La crise ukrainienne est, à coup sûr, la plus grave survenue en Europe depuis la fin de la guerre froide et l’implosion de l’Union soviétique. Ralliée aux valeurs occidentales et ayant, sans guerre, dissous son Empire en 1991, la Russie estime, non sans quelques bonnes raisons, n’avoir pas été payée de retour. Les thérapies de choc libérales qui lui furent administrées dans les années 1990 conduisirent à l’effondrement de moitié de son PNB et à une réelle paupérisation de la majorité de ses citoyens. L’OTAN s’étendit bien au-delà des limites connues au moment de la réunification allemande. Quant au problème de la « troisième Europe » comme dit George Nivat, c'est-à-dire des pays européens appartenant à l’ex CEI et, des minorités russes dispersées en son sein, il ne fut tout simplement pas pris en considération. La seule chose qui ait intéressé l’Occident a été le contrôle de l’arsenal nucléaire soviétique, confié par commodité à la Russie. Depuis lors, celle-ci et l’Occident ne se racontent pas la même histoire.
Certes l’Union européenne a bien conclu des « partenariats » assortis de maigres crédits (programme TACIS) avec ses « voisins proches », partenariat dit « stratégique » avec la Russie et « oriental » pour les autres, au premier rang desquels l’Ukraine.
Mais celle-ci n’est pas tout à fait un partenaire comme les autres, par sa taille, sa population (45M d’habitants), son histoire et son économie étroitement intriquée à celle de la Russie. C’est ici que la géopolitique s’en mêle : Zbigniew Brezinski, dans un livre de 1998, le « grand échiquier », écrivait sans fard que le seul moyen de s’assurer que la Russie ne puisse plus reconstituer son Empire, était de soustraire définitivement l’Ukraine à son influence. Certes, depuis lors, les Etats-Unis se sont aperçus que l’Empire qui montait à l’horizon n’était pas la Russie, mais la Chine. M Brezinski a donc mis de l’eau dans son vin. Il s’est prononcé récemment, comme M Kissinger d’ailleurs, pour une « finlandisation » de l’Ukraine, entre l’Union européenne et la Russie. Tout le monde à Washington ne partage pas cet avis : M. Mac Cain et le Vice-Président Joe Biden sont venus à Kiev pour soutenir le mouvement de Maïdan. Le gouvernement américain appelle à des sanctions renforcées contre la Russie après l’annexion de la Crimée d’autant plus qu’elles toucheraient essentiellement l’Europe et fort peu par les Etats-Unis. Le courant néo-conservateur demeure puissant aux Etats-Unis et trouve des relais en Europe.
Certes l’Union européenne a bien conclu des « partenariats » assortis de maigres crédits (programme TACIS) avec ses « voisins proches », partenariat dit « stratégique » avec la Russie et « oriental » pour les autres, au premier rang desquels l’Ukraine.
Mais celle-ci n’est pas tout à fait un partenaire comme les autres, par sa taille, sa population (45M d’habitants), son histoire et son économie étroitement intriquée à celle de la Russie. C’est ici que la géopolitique s’en mêle : Zbigniew Brezinski, dans un livre de 1998, le « grand échiquier », écrivait sans fard que le seul moyen de s’assurer que la Russie ne puisse plus reconstituer son Empire, était de soustraire définitivement l’Ukraine à son influence. Certes, depuis lors, les Etats-Unis se sont aperçus que l’Empire qui montait à l’horizon n’était pas la Russie, mais la Chine. M Brezinski a donc mis de l’eau dans son vin. Il s’est prononcé récemment, comme M Kissinger d’ailleurs, pour une « finlandisation » de l’Ukraine, entre l’Union européenne et la Russie. Tout le monde à Washington ne partage pas cet avis : M. Mac Cain et le Vice-Président Joe Biden sont venus à Kiev pour soutenir le mouvement de Maïdan. Le gouvernement américain appelle à des sanctions renforcées contre la Russie après l’annexion de la Crimée d’autant plus qu’elles toucheraient essentiellement l’Europe et fort peu par les Etats-Unis. Le courant néo-conservateur demeure puissant aux Etats-Unis et trouve des relais en Europe.
En 2006 déjà, l’Administration Bush avait proposé d’inscrire l’Ukraine et la Géorgie dans une procédure de pré-adhésion à l’OTAN (le MAP). Le moins qu’on puisse dire est que les vingt dernières années n’ont pas été mises à profit pour développer le partenariat stratégique entre l’UE et la Russie. Celui-ci, en 2012, se trouvait enlisé par manque de volonté politique. Quant au projet d’accord d’association préparé avec l’Ukraine, il n’a donné lieu à aucune concertation préalable avec la Russie.
