Carnet de Jean-Pierre Chevènement

Un actionnaire public pour remplacer Bouygues au capital d’Alstom



J’ai rencontré plusieurs des acteurs du dossier Alstom et sensibilisé directement les autorités de l’État.

J’apprécie positivement le « décret Montebourg » qui donne à l’Etat en France (comme aux États-Unis, en Allemagne, en Italie et en Espagne) la possibilité de s’opposer à la vente d’un actif majeur du point de vue de notre indépendance énergétique.


I – Alstom est décrit comme trop petit (20 milliards du CA contre 78 à Siemens et 146 à General Electric). Cela vient du fait que ces deux dernières entreprises sont des conglomérats industriels qui regroupent par exemple le matériel médical (pour les deux), les moteurs d’avions pour General Electric, etc.

Alstom, lui aussi, faisait partie d’un conglomérat : la CGE (Compagnie Générale d’Electricité dirigée par Ambroise Roux avant 1981). Nationalisée en 1982, la CGE devenue Alcatel Alstom regroupait :

1. le téléphone (Alcatel)

2. l’énergie (Alstom) : turbines à vapeur et à gaz, turbines « Arabelle » pour le nucléaire, alternateurs, moteurs, transmission, design des centrales thermiques (à vapeur, au gaz ou à cycle combiné (Plant »), hydraulique, etc. 

3. l’ingénierie électrique : Cegelec, filiale d’Alstom jusqu’au début des années 2000 ;

4. la construction navale (Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire) ;

5. le transport ferroviaire : locomotives de fret et de voyageurs – trains à grande vitesse – tramways – métros).

II – Le démantèlement du groupe Alcatel-Alstom est la conséquence non seulement de la privatisation intervenue en 1986-87, mais d’une longue suite d’erreurs caractéristiques de la « financiarisation » qui a suivi le départ de Pierre Suard (et de P. Desgeorges), avec l’adoption par Serge Tchuruk, devenu Président d’Alcatel-Alsthom, de la théorie du « pure player » :

1. mise en bourse d’Alstom préalablement délestée de sa trésorerie par Alcatel (1996) ;

2. cession des Cables de Lyon devenus Nexans ;

3. rachat désastreux par le Président d’Alstom, M. Bilger, des turbines à gaz d’ABB (Brown-Boveri, groupe helvetico-germano-suédois, basé à Baden près de Zurich) et abandon corrélatif des turbines à gaz fabriquées à Belfort sous licence General Electric depuis vingt ans. Cette opération autorisée en mars 1999 par Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Economie et des Finances, s’est révélée une terrible erreur : General Electric, qui travaille aussi dans les moteurs d’avion (et dans l’armement) reçoit des aides considérables du budget fédéral américain au titre des « études » : or les turbines d’avion sont des turbines à gaz : les deux technologies sont très proches.

Comme il fallait s’y attendre, les turbines d’ABB révélèrent rapidement leurs défauts : Alstom a essuyé des pertes considérables qui l’ont conduit à une quasi faillite en 2003. Quand Patrick Kron, dans le Monde du 30 avril 2014 déclare « Alstom a vendu dix turbines à gaz en un an, alors que CE en a vendu trente en un trimestre », il énonce la conséquence directe de l’énorme erreur commise en 1999 par le patron d’Alstom de l’époque, M. Bilger (je n’ai à aucun moment été consulté sur cette décision de politique industrielle, bien qu’alors ministre de l’Intérieur mais aussi élu de Belfort et du Territoire de Belfort).

4. Cégelec, filiale d’ingénierie d’Alstom, a été rachetée au début des années 2000 grâce à une opération de LBO par le directeur général d’Alstom de l’époque qui en est devenu président. Cégelec, à ma connaissance a disparu aujourd’hui.

