Atlantico : On a annoncé récemment votre élection à la présidence de la Fondation pour les œuvres de l'islam de France. Où en êtes-vous ? Comment se passent vos relations avec les différents partenaires ?
Jean-Pierre Chevènement : Je n'ai pas encore été élu président pour l'instant, mais les choses avancent bien. Le décret nécessaire pour créer une fondation d'utilité publique n'a pas encore pu être pris. Il faut d'abord dissoudre l'ancienne fondation, celle qu'avait créée Dominique de Villepin et qui n'avait pas marché. Je suis aujourd'hui obligé de suivre le rythme de l'Etat de droit donc je prends tous les contacts nécessaires pour voir sous quel angle je pourrai aborder un problème dont la solution est d'utilité nationale. Il y a en France entre 4 et 5 millions de musulmans. Il faut qu'ils puissent exercer tous leurs droits de citoyen, et que naturellement ils en respectent tous les devoirs.
L'émergence d'un islam respectueux des principes républicains est certainement une affaire de longue haleine. Je ne prétends pas faire autre chose que débloquer un système qui s'était enrayé. Après, d'autres prendront le relais…
Votre ouvrage part de la vague d'attentats et de violences subies par la France depuis janvier 2015 pour tenter d'expliquer les racines profondes et de natures diverses des dysfonctionnements de notre société. Vous dénoncez notamment la "culture du déni" qui serait prégnante en France. À quoi correspond-elle et comment se matérialise-t-elle ?
La culture du déni consiste à minimiser l'ampleur des difficultés qui sont devant nous. Je ne pense pas que nous en soyons - hélas ! - à la dernière vague d'attentats. Le terrorisme djihadiste est installé dans les têtes. Il l'est pour longtemps. Il repose sur un ressentiment très ancien, dont je cherche à analyser les causes, à percer les origines. Et par ailleurs, il procède de graves faiblesses que nos élites ont laissé s'installer dans la société française, qui touchent particulièrement la jeunesse ; et plus particulièrement la jeunesse des quartiers où sont concentrés les populations immigrées. En cause aussi, une certaine panne de l'intégration dont les raisons sont multiples, la première étant peut-être que la France a cessé de s'aimer elle-même. Et naturellement, ces maux doivent être nommés ; mais avec de bons mots, si nous voulons y remédier.
Jean-Pierre Chevènement : Je n'ai pas encore été élu président pour l'instant, mais les choses avancent bien. Le décret nécessaire pour créer une fondation d'utilité publique n'a pas encore pu être pris. Il faut d'abord dissoudre l'ancienne fondation, celle qu'avait créée Dominique de Villepin et qui n'avait pas marché. Je suis aujourd'hui obligé de suivre le rythme de l'Etat de droit donc je prends tous les contacts nécessaires pour voir sous quel angle je pourrai aborder un problème dont la solution est d'utilité nationale. Il y a en France entre 4 et 5 millions de musulmans. Il faut qu'ils puissent exercer tous leurs droits de citoyen, et que naturellement ils en respectent tous les devoirs.
L'émergence d'un islam respectueux des principes républicains est certainement une affaire de longue haleine. Je ne prétends pas faire autre chose que débloquer un système qui s'était enrayé. Après, d'autres prendront le relais…
Votre ouvrage part de la vague d'attentats et de violences subies par la France depuis janvier 2015 pour tenter d'expliquer les racines profondes et de natures diverses des dysfonctionnements de notre société. Vous dénoncez notamment la "culture du déni" qui serait prégnante en France. À quoi correspond-elle et comment se matérialise-t-elle ?
La culture du déni consiste à minimiser l'ampleur des difficultés qui sont devant nous. Je ne pense pas que nous en soyons - hélas ! - à la dernière vague d'attentats. Le terrorisme djihadiste est installé dans les têtes. Il l'est pour longtemps. Il repose sur un ressentiment très ancien, dont je cherche à analyser les causes, à percer les origines. Et par ailleurs, il procède de graves faiblesses que nos élites ont laissé s'installer dans la société française, qui touchent particulièrement la jeunesse ; et plus particulièrement la jeunesse des quartiers où sont concentrés les populations immigrées. En cause aussi, une certaine panne de l'intégration dont les raisons sont multiples, la première étant peut-être que la France a cessé de s'aimer elle-même. Et naturellement, ces maux doivent être nommés ; mais avec de bons mots, si nous voulons y remédier.
Il n'est pas question de faire comme si ces maux n'existaient pas : ils sont bien réels. Je suis contre la culture du déni, il faut regarder les choses en face. Et par conséquent, désigner ces maux. Mais il ne faut pas se tromper de mots. Vous connaissez le proverbe chinois : "quand le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt". J'invite à déplacer l'axe de la caméra pour ne pas voir uniquement le terrorisme djihadiste, ni uniquement le développement du fondamentalisme religieux en terre d'islam depuis 1979. J'invite à prendre conscience des réactions que la globalisation a pu avoir dans le monde sur différentes aires culturelles ou géographiques. Il y a des conséquences sur le monde musulman, qui réagit assez négativement parce qu'il est le conservatoire des traditions : il réagit par l'islamisation des mœurs, par l'islamisme politique, par le djihadisme armé. La mondialisation, ou plutôt la globalisation, qui est la mondialisation à laquelle s'ajoutent l'interconnectivité généralisée grâce aux technologies modernes de l'information et la libération totale des mouvements de capitaux, a rebattu les cartes de la géopolitique mondiale.
Ce système financiarisé à l'excès qui a de plus en plus de ratés - on le voit depuis 2008 - a aussi entraîné un certain nombre de modifications dans la hiérarchie des puissances. On observe la montée de la Chine, des pays émergents, la bipolarité qui s'installe entre les Etats-Unis et la Chine à l'horizon du XXIe siècle ; le basculement opéré par les Etats-Unis de l'Europe vers l'Asie-Pacifique ; et, d'autre part, la disparition de l'Europe d'après 1945, celle de Jean Monnet, qui a laissé place à une Europe dont le centre de gravité économique s'est déplacé vers l'Est, et est dominé par l'Allemagne. Cette Europe est aujourd'hui dans l'impasse, parce qu'on ne peut transférer le modèle ordo-libéral allemand qui dégage un excédent extérieur de 10,5 points de PIB aux autres pays européens et enfin parce que cette Europe n'est pas une entité stratégique. La politique extérieure est définie en dernier ressort par les Etats-Unis. C'est pourquoi je parle d'Euramérique.
En ce qui concerne la montée du djihadisme en France, vous dites que la théorie de la "radicalisation de l'islam", développée notamment par Gilles Kepel, n'est pas incompatible avec celle de "l'islamisation de la radicalité", chère à Olivier Roy. Selon vous, les deux phénomènes sont donc actuellement à l'œuvre en France ?
Oui, parce que l'islamisation de la radicalité décrite par Olivier Roy met l'accent sur une violence à l'œuvre dans la société française que personne ne peut nier. Cette violence ne s'exprime pas uniquement par le djihadisme, mais aussi par les mouvements violents organisés par les zadistes, l'agressivité incroyable que manifestent un certain nombre de petites bandes dans les quartiers contre la police et la multiplication des agressions contre les forces de l'ordre. Cette violence est là.
Alors on peut soutenir que c'est la violence qui est première. Elle découle du chômage des jeunes, des inégalités, de l'absence d'avenir… Toutes ces explications sont bonnes mais ne peuvent servir d'excuses. Bref, il y a un terreau pour le djihadisme.
