- De Gaulle répond d'une manière un peu ambigue : « C'est une privilège d'avoir quelqu'un à qui le dire ». C'est peut-être ironique. Cela ne me paraît pas illustrer particulièrement la solitude du pouvoir. C'est une confidence que fait Pisani au général de Gaulle, mais chacun peut raconter une histoire qui ressemble à celle-là.
- Je n'ai pas eu de peine à soutenir François Mitterrand au congrès d'Epinay, et pourtant mon soutien a été décisif. Si Mitterrand est devenu le Premier secrétaire du PS et le candidat de la gauche qui, la fin, en 1981, l'a emporté, c'est pas seulement grâce à moi et mes amis des CERES, mais nous étions la clé de ce Congrès. C'était une responsabilité assez lourde, mais, bien avant moi, Waldeck Rochet, secrétaire général du PCF, avait adoubé en quelque sorte F. Mitterrand en 1965 comme le candidat unique de la gauche. Donc je suis parti de là, pour faire confiance, et au soir d'Epinay, Mitterrand dans la nuit, m'a posé la main sur l'épaule et m'a dit : « je ne vous tromperai pas ».
- A quel moment ai-je été seul ? En 1983. J'avais déjà l'expérience de deux ans de pouvoir, je voyais comment ça se passait. J'étais ministre d'Etat, ministre de la Recherche et de la Technologie, puis de l'Industrie. C'était quand même une fonction importante dans le gouvernement, parce qu'à l'époque l'industrie pesait lourd : c'était l'époque des nationalisations. Mes rapports n'étaient pas toujours facile avec le ministre des Finances, Jacques Delors, qui, visiblement, ne voulait pas aller dans la même direction que moi.
- Je me suis senti seul quand j'ai vu les difficultés qui s'accumulaient sur mon chemin, et quand j'ai senti que des décisions considérables allaient être prises, au moment où Mitterrand allait décider si, oui ou non, la France resterait dans le Système Monétaire Européen. C'était le problème de la surévaluation du franc, et de la politique industrielle qui se posait. Je ne voulais pas rester ministre de l'Industrie, si le choix qui était fait était le choix du franc fort, de la surévaluation, et par conséquent, à terme, de la désindustrialisation. Je pense avoir vu cela très clairement, et quand j'ai démissionné en mars 1983 du gouvernement, c'est parce que j'ai pensé qu'on s'acheminait sur une voie sans retour.
- Un Président, quand il est élu, et dans les premières années de son mandat, est plus ouvert à la concertation, au conseil, qu'au fur et à mesure que le temps passe. Il a beaucoup consulté ses ministres pour savoir s'il fallait rester dans le SME ou s'engager dans la voie d'une dévaluation assez forte, quitte à y revenir ensuite. Après cette décision, il lui a fallu se rétablir : il est resté silencieux assez longtemps. Et l'Europe est devenue le maître mot de sa politique.
- Hubert Védrine a très bien expliqué ce changement de paradigme : de la transformation de la société française, on passe en fait, à mes yeux, au nom de l'Europe, à un certain ralliement au néolibéralisme dominant. Je pense que François Mitterrand n'a pas fait ce choix là complètement en connaissance de cause. Il a fait confiance à ce que j’appellerai la ruse de la raison européenne, mais la ruse de la raison néolibérale était beaucoup plus forte, et la suite l'a montré.
- Au Mali, François Hollande décide seul, mais parce que la France est seule, et peut intervenir. Donc c'est une décision de la France. En Irak, en 1990, c'est une décision qui est prise par le Président des USA, Georges Bush père, et Mme Thatcher, dans le Colorado. Et maintenant on connaît bien ce qui s'est passé, puisque Roland Dumas le raconte dans une petite brochure, publiée à l'Institut François Mitterrand : le lendemain matin, le 3 août, François Mitterrand le convoque, lui indique avoir reçu un coup de téléphone du Président Bush, qui a demandé si la France se joindrait à la guerre qu'il compte faire à S. Hussein, ou si la France resterait à l'écart. François Mitterrand demande son avis à Roland Dumas, et vers 11h ou 12h, la décision est prise : la France sera avec les Etats-Unis, dans une situation subordonnée.
- François Mitterrand a géré seul toute cette période, et je dirai qu'il l'a fait en donnant très largement le change, allant à l'ONU pour demander à ce que l'Irak fasse un geste. En réalité tout cela n'était suivi d'aucune démarche diplomatique. La décision était prise par les Etats-Unis.
