Verbatim
- Samuel Etienne : Le texte sur la réforme des retraites a été présenté en Conseil des ministres et va entamer son parcours législatif. Le Président de la République a-t-il eu raison de ne pas céder à la rue ?
Jean-Pierre Chevènement : Le candidat Macron avait annoncé cette réforme, et le principe d’un régime universel est un bon principe, me semble-t-il, notamment car il tient compte de la discontinuité croissante des carrières. L’idée qu’il y ait 1 régime plutôt que 42 est une bonne chose en soi, même si tout cela va prendre du temps. Ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a pas de débat sur des points essentiels comme la pénibilité. Pourquoi les gens qui portent des charges lourdes sont-ils exclus de la pénibilité, alors que cela leur permettrait de partir à la retraite un peu plus tôt que les autres ? Ce serait légitime. Autre point : pourquoi les salariés qui gagnent plus de 10 000 € par mois ne sont-ils plus astreints à cotiser ? On accepterait mal une rupture de solidarité entre ceux qui gagnent le plus et les autres.
- En l’état actuel des textes, les hauts salaires de plus de 120 000 € bruts par an ne paieraient plus de cotisations sauf sur cette marge de 2,8 %, mais ils n’enregistreraient pas de nouveaux droits non plus. Ils seraient obligés par exemple...
D’aller à la capitalisation ! On voit bien que c’est là l’amorce de la substitution d’un régime à un autre. Je pense que ce débat devrait reprendre le chemin de la raison. Cela dit, on n’oppose pas le tout ou rien. Par exemple, le retrait de la réforme me paraît contraire à ce qui a été dit par le candidat Macron pendant la campagne et approuvé par 66 % des Français qui se sont exprimés. S’il y a des Français qui veulent changer de République, il faut qu’ils patientent deux ans et qu’ils se rassemblent autour d’un candidat qui leur précise laquelle.
- Cette mobilisation contre la réforme des retraites a vu de nouvelles formes de contestation un peu inspirées du mouvement des Gilets jaunes. Est-on rentré dans un régime de contestation permanente du pouvoir ?
Il y a une crise de la démocratie représentative qui est déjà ancienne. On a trop dévalorisé les politiques, il faut raison garder. Et il faut aussi que les citoyens apprennent à distinguer l’esprit critique - capacité de juger par soi-même, qui est une bonne chose - de l’esprit de critique, c’est-à-dire l’esprit systématique de contestation. Sommes-nous dans une situation révolutionnaire ? Je réponds non, nous n’en sommes pas là.
Les syndicats doivent éviter de donner des mots d’ordre qui se rapprochent du "tout ou rien", car c’est le refus de discuter. Il faut discuter, et il y a de quoi sur un sujet hautement anxiogène, mais je ne crois pas que le Gouvernement veuille revenir sur l’essentiel, qui est la répartition, ni sur la part des retraites dans le revenu national. Je rappelle que nous parlons de 350 milliards d'euros et que les transferts sociaux en France s’élèvent à 750 milliards d'euros. Nous ne sommes pas au point où nous aurions remis en cause les conquêtes du CNR. C’est un manque de vue, de perspective et même de connaissances qui fait dire cela.
- La crise entre les Français et les élites passe-t-elle par une réforme de la haute fonction publique et notamment la disparition de l’ENA ? Il y a plus de 50 ans, vous dénonciez déjà "l’énarchie, ou les mandarins de la société bourgeoise".
Je dénonçais en effet le monopole de recrutement par les grands corps de l’Etat - c’est-à-dire une toute petite fraction des gens qui sortent de l’ENA - non seulement des postes de la fonction publique mais aussi, de plus en plus, des postes de direction dans les entreprises publiques ou privées. Ajouté à cela, beaucoup d’énarques sont des ténors politiques...
- Dont vous êtes !
Absolument, et il est bien normal que tout le monde puisse se présenter à une élection ! Mais cette concentration finit par être abusive. Ce que je propose n’est pas de revenir sur le principe du concours, qui est un bon principe, et il faut le maintenir pour les administrateurs civils. En revanche, il faut faire en sorte que les grands corps recrutent à un niveau qui soit dix ans après la sortie de l’ENA, avec des fonctionnaires qui ont déjà l’expérience du terrain, qui ont montré leurs qualités, et que ce ne soit pas une sélection faite à 22 ou 23 ans, à un âge où on ne peut pas prédéterminer la vie des individus.
- Réformer, mais pas supprimer l’ENA donc ?
Non, pas la supprimer car elle a été un progrès par rapport aux anciens concours de cooptation où chaque corps recrutait ses futurs administrateurs. La Commune de Paris a voulu le principe du concours et je ne souhaite pas que l’on revienne en-deçà de la Commune de Paris.
- Il y a quelques jours, l’Express titrait sur « la fin du plafond de verre » pour Marine Le Pen. Une victoire de Marine Le Pen apparaît-elle de plus en plus probable ?
Ce n’est pas mon sentiment. Le RN a une histoire qui s’enracine dans Vichy, l’OAS...
- Ce n’est pas l’avis de Marine Le Pen...
Mais c’est la réalité objective, historiquement. En outre, l’élection d’un candidat du RN provoquerait de graves tensions et, je le crains pour notre pays, tout ce qui pourrait l’acheminer vers la guerre civile. Il y a un parfum de guerre civile. Je le juge extrêmement malsain. Par exemple la concentration des critiques sur le Président de la République est excessive. Il ne peut même plus aller au théâtre sans qu’aussitôt soient rameutés des émeutiers par réseaux sociaux. Je sais bien que lorsque le Général de Gaulle visitait l’Ecole normale supérieure, certains élèves jugeaient utile de refuser de lui serrer la main... Nous sommes dans un pays qui peut comporter certains excès. Mais tout de même, la fonction de Président de la République doit être respectée. Un peuple qui ne respecte pas ses institutions ne se ménage pas un avenir très brillant.
Il y a une dernière chose que je voudrais dire sur le RN : pour l’image de la France dans le monde, notre rôle en Afrique, en Méditerranée, dans le monde musulman, l’élection d’un président issu du RN serait catastrophique. Je pense qu’il y assez de Français qui maintiendront le plafond de verre à un niveau assez élevé.
Source : L'Invité du 6h30-9h30 - France Info TV