Gilles Kepel a quand même mis le doigt sur le développement concret du djihad armé à partir de l'invasion soviétique de l'Afghanistan : c'est alors un djihad afghan, qui après la guerre du Golfe devint un djihad planétaire sous l'impulsion d'Oussama Ben Laden et Al Qaida. Les premiers attentats eurent lieu en 1992, et vinrent évidemment culminer dans la destruction des tours jumelles, le 11 septembre 2001 à New York. La réaction américaine très inappropriée, qui consista à envahir l'Irak et à détruire l'Etat irakien - et qui fut un continuum de l'action entreprise lors de la première guerre du Golfe après laquelle l'Irak avait dû subir un blocus extrêmement dur - a déclenché une terrible guerre civile et surtout offrit sur un plateau les populations sunnites de l'ouest irakien à Al Qaida d'abord puis ensuite à Daech quand les Américains se retirèrent de l'Irak en 2011.
Il n'est pas douteux que le fondamentalisme religieux ait pris le dessus dans le monde musulman à partir de 1979 sur le courant moderniste de la "Nahda". L'ayatollah Khomeini, l'occupation des lieux saints de la Mecque par des wahhabites extrémistes et le djihad afghan à travers lequel l'Arabie Saoudite s'est purgée de ces éléments les plus extrémistes sont les manifestations de ce tournant. Les djihadistes revinrent après la guerre du Golfe car ils étaient très mécontents de la présence de troupes américaines sur le territoire du pays protecteur des deux mosquées. Eclata alors ce djihad planétaire suivi du djihad territorialisé de Daech que le théoricien syrien du djihad Al-Suri qualifie de djihad réticulaire, comme l'explique très bien Gilles Kepel. Pour des raisons géopolitiques plus vastes, notamment le basculement du centre de gravité du monde arabe vers les pétromonarchies du Golfe à la suite des chocs pétroliers, on comprend que c'est la version salafiste dérivée du wahhabisme qui a pris le dessus dans la quasi-totalité du monde musulman : il y a beaucoup d'argent qui permet de financer mosquées, madrasas et imams. L'influence des pays du Golfe est devenue sans commune mesure avec ce qu'elle était auparavant. Dans le même temps, l'Arabie Saoudite exporte un salafisme qui peut être quiétiste dans un premier temps mais qui peut aussi servir de terreau au terrorisme djihadiste.
Je n'oppose donc pas ces deux thèses. Je les complète en les unissant parce que je ne comprends pas très bien pourquoi on en ferait deux grilles de lecture concurrentes. Elles sont complémentaires.
Les analyses, mais aussi les propositions qui sont portées par les candidats à la présidentielle (et ceux dont la candidature est probable, comme François Hollande) sur ces sujets actuellement vous semblent-ils à la hauteur de ce que vous dénoncez ? Qui vous semble le plus sensé ?
Définir l'islam comme l'adversaire principal est une grave erreur. L'islam est la religion de 4 à 5 millions de Français et de 1,8 milliards d'hommes à la surface de la Terre. Il faut parler des vrais maux avec de justes mots : l'adversaire qui nous agresse doit être défini comme étant la pathologie de l'islam qu'est le terrorisme se disant "djihadiste". Je ne dis pas qu'elle n'a pas de rapport avec l'islam, mais elle contraste fortement avec ce qui est la tradition de l'islam malékite par exemple - qui est celui auquel nous sommes le plus habitués parce qu'il est celui du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. Mais on pourrait en dire autant d'autres écoles de l'islam, car le wahhabisme s'inscrit clairement dans le sillage de l'école hanbalite, du nom d'Ibn Hanbal, qui était un partisan d'une interprétation littéraliste de l'islam, interprétation qui fut encore durcie au XIIIe siècle par Ibn Taymiyya, à l'époque des Croisades et des invasions mongoles. C'est une version extrêmement dure qui a pris aujourd'hui une forme d'empire sur la tradition sunnite et croit redécouvrir une religion originelle, ses disciples prétendant imiter les compagnons du Prophète au VIIème siècle. Mais nous ne sommes plus au VIIème siècle !
Tous ces faits, il faut les avoir à l'esprit, parce que ce n'est pas dans l'intérêt des pays musulmans en général de s'abandonner à ces courants. Au contraire, ces pays sont les principales victimes du terrorisme djihadiste. Il y a donc là les bases d'une alliance forte entre les éléments raisonnables qui sont l'immense majorité des musulmans et nous-mêmes, pays occidentaux. Et ce, dès lors que nous aurons nous-mêmes une approche plus juste des solutions à apporter aux problèmes du Proche et Moyen-Orient.
Il faut reconnaître que l'Occident a aggravé les choses, notamment avec les deux interventions en Irak, qui ont été les deux interventions les plus déstabilisatrices. J'avais mis en garde la France il y a très longtemps contre les conséquences de la première guerre du Golfe. Mais les résultats sont là, et nous ne sommes pas sortis de ce bourbier : il faut donc en faire une analyse aussi précise que possible.
Je ne prétends pas donner la clé à tous ces problèmes, mais connaissant les pays en cause et les analyses des spécialistes de ces questions, j'ai donné dans mon dernier ouvrage [1] une grille de lecture qui correspond d'assez près à la réalité, et qui nous donne un espoir : car la ligne de fracture n'est pas entre l'islam et l'Occident, mais à l'intérieur de ces deux ensembles.
La bonne approche pour les candidats actuels est de faire une critique de ce qu'a été la politique de la France ces dix dernières années, en Libye et en Syrie. Car nous avons surajouté une guerre par procuration des puissances sunnites contre l'axe chiite à ce qui était au départ une guerre entre le pouvoir de Bachar el-Assad et son opposition - dont on oublie de dire qu'elle est historiquement structurée par les Frères Musulmans. On a sous-estimé en 2011 les appuis dont bénéficiait Bachar el-Assad sur place pour des raisons idéologiques, on a voulu ignorer la politique néo-ottomaniste de la Turquie, on a oublié que l'Arabie Saoudite tente de casser la Syrie par hostilité à l'Iran. Et, par conséquent, la France, désireuse de prendre le train des "printemps arabes", a, en fait, manqué au rôle de médiation qui aurait dû être le sien.
Qui, aujourd'hui, fait ce constat ? Il me semble qu'à droite, c'est François Fillon. Il en tire d'ailleurs les conséquences dans notre rapport à la Russie. Il me semble qu'il est le plus perspicace sur ces questions qui touchent à l'indépendance de la France. Alain Juppé me paraît, probablement parce qu'il était ministre des Affaires étrangères quand nous avons rompu nos relations avec la Syrie en mars 2012, quelque peu engoncé dans des schémas d'hier. Je ne parle pas de Nicolas Sarkozy !
Justement, que pensez-vous de l'envenimement de plus en plus évident des relations entre l'Occident et la Russie aujourd'hui ?
C'est une position très déraisonnable que celle que nous avons vis-à-vis de la Russie. La crise ukrainienne n'est pas tombée du ciel. Elle est le produit d'erreurs et de malentendus existant de part et d'autres. Il me semble que beaucoup d'Européens n'ont pas vu qu'avec le partenariat oriental, avec l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et l'Ukraine, on allait fortement indisposer la Russie qui y voit une menace pour ses intérêts - ne serait-ce parce que la Russie et l'Ukraine sont elles aussi dans une situation quasiment de libre-échange. Mais aussi parce que du point de vue de la Russie, un rapprochement avec l'UE laisse entrevoir un rapprochement avec l'Otan. Cela avait d'ailleurs été envisagé lors du sommet de l'Otan de Bucarest en 2008. Cette proposition avait été finalement reportée à la demande de la France et de l'Allemagne. Il y a du coup une méfiance de la Russie, qui a le sentiment que c'est elle qui a renversé le communisme et que l'Occident ne lui a pas renvoyé l'ascenseur. D'autre part, un certain nombre de milieux néo-conservateurs américains considèrent qu'il est bon d'avoir un foyer de discorde entre l'Europe et la Russie : diviser pour régner, c'est une vieille maxime que les Etats-Unis ont repris à leur compte. Est-ce intelligent de repousser la Russie loin de l'Occident et de la jeter dans les bras de la Chine ? Je ne crois pas. Je pense que la vision américaine est sur ce point assez courte, et qu'il vaudrait mieux appliquer les accords de Minsk - auxquels l'Ukraine fait obstacle en refusant la réforme constitutionnelle qui garantirait l'autonomie, ou du moins la forte décentralisation, dont les régions russophones du Donbass ont besoin et qui est légitime.
