I. Comment j’ai rencontré Pierre Mauroy, sept ans avant le congrès d’Epinay.
J’ai adhéré au Parti Socialiste qui s’appelait alors la SFIO, en décembre 1964, à la 14ème section de Paris.
Si quelqu’un me l’eût prédit, dans les années de la guerre d’Algérie, «guerre imbécile et sans issue», comme l’avait qualifiée Guy Mollet lui-même, en 1955, pendant la campagne du Front Républicain, cette prédiction m’aurait laissé abasourdi. Que dis-je ? Je lui aurais ri au nez !
Je revois, en effet, mes parents, alors instituteurs à Besançon et qui votaient socialiste, pester contre Guy Mollet, au soir du 6 février 1956, où, Président du Conseil en visite à Alger, il avait reculé devant quelques jets de tomates, pour démettre le général Catroux et appeler Robert Lacoste à la tête du gouvernement général. Je me revois surtout crapahutant dans les djebels, en 1961-62, pour conduire cette guerre, en effet imbécile, à sa seule issue logique : l’indépendance de l’Algérie, à laquelle ensuite, quand les SAS auxquelles j’appartenais furent dissoutes, je m’efforçai de contribuer de mon mieux, pour qu’elle se fît, selon le mot du Général de Gaulle, avec la France plutôt que contre elle.
N’empêche, la période avait été éprouvante pour ceux qui l’avaient traversée et il était difficile de ne pas en vouloir à Guy Mollet d’avoir aggravé les choses en envoyant le contingent en Algérie, en 1956. Par méconnaissance des réalités, celles de l’Algérie, et celles surtout de son temps, il avait sûrement prolongé la guerre de quelques années.
Quand je revins d’Algérie, en 1963, la SFIO paraissait un bateau à la dérive. Le Général de Gaulle avait imposé, en septembre 1962, l’élection du Président de la République au suffrage universel. Les élections législatives lui avaient donné une majorité à l’Assemblée nationale. La SFIO, discréditée par les guerres coloniales, apparaissait comme un vestige du passé.
Cependant un vent de contestation sociale soufflait sur le pays, avec la grève des mineurs de 1963 notamment. L’ «après de Gaulle» était déjà dans les esprits. Et il nous apparut à quelques camarades et à moi-même qu’en faisant l’union de la gauche avec le Parti Communiste, la «Vieille Maison», comme l’appelait Léon Blum, pouvait retrouver son lustre d’antan. Mais à cette condition là seulement.
J’ai adhéré au Parti Socialiste qui s’appelait alors la SFIO, en décembre 1964, à la 14ème section de Paris.
Si quelqu’un me l’eût prédit, dans les années de la guerre d’Algérie, «guerre imbécile et sans issue», comme l’avait qualifiée Guy Mollet lui-même, en 1955, pendant la campagne du Front Républicain, cette prédiction m’aurait laissé abasourdi. Que dis-je ? Je lui aurais ri au nez !
Je revois, en effet, mes parents, alors instituteurs à Besançon et qui votaient socialiste, pester contre Guy Mollet, au soir du 6 février 1956, où, Président du Conseil en visite à Alger, il avait reculé devant quelques jets de tomates, pour démettre le général Catroux et appeler Robert Lacoste à la tête du gouvernement général. Je me revois surtout crapahutant dans les djebels, en 1961-62, pour conduire cette guerre, en effet imbécile, à sa seule issue logique : l’indépendance de l’Algérie, à laquelle ensuite, quand les SAS auxquelles j’appartenais furent dissoutes, je m’efforçai de contribuer de mon mieux, pour qu’elle se fît, selon le mot du Général de Gaulle, avec la France plutôt que contre elle.
N’empêche, la période avait été éprouvante pour ceux qui l’avaient traversée et il était difficile de ne pas en vouloir à Guy Mollet d’avoir aggravé les choses en envoyant le contingent en Algérie, en 1956. Par méconnaissance des réalités, celles de l’Algérie, et celles surtout de son temps, il avait sûrement prolongé la guerre de quelques années.
Quand je revins d’Algérie, en 1963, la SFIO paraissait un bateau à la dérive. Le Général de Gaulle avait imposé, en septembre 1962, l’élection du Président de la République au suffrage universel. Les élections législatives lui avaient donné une majorité à l’Assemblée nationale. La SFIO, discréditée par les guerres coloniales, apparaissait comme un vestige du passé.
