Causeur. Vous présidez désormais la Fondation de l’islam de France. Les musulmans français aujourd’hui sont-ils prêts à regarder la réalité en face et à admettre que le djihadisme vient de leurs rangs et y suscite une sympathie beaucoup trop large, plutôt que de hurler à l’islamophobie et d’agiter la complainte victimaire et anticolonialiste avec le renfort de la gauche compassionnelle ?
Jean-Pierre Chevènement. Je crains qu’en pratiquant l’amalgame entre les terroristes « djihadistes » et la grande masse des musulmans de France qui n’aspirent qu’à pratiquer paisiblement leur culte, vous ne tombiez dans le piège de nos adversaires. Ces derniers ne se cachent pas de vouloir susciter une guerre civile en France en jouant sur les fractures trop réelles de notre société. Je vous le dis : il faut isoler les terroristes. C’est une règle de principe. Or l’« hystérisation » des problèmes ne peut qu’élargir leur cercle de sympathisants, aujourd’hui très réduit parmi les musulmans. Ceux-ci souffrent de ces amalgames précipités et injustes. L’islam de France est par définition un islam républicain. Son émergence est une tâche de longue haleine, mais si la voie est étroite, il n’y en a pas d’autre pour maintenir la paix civile. Bien entendu, il y a d’autres chantiers à ouvrir pour que reprenne le processus normal de l’intégration. Il nous faut « faire France » à nouveau. Cela ne peut se réaliser que sur un projet partagé. Évitez donc les caricatures ! Ouvrez des chemins qui rapprochent ! Rejetez la voie des surenchères qui fait le jeu de Daech !
Les médias et la gauche politique dénoncent volontiers l’islamophobie française (un des éléments de la « droitisation »). Ce qui est sûr, c’est que la méfiance envers l’islam grandit en France. Comment y répondre ?
Que les attentats de 2015-2016 aient provoqué beaucoup d’inquiétude et d’interrogations chez nos concitoyens, qui ne le comprendrait ? Mais je ne constate pas le rejet de nos compatriotes musulmans dont la plupart n’ont rien à voir avec le salafisme qui est le terreau du djihadisme armé. Les Français sont un vieux peuple républicain. Ils ont montré beaucoup de maturité, à l’exception d’incidents isolés en Corse et hélas des propos de certains responsables politiques qui font de l’islam LE problème de la société française, alors qu’elle en a tant d’autres ! Les attentats terroristes ne sont vraiment une menace que parce que ces hommes politiques à courte vue, ayant abandonné depuis longtemps les véritables leviers de commande, ont laissé s’accumuler depuis trop longtemps des stocks de matières inflammables, notamment un chômage de masse dans la jeunesse, qui rendent en effet la situation très dangereuse. Ils savent pourtant que la plupart des victimes du terrorisme, de l’Irak à l’Algérie, de la Syrie et de la Turquie au Nigeria, sont des musulmans. L’islam est une mosaïque de sensibilités, et le fondamentalisme religieux dans le monde arabo-musulman ne l’a emporté sur le courant de la réforme – la Nahda – que depuis quatre décennies environ. Cela n’a rien d’irréversible ! Il faudrait que l’Occident fasse son examen de conscience dans le soutien à courte vue qu’il a apporté au fondamentalisme religieux. Je ne remonterai pas à la guerre du Golfe mais aujourd’hui encore j’entends des voix françaises prôner le soutien en Syrie aux rebelles islamistes et même à Al-Nosra, filiale d’Al-Qaïda ! On marche sur la tête ! Il faut condamner avec force les actes anti-musulmans, et votre journal devrait le faire plus nettement et plus souvent en montrant non seulement le caractère odieux et criminel de ces actes mais aussi leur bêtise. Vous évoquez l’islamophobie. C’est un mauvais mot. Aucune religion ne doit être à l’abri du débat. Mais il faut flétrir le racisme aussi inadmissible vis-à-vis des Maghrébins que des Juifs. L’islam doit être respecté comme la religion de 1,8 milliard d’êtres humains, une religion née il y a mille cinq cents ans et qui s’est incarnée dans des civilisations qui furent parmi les plus brillantes de l’humanité. La réponse à l’inquiétude légitime de nos concitoyens est dans l’application ferme et même sévère de la loi républicaine. La République rassemble. Le communautarisme, quelle qu’en soit la forme, encourage les replis identitaires. Je ne pense pas que votre but soit de créer en France une communauté de plus, les « souchiens ». Ce ne serait pas rendre service à notre pays !