Chacun voit midi à sa porte : pour les institutions de Bruxelles, quoi de plus normal que l’Europe chercher à exporter ses normes libérales, ses standards écologiques et ses valeurs « démocratiques » ? Pour Moscou, c’est le « Drang nach Osten » qui reprend sous une autre forme. Derrière l’UE, la Russie devine l’OTAN. Le messianisme des uns nourrit ainsi le nationalisme obsidional des autres.
L’Ukraine d’aujourd’hui pose un problème majeur : celui de l’intrication tissée par l’Histoire de son appareil productif avec celui de la Russie. Mais au lieu de confier à des experts le soin d’étudier comment on pourrait créer, par étapes, l’espace de libre circulation de l’Atlantique au Pacifique pourtant prévu par le partenariat stratégique, Bruxelles propose à Kiev un accord d’association imprégné de l’idéologie de la concurrence, au risque de transformer l’Ukraine en une nouvelle RDA (sans cependant le filet de sécurité jadis offert à cette dernière par l’Allemagne occidentale). Que les manifestants de Maïdan aient été pour la plupart des démocrates, je veux bien le croire, encore que remplis d’illusions sur la manne financière que l’Europe était prête à leur accorder. Ils n’en reste pas moins que le service d’ordre était confié à des formations d’extrême droite, Svoboda et Pravy Sektor, aux pratiques violentes et à l’idéologie trouble.
Les russophones de l’Est ont pu à bon droit s’estimer provoqués par la destitution inconstitutionnelle d’un Président, certes corrompu, mais élu démocratiquement, ainsi que par l’adoption par la Rada (Assemblée Nationale) d’une loi supprimant le russe comme langue officielle, loi, il est vrai, non promulguée. Ce qui est Révolution pour les uns est coup d’Etat pour les autres. Les Ukrainiens de l’Ouest et ceux de l’Est n’ont pas la même histoire ni la même mémoire. Elle est anticommuniste à l’Ouest, antifasciste à l’Est. Souvent ils ne se réclament pas de la même religion.
La prise en gage de la Crimée a constitué, du point de vue de la Russie, une réponse à Maïdan et une correction historique de la décision arbitraire de Khrouchtchev en 1954, prise sans consultation des populations et en méconnaissance de leur caractère historiquement russe. L’accord de Genève passé le 14 avril entre l’Ukraine, la Russie, les Etats-Unis et l’Union européenne, entérine le fait, en ne le mentionnant pas, mais elle ne le reconnaît pas en droit.
L’application stricte de l’accord de Genève est seule de nature à ouvrir la voie à une solution politique à la crise ukrainienne. Il s’agit de se mettre d’accord sur le principe d’une réforme constitutionnelle qui devra suivre immédiatement l’élection du 25 mai. Un accord avant cette date est possible sur quelques principes simples : à l’Etat central les prérogatives régaliennes (politique extérieure, défense, justice, police nationale), aux régions des exécutifs élus compétents pour l’éducation, la langue, la culture, le développement économique (avec un levier fiscal et la police locale).
Il n’est pas raisonnable de renvoyer à une nouvelle Rada, qui ne pourra être élue au mieux qu’à l’automne, l’élaboration d’une simple loi de décentralisation. Dans leur déclaration commune du 10 mai 2014, la Chancelière d’Allemagne et le Président de la République française ont clairement demandé « le lancement dans les prochains jours d’un processus de réforme constitutionnelle comprenant un calendrier court et un processus de consultation inclusif ». Force est de constater à ce jour, lundi 19 mai, que le « dialogue national » exigé par Angela Merkel et François Hollande, « avant le 25 mai, entre les représentants du gouvernement ukrainien et ceux de toutes les régions d’Ukraine », n’a pas été engagé par le gouvernement de Kiev qui s’est borné à un « long soliloque » [1]. Cette obstruction à l’application de l’accord de Genève du 14 avril est extrêmement grave. En refusant le dialogue avec les populations de l’Etat ukrainien, le gouvernement de Kiev ne répond pas aux ouvertures qui viennent d’être faites par Moscou.
Vladimir Poutine en effet n’a pas légitimé les référendums d’autodétermination du Donbass. Serguei Lavrov, son ministre des Affaires étrangères, a déclaré « respecter la volonté exprimée par les populations », mais a souhaité que « la mise en œuvre se fasse à l’intérieur de l’Ukraine par l’organisation d’un dialogue national ». L’attitude inconséquente du gouvernement de Kiev fait penser à celle de M. Saakachvili, le président géorgien, en 2008. Elle l’expose à un isolement dramatique.