Cependant un vent de contestation sociale soufflait sur le pays, avec la grève des mineurs de 1963 notamment. L’ «après de Gaulle» était déjà dans les esprits. Et il nous apparut à quelques camarades et à moi-même qu’en faisant l’union de la gauche avec le Parti Communiste, la «Vieille Maison», comme l’appelait Léon Blum, pouvait retrouver son lustre d’antan. Mais à cette condition là seulement.
C’est en allant voir Guy Mollet à la Cité Malesherbes, qu’Alain Gomez et moi-même, rencontrâmes Pierre Mauroy dont le bureau qui jouxtait celui du secrétaire général. Celui-ci revenait d’un voyage en Yougoslavie et nous fit une description élogieuse du titisme et de l’autogestion yougoslave. Guy Mollet était revenu épaté par la visite de complexes agro-industriels qui lui avaient ouvert des perspectives sur une société entièrement salariée, et dont la vocation était naturellement le socialisme. C’était l’époque de Monsieur K (Khrouchtchev) à Moscou. Guy Mollet nous parla du «dialogue idéologique» qu’il convenait de mener avec les communistes pour les ramener à une conception démocratique du socialisme. Nous trouvions dans ces propos la confirmation de nos intuitions sur la nécessité de l’union.
C’est dans ces années là que nous créâmes le CERES (Centre d’Etudes, de Recherches et d’Education Socialistes).
Nos premiers cahiers parurent à partir de janvier 1966. Guislaine Toutain tapait à la machine les articles que notre petite équipe préparait, par exemple sur la politique industrielle et les nationalisations, ou bien encore, sur la Révolution culturelle en Chine, mise en œuvre par Mao, que nous critiquions d’autant plus âprement que l’intelligentsia «maoïste» tenait le haut du pavé dans facs parisiennes dans ces années qui précédèrent 1968.
Naturellement Pierre Mauroy souhaitait intégrer le CERES à l’organisation de jeunesse qu’il animait par ailleurs, le CEDEP, vitrine politique des «cercles Léo Lagrange» l’une des miettes que le pouvoir gaulliste avait laissées à la SFIO. Pierre Mauroy, de sa voix enjôleuse et dessinant dans l’air, de ses mains longues et fines, des volutes, à travers lesquelles on apercevait, sinon les lendemains qui chantent, du moins la promotion que ne manqueraient pas de nous valoir nos talents dans l’organisation du parti, essayait de nous convaincre de fusionner CERES et CEDEP.
Je garde le souvenir des déjeuners au «Petit Marguerit», près de la Cité Malesherbes, où Pierre Mauroy nous conviait avec Roger Fajardie, homme de grande culture qui ne nous prenait pas trop au sérieux et dont je garde surtout le souvenir des fou-rires qui ponctuaient nos conversations.
La fusion du CERES et du CEDEP se révéla vite impossible, parce que nous travaillions en fait sur des hypothèses politiques différentes.
Mais les évènements bouleversèrent tout cela.
Mai 68 arriva. La SFIO se fondit d’abord dans le NPS (Nouveau Parti Socialiste) d’Alain Savary. Dauphin putatif désigné de Guy Mollet, Pierre Mauroy se voyait rejeté dans l’opposition. C’est ainsi que commença de se dessiner entre nous, la convergence qui, autour de François Mitterrand, permit deux ans plus tard le Congrès d’Epinay.
II. Le congrès d’Epinay.
François Mitterrand avait été adoubé, en 1965, comme candidat unique de la gauche, moins par Guy Mollet, il faut le dire, que par Waldeck Rochet alors secrétaire général du Parti Communiste français que François Mitterrand avec rencontré à Londres en 1944
Nous nous étions liés avec François Mitterrand qui avait alors besoin de porte-plumes et avait pris en sympathie les auteurs de «l’Enarchie». François Mitterrand, peu de mois avant Epinay (juin 1971) avait deviné le parti qu’il pouvait tirer du CERES. Et celui-ci qui s’était, grâce à Georges Sarre, emparé de la Fédération de Paris et commençait d’essaimer un peu partout dans le pays entendait bien faire payer son éventuel concours, d’un ralliement du PS à la stratégie du programme commun.