Jean-Pierre Chevènement. Je crains qu’en pratiquant l’amalgame entre les terroristes « djihadistes » et la grande masse des musulmans de France qui n’aspirent qu’à pratiquer paisiblement leur culte, vous ne tombiez dans le piège de nos adversaires. Ces derniers ne se cachent pas de vouloir susciter une guerre civile en France en jouant sur les fractures trop réelles de notre société. Je vous le dis : il faut isoler les terroristes. C’est une règle de principe. Or l’« hystérisation » des problèmes ne peut qu’élargir leur cercle de sympathisants, aujourd’hui très réduit parmi les musulmans. Ceux-ci souffrent de ces amalgames précipités et injustes. L’islam de France est par définition un islam républicain. Son émergence est une tâche de longue haleine, mais si la voie est étroite, il n’y en a pas d’autre pour maintenir la paix civile. Bien entendu, il y a d’autres chantiers à ouvrir pour que reprenne le processus normal de l’intégration. Il nous faut « faire France » à nouveau. Cela ne peut se réaliser que sur un projet partagé. Évitez donc les caricatures ! Ouvrez des chemins qui rapprochent ! Rejetez la voie des surenchères qui fait le jeu de Daech !
Les médias et la gauche politique dénoncent volontiers l’islamophobie française (un des éléments de la « droitisation »). Ce qui est sûr, c’est que la méfiance envers l’islam grandit en France. Comment y répondre ?
Que les attentats de 2015-2016 aient provoqué beaucoup d’inquiétude et d’interrogations chez nos concitoyens, qui ne le comprendrait ? Mais je ne constate pas le rejet de nos compatriotes musulmans dont la plupart n’ont rien à voir avec le salafisme qui est le terreau du djihadisme armé. Les Français sont un vieux peuple républicain. Ils ont montré beaucoup de maturité, à l’exception d’incidents isolés en Corse et hélas des propos de certains responsables politiques qui font de l’islam LE problème de la société française, alors qu’elle en a tant d’autres ! Les attentats terroristes ne sont vraiment une menace que parce que ces hommes politiques à courte vue, ayant abandonné depuis longtemps les véritables leviers de commande, ont laissé s’accumuler depuis trop longtemps des stocks de matières inflammables, notamment un chômage de masse dans la jeunesse, qui rendent en effet la situation très dangereuse. Ils savent pourtant que la plupart des victimes du terrorisme, de l’Irak à l’Algérie, de la Syrie et de la Turquie au Nigeria, sont des musulmans. L’islam est une mosaïque de sensibilités, et le fondamentalisme religieux dans le monde arabo-musulman ne l’a emporté sur le courant de la réforme – la Nahda – que depuis quatre décennies environ. Cela n’a rien d’irréversible ! Il faudrait que l’Occident fasse son examen de conscience dans le soutien à courte vue qu’il a apporté au fondamentalisme religieux. Je ne remonterai pas à la guerre du Golfe mais aujourd’hui encore j’entends des voix françaises prôner le soutien en Syrie aux rebelles islamistes et même à Al-Nosra, filiale d’Al-Qaïda ! On marche sur la tête ! Il faut condamner avec force les actes anti-musulmans, et votre journal devrait le faire plus nettement et plus souvent en montrant non seulement le caractère odieux et criminel de ces actes mais aussi leur bêtise. Vous évoquez l’islamophobie. C’est un mauvais mot. Aucune religion ne doit être à l’abri du débat. Mais il faut flétrir le racisme aussi inadmissible vis-à-vis des Maghrébins que des Juifs. L’islam doit être respecté comme la religion de 1,8 milliard d’êtres humains, une religion née il y a mille cinq cents ans et qui s’est incarnée dans des civilisations qui furent parmi les plus brillantes de l’humanité. La réponse à l’inquiétude légitime de nos concitoyens est dans l’application ferme et même sévère de la loi républicaine. La République rassemble. Le communautarisme, quelle qu’en soit la forme, encourage les replis identitaires. Je ne pense pas que votre but soit de créer en France une communauté de plus, les « souchiens ». Ce ne serait pas rendre service à notre pays !
