Présentation de l'épisode par France Culture : "De l’adhésion au Parti socialiste à la victoire de François Mitterrand en passant par le congrès d’Epinay, Jean-Pierre Chevènement retrace la longue marche de la gauche vers le pouvoir et ses premiers pas ministériels."
Transcription intégrale.
Gérard Courtois : Jean-Pierre Chevènement bonjour. Nous avons évoqué hier vos années de formation, votre rude expérience algérienne et votre scolarité à l'Ena où vous rongez votre frein. Et en réalité, pour vous, l'essentiel est ailleurs, puisque c'est le moment – 1964, vous avez 25 ans – où vous décidez de vous engager en politique. Et vous n'y allez pas par quatre chemins, vous prenez rendez-vous avec Guy Mollet, le tout puissant patron du PS de l'époque qui s'appelait encore la SFIO, et vous lui proposez vos services. Pourquoi le PS ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut dire que le paysage politique au retour d'Algérie ne me satisfaisait pas du tout. J'étais sociologiquement de gauche, je ne pouvais pas être autre chose, fils d'instituteurs, j'avais milité à l'Unef. Et j'étais mendésiste surtout : à partir de l'âge de 15 ans j'aurais voulu soutenir Mendès France, c'était mon grand homme. Mais ensuite je suis devenu gaulliste en Algérie parce que j'ai vu que de Gaulle était le seul capable de trancher le nœud gordien et d'empêcher une guerre civile. Et le personnage de de Gaulle m'impressionnait beaucoup, mais il avait 75 ans…. Par conséquent il fallait préparer l'après-de Gaulle et je ne me voyais pas travailler avec les barons du gaullisme, ça ne me disait rien du tout. J'ajoute que ça aurait fait croûtard… J'étais élève de l'Ena… Non ça n'était pas possible.
A gauche qu'est-ce-qu'il y avait ? Le Parti communiste, ce n'était vraiment pas ma tradition. Je vous ai décrit le Haut-Doubs : des communistes on n'en a jamais vu, socialiste c'est déjà l'extrême gauche. Le Parti socialiste je le haïssais. C'est lui qui m'avait envoyé dans les djebels, et je me souviens encore de mes parents les poings serrés le soir du 6 février 1956 quand Guy Mollet avait reculé devant les tomates. Donc je n'avais même pas l'idée de franchir…
Gérard Courtois : Guy Mollet qui était à l'époque Président du Conseil...
Jean-Pierre Chevènement : … qui était Président du Conseil et qui envoyait le contingent en Algérie, 28 mois.
Gérard Courtois : Donc c'était un repoussoir Guy Mollet ? Vous allez voir un repoussoir ?
Jean-Pierre Chevènement : Eh bien c'est la conséquence d'une analyse logique : ce qui nous paraissait intéressant, c'était de faire l'union de la gauche qui en était à ses tout premiers balbutiements. Il y avait un dialogue idéologique. Et nous avons tout de suite vu que ce qu'il fallait faire c'était recréer un Parti socialiste qui, en alliance avec le Parti communiste, conquerrait la majorité.
Gérard Courtois : Ce n'était pas le centre de gravité du Parti socialiste de l'époque ; on qualifiait les communistes de « cosaques » encore…
Jean-Pierre Chevènement : Bien entendu. Mais néanmoins il y avait ce dialogue idéologique mené du côté socialiste, avec Roger Quillot et Georges Brutel. Guy Mollet, nous sommes allés le voir, et l'une des premières questions que nous lui avons posées c'est : « Comment s'est passé l'entretien que vous avez eu avec Khrouchtchev » ? A l'époque, l'URSS donnait des signes je ne dirais pas de « démocratisation » mais enfin …
Gérard Courtois : … d'assouplissement…
Jean-Pierre Chevènement : … d'assouplissement. Et il nous a répondu sur la Yougoslavie, parce qu'il revenait en fait d'un voyage en Yougoslavie. Il nous a fait une description des porcheries industrielles en Yougoslavie qui lui assurait que le salariat était maître de l'avenir et que si on faisait notre travail de militants on pourrait convaincre une majorité de ce que le socialisme était réellement l'avenir. Donc il nous a envoyé militer, au fond d'une 14ème section, dans le 14ème arrondissement de Paris, mettre des tracts sous le pare-brise des voitures, faire le boulot ingrat du militant. Donc il ne nous a pas vraiment pris au sérieux. Alors qu'on était venus comme des gens prêts à fournir des dossiers sur les…
Gérard Courtois : … Vous vouliez régénérer le PS de l'intérieur.
Jean-Pierre Chevènement : On voulait régénérer le PS de l'intérieur.
Gérard Courtois : Ça ne l'intéressait pas du tout, Guy Mollet.
Jean-Pierre Chevènement : Oui il considérait qu'il fallait que nous fassions nos classes.
Gérard Courtois : Et puis que la doctrine c'était lui de toute façon.
Jean-Pierre Chevènement : Et que la doctrine c'était lui qui la maîtrisait. Il y avait les démocrates qui étaient des socialistes, c'était le sel de la terre, le Parti socialiste SFIO. Il y a avait les démocrates qui n'étaient pas socialistes, il les appelait centristes, c'était la droite qui n'était pas gaulliste. Il y avait les socialistes qui n'étaient pas démocrates, c'étaient les communistes, eh bien il faudrait qu'ils attendent encore pour devenir vraiment démocrates. Et puis il y avait les autres, qui avaient le pouvoir, qui n'étaient ni démocrates ni socialistes, qui étaient les gaullistes, c'était l'horreur. Ce n'était pas du tout notre vision, car nous, nous étions assez gaullistes en matière de politique étrangère, de défense, d'institutions… Nous voulions mettre en quelque sorte une base de gauche sous les institutions de la Vème République.
Gérard Courtois : Quand vous dites « nous », c'est le petit groupe que vous formez avec…
Jean-Pierre Chevènement : … C'est le tout petit groupe : il y a Gomez et moi, au départ…
Gérard Courtois : … Alain Gomez…
Jean-Pierre Chevènement : … Alain Gomez, qui est devenu ensuite Président de Thomson ; nous rencontrons Georges Sarre le jour de notre adhésion, qui avec l'association des postiers socialistes va nous donner les moyens de conquérir la majorité de la Fédération de Paris ; Didier Motchane que je rencontre Quai Branly…
Gérard Courtois : … à la DREE (Direction des relations économiques et extérieures)…
Jean-Pierre Chevènement : … et puis quelques élèves de l'Ena ou de Polytechnique assez divers. Nous entrons au Parti socialiste…
Gérard Courtois : … vous vous retrouvez militants dans le 14ème, ça ne dure pas très longtemps parce que très vite vous créez le CERES ?
Jean-Pierre Chevènement : On le crée presque simultanément, les statuts sont déposés en janvier 1966.
Gérard Courtois : Le CERES, c'est-à-dire le Centre d'études…
Jean-Pierre Chevènement : … Centre d'études, de recherches et d'éducation socialiste.
Gérard Courtois : Très ambitieux !
Jean-Pierre Chevènement : Vous voyez que je reste fidèle à ma vocation de recherche et d'éducation. Mais nous ne sommes pas très nombreux. Heureusement, il y a Georges Sarre et les postiers socialistes, puis nous sommes candidats, Georges et moi, aux élections législatives de 1968, et l'année suivante nous prenons la Fédération de Paris.