Je considère que cette crise est inutile, faisant litière des intérêts communs économiques et politiques que nous avons avec la Russie. N'oublions pas que la Russie est membre permanent du conseil de sécurité de l'Onu, et qu'elle subit de plein fouet le djihadisme. La Russie est souvent victime d'attentats encore plus graves que ceux qui nous ont frappés. Nous avons des intérêts communs et devons donc en parler, afin de ne pas laisser notre politique étrangère devenir l'otage soit d'un hyperatlantisme que j'appelle "occidentalisme", soit d'une méfiance excessive vis-à-vis de la Russie comme l'éprouvent un certain nombre de pays tels les pays baltes ou la Pologne. Certes, ces derniers ont un contentieux historique avec la Russie, mais ils sont membres de l'Otan, et n'ont donc pas grand-chose à craindre. Le moment est venu de conclure un traité de sécurité européenne, afin que nous ne nous lancions pas inconsidérément dans une nouvelle Guerre froide.
On célèbre cette semaine les 100 ans de la naissance de François Mitterrand. Dans votre ouvrage, vous dites que vous ne le voyiez "que rarement hésiter". Pourtant, le maintien du franc dans le SME (Système Monétaire Européen) en 1982-1983 a mis longtemps à se décider. Au regard de ce qu'est devenue aujourd'hui l'Europe et tout particulièrement la zone euro, et de son impact sur l'économie et l'industrie française, diriez-vous que cette décision a été une erreur dans l'histoire économique de la France ?
Je pense que cette décision ne peut être comprise que si elle est replacée dans son contexte, c'est-à-dire les suites de l'abandon du Gold Exchange Standard (fin de la convertibilité en or du dollar) par les Etats-Unis en 1971, suivi par les accords de la Jamaïque en 1976 qui font du dollar la monnaie mondiale. Nos inspecteurs des Finances ne font alors pas confiance au gouvernement français pour maintenir la stabilité de la monnaie. Ils cherchent alors un point d'ancrage, et décident de choisir le mark. On pourrait l'accrocher souplement à la monnaie allemande : le SME permettait des ajustements si on les souhaitait. Mais la finalité profonde du SME était la monnaie unique, qui, dès ce moment-là, polarisait l'action politique des milieux dirigeants français et plus généralement des milieux "européistes". Nous nous sommes mis dans un système qui faisait que notre compétitivité allait progressivement se détériorer. Nous avons alors fait des choix qui se révèleront dangereux. Au nom de la concurrence, nous avons abandonné l'Etat-stratège. Nous avons laissé se creuser un différentiel de compétitivité entre la France et l'Allemagne, parce que l'Allemagne avait un taux d'inflation plus faible, et parce qu'elle avait une politique de flexibilité salariale que nous ne pouvions obtenir des syndicats français. Et cette monnaie unique a figé les rapports dans une zone euro où les économies étaient et restent très hétérogènes ; son fonctionnement, en l'absence de tout transfert financier correctif, a abouti à creuser la différence entre les pays fortement industrialisés, qui occupaient le haut de gamme, et les autres. Et parmi les autres, il y a aussi la France.
Prenons un exemple, pour être concret. En 2008, nous vivons la première crise systémique du capitalisme financier mondialisé, qui se poursuit en crise de la zone euro en 2010. Entre 2008 et 2015, la production industrielle allemande a crû, d'au moins 15%. La nôtre a baissé de 15% dans le même temps. Celle de l'Italie de moins 20%, celle de l'Espagne remonte après une dure chute, au prix d'une dévaluation interne très douloureuse, et d'un taux de chômage global de 20% et de 40% chez les jeunes.
Quand on regarde le fonctionnement de la zone euro, on voit donc bien qu'elle entraîne un décrochage économique de la France : nos exportations stagnent - autour de 450 milliards d'euros d'exportation. L'Allemagne est à 1200. Mais elle se fait elle-même doubler par la Chine qui est à 2000. Quand je parle de la globalisation, c'est parce qu'il faut prendre du recul pour voir comment se modifient les relations entre les puissances, à l'échelle européenne et mondiale. On constate globalement une marginalisation de l'Europe, et, au sein de celle-ci, une cornerisation de la France. Elle est cornerisée économiquement en Europe comme elle l'est au Moyen-Orient en matière de politique étrangère.
Selon l'économiste américain Rawi Abdelal, le combat autour du tournant de la rigueur de 1983 fut "un combat pour l'âme même de la gauche française". Cette lutte est-elle tranchée aujourd'hui selon vous ? Estimez-vous que ce "combat" s'est ravivé de nos jours avec la prise de distance de plus en plus nette de personnalités comme Emmanuel Macron et Manuel Valls vis-à-vis de la gauche dite "traditionnelle", et la cohésion de plus en plus friable du PS ?
1983 constitue un formidable tête-à-queue dans la politique suivie par la gauche. Le paradigme national était dominant, il a cessé de l'être. On s'est tourné vers l'Europe pour déguiser le ralliement à la globalisation. Le maître mot devint la concurrence, la libération des capitaux en interne, et en externe, en l'absence de toute harmonisation fiscale, les paradis fiscaux, les délocalisations industrielles... Et à la fin, le résultat : un ralentissement très fort de la croissance européenne avec la monnaie unique : la croissance mondiale est de 3,9% contre 1% seulement en Europe.
1983 est donc à l'origine de la profonde crise de la société française et de la France. On peut toujours accabler François Hollande, mais il n'a fait que gérer les conséquences des décisions erronées qui ont été prises bien avant lui et qu'il a d'ailleurs soutenues. Encore une fois, la réintégration de ce système monétaire européen n'aurait pas eu cette gravité si elle n'avait pas orienté toute la politique économique vers l'Acte unique, grande mesure de dérégulation, et surtout vers la monnaie unique, c'est-à-dire la création d'une monnaie unique pour 19 pays différents les uns des autres.
La gauche n'a alors plus de projet. Elle substitue une politique de réformes sociétales à sa politique sociale, elle substitue l'immigré au prolétaire comme figure rédemptrice à l'horizon de son action. C'est à cette époque que Jean-Marie Le Pen apparaît dans le paysage politique et que se crée en contrepartie, et à l'impulsion de la gauche, des mouvements comme SOS Racisme. A partir de ce moment, le débat va être déporté d'un terrain à un autre, vers le sociétal et l'européisme. C'est un tournant donc, parce quelque chose de faux va pénétrer le programme de la gauche et transformer le Parti socialiste en un simple parti de système qui profitera alors des institutions de la Ve République pour revenir au pouvoir en mettant à profit la déception que les gouvernements de droite ne manquent pas de créer. C'est ainsi que Mitterrand revient au pouvoir en 1988 du fait de mesures prises par Jacques Chirac. Il en va de même après l'effondrement de 1993, quand Lionel Jospin rebâtit quelque chose qu'il appelle la "gauche plurielle", une roue de secours qui repose en fait sur un certain nombre d'idées fausses. Ils bâtissent donc une force politique qui est constituée par les Verts censés porter des aspirations nouvelles, tout en s'appuyant sur un Parti communiste déclinant. Edifice bancal.