Bien entendu, des personnalités politiques de tous bords se sont émues de votre nomination, exigeant la promotion d’un homme, ou mieux encore d’une femme, de culture musulmane. Est-ce une objection légitime ? Symboliquement, aurait-il été judicieux de confier cette responsabilité à une personnalité laïque plus jeune, issue de l’immigration arabo-musulmane, tels que Jeannette Bougrab ou Malek Boutih ?
C’est une responsabilité qui s’apprécie au niveau de l’État. Il y a bien sûr des réactions de type communautariste. Je vous rappelle que la Fondation des œuvres de l’islam de France n’aura pas à s’immiscer dans les questions proprement religieuses et n’aura d’actions qu’en matière éducative, culturelle et sociale. Il y a beaucoup à faire pour rapprocher la France et l’islam, et d’abord les faire se connaître mieux. L’islam de France sera financé par des fonds exclusivement français, dans le respect des règles de la laïcité. J’insiste sur le fait que, à ce stade, je ne suis que pressenti par le ministre de l’Intérieur. C’est parce que j’apprécie Bernard Cazeneuve, sa parfaite maîtrise, et que je connais la rudesse de sa tâche que j’ai accepté le principe de cette responsabilité que j’exercerai, si tel doit être le cas, avec le seul souci de servir notre pays et de prolonger le chantier que j’avais ouvert en 1999. Bernard Cazeneuve a lui-même créé une instance de dialogue qui élargit à de nouvelles générations la mise en commun de nos réflexions. Quant aux personnalités que vous avez citées, je ne doute pas que leurs talents incontestables les prédisposent à exercer des responsabilités dans le chantier de la refondation républicaine dont l’islam de France n’est qu’une modeste facette.
Vous relevez ce défi de l’acculturation de l’islam presque vingt ans après avoir mené une grande consultation au ministère de l’Intérieur qui a donné naissance au CFCM. Comment expliquez-vous votre échec à faire émerger un islam de France ? Les musulmans de France forment-ils une communauté unifiée ?
Dix-sept ans après le lancement de la « consultation » que j’ai initiée, un travail considérable a été effectué. La déclaration de principes du 28 janvier 2000, la création par Nicolas Sarkozy du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003 ne sont que les premiers petits cailloux sur un chemin qui sera long. Le CFCM ne mérite pas la critique excessive qui en est souvent faite par des gens qui ne connaissent qu’insuffisamment le sujet. Il a le mérite d’exister. Quant à la Fondation des œuvres de l’islam de France, dont Dominique de Villepin avait eu l’idée, c’est pour la « désenliser » que Bernard Cazeneuve s’est tourné vers moi. Le trépied retenu – fondation d’intérêt public, association cultuelle, instituts d’islamologie – peut permettre de franchir une nouvelle étape qui elle-même en appelle d’autres.
Quelles sont les responsabilités respectives des musulmans, des pouvoirs publics et des puissances étrangères (Algérie, Maroc, Turquie…) dans cette faillite collective ? Il n’y a pas de faillite. Combien de temps a-t-il fallu à l’Église catholique pour trouver ses équilibres ? Des siècles !