Gérard Courtois : Parlons deux secondes du CERES, parce que cela va être le point d'appui de toute la suite. C'est un laboratoire d'idées dans votre esprit.
Jean-Pierre Chevènement : C'est ce qu'on appelle un think tank aujourd'hui, un laboratoire d'idées : nous avons pour but de définir un petit peu ce que sera le projet de la gauche. Or pour nous le projet de la gauche c'est le projet de de Gaulle – les institutions, l'Europe européenne, la politique étrangère (contre les blocs), et la politique de défense (la dissuasion).
Gérard Courtois : Vous venez de dire qu'il y avait toute une composante gaulliste au fond dans le travail et dans la réflexion du CERES, mais il y a aussi une composante marxiste. C'est un drôle d'alliage !
Jean-Pierre Chevènement : C'est un alliage assez curieux. On ne peut pas dire que nous étions vraiment marxistes parce que nous avions lu le livre d'Annie Kriegel sur le congrès de Tours. Et puis nous étions frottés surtout d'austro-marxisme : nous avions lu le livre de Rudolf Hilferding sur le capitalisme financier qui était un peu le maître à penser de Lénine, dans L'impérialisme stade suprême du capitalisme. Nous avions lu Léon Blum parce qu'on nous avait offert ses œuvres complètes. Nous avions rendu visite à sa veuve, qu'on appelait Janot, à Jouy-en-Josas, qui nous avait fait écouter les discours enregistrés… Ça nous avait un peu rafraîchis parce qu'on avait entendu le discours par lequel Léon Blum essayait de convaincre les militants qu'il ne fallait pas intervenir en Espagne, or pour nous l'erreur de Léon Blum était de ne pas être intervenu en Espagne… Longtemps après, nous avons compris qu'il ne le pouvait pas, parce que les Britanniques ne le voulaient pas, parce que les radicaux ne le voulaient pas, par conséquent il était obligé de tenir compte de tout cela.
Gérard Courtois : En tout cas vous allez devenir très vite le poil à gratter aussi bien de Guy Mollet – la SFIO – que plus tard de François Mitterrand à la Convention des institutions républicaines…
Jean-Pierre Chevènement : Dans un premier temps, nous voyons que François Mitterrand est un accélérateur du processus que nous avions pensé…
Gérard Courtois : … par sa candidature de 1965...
Jean-Pierre Chevènement : … et un de mes maîtres de conférences, qui a été à son cabinet, nous met en contact, ou plus exactement nous met au boulot : nous faisons des petites interviews par lesquelles le candidat est censé répondre aux soucis des agriculteurs. Alors nous travaillons avec nos dossiers. Je ne suis pas sûr que nous ayons fait gagner beaucoup de voix à François Mitterrand mais nous sommes associés à sa campagne. Nous ne le connaîtrons qu'après, au mois de janvier [1974], où il réunit les gens qui l'ont aidé. Il nous prodigue quelques paroles d'encouragement. Mais enfin tout ceci nous incite plutôt à rester militants du Parti socialiste. Nous croyons beaucoup plus à la structure de parti qui embraie sur les couches populaires qu'aux petits cénacles – vous m'avez parlé de la Convention des institutions républicaines, mais ils n'étaient pas beaucoup plus nombreux qu'au CERES…
Gérard Courtois : C'était un club de notables…
Jean-Pierre Chevènement : C'étaient des clubs des notables, des petits-bourgeois, ça n'avait aucune réalité…
Gérard Courtois : Un mot sur Mai-68 : vis-à-vis de cette tornade qui secoue la France pendant un mois, vous avez des sentiments assez mitigés ou en tout cas distancés par rapport à ce qui se passe à ce moment-là.
Jean-Pierre Chevènement : Il faut dire que le CERES s'était fait un petit peu non pas en opposition mais clairement nous nous étions distingués de tous ceux qui rêvaient du « socialisme sous les tropiques » ou bien de la Révolution culturelle maoïste…
Gérard Courtois : Vous voulez parler de Cuba…
Jean-Pierre Chevènement : Je parle de Cuba, je parle de la Chine qui croyait au rôle des masses paysannes. Nous, nous voulions travailler avec la société française. Donc nous étions sur une ligne socialiste traditionnelle, au fond nous pensions que le communisme avait été une erreur d'aiguillage, et que le vrai socialisme ne pourrait surgir que de la société française telle qu'elle était composée, avec son abondant salariat, sa classe ouvrières, ses employés, ses ingénieurs, techniciens… Nous pensions qu'il fallait prendre appui – c'était le marxisme officiel du milieu du XIXème siècle – sur la réalité sociale de notre temps. Et nous pensions que, avec la politique étrangère du général de Gaulle, une France socialiste entraînerait le reste de l'Europe et nous avions une grande ambition pour la gauche et pour la France. Nous pensions que pour la gauche c'était le moyen d'effacer les erreurs du Front populaire et même de la période qui va jusqu'à la Libération – tous les socialistes ne choisissent pas la Résistance (il y a Daniel Mayer, et Guy Mollet d'ailleurs, mais il y a aussi ceux qui continuent à accorder leur confiance au Maréchal Pétain…).
Gérard Courtois : Finalement, l'événement important pour vous de Mai-68 c'est la rencontre avec votre épouse, Nisa ?
Jean-Pierre Chevènement : Alors je l'ai rencontrée en février, trois mois avant, chez un camarade de SAS [Section administrative spécialisée], Reingold, dont la femme était une amie de Nisa. Donc quand je suis arrivé chez lui où se tenait notre réunion, j'ai vu dans le reflet d'une glace une jeune fille qui corrigeait sa frange. Je n'ai pas encore reconnu ma future épouse, je ne m'en doutais pas. J'ai simplement demandé son numéro de téléphone à mon ami Reingold.
Gérard Courtois : C'est un début.
Jean-Pierre Chevènement : C'était un début !
Gérard Courtois : Vous évoquiez le contrôle par le CERES de la Fédération de Paris, ça c'est 1969, c'est un premier levier. Mais on arrive très vite au congrès d'Epinay, qui est le congrès décisif pour mettre en œuvre la stratégie que vous préconisiez, la stratégie d'union de la gauche, de programme commun avec le Parti communiste…
Jean-Pierre Chevènement : … il faut dire qu'après Paris nous avons pris d'autres fédérations, la Marne, la Savoie, et au congrès d'Epinay, [nous en avions] une bonne douzaine, dont celle du Territoire de Belfort où il y a une majorité pour la motion du CERES.
Gérard Courtois : Bref vous vous retrouvez avec 8,5 % des mandats à l'ouverture du congrès d'Epinay.
Jean-Pierre Chevènement : Alors c'est une situation en or car Mitterrand et ses alliés, Mauroy et Defferre, font 45 % ; Guy Mollet et Savary avec l'appoint de Poperen font 46 % ; et nous, nous faisons l'appoint. Et dès le départ, il y a un vote sur les structures, nous imposons la proportionnelle intégrale avec une barre à 5 %, c'est-à-dire en-dessous des 8,5 % que nous pesons. Nous sommes donc la clé à tous les niveaux, au comité directeur, au bureau exécutif. Et pour le vote de la motion, nous imposons la nôtre, c'est-à-dire la négociation d'un programme commun avec le Parti communiste pour les élections de 1973. Mitterrand n'ajoute qu'une chose : « sur la base d'un programme socialiste, préalablement débattu et approuvé par une convention nationale ». Mais, je ne sais pas encore que c'est moi qu'on va charger de faire ce programme ! Donc nous sommes en très bonne position.
