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Rétablir la souveraineté de l'Irak


par Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 7 avril 2003


J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Les troupes américaines peuvent occuper Bagdad, M. Bush n'en est pas moins dans l'impasse. Il voulait installer un gouvernement à sa main en Irak, mais les Irakiens n'accueillent pas les Américains en libérateurs. M. Bush s'est trompé d'époque.

Pour l'emporter à moindres frais, le commandement militaire américain a décidé de recourir à des frappes aériennes massives et écrasantes comme pendant la première guerre du Golfe où, prévues initialement pour durer deux semaines, elles furent prolongées quarante jours. Le rythme actuel, près de mille sorties aériennes par jour, a retrouvé le rythme quotidien de janvier-février 1991. Le prix de cette guerre en vies humaines, militaires et civiles est insoutenable. L'opinion publique mondiale peut-elle accepter un tel massacre d'innocents pour un objectif (un changement de régime) à la fois déraisonnable et illégal ? Certes, l'abaissement de la conscience occidentale par le conditionnement médiatique a déjà fait ses preuves en des circonstances similaires. Mais le résultat de cette politique du mépris sera le triomphe de l'islamo-nationalisme en Irak et dans le monde arabo-musulman, c'est-à-dire la fusion de deux courants idéologiques jusqu'alors opposés.

Cette guerre, qui apparaît comme une guerre de recolonisation, débouchera inévitablement sur une guerre de libération nationale. Aucun gouvernement irakien légitime ne pourra se maintenir à l'ombre des chars américains.

J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Certes, elle paraît impensable aujourd'hui dans la psychologie des dirigeants américains. Elle n'en est pas moins inévitable à terme, car pour les Etats-Unis, la victoire militaire a déjà perdu toute signification politique rationnelle.

Face aux torrents de haine et de ressentiment que la guerre aura fait couler, une victoire sur le terrain ne s'intègre déjà plus à aucune stratégie politique sensée pour l'"après-guerre", qu'il s'agisse de la mise sous administration américaine du pays (thèse Rumsfeld) ou de l'installation d'un gouvernement provisoire qui apparaîtra inévitablement comme un gouvernement fantoche.

L'administration Bush voudra aller jusqu'au bout de son entreprise d'occupation. Tant que durera la guerre, le devoir de l'ONU et de la France en son sein serait d'obtenir au moins des cessez-le-feu partiels pour permettre l'acheminement de l'aide humanitaire sous l'égide de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ensuite, il faudra oeuvrer au rétablissement de la souveraineté de l'Irak.

Je vois la crainte qui s'empare de bon nombre de nos élites bien-pensantes à l'idée que "le gendarme du monde", comme dit Alain Madelin, s'est engagé dans une impasse. Nous sommes tellement habitués, depuis l'effondrement de la France en 1940, à vivre - si l'on excepte la parenthèse gaulliste - dans un monde que d'autres dominent, qu'une sorte de vertige saisit tous ceux pour qui l'Empire était devenu "l'horizon indépassable de notre temps".

M. Schaüble, l'un des responsables de la CDU allemande, n'exprime pas une autre idée quand il écrit : "Nous, Européens et Américains, sommes des nantis à l'échelle du monde." En concevant "l'Europe comme un élément de limitation de l'hégémonie américaine... nous scierions la branche sur laquelle nous sommes assis".

Une partie des élites européennes est évidemment incapable de penser un monde réellement multipolaire, à la fois rééquilibré et plus juste, et en définitive une Europe qui soit autre chose que la banlieue de l'empire américain. Ces "élites" n'ont pas pris conscience de l'échec inévitable du projet de l'administration Bush : installer durablement à Bagdad un régime proaméricain.

Si le monde incertain dans lequel nous vivons a besoin d'un gendarme, que se passe-t-il quand ce gendarme est pris d'un coup de folie ?

