Le Brexit n’a pas seulement révélé, comme l’éclair illumine un paysage nocturne, les fragilités de la construction européenne, il a sonné comme un retentissant et cuisant désaveu à l’égard des institutions de Bruxelles.
La Grande-Bretagne avait un statut à part, dans l’Union européenne. Et pourtant, il faut croire que l’intelligence collective de son peuple a préféré délaisser ce statut avantageux pour reprendre en main et en toute transparence le contrôle entier de son destin. L’opinion claironnée de la plupart des élites européennes, au lendemain du Brexit, est que la Grande-Bretagne s’est tirée une balle dans le pied, que son économie va entrer en récession et que peut-être le Royaume-Uni va éclater. Cela est possible, encore que peu probable.
Mais si c’était le contraire qui était vrai ? Si la Grande-Bretagne avait quitté un édifice branlant où elle n’avait d’ailleurs mis qu’un pied, avant qu’il ne s’effondre sur sa tête ? La Grande-Bretagne a vu avec inquiétude la prolifération des règles et des normes européennes élaborées, sans aucun contrôle démocratique véritable, par une Commission européenne technocratique et opaque, l’envahissement du droit dérivé et surtout la supériorité du droit européen sur le droit national. En maints domaines, le Parlement de Westminster n’avait plus le dernier mot. Le problème allait donc bien au-delà de l’immigration polonaise. La question de fond était : est-ce qu’un gouvernement démocratique est encore possible dans nos sociétés dites « avancées » ? Mais en quoi seraient-elles avancées si elles commençaient par renoncer au principe de « self government » ? Ce débat n’était-il pas légitime ?
La Grande-Bretagne avait un statut à part, dans l’Union européenne. Et pourtant, il faut croire que l’intelligence collective de son peuple a préféré délaisser ce statut avantageux pour reprendre en main et en toute transparence le contrôle entier de son destin. L’opinion claironnée de la plupart des élites européennes, au lendemain du Brexit, est que la Grande-Bretagne s’est tirée une balle dans le pied, que son économie va entrer en récession et que peut-être le Royaume-Uni va éclater. Cela est possible, encore que peu probable.
Mais si c’était le contraire qui était vrai ? Si la Grande-Bretagne avait quitté un édifice branlant où elle n’avait d’ailleurs mis qu’un pied, avant qu’il ne s’effondre sur sa tête ? La Grande-Bretagne a vu avec inquiétude la prolifération des règles et des normes européennes élaborées, sans aucun contrôle démocratique véritable, par une Commission européenne technocratique et opaque, l’envahissement du droit dérivé et surtout la supériorité du droit européen sur le droit national. En maints domaines, le Parlement de Westminster n’avait plus le dernier mot. Le problème allait donc bien au-delà de l’immigration polonaise. La question de fond était : est-ce qu’un gouvernement démocratique est encore possible dans nos sociétés dites « avancées » ? Mais en quoi seraient-elles avancées si elles commençaient par renoncer au principe de « self government » ? Ce débat n’était-il pas légitime ?
Et si c’était nous, la France et les pays de l’Europe du Sud, particulièrement, qui nous étions fourvoyés dans une construction où nos intérêts fondamentaux ne sont pas pris en compte ? Nous avons renoncé aux politiques budgétaires contracycliques et à notre souveraineté budgétaire elle-même en acceptant tel quel le TSCG de 2012, c’est-à-dire la généralisation de la « règle d’or » conçue pour l’Allemagne. Nous ne pouvons plus mener une politique industrielle ciblée. Nous acceptons sans barguigner la reconduite de sanctions contre la Russie qui pénalisent gravement nos exportations (-50 %), sans tenir compte du blocage par l’Ukraine du volet politique des accords de Minsk. Cette orientation est peut-être celle que souhaitent les Etats-Unis. Mais où est passée l’indépendance de notre politique ? Et si même l’Allemagne se trouvait aujourd’hui empêtrée dans une Europe à vingt-huit, et maintenant à vingt-sept, où elle se trouve isolée par son projet de « grande Suisse » et par un modèle de développement mercantiliste (excédent extérieur de 10,5 % du PIB) intransposable à la plupart des autres pays ?
L’Europe était le grand projet conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, principalement par la France et l’Allemagne. Tant qu’elle était restée pour l’essentiel un marché commun, avec une politique agricole commune, fruit de l’entente entre De Gaulle et Adenauer, les choses paraissaient marcher de façon satisfaisante. Mais n’était-elle que cela ? Ne comportait-elle pas dès l’origine un « projet caché » auquel on ne parviendrait qu’à pas de loup, par une série de faits accomplis qui créeraient l’irréversible ?