Gérard Courtois : Mais c'est un sacré pari quand même parce que Mitterrand, la veille du congrès, n'est pas socialiste. Mauroy et Defferre, ses alliés – Defferre le patron de la Fédération des Bouches-du-Rhône, Mauroy, le patron de la Fédération du Nord, les deux grosses fédérations du Parti socialiste – sont la droite du parti, vous, vous êtes la gauche. Donc vous vous alliez, si je puis dire, avec un aventurier, Mitterrand, et deux représentants de la droite socialiste. C'est gonflé comme pari !
Jean-Pierre Chevènement : Nous avions un projet, nous pensions qu'il attirerait la jeunesse, et effectivement des dizaines de milliers de gens ont adhéré dans les années qui ont suivi. Le rôle des sections d'entreprises a été important, nous les avions fait inscrire dans les statuts, et Georges Sarre, qui était le secrétaire à l'Organisation et aux Sections d'entreprise, a fait adhérer des milliers de militants ouvriers, qui venaient de la CFDT, ou des Cégétistes qui n'étaient pas encartés au Parti communiste, ou gens de FO – Georges venait initialement de FO. Donc il y avait toute une masse de gens très peu formés politiquement mais qui ont adhéré au Parti socialiste en passant par le CERES. Le CERES était à la mode. Nous étions un lieu d'effervescence et de bouillonnement d'idées, et les anciens se sont sentis même dépassés.
Gérard Courtois : Vous êtes chargé, vous le disiez, du programme socialiste, et puis ensuite du chapitre économique du programme commun avec les communistes. Qu'est-ce-qu'il y a dans ces deux textes ? Qu'est-ce-que ça change au fond ? En quoi ça change complètement le paysage de la gauche ?
Jean-Pierre Chevènement : Le Parti communiste pensait que, avec un tel accord, il pourrait plumer la volaille socialiste, donc il voulait l'accord. Et c'était sa thématique depuis presque une dizaine d'années. Les communistes pensaient qu'avec un train supplémentaire de nationalisations on déplacerait le centre de gravité de la société française, c'était ce qu'ils appelaient la théorie du passage pacifique au socialisme à partir du capitalisme monopoliste d’État.
Gérard Courtois : Mais c'était un peu votre analyse également…
Jean-Pierre Chevènement : Oui. Nous y ajoutions quand même quelque chose de très important, c'était l'idée de l'auto-gestion, mais qui n'était pas seulement fondée sur le pouvoir des travailleurs dans l'entreprise, qui était également fondée sur l'articulation entre la démocratie dans l'entreprise et la planification. Donc nous avions réfléchi, c'était l'époque où quand même on voyait que le libéralisme n'avait pas dit son dernier mot, on sentait les premiers prodromes du néo-libéralisme, mais nous construisions une société qui était évidemment une société mixte, mais où la plupart des grandes entreprises – pas toutes – étaient publiques et pouvaient jouer un rôle de levier, de locomotive, pour l'ensemble de l'économie. Donc sur ce sujet de l'auto-gestion, nous étions en désaccord avec les rocardiens qui eux croyaient à l'optimum du marché, aux forces du marché, que de la même manière les coopératives, les mutuelles se trouveraient spontanément un point d'accord optimal. Nous ne pensions pas cela. Nous pensions quand même, c'était notre originalité, que le rôle de l’État restait nécessaire pour orienter l'ensemble de l'économie.
Gérard Courtois : Il reste que c'est une période euphorique pour vous, pour le Parti socialiste. 1971-1973, la dynamique de l'union de la gauche marche pleinement, en tout cas en faveur du PS.
Jean-Pierre Chevènement : Oui bien sûr, il y a à ce moment-là un afflux énorme de jeunes militants qui vont remporter succès sur succès, beaucoup vont se trouver maires en 1977…
Gérard Courtois : … déjà des députés aussi.
Jean-Pierre Chevènement : Nous avons 102 députés en 1973…
Gérard Courtois : … et pour la première fois davantage que le Parti communiste, pour la première fois depuis des lustres.
Jean-Pierre Chevènement : Le Parti communiste a 73 députés. Et en termes de voix, nous sommes à touche-touche. Le Parti communiste est à 22 %, le Parti socialiste à 21 %. L'année suivante, aux élections législatives partielles, le Parti communiste s'aperçoit que bien loin de plumer la volaille socialiste…
Gérard Courtois : … c'est l'inverse…
Jean-Pierre Chevènement : … il fait les frais de l'alliance… Et par conséquent ça va être la cause de la suspension du programme commun en 1977.
Gérard Courtois : Vous le disiez précédemment, au fond cette période des années 1970 a été une période de bataille idéologique intense au Parti socialiste…
Jean-Pierre Chevènement : … c'est une bataille sur plusieurs fronts. D'abord il y a les vieux de la vieille qui sont attachés aux anciennes définitions – l'atlantisme, etc. –, ils ne sont pas toujours droitiers sur le plan intérieur – j'ai gardé de très bons souvenirs de mes discussions avec Albert Gazier, qui était le ministre des Affaires sociales de Guy Mollet, c'était un homme qui était très paternel à notre égard –, donc il y avait cette vieille SFIO. Et puis il y avait le PSU, qui est passé très bizarrement d'une position très radicale, quand il était tout à fait isolé…
Gérard Courtois : … à l'extrême gauche…
Jean-Pierre Chevènement : … à l'extrême gauche du paysage, mais quand Rocard est entré au Parti socialiste, c'était pour s'allier avec Mauroy et avec Pontillon, et avec ce qui était une partie de l'aile droite du Parti socialiste, et il a donné un air de modernité à des thèses qui étaient au fond très voisines des thèses néo-libérales qui étaient en vogue aux États-Unis. Et la bataille sur l'auto-gestion n'a pas vraiment fait rage parce que c'était plutôt un marqueur vis-à-vis du Parti communiste… Ça aurait pu être un vrai débat, entre ce qu'on a appelé la « deuxième gauche » – ils se sont eux-mêmes appelés la « deuxième gauche » pour flétrir la première – et puis nous, mais ce qui nous séparait véritablement c'était le rôle de l’État, le rôle de la planification, la politique industrielle. Mais le fond de l'affaire en réalité était que Michel Rocard voulait devenir candidat à la place de François Mitterrand, et que la deuxième gauche, son idéologie… tout ce qu'on nous raconte aujourd'hui, il y a un peu de blague là-dedans. Le fond de l'affaire c'est que Michel Rocard n'a livré qu'une petite bataille idéologique au congrès de Nantes [1977] où il a essayé de distinguer deux gauches, une gauche jacobine contre une gauche girondine, une gauche centralisatrice contre une gauche décentralisatrice. Mais ça c'était pour les journalistes qui sont un peu paresseux, il fallait leur mettre quelque chose sous la plume.