Dans la crise ukrainienne deux récits antithétiques s’opposent sur le terrain comme dans les chancelleries. Aveuglés par une russophobie d’origine essentiellement idéologique, la plupart des médias français n’en ont repris qu’un seul. Quiconque veut avancer un jugement argumenté et nuancé, pour sortir d’une logique d’affrontement profondément contraire aux intérêts de la France et de l’Europe, est aussitôt rejeté dans les ténèbres d’un nouvel « Empire du Mal ». Les propagandistes d’une nouvelle guerre froide en Europe ont diabolisé Vladimir Poutine qui se prête quelquefois – il est vrai – à l’exercice. Vladimir Poutine peut bien dire qu’il veut construire la Russie comme une grande nation moderne et respectée : il est clair, pour la plupart des commentateurs, qu’il veut en réalité rétablir l’URSS. Ainsi la nature essentiellement nationale de son projet échappe-t-elle au sens commun. Si aucun mémorandum sur la future réforme constitutionnelle n’est validé d’ici l’élection du 25 mai, c’est-à-dire demain, les scenarios du pire se rapprocheront (guerre civile, risque de partition, nouvelle guerre froide, entièrement artificielle, au cœur de l’Europe).
Il est temps de faire entendre une parole raisonnable. Le pire n’est pas inévitable : une Ukraine neutre « à l’autrichienne », fédérale ou en tout cas fortement régionalisée, une économie assainie avec le concours de tous les partenaires (Union européenne, FMI, Russie à travers un prix du gaz abaissé) est la solution. Encore faut-il l’inscrire dans une perspective historique qui ne rejette pas la Russie hors de l’Europe. Selon la formule de Talleyrand, ce serait plus qu’une faute, une erreur. Ce serait ouvrir pour l’Europe tout entière une nouvelle ère d’instabilité.
Il est temps de reprendre politiquement le contrôle de la crise ukrainienne en replaçant sa solution dans le cadre d’un grand projet paneuropéen de développement et de paix…
Plus que jamais, souvenons-nous de Jaurès : « Le courage ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme et ceci en est l’abdication … Le courage c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Sur l’Ukraine il est temps que la raison reprenne ses droits sur une russophobie aveugle : C’est de la paix et de l’Europe qu’il s’agit !
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[1] Le Monde du 17 Mai 2014, p. 4.
Chacun voit midi à sa porte : pour les institutions de Bruxelles, quoi de plus normal que l’Europe chercher à exporter ses normes libérales, ses standards écologiques et ses valeurs « démocratiques » ? Pour Moscou, c’est le « Drang nach Osten » qui reprend sous une autre forme. Derrière l’UE, la Russie devine l’OTAN. Le messianisme des uns nourrit ainsi le nationalisme obsidional des autres.
L’Ukraine d’aujourd’hui pose un problème majeur : celui de l’intrication tissée par l’Histoire de son appareil productif avec celui de la Russie. Mais au lieu de confier à des experts le soin d’étudier comment on pourrait créer, par étapes, l’espace de libre circulation de l’Atlantique au Pacifique pourtant prévu par le partenariat stratégique, Bruxelles propose à Kiev un accord d’association imprégné de l’idéologie de la concurrence, au risque de transformer l’Ukraine en une nouvelle RDA (sans cependant le filet de sécurité jadis offert à cette dernière par l’Allemagne occidentale). Que les manifestants de Maïdan aient été pour la plupart des démocrates, je veux bien le croire, encore que remplis d’illusions sur la manne financière que l’Europe était prête à leur accorder. Ils n’en reste pas moins que le service d’ordre était confié à des formations d’extrême droite, Svoboda et Pravy Sektor, aux pratiques violentes et à l’idéologie trouble.
Les russophones de l’Est ont pu à bon droit s’estimer provoqués par la destitution inconstitutionnelle d’un Président, certes corrompu, mais élu démocratiquement, ainsi que par l’adoption par la Rada (Assemblée Nationale) d’une loi supprimant le russe comme langue officielle, loi, il est vrai, non promulguée. Ce qui est Révolution pour les uns est coup d’Etat pour les autres. Les Ukrainiens de l’Ouest et ceux de l’Est n’ont pas la même histoire ni la même mémoire. Elle est anticommuniste à l’Ouest, antifasciste à l’Est. Souvent ils ne se réclament pas de la même religion.
La prise en gage de la Crimée a constitué, du point de vue de la Russie, une réponse à Maïdan et une correction historique de la décision arbitraire de Khrouchtchev en 1954, prise sans consultation des populations et en méconnaissance de leur caractère historiquement russe. L’accord de Genève passé le 14 avril entre l’Ukraine, la Russie, les Etats-Unis et l’Union européenne, entérine le fait, en ne le mentionnant pas, mais elle ne le reconnaît pas en droit.