Avec cela, on ne va pas très loin. Jospin est écarté, et dix ans se passent sans que la gauche ne fasse la moindre analyse du monde qui a pourtant changé. Elle revient en 2012, et sur la base d'une nouvelle déception incarnée par Nicolas Sarkozy. Elle l'emporte donc avec les résultats que nous connaissons aujourd'hui. Le processus de décomposition du Parti socialiste est arrivé désormais à sa phase ultime. On le voit avec cette prolifération ubuesque de candidatures-leurres : il n'y a plus de grille de lecture du monde, ce à quoi mon livre essaye de remédier. Cela profiterait aux socialistes s'ils avaient le courage de le lire. Mais ils n'ont pas lu le Projet Socialiste, et ils ne liront certainement pas Un défi de civilisation. Je montre dans la partie "Comprendre" comment le monde a changé et comment le capitalisme tel que nous le connaissons aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celui que nous connaissions au début des années 1980. Et par conséquent, comment l'Europe n'est plus l'Europe à dominante française, mais une Europe germanocentrée ; comment le monde n'est plus celui de l'affrontement avec l'URSS, car c'est l'Asie et la Chine qui montent à l'horizon. Je montre les déséquilibres qui se créent pour l'avenir, notamment démographiques en Afrique ; ou politiques avec le djihadisme qui porte un ressentiment inextinguible et dont nous ne viendrons pas à bout par des moyens purement militaires.
Dans ce livre, vous écrivez que "le tsunami de la globalisation a fait que la France a vu sombrer le projet européen que lui avait inspiré Jean Monnet au lendemain de la Seconde Guerre mondiale au profit d'une sorte de Saint-Empire euraméricain". Selon vous, que peut faire la France pour faire renaître ce projet européen, dans un contexte international marqué par le Brexit, la montée des populismes et la défiance envers l'Union européenne ?
Je ne pense pas que l'on puisse faire renaître quelque chose qui a disparu. Dans le projet européen de Jean Monnet, le ver était dans le fruit : c'était la soumission aux Etats-Unis du point de vue de la défense. Par ailleurs, cette Europe, dominée politiquement par la France, l'était du fait de son statut de vainqueur et parce que l'Allemagne était divisée. 70 ans ont passé. Aujourd'hui l'Allemagne est unie, et dominante sur le plan économique et financier. Mais l'Allemagne a ses propres défis, notamment la démographie, avec les problèmes que cela pose en matière de retraite et protection sociale. Elle espère y remédier en accueillant des réfugiés, mais on constate que cela n'est pas aussi simple que cela. Pour la France, il faut désormais regarder vers l'avenir, voir lucidement ce monde, dans lequel l'Europe même occupe une position de plus en plus déclinante. Les Etats-Unis font ce qu'il faut pour ralentir leur déclin, tentant, au travers d'une sorte d'occidentalisme, de resserrer les liens d'inféodation qui unissent à eux un certain nombre de pays - dont le nôtre. L'extraterritorialité du droit américain n'est qu'un privilège exorbitant que l'administration américaine s'est octroyé, celui d'imposer des amendes colossales aux entreprises européennes et indirectement de contrôler notre commerce avec des pays comme la Russie ou l'Iran. Et cela, De Gaulle ni même François Mitterrand ne l'auraient accepté.
On ne va pas refaire cette Europe-là. Mais il y a selon moi quelques axes d'approfondissement de nos relations avec l'Allemagne. Je suis parti du livre de Peter Sloterdijk Ma France, dont j'ai fait, il me semble, une critique approfondie, pour que soient surmontés les différends entre nos deux pays ; pour qu'enfin ils se rapprochent afin de mettre en place une vision stratégique de l'Europe. Nous ne pourrons le faire que si nous mettons un terme aux sanctions qui frappent la Russie et si nous rétablissons la confiance avec les Russes. C'est indispensable si nous voulons compter dans un XXIè siècle qui sera dominé d'un côté par les Etats-Unis et de l'autre par la Chine. Il faut qu'il y ait un acteur européen fort pour relever le défi de son développement, de sa sécurité et de son rapport au Sud - notamment le terrorisme qui a la capacité d'ébranler la société française. Prenons au sérieux les gens de Daech qui veulent qui la France se déchire. Cette volonté rencontre des analyses trop courtes aujourd'hui, et cela pourrait contribuer à précipiter notre monde dans le "choc des civilisations" évoqué par Huntington en 1994. Cela paraissait très improbable alors, l'horizon s'en est depuis approché.
Enfin, il faut opérer au sein de l'Europe le déplacement du pouvoir de la Commission au Conseil. Ce dernier est la seule institution légitime, constituée de responsables politiques élus par les peuples. Il faut que cesse l'idée selon laquelle des directives prises sur la base de l'Acte unique dont la philosophie est celle du néolibéralisme peuvent régenter le monde à perpétuité.
Tout cela est une page qu'il faut tourner. Il faut remettre du politique au poste de commande. Cela passe par une bonne et saine discussion entre la France et l'Allemagne, dont je n'exclus pas les autres pays - je pense surtout à l'Italie et l'Espagne. La Pologne, ce sera plus difficile. Il faut se donner du temps.
Pourquoi défendre nécessairement un binôme franco-allemand quand dans l'Histoire, le binôme franco-anglais a su porter ses fruits, notamment à la fin du XIXe siècle ? Doit-on suivre les directives des "européistes" qui semblent tous se méfier aujourd'hui de la perfide Albion depuis le Brexit ?
Je ne suis pas sur cette ligne. Je considère qu'après une longue période d'hésitation, les Britanniques ont choisi l'anglosphère. Ils ont vu l'inconvénient d'être associé à une construction antidémocratique et opaque. Ils choisissent la liberté de mouvement, se tournant vers le Commonwealth (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande…), et les Etats-Unis, tout en gardant leur force de dissuasion.
Nous devons maintenir l'Angleterre dans le cercle de famille : on a encore beaucoup d'intérêts communs. Je souhaite que ce Brexit fasse donc le moins de vagues possibles. Bien entendu, il y a un coût d'accès au marché unique que les Anglais devront payer. C'est normal. Mais il ne faut pas pour autant aigrir inutilement nos relations avec la Grande-Bretagne.
Ce qu'a montré le Brexit, c'est la très grande fragilité des institutions européennes, et le rejet des institutions européennes actuelles par les peuples. Au sein de la société britannique, on a pu observer une fracture sociale, géographique et générationnelle. Et cette fracture existe partout en Europe.
Vous concluez votre ouvrage en affirmant que "le bateau France a besoin d'un cap". Au vue de l'offre politique actuelle et des différents candidats, officiellement déclarés ou non, à l'élection présidentielle de 2017, estimez-vous que cette vision d'ensemble puisse être présente lors du prochain quinquennat ?
J'aurais aimé donner des conseils qui soient suivis à François Hollande, mais le bilan que je fais est réservé. Encore qu'il ne le soit pas totalement : je pense que sur l'Algérie, le Mali, les choix ont répondu à l'intérêt national. Il n'en va pas de même pour la Russie, la Syrie, et bien d'autres sujets de politique extérieure. J'avais posé à Laurent Fabius, à la tribune du Sénat, la question de savoir s'il ne faisait pas une politique "à l'ouest de l'Ouest". C'était en 2013 alors que les avions avaient failli frapper Damas, ce qui aurait ouvert la voie aux islamistes en Syrie. J'ai donc certaines réserves.