5. Menacée de faillite au printemps 2003, Alstom n’a dû son salut qu’à la montée au capital de l’Etat décidée par le président de la République, Jacques Chirac, alerté par mes soins. Le secrétaire général adjoint, J.P. Denis, a été convoqué dans le bureau du Président de la République et a reçu mission de réunir les soixante banques, dont trente étrangères et notamment américaines, pour réunir les 11 milliards de cautions dont Alstom avait besoin pour ne pas mettre la clé sous la porte. Il était déjà question d’une reprise par Siemens. Le Ministre de l’Economie et des Finances, (M. Mer, a commis l’erreur de ne pas informer Bruxelles) attira sur Alstom les foudres du Commissaire à la Concurrence, M. Monti. Celui-ci qui voulait un rachat par Siemens et déjà la fermeture du site de Belfort, s’est heurté au Ministre de l’Economie et des Finances qui avait succédé à M. Mer, Nicolas Sarkozy. Celui-ci a obtenu l’autorisation de Bruxelles de faire monter l’Etat au capital d’Alstom mais M. Monti a posé comme condition à « l’aide d’Etat » fournie à Alstom la cession d’une part des chantiers navals de Saint-Nazaire à un repreneur norvégien qui s’en est défait ensuite au profit d’un Coréen, et d’autre part la vente de la branche T and D (transmission et distribution) reprise par Areva.

6. L’Etat a ensuite cédé sa participation (en 2006) à Bouygues, Alstom étant alors en plein redressement. Les synergies alors escomptées à travers le génie civil et surtout le rachat d’Areva ne se sont pas concrétisés. Bouygues n’a plus d’intérêt réel pour maintenir sa participation dans Alstom. La volonté de Bouygues de se dégager d’Alstom est le facteur déclencheur de la crise actuelle. S’il faut lui trouver un successeur, mieux vaudrait un groupe français, de préférence public, ayant de réelles synergies avec Alstom.

7. Je n’épiloguerai pas sur le sort funeste d’Alcatel, contraint à fusionner avec l’américain Lucent. La proposition de « l’entreprise sans usines » de M. Tchuruk devenait réalité…


III – Que faire ?

Alstom n’a pas le couteau sous la gorge (son plan de charges est encore bien garni), mais a certainement besoin à terme d’un adossement financier français (entreprises publiques ou Etat en tant qu’ »actionnaire avisé »). Un partenariat extérieur peut être intéressant.

1. Les synergies avec General Electric sont à première vue plus évidentes qu’avec Siemens. Alstom est meilleur pour les turbines à vapeur que General Electric. Plus de 20 % du parc mondial installé l’est sous licence Alstom. General Electric est déjà présent dans les turbines à gaz, au cœur même du site Alstom de Belfort (respectivement 1800 et 2800 emplois sur un total de 6500 emplois sur le site Techn’hom). Un rapprochement favoriserait la production de centrales à cycle combiné (vapeur + gaz).

Alstom est « dans le coup » pour les centrales à charbon (probablement le premier mondial) avec ou sans rétention de CO2. La technologie « avec rétention de CO2»  se  rapproche de celle des turbines à gaz. Alstom est également dans le coup pour le transport et la distribution d’électricité, secteur qui intéresse fortement GE, et pour l’hydraulique (position mondiale) et les stations de pompage (eau douce, eau de mer).

Alstom est encore peu présent dans le solaire et pas du tout dans le biogaz, à la différence de GE, et très peu dans l’éolien terrestre. Quant à l’éolien « off shore », les coûts de production demeurent prohibitifs à l’heure où les économies sont à l’ordre du jour. Dans le domaine nucléaire, Belfort est le centre d’excellence d’Alstom. Il souffre de la rareté des commandes (à part l’EPR de Flamanville, une turbine géante Arabelle pour la centrale de Saint-Pétersbourg, et bien sûr la maintenance du parc existant).

Si un accord devait intervenir avec GE, Alstom devrait obtenir d’être le Centre européen (y compris pour le Moyen-Orient et l’Afrique) de certains pôles (thermique à Belfort– hydraulique – transport et distribution d’électricité). Il ne suffit pas de localiser en France des « sièges européens ». Il faut, à mon sens, conserver une part importante dans le capital d’Alstom à l’Etat et/ou à un groupe public. Qui tient le capital, détient la décision.

La question se pose de savoir si une ou plusieurs co-entreprises peuvent être constituées dans un rapport de forces au capital qui maintiennent Alstom comme le grand acteur français de la production énergétique. Le nom et le renom « Alstom » ne doivent pas disparaître.