- Je connaissais bien le monde arabe. Je pensais qu'il ne fallait pas intervenir, qu'il y avait des moyens plus efficaces, diplomatiques, d'obtenir le retrait des troupes irakiennes du Koweit, et d'ailleurs S. Hussein l'a proposé en octobre. Mais nul ne l'a jamais su.
- Pour moi, c'était la fin de ce que l'on a appellé la politique arabe de la France, qui consistait à soutenir les vecteurs de progrès dans le monde arabo-musulman.
- François Mitterrand ne m'avait pas du tout dit ce qu'était sa décision. Il a parlé à la télévision de « logique de guerre ». C'était le 9 août, mais il n'a pas dit que c'était la guerre. Jusqu'à la fin, on a pu penser qu'il y aurait une médiation. Pour moi les choses sont devenues tout à fait claires après la décision du Conseil de Sécurité de l'ONU, et j'ai envoyé ma lettre de démission à François Mitterrand, qui m'a demandé d'y surseoir, parce que, m'a t-il dit, il comptait faire une médiation, soit avec les Soviétiques, soit avec les Algériens. Ne voulant pas le mettre dans l'embarras, j'ai retenu ma démission.
- Je m'étais ouvert à mes amis de « Socialisme et République » de cette problématique. Je leur ai demandé leur avis. Tous ne m'ont pas suivi. Là, c'est vraiment la solitude : quand vous ne distribuez plus les nominations, les avantages, les rubans, vous êtes forcément plus seul. Mais pour moi, ce n'est pas cela qui est important. Pour moi, la vraie solitude du pouvoir, c'est par rapport à l'exercice du pouvoir lui-même, pas par rapport à la manière dont on va le conserver – parce qu'à la limite, ce n'est pas important.
- Ce qui est décisif, c'est comment le Président de la République, dont de Gaulle a voulu qu'il soit l'homme de la Nation, se comporte, face à des choix majeurs. Pour Mitterrand, l'Europe, c'est aussi un choix majeur. Pour Chirac, l'Irak, c'est un choix majeur. Pour les autres, je dirai que ce sont plutôt des histoires « vaudevillesques ».
- Il n'y a pas de jouissance du pouvoir : il y a d'abord le devoir, la responsabilité, vis à vis du pays qui vous a confié cette responsabilité.
- Quand Poincaré en 1917 fait appel à Clemenceau, il le déteste, mais il fait appelle à lui, parce que le pays est au bord de la défaillance. Et Clemenceau ramasse l'énergie du pays.
- Il y a toujours des moments de décision, et il faut ruminer dans sa tête. C'est un processus complexe. On ne dort pas facilement la nuit. On écoute. On travaille. Cela prend des jours avant de prendre une décision majeure.
- De Gaulle a voulu la Vème pour la France parce que l'expérience des régimes d'assemblées avait conduit à la catastrophe. Mais tout le monde n'est pas de Gaulle.
- Quel talent de François Mitterrand, quel courage, quelle ténacité ! Entre 1965 et 1981, il y a quand même du temps qui se passe. Et François Mitterrand est dans l'opposition depuis 1958. Il y a évidemment la solitude du coureur de fond.
- D'une certaine manière, François Mitterrand a légitimé les institutions que le général de Gaulle avait donné à la France, approuvées par le peuple français. Si François Mitterrand n'avait pas endossé la fonction présidentielle comme il l'a fait, aujourd'hui, la Vème ne serait pas aussi bien installée qu'elle l'est. Elle a plus de cinquante ans. Elle a duré longtemps à l'aune des régimes précédents et elle durera encore longtemps !
- La solitude du pouvoir, c'est une solitude qu'on éprouve vis à vis du pays, ou même plus largement de l'humanité. On est dans une situation où il faut faire appel à son intelligence et à son courage. On n'est jamais tout à faire sûr d'avoir raison, mais il faut prendre une décision.
- Sur la solitude de l'après pouvoir, je dirai que j'ai choisi de partir sur des choses qui en valent la peine. Je ne l'ai jamais regretté. Et je n'ai jamais cessé d'être un citoyen. Je considère que le combat culturel est aussi important que le combat politique. Par conséquent je n'éprouve pas de solitude particulière.