Gérard Courtois : Et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle Mitterrand refait alliance avec vous en 1979…
Jean-Pierre Chevènement : … il est bien obligé…
Gérard Courtois : … vous vous retrouvez à nouveau en position d'arbitre…
Jean-Pierre Chevènement : … parce qu'il n'a pas la majorité à lui-seul…
Gérard Courtois : … et il vous charge à nouveau du projet socialiste…
Jean-Pierre Chevènement : … il me charge à nouveau du projet…
Gérard Courtois : … qui va être la base du projet présidentiel de 1981…
Jean-Pierre Chevènement : … il va charger Bérégovoy d'en extraire 110 propositions, d'ailleurs toutes ne sont pas extraites du projet socialiste, mais enfin c'est quand même le texte majeur qui est adopté à la quasi-unanimité par le comité directeur, sauf Delors, qui démissionne du comité directeur. Mais Delors n'appartient pas à la deuxième gauche. La deuxième gauche ne livre pas combat, elle considère qu'il n'y a pas lieu… Donc le projet socialiste passe et il est adopté définitivement au congrès de Créteil [janvier 1981] qui en même temps investit François Mitterrand.
Gérard Courtois : Quels étaient vos rapports avec Mitterrand ? C'était de l'estime, de l'amitié peut-être, de la rivalité ?
Jean-Pierre Chevènement : C'était un rapport assez complexe, fluctuant. Au départ nous ne le connaissions pas du tout, il avait même assez mauvaise presse : nous le liions à l'affaire de l'Observatoire, nous avons compris assez vite qu'il avait été dupé et que même tout cela se renversait en sa faveur parce que, tombé très bas, il avait réussi, avec la seule force de son courage et de son initiative, à remonter très haut le candidat unique de la gauche – 45 % des voix au deuxième tour de l'élection présidentielle [de 1965]. Ça lui donnait une stature. Et entrant dans son intimité – il nous invitait à déjeuner… –, nous avons, on peut le dire, sympathisé. C'était une sympathie réciproque. Il aimait les auteurs de l'Enarchie, il nous trouvait impertinents. Et il était très simple.
Gérard Courtois : Mitterrand, le 10 mai 1981, est élu Président de la République, la gauche accède au pouvoir après 23 ans de purgatoire. Qu'est-ce-que vous ressentez ce soir-là ? La victoire d'une stratégie électorale et d'une stratégie politique ou la victoire d'un projet de société ?
Jean-Pierre Chevènement : D'abord c'est une formidable victoire pour tous les paris successifs que nous avons faits. Nous avons vraiment parié sur ce que nous pourrions faire de la SFIO, sur ce que pourrait devenir Mitterrand, et évidemment sur notre capacité à gagner une majorité dans le pays. Donc c'est un sentiment de satisfaction. Mais en même temps, connaissant les choses de l'intérieur, nous sommes aussi un peu angoissés, angoissés que Mitterrand se laisse circonvenir par des forces qui vont à l'encontre de ce que nous souhaitons. Donc nous sommes très vigilants, néanmoins Mitterrand fait rentrer 4 ministres communistes au gouvernement – ça ne change pas d'ailleurs les équilibres d'ensemble. Les premiers arbitrages sont conformes à ce que nous souhaitons. Je suis ministre de la Recherche et de la Technologie, abondamment pourvu de crédits et de postes, et je peux lancer mon colloque sur la recherche et la technologie…
Gérard Courtois : … les Assises de la Recherche…
Jean-Pierre Chevènement : … qui draine à peu près 40 000 personnes, qui fait remonter 10 000 contributions, et qui est un exemple réussi de remobilisation d'une communauté scientifique qui était un peu en désarroi. Donc la loi de programmation fait remonter l'effort de recherche de 1,8 à 2,35 % du PIB, et on peut dire qu'il y aura une décennie dorée pour la recherche française, avec une loi d'orientation et de programmation qui apporte beaucoup de concepts nouveaux et qui fait que la France reste encore aujourd'hui un grand pays scientifique.
Gérard Courtois : Et ensuite vous enchaînez, si je puis dire, avec le ministère de l'Industrie et de la Recherche, donc vous élargissez votre périmètre et vous globalisez au fond votre stratégie de développement industriel.
Jean-Pierre Chevènement : Oui Pierre Dreyfus se retire, il est fatigué, et par conséquent Mitterrand m'attribue le ministère de l'Industrie.
Gérard Courtois : On est en 1982 là.
Jean-Pierre Chevènement : On est en 1982, juin 1982. Je prends cela au sérieux. La ligne du projet socialiste est clairement une ligne industrialiste. Je réunis les PDG des entreprises nationales, puis j'organise des journées de l'Industrie avec des gens du privé. L'idée est de faire en sorte que, en effet, les entreprises nationales soient renflouées par apport de capital, et l’État apporte au capital 5 ou 6 fois ce que les actionnaires privés ont apporté dans les 8 années précédentes. Et puis par ailleurs une certaine restructuration s'opère : le téléphone va à Alcatel, les produits bruns et l'électronique de défense va à Thomson, c'est-à-dire Thales aujourd'hui. Donc il y a une espèce de grand mécano industriel pour constituer des champions industriels à l'échelle mondiale. Je prévois de signer avec les entreprises nationales des contrats de plan, 4 chapitres d'engagements réciproques – le commerce extérieur, l'investissement, la recherche, l'emploi – ; ce sont des documents dont je charge Louis Gallois, qui est mon directeur de cabinet, de superviser l'élaboration. Donc les choses se passent bien jusqu'à des journées de politique industrielle où je remarque que François Mitterrand ne mentionne pas les efforts pourtant éreintants que fait son ministre de l'Industrie, ça se passe en novembre. Mais j'ai un allié dans la place, c'est Riboud, Jean Riboud – il était le patron de Schlumberger, une entreprise du parapétrolier, un ancien déporté, un homme remarquable à tous égards, avec lequel je m'entendais très bien –, qui avait été d'accord pour présider les Assises de l'Industrie que je projetais en juin 1983. Mais il se passe quelque chose de bizarre : j'apprends qu'un déjeuner a eu lieu à l’Élysée, avec 6 patrons, hors ma présence, avec par contre celle d'un certain nombre de conseillers dont Jacques Attali et Pierre Dreyfus, et que le but de l'exercice est de flétrir ma gestion. On invente dans ce déjeuner l'idée que j'aurais recensé les machines électroniques des différentes entreprises. Tout cela n'avait aucune réalité…
Gérard Courtois : … et ça se traduit peu de temps après…
Jean-Pierre Chevènement : … ça se traduit par une remontrance en Conseil des ministres, à l'égard des méthodes de « bureaucratie tatillonne ». Voyant la tête que je fais, François Mitterrand me dit : « Ce n'est pas pour vous, je vise l'ensemble des ministres ». Mais Attali, sur le perron de l’Élysée, dit que le Président a flétri les excès de bureaucratie tatillonne à l'égard des entreprises nationales. Qui cela peut-il viser sinon moi qui suis le ministre de l'Industrie ?
Gérard Courtois : Et ni une ni deux…
Jean-Pierre Chevènement : … ni une ni deux je fais ma lettre de démission. Je dis à Mitterrand : « Vous ne pouvez pas me cisailler les mollets », enfin « vous ne pouvez pas m'enlever le peu d'autorité dont je dispose »…
Gérard Courtois : … mais au fond il y a une sorte de coïncidence étonnante entre votre démission fin mars et les grands choix de politique économique que Mitterrand va faire à ce moment-là. Au-delà de la réaction si je puis dire d'amour propre après la remontrance du Chef de l’État en Conseil des ministres, ce qui est en jeu en fait, c'est la politique économique du gouvernement socialiste depuis deux ans, avec laquelle vous êtes de moins en moins en accord, en tout cas sur laquelle vous essayez de peser et sur laquelle, au bout du compte, vous n'arriverez pas à peser. Mais on y reviendra demain si vous le voulez bien.