Première réponse : il va falloir veiller nous-mêmes à notre sécurité. Ce premier défi implique de la part des Européens un effort de défense accru, si possible coordonné, de façon à assurer la paix au moins sur notre continent.

Deuxième réponse : il faut ramener le gendarme américain au respect de la discipline collective telle que peut seul l'exprimer le Conseil de sécurité, dans l'intérêt du monde tout entier, et d'ailleurs des Etats-Unis eux-mêmes.

Mais, pour que l'ONU joue son rôle, encore faut-il qu'elle ne se laisse pas instrumenter à l'avenir comme ce fut le cas dans le passé par les Etats-Unis. Ainsi la première guerre du Golfe a si visiblement excédé l'objectif fixé par l'ONU que M. Perez de Cuellar, devant la destruction des infrastructures de l'Irak, s'était cru obligé de préciser, en février 1991, que "cette guerre n'était pas une guerre des Nations unies". Qui ne voit aussi que la prolongation des sanctions qui, douze années durant, ont frappé le peuple irakien, faisait la part trop belle à la volonté des Etats-Unis de mettre définitivement l'Irak hors jeu ?

L'ONU a couvert du sceau de la légalité internationale une politique génocidaire. Le 12 mai 1996, lors d'une émission télévisée de CBS, à une question d'un journaliste, Wesley Stahl, qui l'interrogeait sur la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, "plus qu'à Hiroshima", Mme Albright répondait : "Il s'agit là d'un choix très difficile... mais le prix en vaut la peine."

Il a fallu que les Etats-Unis poussent encore plus loin leurs exigences, en demandant une résolution autorisant une guerre "préventive", pour que le Conseil de sécurité, et en son sein la France, l'Allemagne et la Russie, aient le courage de regimber, et de ne plus se laisser instrumenter. L'avenir leur donnera raison.

Une réelle multipolarité du monde implique que l'accord entre Paris, Berlin et Moscou se maintienne, au sein du Conseil, et même se renforce. Je suis convaincu que beaucoup d'autres pays peuvent s'y joindre dès lors que l'objectif clairement affirmé sera le rétablissement de la souveraineté et de l'intégrité de l'Irak. La levée des sanctions doit permettre au peuple irakien, à nouveau maître de ses richesses, de les utiliser pour sa reconstruction et son développement. C'est là le rôle qui incombe à l'ONU.

Il faut pour cela des principes et du courage. Le président de la République, depuis septembre 2002, n'en a pas manqué. Il aurait tout à perdre à écouter la voix des sirènes qui lui conseillent aujourd'hui de se fondre dans une absence épaisse. Décrire la guerre actuelle en Irak non pas comme une violation du droit mais comme un conflit entre la "démocratie" et la "dictature", comme M. Raffarin a donné le sentiment de le faire, méconnaît l'enjeu réel de la guerre : celui de la légalité internationale, et affaiblit donc sur le fond la position de la France.

Cette guerre a été pensée par les stratèges du Pentagone comme une guerre pour la domination mondiale à travers l'occupation de l'Irak et le contrôle du Moyen-Orient. Ce dessein n'a aucune chance de se réaliser dans la durée.

Il faudra beaucoup de courage à la France pour maintenir son cap et aider l'Irak à rétablir sa souveraineté. Il lui faudra aussi beaucoup d'intelligence, car nous devrons aider les Etats-Unis à revisiter profondément leur rapport avec "le reste du monde". L'administration Bush est le produit ultime d'une réaction excessive à la contre-culture des années 1970.

Parce que j'ai confiance dans la tradition démocratique du peuple américain, je ne doute pas que les valeurs de progrès et de coopération multilatérale qui furent celles du New Deal finiront par reprendre le dessus. Cela ne se fera pas en un jour. Il est temps, pour la France, d'intégrer dans une vision longue un combat diplomatique méritoire. C'est ainsi seulement qu'il prendra tout son sens dans l'histoire.


Mots-clés : irak
Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Lundi 7 Avril 2003 à 21:39 | Lu 4901 fois




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