À l’époque de la création du CFCM, vous aviez reçu les représentants des différentes tendances de la communauté musulmane, jusqu’aux radicaux du Tabligh. Aujourd’hui, certains islamologues s’inquiètent de la radicalisation de la rue musulmane française, qui juge l’UOIF et Tariq Ramadan trop « républicains ». Comme l’a déclaré Manuel Valls, les salafistes ont-ils gagné la bataille des idées ? Le courant salafiste ne s’est développé en France que récemment. Il reste très minoritaire. Suleiman Mourad, éminent historien libanais de l’islam, dans La Mosaïque de l’islam (1), montre que le wahhabisme est une doctrine profondément étrangère à l’esprit du sunnisme : « Au cœur de l’islam sunnite, il y a ce qu’on pourrait appeler l’idée de compromis, la croyance qu’aucune secte n’est totalement dans le vrai, qu’il y a une diversité de points de vue en matière de religion et que vous devez faire apparaître cette diversité dans votre propre pensée. »
Place Beauvau, vous aviez envisagé de contourner la loi sur la laïcité en formant les imams à Strasbourg. La loi de 1905 serait-elle inadaptée à l’islam de France ou faut-il accepter des accommodements raisonnables pour lutter contre les influences étrangères, en particulier salafistes ?
La loi de 1905 n’a pas besoin d’être changée. Je vous fais observer, néanmoins, qu’elle l’a été plusieurs fois par le passé.
À l’ère du djihadisme 2.0, alors que la plupart des terroristes fréquentaient peu la mosquée, l’État a-t-il les moyens de lutter contre des kamikazes qui planifient leurs crimes sur des messageries codées ? N’avons-nous pas sans cesse un train de retard ?
C’est l’affaire du cyber-renseignement. Mais vous savez, tout n’est pas dans la technologie. Le facteur humain compte énormément. Il faut aller au contact des jeunes notamment, nouer un dialogue qui a été, hélas, laissé en friche. Les jeunes nés de l’immigration sont autant de passerelles que la France tend au monde pour nouer le nécessaire dialogue des nations et des cultures. Mais c’est là que nous ressentons les fractures trop réelles de la société française : le chômage des jeunes particulièrement, la crise de l’école et de la citoyenneté, et j’en passe…
Vous avez conseillé aux Français musulmans la discrétion, et certains vous ont répondu que le temps où ils rasaient les murs est révolu. Qu’avez-vous voulu dire ?
Mon conseil s’adresse d’abord à toutes les religions : dans une République laïque, chacun doit privilégier dans l’espace public de débat, plutôt que l’affirmation de la Révélation qui lui est propre, la raison naturelle et l’argumentation raisonnée. C’est un effort qui est demandé à chacun (« effort » est d’ailleurs la traduction qu’on donne du mot « djihad », quand il s’applique à la conquête de soi, à la domination de ses passions : c’est le « grand djihad ». Le « petit djihad » n’est permis que dans certaines circonstances (la lutte contre les croisés du XIe au XIIIe siècle, les Mongols ensuite, l’envahisseur étranger le cas échéant). Aujourd’hui, le terrorisme qui se dit « djihadiste » s’inscrit dans une vision eschatologique de la fin des temps. C’est la voie du suicide, pour les intéressés mais aussi pour les musulmans. J’ai confiance que le monde musulman saura se débarrasser de cette pathologie. Le terrorisme c’est un crime, tout simplement, à traiter comme tel. Je conseillerai plutôt à nos concitoyens une sorte de « djihad laïque », un effort de raison qui est demandé aux musulmans comme aux autres d’ailleurs, pour s’exprimer de manière argumentée dans l’espace républicain, commun à tous. Oui, cela implique une certaine discrétion dans l’expression de ses croyances religieuses. C’est également vrai, mais sur un plan distinct de la laïcité, celui de l’intégration à la société française. L’intégration, c’est la clé des codes sociaux permettant d’exercer sa liberté. J’ai eu un débat sur ce sujet avec un conseiller d’État, M. Thierry Tuot (2), qui milite pour une société qu’il appelle « d’inclusion », mais en fait prêche le modèle communautariste à l’anglo-saxonne. Je ne partage pas cette vision. Le modèle républicain de l’égalité de tous les citoyens devant la loi me paraît supérieur. Et c’est vrai qu’il demande aussi un effort, qui a d’ailleurs été consenti par toutes les vagues d’immigration que la France a connues jusque dans les années 1970. Elles se sont adaptées aux mœurs françaises. Mais c’est un processus de longue durée qui exige à la fois effort et tolérance, mais aussi et surtout patriotisme bien compris. Donc, je ne retire rien de mon conseil de discrétion qui ne procède que d’un sentiment amical de ma part à l’égard de nos compatriotes musulmans et du souci que j’ai du bien commun.