François Mitterrand avait mis Pierre Mauroy dans la confidence. Je me souviens d’un dîner avec celui-ci, Roger Fajardie, Robert Pontillon, Didier Motchane et Georges Sarre à mon domicile, rue Poulletier. C’était à la veille d’Epinay.
C’est ainsi que se dessina la convergence qui permit le Congrès d’Epinay. Roger Fajardie mit à notre disposition un centre Léo Lagrange pour accueillir nos délégués de province et les tenir bien au chaud pour un congrès qui s’annonçait «sportif».
J’ai raconté dans «Défis républicains» ces mémorables journées. Le CERES qui, avec 8,5 % des mandats, faisait l’appoint entre les deux coalitions rivales (Guy Mollet-Savary d’un côté, Mitterrand-Mauroy- Deferre de l’autre), chacun disposant de 45% des mandats, imposa la proportionnelle et le programme commun. Mitterrand y ajouta sur « la base d’un programme socialiste » préalablement délibéré et emporta le morceau avec un discours d’une incroyable maestria.
Cette alliance dite «contre-nature» entre la droite et la gauche du PS autour de François Mitterrand fut majoritaire de 1 000 voix sur un peu plus de 100 000 mandats.
Il apparut vite, le lendemain du Congrès, que le candidat à la présidentielle, François Mitterrand, devait être aussi Premier secrétaire. Pierre Mauroy sut le comprendre et devint Secrétaire national à la coordination. C’est là qu’il gagna ses galons de futur Premier ministre, dix ans plus tard.
L’essentiel était fait : le Parti Socialiste s’était adapté aux institutions de la Vème République, comme allait le faire la droite quand Jacques Chirac, cinq ans plus tard, créa le RPR sous Valéry Giscard d’Estaing, au lendemain de sa démission du poste de Premier ministre.
Le RPR allait être la machine de guerre, qui après deux tentatives infructueuses (1981 et 1988) allait le conduire à l’Elysée en 1995.
François Mitterrand dut s’y prendre, lui-même, à deux reprises : 1974 et 1981, mais s’y installa pour deux septennats.
Si je me suis un peu étendu sur le Congrès d’Epinay, c’est qu’il a réalisé l’adaptation du PS aux institutions de la Vème République. Son Premier secrétaire est le candidat naturel du parti à l’élection présidentielle.
Mon propos n’est pas de vous raconter les péripéties internes du Parti Socialiste, le Congrès de Metz par exemple, ni la formation du premier gouvernement à la tête duquel François Mitterrand appelle Pierre Mauroy. Cette histoire a évidemment créé entre nous des liens très forts qui transcendent nos divergences politiques.
III. Le choix de mars 1983.
Le choix de la monnaie forte, en mars 1983, nous oppose en effet. Derrière l’accrochage du franc au mark, tout le reste se laissait deviner et notamment la monnaie unique qui n’était pas encore à l’ordre du jour.
De l’accrochage du franc au mark, découlait toute une conception de l’Europe qu’a mise en œuvre par la suite Jacques Delors.
Mais je suis convaincu que sans la résistance de Pierre Mauroy qui mit en jeu sa responsabilité de Premier ministre, en déclarant «je ne sais pas conduire sur le verglas», François Mitterrand aurait suivi le conseil de Jean Riboud, et accessoirement le mien, en prenant congé, au moins provisoirement, du système monétaire européen, afin d’opérer une assez forte dévaluation vis-à-vis du mark.
Pour ma part, j’étais bien le seul, comme ministre de l’Industrie, à m’inquiéter d’une progressive désindustrialisation de la France. Ce choix de mars 1983 fut un choix capital, car il engagea toute la suite.
Certains soutiennent que ce choix fut un choix pour ou contre l’Europe. Ce n’est pas ainsi que je l’ai vécu. Ce fut un choix entre des modalités différentes de la construction européenne et qui débouchaient sans doute sur deux «Europes» différentes.
Mais tel n’est pas le sujet du jour.
Vos travaux portent sur le Parti Socialiste. J’y reviens donc à travers un rappel historique qui éclairera l’avenir, du moins je l’espère.
IV. Déjà quatre refondations historiques du Parti Socialiste.
1. Si nous reprenons les choses dans le temps, la première unification socialiste s’opère en 1905 mais se brise sur la guerre de 1914-1918.
