant la deuxième guerre mondiale, la liberté de l’Europe, prenne une aussi lourde et irrévocable décision. Celle-ci signifierait en effet qu’elle s’en remet désormais entièrement à la relation spéciale qu’elle entretient avec les Etats-Unis pour assurer sa défense et celle de ses intérêts.
Or il se pourrait bien que les Etats-Unis, de plus en plus polarisés par le Pacifique et par l’Asie, se désintéressent un jour de l’Europe. Celle-ci serait bien inspirée de compter davantage sur elle-même et cela dès aujourd’hui, si elle veut exister encore dans la nouvelle géographie des puissances, et rester un pôle dans le monde multipolaire de demain.
Bien que vos rapporteurs au titre du programme 146, MM. Pintat et Boulaud, estiment, à juste titre d’ailleurs, qu’il n’y a nulle contradiction entre le maintien de notre dissuasion à un format de stricte suffisance et le soutien aux efforts de désarmement et de lutte contre la prolifération, on peut craindre cependant l’effet médiatique de campagnes confondant la perspective, en tout état de cause lointaine, d’un monde exempt d’armes nucléaires et la réalité des arsenaux tels qu’ils existent ou se développent, ainsi dans des pays comme la Chine, l’Inde et le Pakistan, sans parler des risques de prolifération avérés comme en Corée du Nord ou probables comme en Iran.
Ces campagnes médiatiques orchestrées à partir des Etats-Unis, souvent à l’initiative d’anciens responsables comme MM. Kissinger, Schultz, Perry ou Sam Nun, qui sont en fait des réalistes, très conscients de la supériorité conventionnelle américaine, rencontrent en Europe un écho surprenant. La défense européenne n’existera jamais si l’Europe doit s’en remettre aux Etats-Unis du soin d’assurer la veille nucléaire dans l’attente d’un jour forcément lointain où les armes nucléaires auraient disparu. On peut s’étonner de voir deux anciens Premiers Ministres français cautionner cette politique d’illusions.
La vérité est que la France risque d’être isolée en Europe par la conjonction du réalisme américain et du pacifisme européen. On ne peut qu’être surpris de voir que le poste de Haut Représentant pour la politique extérieure de l’Union européenne a été confié à une militante antinucléaire, Madame Catherine Ashton. Le risque est grand que les pays européens, par pacifisme ou par inféodation, se tournent vers un système de défense antimissile américain, éventuellement dans le cadre de l’OTAN, censé les dispenser de réfléchir aux moyens d’une dissuasion efficace. Certes le Président américain vient de renoncer au déploiement d’un système de défense du territoire antibalistique à partir des sites tchèque et polonais. Mais le Secrétaire d’Etat américain à la Défense, M. Gates, vient de proposer, les 22 et 23 octobre dernier, à Bratislava, un système adapté, à partir d’une révision en baisse de la menace iranienne. Il s’agit de mettre en place, par étapes successives jusqu’à la décennie 2020-2030, des capacités antimissiles maritimes et terrestres, dites de théâtre.
Un tel déploiement serait extrêmement coûteux. Il n’est pas compatible avec les moyens dont nous disposons, sauf à remettre en cause ceux que nous consacrons à la dissuasion. Il ne nous garantirait d’ailleurs pas une protection sûre à 100%. Enfin, pour des raisons de délais de réaction aisés à comprendre, la décision serait forcément américaine.
Le prochain sommet de l’OTAN à Lisbonne sera l’occasion de pousser ce projet. Il y a malheureusement fort à craindre que nos partenaires européens soient tentés de troquer la sécurité que leur assurent des armes nucléaires qui sont des armes de non-emploi, puisque leur rôle est purement dissuasif, contre la protection beaucoup plus aléatoire d’un bouclier antimissile américain plus ou moins troué dont on ne sait plus très bien contre qui, en fait, il est véritablement dirigé. Avant toute décision sur le « nouveau concept stratégique » de l’OTAN, il serait raisonnable de définir plus précisément la menace balistique qui pèse réellement sur l’Europe. Ma conviction est que la France n’a rien à gagner à entrer dans un système qui sera de toute façon un système américain. Ne sacrifions pas notre autonomie de décision.
Il vaut mieux s’en tenir à l’acquisition par la France d’une capacité de détection et d’alerte avancée qui lui soit propre. Le lancement de deux satellites Spirale est une première étape. La réalisation d’un radar de très longue portée est renvoyée par la loi de programmation à 2015 et la mise sur orbite d’un satellite en 2019. Toute coopération soit disant « européenne » dans le cadre de l’OTAN nous mettrait dans un engrenage qui grèverait lourdement notre effort de défense. Je ne crois pas à l’argument selon lequel nous ne pourrions pas ne pas participer à cette entreprise, au prétexte des retombées technologiques qu’elle comporterait en maints domaines. Ne lâchons pas la proie pour l’ombre. Ce serait d’ailleurs priver la dissuasion globale de l’Alliance de la contribution irremplaçable que lui apporte notre propre force de dissuasion qui reste, je le rappelle, « tous azimuts ».