La série en intégralité à retrouver ici.
Gérard Courtois : Jean-Pierre Chevènement bonjour. Nous avons évoqué hier vos années de formation, votre rude expérience algérienne et votre scolarité à l'Ena où vous rongez votre frein. Et en réalité, pour vous, l'essentiel est ailleurs, puisque c'est le moment – 1964, vous avez 25 ans – où vous décidez de vous engager en politique. Et vous n'y allez pas par quatre chemins, vous prenez rendez-vous avec Guy Mollet, le tout puissant patron du PS de l'époque qui s'appelait encore la SFIO, et vous lui proposez vos services. Pourquoi le PS ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut dire que le paysage politique au retour d'Algérie ne me satisfaisait pas du tout. J'étais sociologiquement de gauche, je ne pouvais pas être autre chose, fils d'instituteurs, j'avais milité à l'Unef. Et j'étais mendésiste surtout : à partir de l'âge de 15 ans j'aurais voulu soutenir Mendès France, c'était mon grand homme. Mais ensuite je suis devenu gaulliste en Algérie parce que j'ai vu que de Gaulle était le seul capable de trancher le nœud gordien et d'empêcher une guerre civile. Et le personnage de de Gaulle m'impressionnait beaucoup, mais il avait 75 ans…. Par conséquent il fallait préparer l'après-de Gaulle et je ne me voyais pas travailler avec les barons du gaullisme, ça ne me disait rien du tout. J'ajoute que ça aurait fait croûtard… J'étais élève de l'Ena… Non ça n'était pas possible.
A gauche qu'est-ce-qu'il y avait ? Le Parti communiste, ce n'était vraiment pas ma tradition. Je vous ai décrit le Haut-Doubs : des communistes on n'en a jamais vu, socialiste c'est déjà l'extrême gauche. Le Parti socialiste je le haïssais. C'est lui qui m'avait envoyé dans les djebels, et je me souviens encore de mes parents les poings serrés le soir du 6 février 1956 quand Guy Mollet avait reculé devant les tomates. Donc je n'avais même pas l'idée de franchir…
Gérard Courtois : Guy Mollet qui était à l'époque Président du Conseil...
Jean-Pierre Chevènement : … qui était Président du Conseil et qui envoyait le contingent en Algérie, 28 mois.
Gérard Courtois : Donc c'était un repoussoir Guy Mollet ? Vous allez voir un repoussoir ?
Jean-Pierre Chevènement : Eh bien c'est la conséquence d'une analyse logique : ce qui nous paraissait intéressant, c'était de faire l'union de la gauche qui en était à ses tout premiers balbutiements. Il y avait un dialogue idéologique. Et nous avons tout de suite vu que ce qu'il fallait faire c'était recréer un Parti socialiste qui, en alliance avec le Parti communiste, conquerrait la majorité.
Gérard Courtois : Ce n'était pas le centre de gravité du Parti socialiste de l'époque ; on qualifiait les communistes de « cosaques » encore…
Jean-Pierre Chevènement : Bien entendu. Mais néanmoins il y avait ce dialogue idéologique mené du côté socialiste, avec Roger Quillot et Georges Brutel. Guy Mollet, nous sommes allés le voir, et l'une des premières questions que nous lui avons posées c'est : « Comment s'est passé l'entretien que vous avez eu avec Khrouchtchev » ? A l'époque, l'URSS donnait des signes je ne dirais pas de « démocratisation » mais enfin …
Gérard Courtois : … d'assouplissement…
Jean-Pierre Chevènement : … d'assouplissement. Et il nous a répondu sur la Yougoslavie, parce qu'il revenait en fait d'un voyage en Yougoslavie. Il nous a fait une description des porcheries industrielles en Yougoslavie qui lui assurait que le salariat était maître de l'avenir et que si on faisait notre travail de militants on pourrait convaincre une majorité de ce que le socialisme était réellement l'avenir. Donc il nous a envoyé militer, au fond d'une 14ème section, dans le 14ème arrondissement de Paris, mettre des tracts sous le pare-brise des voitures, faire le boulot ingrat du militant. Donc il ne nous a pas vraiment pris au sérieux. Alors qu'on était venus comme des gens prêts à fournir des dossiers sur les…
Gérard Courtois : … Vous vouliez régénérer le PS de l'intérieur.
Jean-Pierre Chevènement : On voulait régénérer le PS de l'intérieur.
Gérard Courtois : Ça ne l'intéressait pas du tout, Guy Mollet.
Jean-Pierre Chevènement : Oui il considérait qu'il fallait que nous fassions nos classes.
Gérard Courtois : Et puis que la doctrine c'était lui de toute façon.
Jean-Pierre Chevènement : Et que la doctrine c'était lui qui la maîtrisait. Il y avait les démocrates qui étaient des socialistes, c'était le sel de la terre, le Parti socialiste SFIO. Il y a avait les démocrates qui n'étaient pas socialistes, il les appelait centristes, c'était la droite qui n'était pas gaulliste. Il y avait les socialistes qui n'étaient pas démocrates, c'étaient les communistes, eh bien il faudrait qu'ils attendent encore pour devenir vraiment démocrates. Et puis il y avait les autres, qui avaient le pouvoir, qui n'étaient ni démocrates ni socialistes, qui étaient les gaullistes, c'était l'horreur. Ce n'était pas du tout notre vision, car nous, nous étions assez gaullistes en matière de politique étrangère, de défense, d'institutions… Nous voulions mettre en quelque sorte une base de gauche sous les institutions de la Vème République.
Gérard Courtois : Quand vous dites « nous », c'est le petit groupe que vous formez avec…
Jean-Pierre Chevènement : … C'est le tout petit groupe : il y a Gomez et moi, au départ…
Gérard Courtois : … Alain Gomez…
Jean-Pierre Chevènement : … Alain Gomez, qui est devenu ensuite Président de Thomson ; nous rencontrons Georges Sarre le jour de notre adhésion, qui avec l'association des postiers socialistes va nous donner les moyens de conquérir la majorité de la Fédération de Paris ; Didier Motchane que je rencontre Quai Branly…
Gérard Courtois : … à la DREE (Direction des relations économiques et extérieures)…
Jean-Pierre Chevènement : … et puis quelques élèves de l'Ena ou de Polytechnique assez divers. Nous entrons au Parti socialiste…
Gérard Courtois : … vous vous retrouvez militants dans le 14ème, ça ne dure pas très longtemps parce que très vite vous créez le CERES ?
Jean-Pierre Chevènement : On le crée presque simultanément, les statuts sont déposés en janvier 1966.
Gérard Courtois : Le CERES, c'est-à-dire le Centre d'études…
Jean-Pierre Chevènement : … Centre d'études, de recherches et d'éducation socialiste.
Gérard Courtois : Très ambitieux !
Jean-Pierre Chevènement : Vous voyez que je reste fidèle à ma vocation de recherche et d'éducation. Mais nous ne sommes pas très nombreux. Heureusement, il y a Georges Sarre et les postiers socialistes, puis nous sommes candidats, Georges et moi, aux élections législatives de 1968, et l'année suivante nous prenons la Fédération de Paris.
Gérard Courtois : Parlons deux secondes du CERES, parce que cela va être le point d'appui de toute la suite. C'est un laboratoire d'idées dans votre esprit.