L’application stricte de l’accord de Genève est seule de nature à ouvrir la voie à une solution politique à la crise ukrainienne. Il s’agit de se mettre d’accord sur le principe d’une réforme constitutionnelle qui devra suivre immédiatement l’élection du 25 mai. Un accord avant cette date est possible sur quelques principes simples : à l’Etat central les prérogatives régaliennes (politique extérieure, défense, justice, police nationale), aux régions des exécutifs élus compétents pour l’éducation, la langue, la culture, le développement économique (avec un levier fiscal et la police locale).
Il n’est pas raisonnable de renvoyer à une nouvelle Rada, qui ne pourra être élue au mieux qu’à l’automne, l’élaboration d’une simple loi de décentralisation. Dans leur déclaration commune du 10 mai 2014, la Chancelière d’Allemagne et le Président de la République française ont clairement demandé « le lancement dans les prochains jours d’un processus de réforme constitutionnelle comprenant un calendrier court et un processus de consultation inclusif ». Force est de constater à ce jour, lundi 19 mai, que le « dialogue national » exigé par Angela Merkel et François Hollande, « avant le 25 mai, entre les représentants du gouvernement ukrainien et ceux de toutes les régions d’Ukraine », n’a pas été engagé par le gouvernement de Kiev qui s’est borné à un « long soliloque » [1]. Cette obstruction à l’application de l’accord de Genève du 14 avril est extrêmement grave. En refusant le dialogue avec les populations de l’Etat ukrainien, le gouvernement de Kiev ne répond pas aux ouvertures qui viennent d’être faites par Moscou.
Vladimir Poutine en effet n’a pas légitimé les référendums d’autodétermination du Donbass. Serguei Lavrov, son ministre des Affaires étrangères, a déclaré « respecter la volonté exprimée par les populations », mais a souhaité que « la mise en œuvre se fasse à l’intérieur de l’Ukraine par l’organisation d’un dialogue national ». L’attitude inconséquente du gouvernement de Kiev fait penser à celle de M. Saakachvili, le président géorgien, en 2008. Elle l’expose à un isolement dramatique.
Dans la crise ukrainienne deux récits antithétiques s’opposent sur le terrain comme dans les chancelleries. Aveuglés par une russophobie d’origine essentiellement idéologique, la plupart des médias français n’en ont repris qu’un seul. Quiconque veut avancer un jugement argumenté et nuancé, pour sortir d’une logique d’affrontement profondément contraire aux intérêts de la France et de l’Europe, est aussitôt rejeté dans les ténèbres d’un nouvel « Empire du Mal ». Les propagandistes d’une nouvelle guerre froide en Europe ont diabolisé Vladimir Poutine qui se prête quelquefois – il est vrai – à l’exercice. Vladimir Poutine peut bien dire qu’il veut construire la Russie comme une grande nation moderne et respectée : il est clair, pour la plupart des commentateurs, qu’il veut en réalité rétablir l’URSS. Ainsi la nature essentiellement nationale de son projet échappe-t-elle au sens commun. Si aucun mémorandum sur la future réforme constitutionnelle n’est validé d’ici l’élection du 25 mai, c’est-à-dire demain, les scenarios du pire se rapprocheront (guerre civile, risque de partition, nouvelle guerre froide, entièrement artificielle, au cœur de l’Europe).
Il est temps de faire entendre une parole raisonnable. Le pire n’est pas inévitable : une Ukraine neutre « à l’autrichienne », fédérale ou en tout cas fortement régionalisée, une économie assainie avec le concours de tous les partenaires (Union européenne, FMI, Russie à travers un prix du gaz abaissé) est la solution. Encore faut-il l’inscrire dans une perspective historique qui ne rejette pas la Russie hors de l’Europe. Selon la formule de Talleyrand, ce serait plus qu’une faute, une erreur. Ce serait ouvrir pour l’Europe tout entière une nouvelle ère d’instabilité.
Il est temps de reprendre politiquement le contrôle de la crise ukrainienne en replaçant sa solution dans le cadre d’un grand projet paneuropéen de développement et de paix…
Plus que jamais, souvenons-nous de Jaurès : « Le courage ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme et ceci en est l’abdication … Le courage c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Sur l’Ukraine il est temps que la raison reprenne ses droits sur une russophobie aveugle : C’est de la paix et de l’Europe qu’il s’agit !
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[1] Le Monde du 17 Mai 2014, p. 4.