Des choix majeurs, Monsieur le Ministre, vont se préciser à des échéances proches. C’est sur eux que je veux attirer votre attention. Je sais que vous n’êtes pas insensible à plusieurs de ces considérations. Le pouvoir politique porte une grande responsabilité dans ces domaines très techniques, qu’une opinion politique facilement manipulable, au nom des bons sentiments, ignore inévitablement.
Ne sacrifions pas aux modes importées l’effort réalisé depuis un demi-siècle pour doter la France d’une dissuasion efficace et ne laissons pas s’étioler le consensus réalisé sur celle-ci. Plus que jamais le bon sens populaire peut comprendre le sens d’un vieux proverbe : « Un tien vaut mieux que deux tu l’auras ». Le bouclier, dans l’Histoire, n’a jamais triomphé du glaive.
Comme l’ont indiqué vos rapporteurs, le maintien de la dissuasion ne nous empêche nullement d’œuvrer pour des progrès concrets en matière de désarmement :
- la généralisation du traité d’interdiction des essais nucléaires que ni les États-Unis ni la Chine n’ont encore, à ce jour ratifié ;
- et la négociation d’un traité prohibant la fabrication de matières fissiles à usage miliaire.
Ces deux grands pas prochains, aujourd’hui perceptibles, sont déjà bien difficiles à franchir. La sagesse comme l’intérêt de la France commandent d’adapter notre posture aux réalités et non pas aux rêves, fussent-ils désirables. Cette posture simple est la mieux à même de garantir sur le long terme la sécurité et la paix de l’Europe.
Comment celle-ci pourrait-elle faire entendre sa voix dans les affaires du monde si nous laissions s’éteindre les capacités dissuasives de la France, au service de la paix ?
A la vérité, ce qui mine beaucoup plus encore les prévisions de la loi de programmation militaire – dont il faut reconnaître qu’elle sera en 2010 respectée sous réserve des surcoûts et des manques à gagner que je viens d’évoquer – c’est la situation plus que préoccupante de nos finances publiques avec un déficit budgétaires qui atteint cette année 140 milliards d’euros et dépassera encore 100 milliards les années prochaines, avec une dette de l’Etat de 1 142 milliards à la fin de 2007, une dette publique totale, au sens maastrichtien, de 77 % du PIB, soit plus de 1 400 milliards d’euros.
Vous n’êtes pas sourd, Monsieur le Ministre, et vous entendez comme moi les cris d’orfraie de tous ceux qui veulent, au plus vite, nous faire rentrer « dans les clous » de Maastricht. A vrai dire, je crains qu’au nom de l’orthodoxie budgétaire, on ne sacrifie encore une fois notre outil militaire dont le général Georgelin rappelait, à juste titre, devant la Commission des Affaires Etrangères et de la Défense, qu’il ne peut se construire que dans la longue durée.
8 400 suppressions d’emplois vont intervenir en 2010. Au total, sur la période 2009-2011, 25 000 réductions d’emploi vont conduire l’armée française à un format qu’elle n’avait jamais connu depuis le XVIIe siècle : 237 000 militaires auquel il est juste d’ajouter 72 600 civils.
Tout cela, me direz-vous, s’explique par le contexte : la guerre froide est derrière nous, la France n’est plus menacée d’invasion, les menaces sont multiformes, etc. Je crains malheureusement que la réalité ne soit différente. Il y a un lien logique entre le rétrécissement du format de notre défense et la réintégration de la France au sein de l’organisation militaire de l’OTAN. Les pays européens membres de l’OTAN s’en remettent inconsciemment aux Etats-Unis du soin d’assurer leur défense. Ils ont réduit ou ils réduisent leur effort militaire désormais proche de 1 %. Je crains fort que, malgré les crédits inscrits à la loi de programmation militaire, nous ne suivions le même chemin. Prenons l’exemple de notre dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre défense.