Jean-Pierre Chevènement : C'est ce qu'on appelle un think tank aujourd'hui, un laboratoire d'idées : nous avons pour but de définir un petit peu ce que sera le projet de la gauche. Or pour nous le projet de la gauche c'est le projet de de Gaulle – les institutions, l'Europe européenne, la politique étrangère (contre les blocs), et la politique de défense (la dissuasion).
Gérard Courtois : Vous venez de dire qu'il y avait toute une composante gaulliste au fond dans le travail et dans la réflexion du CERES, mais il y a aussi une composante marxiste. C'est un drôle d'alliage !
Jean-Pierre Chevènement : C'est un alliage assez curieux. On ne peut pas dire que nous étions vraiment marxistes parce que nous avions lu le livre d'Annie Kriegel sur le congrès de Tours. Et puis nous étions frottés surtout d'austro-marxisme : nous avions lu le livre de Rudolf Hilferding sur le capitalisme financier qui était un peu le maître à penser de Lénine, dans L'impérialisme stade suprême du capitalisme. Nous avions lu Léon Blum parce qu'on nous avait offert ses œuvres complètes. Nous avions rendu visite à sa veuve, qu'on appelait Janot, à Jouy-en-Josas, qui nous avait fait écouter les discours enregistrés… Ça nous avait un peu rafraîchis parce qu'on avait entendu le discours par lequel Léon Blum essayait de convaincre les militants qu'il ne fallait pas intervenir en Espagne, or pour nous l'erreur de Léon Blum était de ne pas être intervenu en Espagne… Longtemps après, nous avons compris qu'il ne le pouvait pas, parce que les Britanniques ne le voulaient pas, parce que les radicaux ne le voulaient pas, par conséquent il était obligé de tenir compte de tout cela.
Gérard Courtois : En tout cas vous allez devenir très vite le poil à gratter aussi bien de Guy Mollet – la SFIO – que plus tard de François Mitterrand à la Convention des institutions républicaines…
Jean-Pierre Chevènement : Dans un premier temps, nous voyons que François Mitterrand est un accélérateur du processus que nous avions pensé…
Gérard Courtois : … par sa candidature de 1965...
Jean-Pierre Chevènement : … et un de mes maîtres de conférences, qui a été à son cabinet, nous met en contact, ou plus exactement nous met au boulot : nous faisons des petites interviews par lesquelles le candidat est censé répondre aux soucis des agriculteurs. Alors nous travaillons avec nos dossiers. Je ne suis pas sûr que nous ayons fait gagner beaucoup de voix à François Mitterrand mais nous sommes associés à sa campagne. Nous ne le connaîtrons qu'après, au mois de janvier [1974], où il réunit les gens qui l'ont aidé. Il nous prodigue quelques paroles d'encouragement. Mais enfin tout ceci nous incite plutôt à rester militants du Parti socialiste. Nous croyons beaucoup plus à la structure de parti qui embraie sur les couches populaires qu'aux petits cénacles – vous m'avez parlé de la Convention des institutions républicaines, mais ils n'étaient pas beaucoup plus nombreux qu'au CERES…
Gérard Courtois : C'était un club de notables…
Jean-Pierre Chevènement : C'étaient des clubs des notables, des petits-bourgeois, ça n'avait aucune réalité…
Gérard Courtois : Un mot sur Mai-68 : vis-à-vis de cette tornade qui secoue la France pendant un mois, vous avez des sentiments assez mitigés ou en tout cas distancés par rapport à ce qui se passe à ce moment-là.
Jean-Pierre Chevènement : Il faut dire que le CERES s'était fait un petit peu non pas en opposition mais clairement nous nous étions distingués de tous ceux qui rêvaient du « socialisme sous les tropiques » ou bien de la Révolution culturelle maoïste…
Gérard Courtois : Vous voulez parler de Cuba…
Jean-Pierre Chevènement : Je parle de Cuba, je parle de la Chine qui croyait au rôle des masses paysannes. Nous, nous voulions travailler avec la société française. Donc nous étions sur une ligne socialiste traditionnelle, au fond nous pensions que le communisme avait été une erreur d'aiguillage, et que le vrai socialisme ne pourrait surgir que de la société française telle qu'elle était composée, avec son abondant salariat, sa classe ouvrières, ses employés, ses ingénieurs, techniciens… Nous pensions qu'il fallait prendre appui – c'était le marxisme officiel du milieu du XIXème siècle – sur la réalité sociale de notre temps. Et nous pensions que, avec la politique étrangère du général de Gaulle, une France socialiste entraînerait le reste de l'Europe et nous avions une grande ambition pour la gauche et pour la France. Nous pensions que pour la gauche c'était le moyen d'effacer les erreurs du Front populaire et même de la période qui va jusqu'à la Libération – tous les socialistes ne choisissent pas la Résistance (il y a Daniel Mayer, et Guy Mollet d'ailleurs, mais il y a aussi ceux qui continuent à accorder leur confiance au Maréchal Pétain…).
Gérard Courtois : Finalement, l'événement important pour vous de Mai-68 c'est la rencontre avec votre épouse, Nisa ?
Jean-Pierre Chevènement : Alors je l'ai rencontrée en février, trois mois avant, chez un camarade de SAS [Section administrative spécialisée], Reingold, dont la femme était une amie de Nisa. Donc quand je suis arrivé chez lui où se tenait notre réunion, j'ai vu dans le reflet d'une glace une jeune fille qui corrigeait sa frange. Je n'ai pas encore reconnu ma future épouse, je ne m'en doutais pas. J'ai simplement demandé son numéro de téléphone à mon ami Reingold.
Gérard Courtois : C'est un début.
Jean-Pierre Chevènement : C'était un début !
Gérard Courtois : Vous évoquiez le contrôle par le CERES de la Fédération de Paris, ça c'est 1969, c'est un premier levier. Mais on arrive très vite au congrès d'Epinay, qui est le congrès décisif pour mettre en œuvre la stratégie que vous préconisiez, la stratégie d'union de la gauche, de programme commun avec le Parti communiste…
Jean-Pierre Chevènement : … il faut dire qu'après Paris nous avons pris d'autres fédérations, la Marne, la Savoie, et au congrès d'Epinay, [nous en avions] une bonne douzaine, dont celle du Territoire de Belfort où il y a une majorité pour la motion du CERES.
Gérard Courtois : Bref vous vous retrouvez avec 8,5 % des mandats à l'ouverture du congrès d'Epinay.
Jean-Pierre Chevènement : Alors c'est une situation en or car Mitterrand et ses alliés, Mauroy et Defferre, font 45 % ; Guy Mollet et Savary avec l'appoint de Poperen font 46 % ; et nous, nous faisons l'appoint. Et dès le départ, il y a un vote sur les structures, nous imposons la proportionnelle intégrale avec une barre à 5 %, c'est-à-dire en-dessous des 8,5 % que nous pesons. Nous sommes donc la clé à tous les niveaux, au comité directeur, au bureau exécutif. Et pour le vote de la motion, nous imposons la nôtre, c'est-à-dire la négociation d'un programme commun avec le Parti communiste pour les élections de 1973. Mitterrand n'ajoute qu'une chose : « sur la base d'un programme socialiste, préalablement débattu et approuvé par une convention nationale ». Mais, je ne sais pas encore que c'est moi qu'on va charger de faire ce programme ! Donc nous sommes en très bonne position.