Alain Juppé ? Je suis bien obligé de constater que quand il a été ministre des Affaires étrangères, il y a eu l'affaire libyenne, l'affaire syrienne… Je ne pense pas que le mot d'ordre d'"identité heureuse" corresponde à l'état d'esprit des Français. C'est un homme tout à fait présentable, avec des qualités, très certainement. Mais si je lis son livre sur l'école, je constate qu'il n'a pas du tout compris que le problème était celui de la transmission. Il s'inscrit beaucoup trop dans le sillage de François Dubet. Je le trouve, en matière de politique étrangère, un peu trop atlantiste. C'est plus, me semble-t-il, un chiraquien de droite qu'un gaulliste de gauche. Je me souviens d'une tribune libre d'Alain Juppé, Michel Rocard, Paul Quilès et du général Norlain, dans laquelle ils semblaient considérer que la France pouvait se passer de l'arme nucléaire. Or, nous avons des échéances à court terme pour le renouvellement de notre flotte de sous-marins stratégiques… Et je dois dire que je ne suis pas vraiment rassuré ! Alain Juppé a beaucoup de chances de devenir président de la République Française, mais il doit, à mon avis, faire un aggiornamento très profond, même si je ne suis pas en désaccord sur tout ; par exemple quand il évoque la nécessité d'un Etat fort - je propose même un gouvernement de Salut Public, pour faire face aux difficultés que je vois poindre. Ce qui fait que je ne saurais parler d'"identité heureuse".
De l'autre côté, à gauche, il y a trois hommes. Manuel Valls, Emmanuel Macron et Arnaud Montebourg. Montebourg a pour lui le mérite de la continuité, de la sincérité. Il a mis l'accent sur le délitement du tissu français depuis longtemps. Il se bat pour le made in France, il est critique à l'égard des institutions européennes : autant de points positifs à mes yeux. Mais il lui reste à devenir un homme d'Etat, et à remonter sa pente.
Macron est sympathique, mais je ne vois pas très bien ce qu'est son programme. Sa démarche, qui part de la gauche, si j'ai bien compris, et qui vise à rassembler, me paraît correcte. Il a sur ce point rectifié le tir : il se disait à un moment "ni de gauche ni de droite". Mais je le vois mal devenir candidat si François Hollande choisit de l'être. Et de toute façon, je parle d'expérience, il est très difficile de se lancer dans une campagne à partir de comités de soutien librement constitués, face à deux partis de gouvernement qui bloquent la société française depuis plus de cinquante ans.
Valls tient un discours qui correspond au besoin que les Français ont d'être protégés. Je pense qu'il ne va pas jusqu'au défi de civilisation. En politique économique, c'est un rocardien, et il est donc évidemment sur la ligne de la globalisation, de la libre concurrence en matière de politique économique. Il devrait revenir à une idée d'Etat-stratège : il a d'ailleurs employé le mot à propos de l'usine de Belfort, et à juste-titre. Car ce n'est pas parce que trois TGV rouleront à 200 km/h au lieu de 300 km/h qu'il aurait fallu sacrifier un potentiel humain et un savoir-faire historique dans une usine qui fabrique des locomotives depuis 1878. C'est là qu'on voit qu'on a perdu les vraies valeurs… Pour revenir à Valls, il lui reste à faire son aggiornamento économique.
Tous ont des progrès à faire, et tous ont du potentiel.
[1] Jean-Pierre Chevènement, Un défi de civilisation, Fayard, 2016
Source : Atlantico
Ce système financiarisé à l'excès qui a de plus en plus de ratés - on le voit depuis 2008 - a aussi entraîné un certain nombre de modifications dans la hiérarchie des puissances. On observe la montée de la Chine, des pays émergents, la bipolarité qui s'installe entre les Etats-Unis et la Chine à l'horizon du XXIe siècle ; le basculement opéré par les Etats-Unis de l'Europe vers l'Asie-Pacifique ; et, d'autre part, la disparition de l'Europe d'après 1945, celle de Jean Monnet, qui a laissé place à une Europe dont le centre de gravité économique s'est déplacé vers l'Est, et est dominé par l'Allemagne. Cette Europe est aujourd'hui dans l'impasse, parce qu'on ne peut transférer le modèle ordo-libéral allemand qui dégage un excédent extérieur de 10,5 points de PIB aux autres pays européens et enfin parce que cette Europe n'est pas une entité stratégique. La politique extérieure est définie en dernier ressort par les Etats-Unis. C'est pourquoi je parle d'Euramérique.
En ce qui concerne la montée du djihadisme en France, vous dites que la théorie de la "radicalisation de l'islam", développée notamment par Gilles Kepel, n'est pas incompatible avec celle de "l'islamisation de la radicalité", chère à Olivier Roy. Selon vous, les deux phénomènes sont donc actuellement à l'œuvre en France ?
Oui, parce que l'islamisation de la radicalité décrite par Olivier Roy met l'accent sur une violence à l'œuvre dans la société française que personne ne peut nier. Cette violence ne s'exprime pas uniquement par le djihadisme, mais aussi par les mouvements violents organisés par les zadistes, l'agressivité incroyable que manifestent un certain nombre de petites bandes dans les quartiers contre la police et la multiplication des agressions contre les forces de l'ordre. Cette violence est là.
Alors on peut soutenir que c'est la violence qui est première. Elle découle du chômage des jeunes, des inégalités, de l'absence d'avenir… Toutes ces explications sont bonnes mais ne peuvent servir d'excuses. Bref, il y a un terreau pour le djihadisme.
Gilles Kepel a quand même mis le doigt sur le développement concret du djihad armé à partir de l'invasion soviétique de l'Afghanistan : c'est alors un djihad afghan, qui après la guerre du Golfe devint un djihad planétaire sous l'impulsion d'Oussama Ben Laden et Al Qaida. Les premiers attentats eurent lieu en 1992, et vinrent évidemment culminer dans la destruction des tours jumelles, le 11 septembre 2001 à New York. La réaction américaine très inappropriée, qui consista à envahir l'Irak et à détruire l'Etat irakien - et qui fut un continuum de l'action entreprise lors de la première guerre du Golfe après laquelle l'Irak avait dû subir un blocus extrêmement dur - a déclenché une terrible guerre civile et surtout offrit sur un plateau les populations sunnites de l'ouest irakien à Al Qaida d'abord puis ensuite à Daech quand les Américains se retirèrent de l'Irak en 2011.
Il n'est pas douteux que le fondamentalisme religieux ait pris le dessus dans le monde musulman à partir de 1979 sur le courant moderniste de la "Nahda". L'ayatollah Khomeini, l'occupation des lieux saints de la Mecque par des wahhabites extrémistes et le djihad afghan à travers lequel l'Arabie Saoudite s'est purgée de ces éléments les plus extrémistes sont les manifestations de ce tournant. Les djihadistes revinrent après la guerre du Golfe car ils étaient très mécontents de la présence de troupes américaines sur le territoire du pays protecteur des deux mosquées. Eclata alors ce djihad planétaire suivi du djihad territorialisé de Daech que le théoricien syrien du djihad Al-Suri qualifie de djihad réticulaire, comme l'explique très bien Gilles Kepel. Pour des raisons géopolitiques plus vastes, notamment le basculement du centre de gravité du monde arabe vers les pétromonarchies du Golfe à la suite des chocs pétroliers, on comprend que c'est la version salafiste dérivée du wahhabisme qui a pris le dessus dans la quasi-totalité du monde musulman : il y a beaucoup d'argent qui permet de financer mosquées, madrasas et imams. L'influence des pays du Golfe est devenue sans commune mesure avec ce qu'elle était auparavant. Dans le même temps, l'Arabie Saoudite exporte un salafisme qui peut être quiétiste dans un premier temps mais qui peut aussi servir de terreau au terrorisme djihadiste.
Je n'oppose donc pas ces deux thèses. Je les complète en les unissant parce que je ne comprends pas très bien pourquoi on en ferait deux grilles de lecture concurrentes. Elles sont complémentaires.
Les analyses, mais aussi les propositions qui sont portées par les candidats à la présidentielle (et ceux dont la candidature est probable, comme François Hollande) sur ces sujets actuellement vous semblent-ils à la hauteur de ce que vous dénoncez ? Qui vous semble le plus sensé ?