Cette affirmation identitaire musulmane et l’échec de l’intégration en général ne sont-ils pas tout simplement dus au trop grand nombre de personnes à intégrer donc à l’immigration massive ?
L’intégration connaît des difficultés mais elle se poursuit quand même. Il ne faut pas jeter le manche après la cognée. Quant à l’immigration, évidemment elle dépend de la capacité d’intégration du pays. Mais la France a bien d’autres problèmes. Les immigrés ne doivent pas devenir les boucs émissaires de la crise profonde dans laquelle notre pays s’est enfoncé depuis 1974.
Depuis 2015, il ne se passe pas de jours sans que l’on brandisse des valeurs républicaines pourtant bien malmenées, et pas seulement par le communautarisme musulman. Alors que, dans les faits, un multiculturalisme séparatiste s’impose de plus en plus, la République est-elle autre chose qu’une réponse incantatoire ?
Au séparatisme identitaire il n’y a qu’une réponse : une République énergique et généreuse, une France à nouveau sûre d’elle-même et de son projet. C’est cela le cœur du débat : la vision stratégique de notre redressement. Avec la polémique sur le burkini, syndrome caniculaire, nous en sommes assez loin…
On a beaucoup reproché à Nicolas Sarkozy et à la droite d’avoir agité le chiffon rouge identitaire. Mais la gauche n’est-elle pas encore plus coupable d’avoir voulu ignorer la question et étouffer le débat ?
Je ne partage pas la culture du déni : il y a des maux qu’il faut savoir nommer, en n’en exceptant, bien sûr, aucun. Mais aussi avec des bons mots ! Vouloir hystériser le débat ne vaut pas mieux que vouloir l’étouffer.
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1. Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, entretiens avec Perry Anderson, Fayard, 2016, p. 100. ↩
2. Le Débat, septembre 2015. Cahier consacré à l’intégration et au multiculturalisme
Source : Causeur
C’est une responsabilité qui s’apprécie au niveau de l’État. Il y a bien sûr des réactions de type communautariste. Je vous rappelle que la Fondation des œuvres de l’islam de France n’aura pas à s’immiscer dans les questions proprement religieuses et n’aura d’actions qu’en matière éducative, culturelle et sociale. Il y a beaucoup à faire pour rapprocher la France et l’islam, et d’abord les faire se connaître mieux. L’islam de France sera financé par des fonds exclusivement français, dans le respect des règles de la laïcité. J’insiste sur le fait que, à ce stade, je ne suis que pressenti par le ministre de l’Intérieur. C’est parce que j’apprécie Bernard Cazeneuve, sa parfaite maîtrise, et que je connais la rudesse de sa tâche que j’ai accepté le principe de cette responsabilité que j’exercerai, si tel doit être le cas, avec le seul souci de servir notre pays et de prolonger le chantier que j’avais ouvert en 1999. Bernard Cazeneuve a lui-même créé une instance de dialogue qui élargit à de nouvelles générations la mise en commun de nos réflexions. Quant aux personnalités que vous avez citées, je ne doute pas que leurs talents incontestables les prédisposent à exercer des responsabilités dans le chantier de la refondation républicaine dont l’islam de France n’est qu’une modeste facette.
Vous relevez ce défi de l’acculturation de l’islam presque vingt ans après avoir mené une grande consultation au ministère de l’Intérieur qui a donné naissance au CFCM. Comment expliquez-vous votre échec à faire émerger un islam de France ? Les musulmans de France forment-ils une communauté unifiée ?