Gérard Courtois : Mais c'est un sacré pari quand même parce que Mitterrand, la veille du congrès, n'est pas socialiste. Mauroy et Defferre, ses alliés – Defferre le patron de la Fédération des Bouches-du-Rhône, Mauroy, le patron de la Fédération du Nord, les deux grosses fédérations du Parti socialiste – sont la droite du parti, vous, vous êtes la gauche. Donc vous vous alliez, si je puis dire, avec un aventurier, Mitterrand, et deux représentants de la droite socialiste. C'est gonflé comme pari !
Jean-Pierre Chevènement : Nous avions un projet, nous pensions qu'il attirerait la jeunesse, et effectivement des dizaines de milliers de gens ont adhéré dans les années qui ont suivi. Le rôle des sections d'entreprises a été important, nous les avions fait inscrire dans les statuts, et Georges Sarre, qui était le secrétaire à l'Organisation et aux Sections d'entreprise, a fait adhérer des milliers de militants ouvriers, qui venaient de la CFDT, ou des Cégétistes qui n'étaient pas encartés au Parti communiste, ou gens de FO – Georges venait initialement de FO. Donc il y avait toute une masse de gens très peu formés politiquement mais qui ont adhéré au Parti socialiste en passant par le CERES. Le CERES était à la mode. Nous étions un lieu d'effervescence et de bouillonnement d'idées, et les anciens se sont sentis même dépassés.
Gérard Courtois : Vous êtes chargé, vous le disiez, du programme socialiste, et puis ensuite du chapitre économique du programme commun avec les communistes. Qu'est-ce-qu'il y a dans ces deux textes ? Qu'est-ce-que ça change au fond ? En quoi ça change complètement le paysage de la gauche ?
Jean-Pierre Chevènement : Le Parti communiste pensait que, avec un tel accord, il pourrait plumer la volaille socialiste, donc il voulait l'accord. Et c'était sa thématique depuis presque une dizaine d'années. Les communistes pensaient qu'avec un train supplémentaire de nationalisations on déplacerait le centre de gravité de la société française, c'était ce qu'ils appelaient la théorie du passage pacifique au socialisme à partir du capitalisme monopoliste d’État.
Gérard Courtois : Mais c'était un peu votre analyse également…
Jean-Pierre Chevènement : Oui. Nous y ajoutions quand même quelque chose de très important, c'était l'idée de l'auto-gestion, mais qui n'était pas seulement fondée sur le pouvoir des travailleurs dans l'entreprise, qui était également fondée sur l'articulation entre la démocratie dans l'entreprise et la planification. Donc nous avions réfléchi, c'était l'époque où quand même on voyait que le libéralisme n'avait pas dit son dernier mot, on sentait les premiers prodromes du néo-libéralisme, mais nous construisions une société qui était évidemment une société mixte, mais où la plupart des grandes entreprises – pas toutes – étaient publiques et pouvaient jouer un rôle de levier, de locomotive, pour l'ensemble de l'économie. Donc sur ce sujet de l'auto-gestion, nous étions en désaccord avec les rocardiens qui eux croyaient à l'optimum du marché, aux forces du marché, que de la même manière les coopératives, les mutuelles se trouveraient spontanément un point d'accord optimal. Nous ne pensions pas cela. Nous pensions quand même, c'était notre originalité, que le rôle de l’État restait nécessaire pour orienter l'ensemble de l'économie.
Gérard Courtois : Il reste que c'est une période euphorique pour vous, pour le Parti socialiste. 1971-1973, la dynamique de l'union de la gauche marche pleinement, en tout cas en faveur du PS.
Jean-Pierre Chevènement : Oui bien sûr, il y a à ce moment-là un afflux énorme de jeunes militants qui vont remporter succès sur succès, beaucoup vont se trouver maires en 1977…
Gérard Courtois : … déjà des députés aussi.
Jean-Pierre Chevènement : Nous avons 102 députés en 1973…
Gérard Courtois : … et pour la première fois davantage que le Parti communiste, pour la première fois depuis des lustres.
Jean-Pierre Chevènement : Le Parti communiste a 73 députés. Et en termes de voix, nous sommes à touche-touche. Le Parti communiste est à 22 %, le Parti socialiste à 21 %. L'année suivante, aux élections législatives partielles, le Parti communiste s'aperçoit que bien loin de plumer la volaille socialiste…
Gérard Courtois : … c'est l'inverse…
Jean-Pierre Chevènement : … il fait les frais de l'alliance… Et par conséquent ça va être la cause de la suspension du programme commun en 1977.
Gérard Courtois : Vous le disiez précédemment, au fond cette période des années 1970 a été une période de bataille idéologique intense au Parti socialiste…
Jean-Pierre Chevènement : … c'est une bataille sur plusieurs fronts. D'abord il y a les vieux de la vieille qui sont attachés aux anciennes définitions – l'atlantisme, etc. –, ils ne sont pas toujours droitiers sur le plan intérieur – j'ai gardé de très bons souvenirs de mes discussions avec Albert Gazier, qui était le ministre des Affaires sociales de Guy Mollet, c'était un homme qui était très paternel à notre égard –, donc il y avait cette vieille SFIO. Et puis il y avait le PSU, qui est passé très bizarrement d'une position très radicale, quand il était tout à fait isolé…
Gérard Courtois : … à l'extrême gauche…
Jean-Pierre Chevènement : … à l'extrême gauche du paysage, mais quand Rocard est entré au Parti socialiste, c'était pour s'allier avec Mauroy et avec Pontillon, et avec ce qui était une partie de l'aile droite du Parti socialiste, et il a donné un air de modernité à des thèses qui étaient au fond très voisines des thèses néo-libérales qui étaient en vogue aux États-Unis. Et la bataille sur l'auto-gestion n'a pas vraiment fait rage parce que c'était plutôt un marqueur vis-à-vis du Parti communiste… Ça aurait pu être un vrai débat, entre ce qu'on a appelé la « deuxième gauche » – ils se sont eux-mêmes appelés la « deuxième gauche » pour flétrir la première – et puis nous, mais ce qui nous séparait véritablement c'était le rôle de l’État, le rôle de la planification, la politique industrielle. Mais le fond de l'affaire en réalité était que Michel Rocard voulait devenir candidat à la place de François Mitterrand, et que la deuxième gauche, son idéologie… tout ce qu'on nous raconte aujourd'hui, il y a un peu de blague là-dedans. Le fond de l'affaire c'est que Michel Rocard n'a livré qu'une petite bataille idéologique au congrès de Nantes [1977] où il a essayé de distinguer deux gauches, une gauche jacobine contre une gauche girondine, une gauche centralisatrice contre une gauche décentralisatrice. Mais ça c'était pour les journalistes qui sont un peu paresseux, il fallait leur mettre quelque chose sous la plume.
Gérard Courtois : Et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle Mitterrand refait alliance avec vous en 1979…
Jean-Pierre Chevènement : … il est bien obligé…
Gérard Courtois : … vous vous retrouvez à nouveau en position d'arbitre…
Jean-Pierre Chevènement : … parce qu'il n'a pas la majorité à lui-seul…
Gérard Courtois : … et il vous charge à nouveau du projet socialiste…
Jean-Pierre Chevènement : … il me charge à nouveau du projet…
Gérard Courtois : … qui va être la base du projet présidentiel de 1981…
Jean-Pierre Chevènement : … il va charger Bérégovoy d'en extraire 110 propositions, d'ailleurs toutes ne sont pas extraites du projet socialiste, mais enfin c'est quand même le texte majeur qui est adopté à la quasi-unanimité par le comité directeur, sauf Delors, qui démissionne du comité directeur. Mais Delors n'appartient pas à la deuxième gauche. La deuxième gauche ne livre pas combat, elle considère qu'il n'y a pas lieu… Donc le projet socialiste passe et il est adopté définitivement au congrès de Créteil [janvier 1981] qui en même temps investit François Mitterrand.