Dans l’esprit de son principal inspirateur – Jean Monnet –, l’Europe n’était pas qu’un marché : c’était en fait un projet hautement politique qui consistait à mettre sur pied une entité supranationale qu’on appellerait, de manière d’ailleurs trompeuse, « Etats-Unis d’Europe », car d’emblée cette entité s’était dépouillée du soin d’assurer sa défense au profit des vrais Etats-Unis qui sont d’Amérique.
L’Europe de Jean Monnet et de Jacques Delors avait pour ambition affichée de transformer la Commission européenne en gouvernement européen, responsable devant deux Chambres dont l’une serait le pseudo-Parlement européen et l’autre le Conseil des Etats, une sorte de Sénat, ultime avatar dégénéré du Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement.
C’est ce projet qui a été rejeté. Il faut maintenant construire une autre Europe en phase avec les besoins et les aspirations des peuples et capable de répondre aux défis qui se lèvent à l’horizon.
Le dogme de la concurrence
Comment sauver l’idée européenne d’un naufrage programmé ? La réponse est simple : en la refondant dans la démocratie telle qu’elle vit dans les nations, là où existe un sentiment d’appartenance assez fort pour que la minorité accepte la loi de la majorité. Il y a dans les institutions européennes actuelles un lieu où les peuples sont représentés par les chefs d’Etat et de gouvernement qu’ils ont élus : c’est le Conseil. Il est légitime. Mais le Conseil n’est pas outillé pour décider. Je propose de mettre à sa disposition les services qui dépendent aujourd’hui de la Commission. Les fonctionnaires de Bruxelles ne perdront pas leur emploi : ils seront simplement placés sous l’autorité du Conseil et des représentants permanents des Etats.
La Commission (à 6 ou à 28 commissaires) n’a aucune vocation à « définir l’intérêt général » de l’Union : depuis quand a-t-on vu que vingt-huit personnes, fussent-elles méritantes du point de vue des gouvernements qui les désignent, pouvaient penser l’intérêt général de cinq cents millions d’Européens ? Et au nom de quoi ? Du dogme de la concurrence érigée en valeur suprême par l’Acte Unique élaboré entre 1985 et 1987, alors que triomphait la croyance néolibérale en « l’efficience des marchés » ? Cette philosophie a fait du marché européen un marché offert.
La Commission a, de surcroît, le monopole exorbitant de la proposition en matière de directives ou de règlements européens, reléguant les Etats en bout de table. C’est elle qui conduit les négociations commerciales internationales. C’est ainsi qu’elle a mitonné dans le plus grand secret un traité de libre échange avec les Etats-Unis qui favoriserait, à travers l’harmonisation des normes, l’exode de nos grandes entreprises vers le marché américain et vers les pays à bas coût comme le Mexique. Il est temps de défendre l’Europe et ses travailleurs et de remettre la politique au poste de commande.
En second lieu, le Parlement gagnerait à être composé de députés élus dans les parlements nationaux.
En effet la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a rappelé fermement qu’il n’était pas un Parlement susceptible d’exprimer une volonté générale, en l’absence de « demos » européen. Tout au plus s’agit-il, à ses yeux, de « la juxtaposition de la représentation de vingt-sept peuples européens ». Chacun sait que les élections européennes sont celles qui connaissent le taux d’abstention le plus massif – près de 50 % - en moyenne, 80 % en Pologne. Nul ne connaît son député européen, élu en France dans des circonscriptions qui ressemblent à des indicatifs téléphoniques. A part quelques individualités brillantes, la plupart des « députés européens » se caractérisent par leur absentéisme. J’ajoute que les débats au soi-disant Parlement européen se déroulent plutôt en commission qu’en séance publique. Leur opacité n’est dépassée que par celle qui entoure les débats du Conseil européen.
Je propose qu’on articule les démocraties nationales avec une démocratie européenne qui reste à construire. Les parlementaires nationaux ont une légitimité incontestable. Ils sont connus de leurs électeurs et surtout ils connaissent leurs problèmes. Rien n’empêche, au début de chaque législature, de distraire un pourcentage des parlementaires nationaux pour les affecter au contrôle démocratique des compétences effectivement déléguées à des instances européennes, quelle que soit leur géométrie. On constituerait ainsi une Assemblée parlementaire européenne légitime. L’influx démocratique circulerait en provenance des Parlements nationaux et les débats, au sein de ceux-ci, seraient irrigués par les problématiques européennes développées à Strasbourg ou à Bruxelles. On pourrait aussi constituer des délégations parlementaires spécialisées, pour contrôler telle Agence ou tel domaine dans lequel par exemple aurait été nouée une coopération renforcée.