Définir l'islam comme l'adversaire principal est une grave erreur. L'islam est la religion de 4 à 5 millions de Français et de 1,8 milliards d'hommes à la surface de la Terre. Il faut parler des vrais maux avec de justes mots : l'adversaire qui nous agresse doit être défini comme étant la pathologie de l'islam qu'est le terrorisme se disant "djihadiste". Je ne dis pas qu'elle n'a pas de rapport avec l'islam, mais elle contraste fortement avec ce qui est la tradition de l'islam malékite par exemple - qui est celui auquel nous sommes le plus habitués parce qu'il est celui du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. Mais on pourrait en dire autant d'autres écoles de l'islam, car le wahhabisme s'inscrit clairement dans le sillage de l'école hanbalite, du nom d'Ibn Hanbal, qui était un partisan d'une interprétation littéraliste de l'islam, interprétation qui fut encore durcie au XIIIe siècle par Ibn Taymiyya, à l'époque des Croisades et des invasions mongoles. C'est une version extrêmement dure qui a pris aujourd'hui une forme d'empire sur la tradition sunnite et croit redécouvrir une religion originelle, ses disciples prétendant imiter les compagnons du Prophète au VIIème siècle. Mais nous ne sommes plus au VIIème siècle !
Tous ces faits, il faut les avoir à l'esprit, parce que ce n'est pas dans l'intérêt des pays musulmans en général de s'abandonner à ces courants. Au contraire, ces pays sont les principales victimes du terrorisme djihadiste. Il y a donc là les bases d'une alliance forte entre les éléments raisonnables qui sont l'immense majorité des musulmans et nous-mêmes, pays occidentaux. Et ce, dès lors que nous aurons nous-mêmes une approche plus juste des solutions à apporter aux problèmes du Proche et Moyen-Orient.
Il faut reconnaître que l'Occident a aggravé les choses, notamment avec les deux interventions en Irak, qui ont été les deux interventions les plus déstabilisatrices. J'avais mis en garde la France il y a très longtemps contre les conséquences de la première guerre du Golfe. Mais les résultats sont là, et nous ne sommes pas sortis de ce bourbier : il faut donc en faire une analyse aussi précise que possible.
Je ne prétends pas donner la clé à tous ces problèmes, mais connaissant les pays en cause et les analyses des spécialistes de ces questions, j'ai donné dans mon dernier ouvrage [1] une grille de lecture qui correspond d'assez près à la réalité, et qui nous donne un espoir : car la ligne de fracture n'est pas entre l'islam et l'Occident, mais à l'intérieur de ces deux ensembles.
La bonne approche pour les candidats actuels est de faire une critique de ce qu'a été la politique de la France ces dix dernières années, en Libye et en Syrie. Car nous avons surajouté une guerre par procuration des puissances sunnites contre l'axe chiite à ce qui était au départ une guerre entre le pouvoir de Bachar el-Assad et son opposition - dont on oublie de dire qu'elle est historiquement structurée par les Frères Musulmans. On a sous-estimé en 2011 les appuis dont bénéficiait Bachar el-Assad sur place pour des raisons idéologiques, on a voulu ignorer la politique néo-ottomaniste de la Turquie, on a oublié que l'Arabie Saoudite tente de casser la Syrie par hostilité à l'Iran. Et, par conséquent, la France, désireuse de prendre le train des "printemps arabes", a, en fait, manqué au rôle de médiation qui aurait dû être le sien.
Qui, aujourd'hui, fait ce constat ? Il me semble qu'à droite, c'est François Fillon. Il en tire d'ailleurs les conséquences dans notre rapport à la Russie. Il me semble qu'il est le plus perspicace sur ces questions qui touchent à l'indépendance de la France. Alain Juppé me paraît, probablement parce qu'il était ministre des Affaires étrangères quand nous avons rompu nos relations avec la Syrie en mars 2012, quelque peu engoncé dans des schémas d'hier. Je ne parle pas de Nicolas Sarkozy !
Justement, que pensez-vous de l'envenimement de plus en plus évident des relations entre l'Occident et la Russie aujourd'hui ?
C'est une position très déraisonnable que celle que nous avons vis-à-vis de la Russie. La crise ukrainienne n'est pas tombée du ciel. Elle est le produit d'erreurs et de malentendus existant de part et d'autres. Il me semble que beaucoup d'Européens n'ont pas vu qu'avec le partenariat oriental, avec l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et l'Ukraine, on allait fortement indisposer la Russie qui y voit une menace pour ses intérêts - ne serait-ce parce que la Russie et l'Ukraine sont elles aussi dans une situation quasiment de libre-échange. Mais aussi parce que du point de vue de la Russie, un rapprochement avec l'UE laisse entrevoir un rapprochement avec l'Otan. Cela avait d'ailleurs été envisagé lors du sommet de l'Otan de Bucarest en 2008. Cette proposition avait été finalement reportée à la demande de la France et de l'Allemagne. Il y a du coup une méfiance de la Russie, qui a le sentiment que c'est elle qui a renversé le communisme et que l'Occident ne lui a pas renvoyé l'ascenseur. D'autre part, un certain nombre de milieux néo-conservateurs américains considèrent qu'il est bon d'avoir un foyer de discorde entre l'Europe et la Russie : diviser pour régner, c'est une vieille maxime que les Etats-Unis ont repris à leur compte. Est-ce intelligent de repousser la Russie loin de l'Occident et de la jeter dans les bras de la Chine ? Je ne crois pas. Je pense que la vision américaine est sur ce point assez courte, et qu'il vaudrait mieux appliquer les accords de Minsk - auxquels l'Ukraine fait obstacle en refusant la réforme constitutionnelle qui garantirait l'autonomie, ou du moins la forte décentralisation, dont les régions russophones du Donbass ont besoin et qui est légitime.
Je considère que cette crise est inutile, faisant litière des intérêts communs économiques et politiques que nous avons avec la Russie. N'oublions pas que la Russie est membre permanent du conseil de sécurité de l'Onu, et qu'elle subit de plein fouet le djihadisme. La Russie est souvent victime d'attentats encore plus graves que ceux qui nous ont frappés. Nous avons des intérêts communs et devons donc en parler, afin de ne pas laisser notre politique étrangère devenir l'otage soit d'un hyperatlantisme que j'appelle "occidentalisme", soit d'une méfiance excessive vis-à-vis de la Russie comme l'éprouvent un certain nombre de pays tels les pays baltes ou la Pologne. Certes, ces derniers ont un contentieux historique avec la Russie, mais ils sont membres de l'Otan, et n'ont donc pas grand-chose à craindre. Le moment est venu de conclure un traité de sécurité européenne, afin que nous ne nous lancions pas inconsidérément dans une nouvelle Guerre froide.
On célèbre cette semaine les 100 ans de la naissance de François Mitterrand. Dans votre ouvrage, vous dites que vous ne le voyiez "que rarement hésiter". Pourtant, le maintien du franc dans le SME (Système Monétaire Européen) en 1982-1983 a mis longtemps à se décider. Au regard de ce qu'est devenue aujourd'hui l'Europe et tout particulièrement la zone euro, et de son impact sur l'économie et l'industrie française, diriez-vous que cette décision a été une erreur dans l'histoire économique de la France ?
Je pense que cette décision ne peut être comprise que si elle est replacée dans son contexte, c'est-à-dire les suites de l'abandon du Gold Exchange Standard (fin de la convertibilité en or du dollar) par les Etats-Unis en 1971, suivi par les accords de la Jamaïque en 1976 qui font du dollar la monnaie mondiale. Nos inspecteurs des Finances ne font alors pas confiance au gouvernement français pour maintenir la stabilité de la monnaie. Ils cherchent alors un point d'ancrage, et décident de choisir le mark. On pourrait l'accrocher souplement à la monnaie allemande : le SME permettait des ajustements si on les souhaitait. Mais la finalité profonde du SME était la monnaie unique, qui, dès ce moment-là, polarisait l'action politique des milieux dirigeants français et plus généralement des milieux "européistes". Nous nous sommes mis dans un système qui faisait que notre compétitivité allait progressivement se détériorer. Nous avons alors fait des choix qui se révèleront dangereux. Au nom de la concurrence, nous avons abandonné l'Etat-stratège. Nous avons laissé se creuser un différentiel de compétitivité entre la France et l'Allemagne, parce que l'Allemagne avait un taux d'inflation plus faible, et parce qu'elle avait une politique de flexibilité salariale que nous ne pouvions obtenir des syndicats français. Et cette monnaie unique a figé les rapports dans une zone euro où les économies étaient et restent très hétérogènes ; son fonctionnement, en l'absence de tout transfert financier correctif, a abouti à creuser la différence entre les pays fortement industrialisés, qui occupaient le haut de gamme, et les autres. Et parmi les autres, il y a aussi la France.