Un second problème est lié aux privilèges extraterritoriaux (embargos, sanctions, amendes) que s’octroient les Américains en s’appuyant sur l’immensité de leur marché, leur protection militaire et donc la dépendance de leurs « alliés », et enfin la part de technologie américaine contenue dans les produits.

Quelles assurances le gouvernement américain et General Electric sont-ils prêts à donner à ce sujet ? C’est une question décisive pour notre indépendance.

A supposer que ces points puissent être éclaircis, un partenariat équilibré pourrait être noué avec General Electric en matière énergétique. Resterait pendant le sort d’Alstom Transport. L’apport par General Electric de son département signalisation faciliterait à coup sûr un accord.


2. La deuxième piste de coopération concerne Siemens, qui à ce jour, 23 mai, n’a pas encore déposé d’offre.

Si deux géants européens pouvaient être constitués dans le domaine de l’énergie et du transport ferroviaire sur le modèle d’Airbus (avec égalité au capital d’un partenaire allemand et d’un partenaire français, de préférence public), cette perspective aurait évidemment un sens.

Il faut en effet se donner les moyens de traiter les redondances manifestes entes Alstom et Siemens, tant dans le secteur énergétique (turbines à vapeur) que dans le secteur transport.

Les sites des deux groupes en Europe sont nombreux. Avec la cogestion et la puissance du syndicat IG Metall, on peut être sûr que les sites allemands seront bien défendus. La situation n’est pas la même du côté français. Traditionnellement la France compense « l’individualisme » bien connu de ses acteurs par la présence de l’Etat au capital.

S’agissant des turbines nucléaires les actionnaires français doivent être majoritaires dans une filiale ad hoc pour privilégier l’indépendance de la filière nucléaire française.

Si Belfort devait devenir « Headquarter » dans le cadre d’un accord Alstom-Siemens pour les turbines à vapeur, comme cela m’a été dit, la question du site allemand de Duisburg devrait être traitée en parallèle. A noter que General Electric propose également de faire de Belfort son siège européen pour la fabrication de ses centrales non seulement à gaz mais aussi à vapeur et à cycles combinés. Tout cela mérite d’être clairement explicité. L’avenir du site de Belfort où coexistent déjà les turbines à vapeur d’Alstom et les turbines à gaz de General Electric doit être traité sous toutes ses dimensions (production, recherche, diversification, emplois).

S’agissant du transport ferroviaire, il convient de se rappeler que le chiffre d’affaires du secteur est environ le tiers du secteur énergétique. L’échange énergie contre transport ferroviaire serait déséquilibré : un cheval contre une alouette.


La perte d’un « fleuron national » comme Alstom serait la marque du déclassement de la France par rapport aux « grands pays » qui conservent ou construisent leurs « champions » : GE, Siemens, Hitachi, Shangaï Electric, Rosatom etc.

Dans le ballet des avocats et banquiers d’affaires, consultants, communicants, lobbystes en tout genre qui tournoient autour du dossier Alstom, l’État doit présenter en toute clarté ses analyses, ses critères et ses choix à la représentation nationale, car s’agissant d’Alstom, c’est bien de l’intérêt national qu’il s’agit.


Rédigé par Jean Pierre Chevenement le Vendredi 23 Mai 2014 à 18:36 | Lu 4307 fois



1.Posté par Carl GOMES le 24/05/2014 15:47
Ce qui me gêne dans le cas Alstom est que Mr Bouygues a organisé la vente aux enchères d'Alstom, car il n'y a pas d'autre mot pour désigner ça, alors même qu'il s'agit d'une société qui produits des machines et des moyens de transport d'un niveau de qualité proche ou bien carrément N°1 mondial dans la gamme. Alors les trains et les TGV pour Siemens et les turbines pour GE???

Concernant les trains, la supériorité française sur le reste de l'Europe me semble assez nette, surtout pour le réseau électrique. Les accidents sont rares.

Que Mr Montebourg réunisse une commission, composée bien sûr de SCIENTIFIQUES et d'INDUSTRIELS et spécialistes des questions de l'énergie et du nucléaire (IRSN, EDF, universitaires) , les conclusions seront évidentes !!! Areva pourrait très bien reprendre Alstom Power, sachant que "Sur les six EPR en construction ou prévus, Alstom fournit cinq turbines" a dit Luc Oursel, PDG d'Areva.

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