Nous sommes la seule puissance nucléaire au monde à avoir renoncé à la composante sol-sol de sa triade, en démantelant le plateau d’Albion et nos missiles Hadès qui auraient pu participer à l’équilibre stratégique de notre continent, tant du moins que Russes et Américains maintiennent en service des centaines voire des milliers d’armes nucléaires dites « tactiques » ou « substratégiques ». Nous nous targuons de ces renoncements en effet significatifs comme du démantèlement de nos usines produisant des matières fissiles à usage militaire. Nous organisons des visites à Marcoule et à Pierrelatte à destination d’experts étrangers. Ceux-ci peuvent constater que la France a renoncé à développer son arsenal non seulement en qualité, depuis la fermeture de notre site d’expérimentations de Mururoa, mais aussi en quantité, et cela avant même qu’une négociation ait été engagée pour convenir d’un traité dit « cut-off », prohibant la production de telles matières fissiles. Cela signifie, en clair, que nous nous sommes résignés à confier aux Etats-Unis le soin d’exercer la défense non pas de la France mais de l’Europe, par le biais de ce qu’ils appellent « extended deterrence » et que nous traduisons par « dissuasion élargie ». C’est fâcheux pour la défense européenne. Regardons ce qui se passe autour de nous : les armes nucléaires tactiques américaines stationnées en Europe vont arriver à obsolescence dans les années qui viennent. Les Etats-Unis envisagent de les moderniser, en particulier la bombe gravitaire B61. Mais les Européens l’entendent-ils de cette oreille ? D’après les échos qui nous parviennent d’Outre-Rhin, nos amis allemands souhaitent que ces armes soient purement et simplement retirées. On peut imaginer qu’après la conclusion d’un traité prolongeant l’accord Start entre les Etats-Unis et la Russie, une nouvelle négociation s’engage sur les armes en réserve et sur les armes nucléaires tactiques qui se comptent encore par milliers de part et d’autre.
Notons que l’accord (dit post-Start), qui devrait intervenir dans les prochaines semaines plafonnera dans une fourchette allant de 1500 à 1650, le nombre de têtes nucléaires opérationnellement déployées. Notre arsenal, plafonné à 300 têtes dont le tiers est opérationnellement déployé paraît bien peu de choses à côté de ces stocks d’armes gigantesques. Dans le même temps, il semblerait que la Grande-Bretagne envisage de réduire à trois le nombre de ses SNLE. Une telle décision, si elle devait intervenir, remettrait forcément en cause le principe de la permanence à la mer d’un sous-marin lanceur d’engins.
Comment en effet assurer avec seulement trois sous-marins à la fois les grandes et les petites réparations que l’entretien de ces sous-marins rend obligatoires ? On ne peut évidemment souhaiter que la Grande-Bretagne, cette vieille et grande nation qui a symbolisé pendant la deuxième guerre mondiale, la liberté de l’Europe, prenne une aussi lourde et irrévocable décision. Celle-ci signifierait en effet qu’elle s’en remet désormais entièrement à la relation spéciale qu’elle entretient avec les Etats-Unis pour assurer sa défense et celle de ses intérêts.
Or il se pourrait bien que les Etats-Unis, de plus en plus polarisés par le Pacifique et par l’Asie, se désintéressent un jour de l’Europe. Celle-ci serait bien inspirée de compter davantage sur elle-même et cela dès aujourd’hui, si elle veut exister encore dans la nouvelle géographie des puissances, et rester un pôle dans le monde multipolaire de demain.
Bien que vos rapporteurs au titre du programme 146, MM. Pintat et Boulaud, estiment, à juste titre d’ailleurs, qu’il n’y a nulle contradiction entre le maintien de notre dissuasion à un format de stricte suffisance et le soutien aux efforts de désarmement et de lutte contre la prolifération, on peut craindre cependant l’effet médiatique de campagnes confondant la perspective, en tout état de cause lointaine, d’un monde exempt d’armes nucléaires et la réalité des arsenaux tels qu’ils existent ou se développent, ainsi dans des pays comme la Chine, l’Inde et le Pakistan, sans parler des risques de prolifération avérés comme en Corée du Nord ou probables comme en Iran.
Ces campagnes médiatiques orchestrées à partir des Etats-Unis, souvent à l’initiative d’anciens responsables comme MM. Kissinger, Schultz, Perry ou Sam Nun, qui sont en fait des réalistes, très conscients de la supériorité conventionnelle américaine, rencontrent en Europe un écho surprenant. La défense européenne n’existera jamais si l’Europe doit s’en remettre aux Etats-Unis du soin d’assurer la veille nucléaire dans l’attente d’un jour forcément lointain où les armes nucléaires auraient disparu. On peut s’étonner de voir deux anciens Premiers Ministres français cautionner cette politique d’illusions.