Dix-sept ans après le lancement de la « consultation » que j’ai initiée, un travail considérable a été effectué. La déclaration de principes du 28 janvier 2000, la création par Nicolas Sarkozy du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003 ne sont que les premiers petits cailloux sur un chemin qui sera long. Le CFCM ne mérite pas la critique excessive qui en est souvent faite par des gens qui ne connaissent qu’insuffisamment le sujet. Il a le mérite d’exister. Quant à la Fondation des œuvres de l’islam de France, dont Dominique de Villepin avait eu l’idée, c’est pour la « désenliser » que Bernard Cazeneuve s’est tourné vers moi. Le trépied retenu – fondation d’intérêt public, association cultuelle, instituts d’islamologie – peut permettre de franchir une nouvelle étape qui elle-même en appelle d’autres.
Quelles sont les responsabilités respectives des musulmans, des pouvoirs publics et des puissances étrangères (Algérie, Maroc, Turquie…) dans cette faillite collective ? Il n’y a pas de faillite. Combien de temps a-t-il fallu à l’Église catholique pour trouver ses équilibres ? Des siècles !
À l’époque de la création du CFCM, vous aviez reçu les représentants des différentes tendances de la communauté musulmane, jusqu’aux radicaux du Tabligh. Aujourd’hui, certains islamologues s’inquiètent de la radicalisation de la rue musulmane française, qui juge l’UOIF et Tariq Ramadan trop « républicains ». Comme l’a déclaré Manuel Valls, les salafistes ont-ils gagné la bataille des idées ? Le courant salafiste ne s’est développé en France que récemment. Il reste très minoritaire. Suleiman Mourad, éminent historien libanais de l’islam, dans La Mosaïque de l’islam (1), montre que le wahhabisme est une doctrine profondément étrangère à l’esprit du sunnisme : « Au cœur de l’islam sunnite, il y a ce qu’on pourrait appeler l’idée de compromis, la croyance qu’aucune secte n’est totalement dans le vrai, qu’il y a une diversité de points de vue en matière de religion et que vous devez faire apparaître cette diversité dans votre propre pensée. »
Place Beauvau, vous aviez envisagé de contourner la loi sur la laïcité en formant les imams à Strasbourg. La loi de 1905 serait-elle inadaptée à l’islam de France ou faut-il accepter des accommodements raisonnables pour lutter contre les influences étrangères, en particulier salafistes ?
La loi de 1905 n’a pas besoin d’être changée. Je vous fais observer, néanmoins, qu’elle l’a été plusieurs fois par le passé.
À l’ère du djihadisme 2.0, alors que la plupart des terroristes fréquentaient peu la mosquée, l’État a-t-il les moyens de lutter contre des kamikazes qui planifient leurs crimes sur des messageries codées ? N’avons-nous pas sans cesse un train de retard ?
C’est l’affaire du cyber-renseignement. Mais vous savez, tout n’est pas dans la technologie. Le facteur humain compte énormément. Il faut aller au contact des jeunes notamment, nouer un dialogue qui a été, hélas, laissé en friche. Les jeunes nés de l’immigration sont autant de passerelles que la France tend au monde pour nouer le nécessaire dialogue des nations et des cultures. Mais c’est là que nous ressentons les fractures trop réelles de la société française : le chômage des jeunes particulièrement, la crise de l’école et de la citoyenneté, et j’en passe…
Vous avez conseillé aux Français musulmans la discrétion, et certains vous ont répondu que le temps où ils rasaient les murs est révolu. Qu’avez-vous voulu dire ?