*
Pour relever les défis du futur, la géométrie variable s’imposera.
1. Ainsi en matière de sécurité européenne, les défis sont plutôt au Sud mais d’autres les voient à l’Est. Il vaudrait mieux négocier un traité de sécurité européenne entre la Russie, les pays européens concernés et les Etats-Unis, garantissant à l’Ukraine un statut de neutralité à l’autrichienne plutôt que de se lancer dans une course aux armements comme au temps de la guerre froide.
2. Inversement, il faudrait réserver des fonds importants pour la défense territoriale, la capacité de projection extérieure et surtout pour le co-développement avec les pays d’Afrique, sources de flux migratoires ingérables.
3. En matière économique, il faudra élaborer un modèle européen de développement qui puisse se substituer au modèle mercantiliste allemand qui est déstabilisateur.
4. S’agissant de la défense des frontières extérieures de l’Europe, je suis convaincu qu’il ne suffira pas de renforcer Frontex. Il faudra une architecture beaucoup plus diversifiée combinant la défense des frontières extérieures, la coopération et le renforcement des contrôles nationaux mobiles.
Il faudra enfin une politique extérieure vis-à-vis des pays sources (c’est le « co-développement » mais à une échelle encore jamais vue) et bien sûr vis-à-vis des pays de transit
L’Europe ne sera jamais une Europe fédérale. Elle se sauvera par ses nations coopérant entre elles et mettant ensemble, quand il le faut mais seulement dans ce cas-là, leurs compétences. La démocratie, pour s’exercer, a besoin de structures lisibles : qui est responsable, en dernier ressort ? Et comment les peuples peuvent-ils désigner et contrôler ces responsables ?
Convoquons une nouvelle Conférence de type Messine, 1955. Qu’elle travaille à l’abri de toute communication prématurée sur la base d’un mandat clair : relever l’idée européenne à partir de la démocratie qui vit dans les nations.
L’Europe était le grand projet conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, principalement par la France et l’Allemagne. Tant qu’elle était restée pour l’essentiel un marché commun, avec une politique agricole commune, fruit de l’entente entre De Gaulle et Adenauer, les choses paraissaient marcher de façon satisfaisante. Mais n’était-elle que cela ? Ne comportait-elle pas dès l’origine un « projet caché » auquel on ne parviendrait qu’à pas de loup, par une série de faits accomplis qui créeraient l’irréversible ?
Dans l’esprit de son principal inspirateur – Jean Monnet –, l’Europe n’était pas qu’un marché : c’était en fait un projet hautement politique qui consistait à mettre sur pied une entité supranationale qu’on appellerait, de manière d’ailleurs trompeuse, « Etats-Unis d’Europe », car d’emblée cette entité s’était dépouillée du soin d’assurer sa défense au profit des vrais Etats-Unis qui sont d’Amérique.
L’Europe de Jean Monnet et de Jacques Delors avait pour ambition affichée de transformer la Commission européenne en gouvernement européen, responsable devant deux Chambres dont l’une serait le pseudo-Parlement européen et l’autre le Conseil des Etats, une sorte de Sénat, ultime avatar dégénéré du Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement.
C’est ce projet qui a été rejeté. Il faut maintenant construire une autre Europe en phase avec les besoins et les aspirations des peuples et capable de répondre aux défis qui se lèvent à l’horizon.
Le dogme de la concurrence
Comment sauver l’idée européenne d’un naufrage programmé ? La réponse est simple : en la refondant dans la démocratie telle qu’elle vit dans les nations, là où existe un sentiment d’appartenance assez fort pour que la minorité accepte la loi de la majorité. Il y a dans les institutions européennes actuelles un lieu où les peuples sont représentés par les chefs d’Etat et de gouvernement qu’ils ont élus : c’est le Conseil. Il est légitime. Mais le Conseil n’est pas outillé pour décider. Je propose de mettre à sa disposition les services qui dépendent aujourd’hui de la Commission. Les fonctionnaires de Bruxelles ne perdront pas leur emploi : ils seront simplement placés sous l’autorité du Conseil et des représentants permanents des Etats.