La vérité est que la France risque d’être isolée en Europe par la conjonction du réalisme américain et du pacifisme européen. On ne peut qu’être surpris de voir que le poste de Haut Représentant pour la politique extérieure de l’Union européenne a été confié à une militante antinucléaire, Madame Catherine Ashton. Le risque est grand que les pays européens, par pacifisme ou par inféodation, se tournent vers un système de défense antimissile américain, éventuellement dans le cadre de l’OTAN, censé les dispenser de réfléchir aux moyens d’une dissuasion efficace. Certes le Président américain vient de renoncer au déploiement d’un système de défense du territoire antibalistique à partir des sites tchèque et polonais. Mais le Secrétaire d’Etat américain à la Défense, M. Gates, vient de proposer, les 22 et 23 octobre dernier, à Bratislava, un système adapté, à partir d’une révision en baisse de la menace iranienne. Il s’agit de mettre en place, par étapes successives jusqu’à la décennie 2020-2030, des capacités antimissiles maritimes et terrestres, dites de théâtre.
Un tel déploiement serait extrêmement coûteux. Il n’est pas compatible avec les moyens dont nous disposons, sauf à remettre en cause ceux que nous consacrons à la dissuasion. Il ne nous garantirait d’ailleurs pas une protection sûre à 100%. Enfin, pour des raisons de délais de réaction aisés à comprendre, la décision serait forcément américaine.
Le prochain sommet de l’OTAN à Lisbonne sera l’occasion de pousser ce projet. Il y a malheureusement fort à craindre que nos partenaires européens soient tentés de troquer la sécurité que leur assurent des armes nucléaires qui sont des armes de non-emploi, puisque leur rôle est purement dissuasif, contre la protection beaucoup plus aléatoire d’un bouclier antimissile américain plus ou moins troué dont on ne sait plus très bien contre qui, en fait, il est véritablement dirigé. Avant toute décision sur le « nouveau concept stratégique » de l’OTAN, il serait raisonnable de définir plus précisément la menace balistique qui pèse réellement sur l’Europe. Ma conviction est que la France n’a rien à gagner à entrer dans un système qui sera de toute façon un système américain. Ne sacrifions pas notre autonomie de décision.
Il vaut mieux s’en tenir à l’acquisition par la France d’une capacité de détection et d’alerte avancée qui lui soit propre. Le lancement de deux satellites Spirale est une première étape. La réalisation d’un radar de très longue portée est renvoyée par la loi de programmation à 2015 et la mise sur orbite d’un satellite en 2019. Toute coopération soit disant « européenne » dans le cadre de l’OTAN nous mettrait dans un engrenage qui grèverait lourdement notre effort de défense. Je ne crois pas à l’argument selon lequel nous ne pourrions pas ne pas participer à cette entreprise, au prétexte des retombées technologiques qu’elle comporterait en maints domaines. Ne lâchons pas la proie pour l’ombre. Ce serait d’ailleurs priver la dissuasion globale de l’Alliance de la contribution irremplaçable que lui apporte notre propre force de dissuasion qui reste, je le rappelle, « tous azimuts ».
Des choix majeurs, Monsieur le Ministre, vont se préciser à des échéances proches. C’est sur eux que je veux attirer votre attention. Je sais que vous n’êtes pas insensible à plusieurs de ces considérations. Le pouvoir politique porte une grande responsabilité dans ces domaines très techniques, qu’une opinion politique facilement manipulable, au nom des bons sentiments, ignore inévitablement.
Ne sacrifions pas aux modes importées l’effort réalisé depuis un demi-siècle pour doter la France d’une dissuasion efficace et ne laissons pas s’étioler le consensus réalisé sur celle-ci. Plus que jamais le bon sens populaire peut comprendre le sens d’un vieux proverbe : « Un tien vaut mieux que deux tu l’auras ». Le bouclier, dans l’Histoire, n’a jamais triomphé du glaive.
Comme l’ont indiqué vos rapporteurs, le maintien de la dissuasion ne nous empêche nullement d’œuvrer pour des progrès concrets en matière de désarmement :
- la généralisation du traité d’interdiction des essais nucléaires que ni les États-Unis ni la Chine n’ont encore, à ce jour ratifié ;
- et la négociation d’un traité prohibant la fabrication de matières fissiles à usage miliaire.
Ces deux grands pas prochains, aujourd’hui perceptibles, sont déjà bien difficiles à franchir. La sagesse comme l’intérêt de la France commandent d’adapter notre posture aux réalités et non pas aux rêves, fussent-ils désirables. Cette posture simple est la mieux à même de garantir sur le long terme la sécurité et la paix de l’Europe.
Comment celle-ci pourrait-elle faire entendre sa voix dans les affaires du monde si nous laissions s’éteindre les capacités dissuasives de la France, au service de la paix ?