Mon conseil s’adresse d’abord à toutes les religions : dans une République laïque, chacun doit privilégier dans l’espace public de débat, plutôt que l’affirmation de la Révélation qui lui est propre, la raison naturelle et l’argumentation raisonnée. C’est un effort qui est demandé à chacun (« effort » est d’ailleurs la traduction qu’on donne du mot « djihad », quand il s’applique à la conquête de soi, à la domination de ses passions : c’est le « grand djihad ». Le « petit djihad » n’est permis que dans certaines circonstances (la lutte contre les croisés du XIe au XIIIe siècle, les Mongols ensuite, l’envahisseur étranger le cas échéant). Aujourd’hui, le terrorisme qui se dit « djihadiste » s’inscrit dans une vision eschatologique de la fin des temps. C’est la voie du suicide, pour les intéressés mais aussi pour les musulmans. J’ai confiance que le monde musulman saura se débarrasser de cette pathologie. Le terrorisme c’est un crime, tout simplement, à traiter comme tel. Je conseillerai plutôt à nos concitoyens une sorte de « djihad laïque », un effort de raison qui est demandé aux musulmans comme aux autres d’ailleurs, pour s’exprimer de manière argumentée dans l’espace républicain, commun à tous. Oui, cela implique une certaine discrétion dans l’expression de ses croyances religieuses. C’est également vrai, mais sur un plan distinct de la laïcité, celui de l’intégration à la société française. L’intégration, c’est la clé des codes sociaux permettant d’exercer sa liberté. J’ai eu un débat sur ce sujet avec un conseiller d’État, M. Thierry Tuot (2), qui milite pour une société qu’il appelle « d’inclusion », mais en fait prêche le modèle communautariste à l’anglo-saxonne. Je ne partage pas cette vision. Le modèle républicain de l’égalité de tous les citoyens devant la loi me paraît supérieur. Et c’est vrai qu’il demande aussi un effort, qui a d’ailleurs été consenti par toutes les vagues d’immigration que la France a connues jusque dans les années 1970. Elles se sont adaptées aux mœurs françaises. Mais c’est un processus de longue durée qui exige à la fois effort et tolérance, mais aussi et surtout patriotisme bien compris. Donc, je ne retire rien de mon conseil de discrétion qui ne procède que d’un sentiment amical de ma part à l’égard de nos compatriotes musulmans et du souci que j’ai du bien commun.
Cette affirmation identitaire musulmane et l’échec de l’intégration en général ne sont-ils pas tout simplement dus au trop grand nombre de personnes à intégrer donc à l’immigration massive ?
L’intégration connaît des difficultés mais elle se poursuit quand même. Il ne faut pas jeter le manche après la cognée. Quant à l’immigration, évidemment elle dépend de la capacité d’intégration du pays. Mais la France a bien d’autres problèmes. Les immigrés ne doivent pas devenir les boucs émissaires de la crise profonde dans laquelle notre pays s’est enfoncé depuis 1974.
Depuis 2015, il ne se passe pas de jours sans que l’on brandisse des valeurs républicaines pourtant bien malmenées, et pas seulement par le communautarisme musulman. Alors que, dans les faits, un multiculturalisme séparatiste s’impose de plus en plus, la République est-elle autre chose qu’une réponse incantatoire ?
Au séparatisme identitaire il n’y a qu’une réponse : une République énergique et généreuse, une France à nouveau sûre d’elle-même et de son projet. C’est cela le cœur du débat : la vision stratégique de notre redressement. Avec la polémique sur le burkini, syndrome caniculaire, nous en sommes assez loin…
On a beaucoup reproché à Nicolas Sarkozy et à la droite d’avoir agité le chiffon rouge identitaire. Mais la gauche n’est-elle pas encore plus coupable d’avoir voulu ignorer la question et étouffer le débat ?
Je ne partage pas la culture du déni : il y a des maux qu’il faut savoir nommer, en n’en exceptant, bien sûr, aucun. Mais aussi avec des bons mots ! Vouloir hystériser le débat ne vaut pas mieux que vouloir l’étouffer.
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1. Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, entretiens avec Perry Anderson, Fayard, 2016, p. 100. ↩
2. Le Débat, septembre 2015. Cahier consacré à l’intégration et au multiculturalisme
Source : Causeur