La Commission (à 6 ou à 28 commissaires) n’a aucune vocation à « définir l’intérêt général » de l’Union : depuis quand a-t-on vu que vingt-huit personnes, fussent-elles méritantes du point de vue des gouvernements qui les désignent, pouvaient penser l’intérêt général de cinq cents millions d’Européens ? Et au nom de quoi ? Du dogme de la concurrence érigée en valeur suprême par l’Acte Unique élaboré entre 1985 et 1987, alors que triomphait la croyance néolibérale en « l’efficience des marchés » ? Cette philosophie a fait du marché européen un marché offert.
La Commission a, de surcroît, le monopole exorbitant de la proposition en matière de directives ou de règlements européens, reléguant les Etats en bout de table. C’est elle qui conduit les négociations commerciales internationales. C’est ainsi qu’elle a mitonné dans le plus grand secret un traité de libre échange avec les Etats-Unis qui favoriserait, à travers l’harmonisation des normes, l’exode de nos grandes entreprises vers le marché américain et vers les pays à bas coût comme le Mexique. Il est temps de défendre l’Europe et ses travailleurs et de remettre la politique au poste de commande.
En second lieu, le Parlement gagnerait à être composé de députés élus dans les parlements nationaux.
En effet la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a rappelé fermement qu’il n’était pas un Parlement susceptible d’exprimer une volonté générale, en l’absence de « demos » européen. Tout au plus s’agit-il, à ses yeux, de « la juxtaposition de la représentation de vingt-sept peuples européens ». Chacun sait que les élections européennes sont celles qui connaissent le taux d’abstention le plus massif – près de 50 % - en moyenne, 80 % en Pologne. Nul ne connaît son député européen, élu en France dans des circonscriptions qui ressemblent à des indicatifs téléphoniques. A part quelques individualités brillantes, la plupart des « députés européens » se caractérisent par leur absentéisme. J’ajoute que les débats au soi-disant Parlement européen se déroulent plutôt en commission qu’en séance publique. Leur opacité n’est dépassée que par celle qui entoure les débats du Conseil européen.
Je propose qu’on articule les démocraties nationales avec une démocratie européenne qui reste à construire. Les parlementaires nationaux ont une légitimité incontestable. Ils sont connus de leurs électeurs et surtout ils connaissent leurs problèmes. Rien n’empêche, au début de chaque législature, de distraire un pourcentage des parlementaires nationaux pour les affecter au contrôle démocratique des compétences effectivement déléguées à des instances européennes, quelle que soit leur géométrie. On constituerait ainsi une Assemblée parlementaire européenne légitime. L’influx démocratique circulerait en provenance des Parlements nationaux et les débats, au sein de ceux-ci, seraient irrigués par les problématiques européennes développées à Strasbourg ou à Bruxelles. On pourrait aussi constituer des délégations parlementaires spécialisées, pour contrôler telle Agence ou tel domaine dans lequel par exemple aurait été nouée une coopération renforcée.
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Pour relever les défis du futur, la géométrie variable s’imposera.
1. Ainsi en matière de sécurité européenne, les défis sont plutôt au Sud mais d’autres les voient à l’Est. Il vaudrait mieux négocier un traité de sécurité européenne entre la Russie, les pays européens concernés et les Etats-Unis, garantissant à l’Ukraine un statut de neutralité à l’autrichienne plutôt que de se lancer dans une course aux armements comme au temps de la guerre froide.
2. Inversement, il faudrait réserver des fonds importants pour la défense territoriale, la capacité de projection extérieure et surtout pour le co-développement avec les pays d’Afrique, sources de flux migratoires ingérables.
3. En matière économique, il faudra élaborer un modèle européen de développement qui puisse se substituer au modèle mercantiliste allemand qui est déstabilisateur.
4. S’agissant de la défense des frontières extérieures de l’Europe, je suis convaincu qu’il ne suffira pas de renforcer Frontex. Il faudra une architecture beaucoup plus diversifiée combinant la défense des frontières extérieures, la coopération et le renforcement des contrôles nationaux mobiles.
Il faudra enfin une politique extérieure vis-à-vis des pays sources (c’est le « co-développement » mais à une échelle encore jamais vue) et bien sûr vis-à-vis des pays de transit
L’Europe ne sera jamais une Europe fédérale. Elle se sauvera par ses nations coopérant entre elles et mettant ensemble, quand il le faut mais seulement dans ce cas-là, leurs compétences. La démocratie, pour s’exercer, a besoin de structures lisibles : qui est responsable, en dernier ressort ? Et comment les peuples peuvent-ils désigner et contrôler ces responsables ?
Convoquons une nouvelle Conférence de type Messine, 1955. Qu’elle travaille à l’abri de toute communication prématurée sur la base d’un mandat clair : relever l’idée européenne à partir de la démocratie qui vit dans les nations.