Gérard Courtois : Quels étaient vos rapports avec Mitterrand ? C'était de l'estime, de l'amitié peut-être, de la rivalité ?
Jean-Pierre Chevènement : C'était un rapport assez complexe, fluctuant. Au départ nous ne le connaissions pas du tout, il avait même assez mauvaise presse : nous le liions à l'affaire de l'Observatoire, nous avons compris assez vite qu'il avait été dupé et que même tout cela se renversait en sa faveur parce que, tombé très bas, il avait réussi, avec la seule force de son courage et de son initiative, à remonter très haut le candidat unique de la gauche – 45 % des voix au deuxième tour de l'élection présidentielle [de 1965]. Ça lui donnait une stature. Et entrant dans son intimité – il nous invitait à déjeuner… –, nous avons, on peut le dire, sympathisé. C'était une sympathie réciproque. Il aimait les auteurs de l'Enarchie, il nous trouvait impertinents. Et il était très simple.
Gérard Courtois : Mitterrand, le 10 mai 1981, est élu Président de la République, la gauche accède au pouvoir après 23 ans de purgatoire. Qu'est-ce-que vous ressentez ce soir-là ? La victoire d'une stratégie électorale et d'une stratégie politique ou la victoire d'un projet de société ?
Jean-Pierre Chevènement : D'abord c'est une formidable victoire pour tous les paris successifs que nous avons faits. Nous avons vraiment parié sur ce que nous pourrions faire de la SFIO, sur ce que pourrait devenir Mitterrand, et évidemment sur notre capacité à gagner une majorité dans le pays. Donc c'est un sentiment de satisfaction. Mais en même temps, connaissant les choses de l'intérieur, nous sommes aussi un peu angoissés, angoissés que Mitterrand se laisse circonvenir par des forces qui vont à l'encontre de ce que nous souhaitons. Donc nous sommes très vigilants, néanmoins Mitterrand fait rentrer 4 ministres communistes au gouvernement – ça ne change pas d'ailleurs les équilibres d'ensemble. Les premiers arbitrages sont conformes à ce que nous souhaitons. Je suis ministre de la Recherche et de la Technologie, abondamment pourvu de crédits et de postes, et je peux lancer mon colloque sur la recherche et la technologie…
Gérard Courtois : … les Assises de la Recherche…
Jean-Pierre Chevènement : … qui draine à peu près 40 000 personnes, qui fait remonter 10 000 contributions, et qui est un exemple réussi de remobilisation d'une communauté scientifique qui était un peu en désarroi. Donc la loi de programmation fait remonter l'effort de recherche de 1,8 à 2,35 % du PIB, et on peut dire qu'il y aura une décennie dorée pour la recherche française, avec une loi d'orientation et de programmation qui apporte beaucoup de concepts nouveaux et qui fait que la France reste encore aujourd'hui un grand pays scientifique.
Gérard Courtois : Et ensuite vous enchaînez, si je puis dire, avec le ministère de l'Industrie et de la Recherche, donc vous élargissez votre périmètre et vous globalisez au fond votre stratégie de développement industriel.
Jean-Pierre Chevènement : Oui Pierre Dreyfus se retire, il est fatigué, et par conséquent Mitterrand m'attribue le ministère de l'Industrie.
Gérard Courtois : On est en 1982 là.
Jean-Pierre Chevènement : On est en 1982, juin 1982. Je prends cela au sérieux. La ligne du projet socialiste est clairement une ligne industrialiste. Je réunis les PDG des entreprises nationales, puis j'organise des journées de l'Industrie avec des gens du privé. L'idée est de faire en sorte que, en effet, les entreprises nationales soient renflouées par apport de capital, et l’État apporte au capital 5 ou 6 fois ce que les actionnaires privés ont apporté dans les 8 années précédentes. Et puis par ailleurs une certaine restructuration s'opère : le téléphone va à Alcatel, les produits bruns et l'électronique de défense va à Thomson, c'est-à-dire Thales aujourd'hui. Donc il y a une espèce de grand mécano industriel pour constituer des champions industriels à l'échelle mondiale. Je prévois de signer avec les entreprises nationales des contrats de plan, 4 chapitres d'engagements réciproques – le commerce extérieur, l'investissement, la recherche, l'emploi – ; ce sont des documents dont je charge Louis Gallois, qui est mon directeur de cabinet, de superviser l'élaboration. Donc les choses se passent bien jusqu'à des journées de politique industrielle où je remarque que François Mitterrand ne mentionne pas les efforts pourtant éreintants que fait son ministre de l'Industrie, ça se passe en novembre. Mais j'ai un allié dans la place, c'est Riboud, Jean Riboud – il était le patron de Schlumberger, une entreprise du parapétrolier, un ancien déporté, un homme remarquable à tous égards, avec lequel je m'entendais très bien –, qui avait été d'accord pour présider les Assises de l'Industrie que je projetais en juin 1983. Mais il se passe quelque chose de bizarre : j'apprends qu'un déjeuner a eu lieu à l’Élysée, avec 6 patrons, hors ma présence, avec par contre celle d'un certain nombre de conseillers dont Jacques Attali et Pierre Dreyfus, et que le but de l'exercice est de flétrir ma gestion. On invente dans ce déjeuner l'idée que j'aurais recensé les machines électroniques des différentes entreprises. Tout cela n'avait aucune réalité…
Gérard Courtois : … et ça se traduit peu de temps après…
Jean-Pierre Chevènement : … ça se traduit par une remontrance en Conseil des ministres, à l'égard des méthodes de « bureaucratie tatillonne ». Voyant la tête que je fais, François Mitterrand me dit : « Ce n'est pas pour vous, je vise l'ensemble des ministres ». Mais Attali, sur le perron de l’Élysée, dit que le Président a flétri les excès de bureaucratie tatillonne à l'égard des entreprises nationales. Qui cela peut-il viser sinon moi qui suis le ministre de l'Industrie ?
Gérard Courtois : Et ni une ni deux…
Jean-Pierre Chevènement : … ni une ni deux je fais ma lettre de démission. Je dis à Mitterrand : « Vous ne pouvez pas me cisailler les mollets », enfin « vous ne pouvez pas m'enlever le peu d'autorité dont je dispose »…
Gérard Courtois : … mais au fond il y a une sorte de coïncidence étonnante entre votre démission fin mars et les grands choix de politique économique que Mitterrand va faire à ce moment-là. Au-delà de la réaction si je puis dire d'amour propre après la remontrance du Chef de l’État en Conseil des ministres, ce qui est en jeu en fait, c'est la politique économique du gouvernement socialiste depuis deux ans, avec laquelle vous êtes de moins en moins en accord, en tout cas sur laquelle vous essayez de peser et sur laquelle, au bout du compte, vous n'arriverez pas à peser. Mais on y reviendra demain si vous le voulez bien.
La série en intégralité à retrouver ici.