Prenons un exemple, pour être concret. En 2008, nous vivons la première crise systémique du capitalisme financier mondialisé, qui se poursuit en crise de la zone euro en 2010. Entre 2008 et 2015, la production industrielle allemande a crû, d'au moins 15%. La nôtre a baissé de 15% dans le même temps. Celle de l'Italie de moins 20%, celle de l'Espagne remonte après une dure chute, au prix d'une dévaluation interne très douloureuse, et d'un taux de chômage global de 20% et de 40% chez les jeunes.
Quand on regarde le fonctionnement de la zone euro, on voit donc bien qu'elle entraîne un décrochage économique de la France : nos exportations stagnent - autour de 450 milliards d'euros d'exportation. L'Allemagne est à 1200. Mais elle se fait elle-même doubler par la Chine qui est à 2000. Quand je parle de la globalisation, c'est parce qu'il faut prendre du recul pour voir comment se modifient les relations entre les puissances, à l'échelle européenne et mondiale. On constate globalement une marginalisation de l'Europe, et, au sein de celle-ci, une cornerisation de la France. Elle est cornerisée économiquement en Europe comme elle l'est au Moyen-Orient en matière de politique étrangère.
Selon l'économiste américain Rawi Abdelal, le combat autour du tournant de la rigueur de 1983 fut "un combat pour l'âme même de la gauche française". Cette lutte est-elle tranchée aujourd'hui selon vous ? Estimez-vous que ce "combat" s'est ravivé de nos jours avec la prise de distance de plus en plus nette de personnalités comme Emmanuel Macron et Manuel Valls vis-à-vis de la gauche dite "traditionnelle", et la cohésion de plus en plus friable du PS ?
1983 constitue un formidable tête-à-queue dans la politique suivie par la gauche. Le paradigme national était dominant, il a cessé de l'être. On s'est tourné vers l'Europe pour déguiser le ralliement à la globalisation. Le maître mot devint la concurrence, la libération des capitaux en interne, et en externe, en l'absence de toute harmonisation fiscale, les paradis fiscaux, les délocalisations industrielles... Et à la fin, le résultat : un ralentissement très fort de la croissance européenne avec la monnaie unique : la croissance mondiale est de 3,9% contre 1% seulement en Europe.
1983 est donc à l'origine de la profonde crise de la société française et de la France. On peut toujours accabler François Hollande, mais il n'a fait que gérer les conséquences des décisions erronées qui ont été prises bien avant lui et qu'il a d'ailleurs soutenues. Encore une fois, la réintégration de ce système monétaire européen n'aurait pas eu cette gravité si elle n'avait pas orienté toute la politique économique vers l'Acte unique, grande mesure de dérégulation, et surtout vers la monnaie unique, c'est-à-dire la création d'une monnaie unique pour 19 pays différents les uns des autres.
La gauche n'a alors plus de projet. Elle substitue une politique de réformes sociétales à sa politique sociale, elle substitue l'immigré au prolétaire comme figure rédemptrice à l'horizon de son action. C'est à cette époque que Jean-Marie Le Pen apparaît dans le paysage politique et que se crée en contrepartie, et à l'impulsion de la gauche, des mouvements comme SOS Racisme. A partir de ce moment, le débat va être déporté d'un terrain à un autre, vers le sociétal et l'européisme. C'est un tournant donc, parce quelque chose de faux va pénétrer le programme de la gauche et transformer le Parti socialiste en un simple parti de système qui profitera alors des institutions de la Ve République pour revenir au pouvoir en mettant à profit la déception que les gouvernements de droite ne manquent pas de créer. C'est ainsi que Mitterrand revient au pouvoir en 1988 du fait de mesures prises par Jacques Chirac. Il en va de même après l'effondrement de 1993, quand Lionel Jospin rebâtit quelque chose qu'il appelle la "gauche plurielle", une roue de secours qui repose en fait sur un certain nombre d'idées fausses. Ils bâtissent donc une force politique qui est constituée par les Verts censés porter des aspirations nouvelles, tout en s'appuyant sur un Parti communiste déclinant. Edifice bancal.
Avec cela, on ne va pas très loin. Jospin est écarté, et dix ans se passent sans que la gauche ne fasse la moindre analyse du monde qui a pourtant changé. Elle revient en 2012, et sur la base d'une nouvelle déception incarnée par Nicolas Sarkozy. Elle l'emporte donc avec les résultats que nous connaissons aujourd'hui. Le processus de décomposition du Parti socialiste est arrivé désormais à sa phase ultime. On le voit avec cette prolifération ubuesque de candidatures-leurres : il n'y a plus de grille de lecture du monde, ce à quoi mon livre essaye de remédier. Cela profiterait aux socialistes s'ils avaient le courage de le lire. Mais ils n'ont pas lu le Projet Socialiste, et ils ne liront certainement pas Un défi de civilisation. Je montre dans la partie "Comprendre" comment le monde a changé et comment le capitalisme tel que nous le connaissons aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celui que nous connaissions au début des années 1980. Et par conséquent, comment l'Europe n'est plus l'Europe à dominante française, mais une Europe germanocentrée ; comment le monde n'est plus celui de l'affrontement avec l'URSS, car c'est l'Asie et la Chine qui montent à l'horizon. Je montre les déséquilibres qui se créent pour l'avenir, notamment démographiques en Afrique ; ou politiques avec le djihadisme qui porte un ressentiment inextinguible et dont nous ne viendrons pas à bout par des moyens purement militaires.
Dans ce livre, vous écrivez que "le tsunami de la globalisation a fait que la France a vu sombrer le projet européen que lui avait inspiré Jean Monnet au lendemain de la Seconde Guerre mondiale au profit d'une sorte de Saint-Empire euraméricain". Selon vous, que peut faire la France pour faire renaître ce projet européen, dans un contexte international marqué par le Brexit, la montée des populismes et la défiance envers l'Union européenne ?
Je ne pense pas que l'on puisse faire renaître quelque chose qui a disparu. Dans le projet européen de Jean Monnet, le ver était dans le fruit : c'était la soumission aux Etats-Unis du point de vue de la défense. Par ailleurs, cette Europe, dominée politiquement par la France, l'était du fait de son statut de vainqueur et parce que l'Allemagne était divisée. 70 ans ont passé. Aujourd'hui l'Allemagne est unie, et dominante sur le plan économique et financier. Mais l'Allemagne a ses propres défis, notamment la démographie, avec les problèmes que cela pose en matière de retraite et protection sociale. Elle espère y remédier en accueillant des réfugiés, mais on constate que cela n'est pas aussi simple que cela. Pour la France, il faut désormais regarder vers l'avenir, voir lucidement ce monde, dans lequel l'Europe même occupe une position de plus en plus déclinante. Les Etats-Unis font ce qu'il faut pour ralentir leur déclin, tentant, au travers d'une sorte d'occidentalisme, de resserrer les liens d'inféodation qui unissent à eux un certain nombre de pays - dont le nôtre. L'extraterritorialité du droit américain n'est qu'un privilège exorbitant que l'administration américaine s'est octroyé, celui d'imposer des amendes colossales aux entreprises européennes et indirectement de contrôler notre commerce avec des pays comme la Russie ou l'Iran. Et cela, De Gaulle ni même François Mitterrand ne l'auraient accepté.
On ne va pas refaire cette Europe-là. Mais il y a selon moi quelques axes d'approfondissement de nos relations avec l'Allemagne. Je suis parti du livre de Peter Sloterdijk Ma France, dont j'ai fait, il me semble, une critique approfondie, pour que soient surmontés les différends entre nos deux pays ; pour qu'enfin ils se rapprochent afin de mettre en place une vision stratégique de l'Europe. Nous ne pourrons le faire que si nous mettons un terme aux sanctions qui frappent la Russie et si nous rétablissons la confiance avec les Russes. C'est indispensable si nous voulons compter dans un XXIè siècle qui sera dominé d'un côté par les Etats-Unis et de l'autre par la Chine. Il faut qu'il y ait un acteur européen fort pour relever le défi de son développement, de sa sécurité et de son rapport au Sud - notamment le terrorisme qui a la capacité d'ébranler la société française. Prenons au sérieux les gens de Daech qui veulent qui la France se déchire. Cette volonté rencontre des analyses trop courtes aujourd'hui, et cela pourrait contribuer à précipiter notre monde dans le "choc des civilisations" évoqué par Huntington en 1994. Cela paraissait très improbable alors, l'horizon s'en est depuis approché.
Enfin, il faut opérer au sein de l'Europe le déplacement du pouvoir de la Commission au Conseil. Ce dernier est la seule institution légitime, constituée de responsables politiques élus par les peuples. Il faut que cesse l'idée selon laquelle des directives prises sur la base de l'Acte unique dont la philosophie est celle du néolibéralisme peuvent régenter le monde à perpétuité.
Tout cela est une page qu'il faut tourner. Il faut remettre du politique au poste de commande. Cela passe par une bonne et saine discussion entre la France et l'Allemagne, dont je n'exclus pas les autres pays - je pense surtout à l'Italie et l'Espagne. La Pologne, ce sera plus difficile. Il faut se donner du temps.
Pourquoi défendre nécessairement un binôme franco-allemand quand dans l'Histoire, le binôme franco-anglais a su porter ses fruits, notamment à la fin du XIXe siècle ? Doit-on suivre les directives des "européistes" qui semblent tous se méfier aujourd'hui de la perfide Albion depuis le Brexit ?
Je ne suis pas sur cette ligne. Je considère qu'après une longue période d'hésitation, les Britanniques ont choisi l'anglosphère. Ils ont vu l'inconvénient d'être associé à une construction antidémocratique et opaque. Ils choisissent la liberté de mouvement, se tournant vers le Commonwealth (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande…), et les Etats-Unis, tout en gardant leur force de dissuasion.
Nous devons maintenir l'Angleterre dans le cercle de famille : on a encore beaucoup d'intérêts communs. Je souhaite que ce Brexit fasse donc le moins de vagues possibles. Bien entendu, il y a un coût d'accès au marché unique que les Anglais devront payer. C'est normal. Mais il ne faut pas pour autant aigrir inutilement nos relations avec la Grande-Bretagne.
Ce qu'a montré le Brexit, c'est la très grande fragilité des institutions européennes, et le rejet des institutions européennes actuelles par les peuples. Au sein de la société britannique, on a pu observer une fracture sociale, géographique et générationnelle. Et cette fracture existe partout en Europe.
Vous concluez votre ouvrage en affirmant que "le bateau France a besoin d'un cap". Au vue de l'offre politique actuelle et des différents candidats, officiellement déclarés ou non, à l'élection présidentielle de 2017, estimez-vous que cette vision d'ensemble puisse être présente lors du prochain quinquennat ?
J'aurais aimé donner des conseils qui soient suivis à François Hollande, mais le bilan que je fais est réservé. Encore qu'il ne le soit pas totalement : je pense que sur l'Algérie, le Mali, les choix ont répondu à l'intérêt national. Il n'en va pas de même pour la Russie, la Syrie, et bien d'autres sujets de politique extérieure. J'avais posé à Laurent Fabius, à la tribune du Sénat, la question de savoir s'il ne faisait pas une politique "à l'ouest de l'Ouest". C'était en 2013 alors que les avions avaient failli frapper Damas, ce qui aurait ouvert la voie aux islamistes en Syrie. J'ai donc certaines réserves.
Alain Juppé ? Je suis bien obligé de constater que quand il a été ministre des Affaires étrangères, il y a eu l'affaire libyenne, l'affaire syrienne… Je ne pense pas que le mot d'ordre d'"identité heureuse" corresponde à l'état d'esprit des Français. C'est un homme tout à fait présentable, avec des qualités, très certainement. Mais si je lis son livre sur l'école, je constate qu'il n'a pas du tout compris que le problème était celui de la transmission. Il s'inscrit beaucoup trop dans le sillage de François Dubet. Je le trouve, en matière de politique étrangère, un peu trop atlantiste. C'est plus, me semble-t-il, un chiraquien de droite qu'un gaulliste de gauche. Je me souviens d'une tribune libre d'Alain Juppé, Michel Rocard, Paul Quilès et du général Norlain, dans laquelle ils semblaient considérer que la France pouvait se passer de l'arme nucléaire. Or, nous avons des échéances à court terme pour le renouvellement de notre flotte de sous-marins stratégiques… Et je dois dire que je ne suis pas vraiment rassuré ! Alain Juppé a beaucoup de chances de devenir président de la République Française, mais il doit, à mon avis, faire un aggiornamento très profond, même si je ne suis pas en désaccord sur tout ; par exemple quand il évoque la nécessité d'un Etat fort - je propose même un gouvernement de Salut Public, pour faire face aux difficultés que je vois poindre. Ce qui fait que je ne saurais parler d'"identité heureuse".
De l'autre côté, à gauche, il y a trois hommes. Manuel Valls, Emmanuel Macron et Arnaud Montebourg. Montebourg a pour lui le mérite de la continuité, de la sincérité. Il a mis l'accent sur le délitement du tissu français depuis longtemps. Il se bat pour le made in France, il est critique à l'égard des institutions européennes : autant de points positifs à mes yeux. Mais il lui reste à devenir un homme d'Etat, et à remonter sa pente.
Macron est sympathique, mais je ne vois pas très bien ce qu'est son programme. Sa démarche, qui part de la gauche, si j'ai bien compris, et qui vise à rassembler, me paraît correcte. Il a sur ce point rectifié le tir : il se disait à un moment "ni de gauche ni de droite". Mais je le vois mal devenir candidat si François Hollande choisit de l'être. Et de toute façon, je parle d'expérience, il est très difficile de se lancer dans une campagne à partir de comités de soutien librement constitués, face à deux partis de gouvernement qui bloquent la société française depuis plus de cinquante ans.
Valls tient un discours qui correspond au besoin que les Français ont d'être protégés. Je pense qu'il ne va pas jusqu'au défi de civilisation. En politique économique, c'est un rocardien, et il est donc évidemment sur la ligne de la globalisation, de la libre concurrence en matière de politique économique. Il devrait revenir à une idée d'Etat-stratège : il a d'ailleurs employé le mot à propos de l'usine de Belfort, et à juste-titre. Car ce n'est pas parce que trois TGV rouleront à 200 km/h au lieu de 300 km/h qu'il aurait fallu sacrifier un potentiel humain et un savoir-faire historique dans une usine qui fabrique des locomotives depuis 1878. C'est là qu'on voit qu'on a perdu les vraies valeurs… Pour revenir à Valls, il lui reste à faire son aggiornamento économique.
Tous ont des progrès à faire, et tous ont du potentiel.
[1] Jean-Pierre Chevènement, Un défi de civilisation, Fayard, 2016
Source : Atlantico