On se souviendra que la guerre a été déclarée par l’Allemagne à la France le 1 er août 1914. Le 3 août, la neutralité belge était violée. Je ne conteste donc pas le choix de «L’union sacrée» opéré alors par la SFIO. Jaurès assassiné, Jules Guesde, Ministre d’Etat du gouvernement. Ce choix s’imposait : la France était le pays agressé. On pouvait, a contrario, contester le vote par le SPD des crédits de guerre le 4 août 1914 (en interne d’ailleurs, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht s’en étaient dissociés).
2. Reste que le premier Parti Socialiste, celui de 1905, s’est brisé définitivement au Congrès de Tours en 1921 sur les 21 conditions posées par la IIIème Internationale, c’est-à-dire par Lénine.
Le choix des minoritaires de Tours, derrière Léon Blum a été un choix salvateur. Il a préservé, non seulement la «Vieille Maison» mais l’étroite alliance du socialisme et de la République qui était tout l’enseignement de Jaurès.
La SFIO de Léon Blum est venue au pouvoir avec le Front Populaire, cette «embellie» dans le souvenir de la classe ouvrière, mais elle n’a pas su répondre au défi que jetait aux démocraties, l’Allemagne nazie de Hitler. La France était en première ligne et comme laissée seule par les autres démocraties. La SFIO a été balayée par la défaite de 1940 et le ralliement à Pétain, le 10 juillet 1940, d’une majorité de parlementaires socialistes.
3. Il a fallu reconstruire le Parti Socialiste dans la Résistance.
Ce fut l’œuvre de ceux qui s’étaient regroupés autour de Daniel Mayer. Après une sévère épuration dans ses rangs, le premier Congrès du Parti Socialiste SFIO a désigné, Guy Mollet comme Secrétaire général, en 1946. Il l’est resté jusqu’en 1969, cédant alors la place à Alain Savary. Mais la SFIO d’après-guerre a été en réalité balayée par son incapacité à résoudre la question algérienne et par la Vème République à laquelle elle ne s’est adaptée que tardivement (1971).
4. En effet, il a fallu attendre 1971 pour que s’opère la vraie refondation du Parti Socialiste, celle qu’a permis le Congrès d’Epinay.
On peut constater que le cycle d’Epinay est, aujourd’hui, allé à son terme 1971-2017 : 46 ans, presqu’un demi-siècle.
Que s’est-il passé ?
Pour moi, les choses sont simples. Le Parti Socialiste historiquement n’a jamais été un parti qui recherchait le pouvoir pour le pouvoir.
Il suffit de se rappeler les discussions de l’entre-deux guerres sur la «conquête du pouvoir» ou sur «l’occupation du pouvoir», alternative soutenue par Léon Blum en 1936 pour justifier le gouvernement du Front Populaire.
Quand François Mitterrand a conquis l’Elysée, en 1981, il n’a nullement exclu de se représenter en 1988 pour un second septennat et il a ainsi appris aux socialistes ce que Paul Eluard appelait «le dur désir de durer» c’est-à- dire en fait à devenir un parti de gouvernement.
En venant au pouvoir en 1981, le Parti Socialiste a ainsi opéré une mutation fondamentale. Mais il est aussi devenu un «parti de système». Il a opéré en effet, selon moi, une conversion au néo-libéralisme ambiant, mais cela au détriment des engagements qu’il avait pris devant ses militants en 1971 et surtout devant le peuple dans les années qui ont suivi la signature du programme commun de 1972 mais surtout en 1981, sur la base des 110 propositions que François Mitterrand avait extraites du «projet socialiste pour les années 1980».
Le Parti Socialiste aurait pu justifier une «conversion républicaine», en expliquant que son accession au pouvoir l’obligeait, dans un contexte imprévu, à réviser ses objectifs et son calendrier, mais sans pour autant dévier de son engagement fondamental «D’abord l’emploi!».
Ce n’est pas ce qui s’est passé. François Mitterrand a déclaré, en 1983, n’avoir pas changé de cap mais simplement «ouvert une parenthèse».
Le Parti Socialiste a donc opéré une mutation inconsciente en devenant un «parti de système».
Je dis «parti de système» et non pas parti de gouvernement.
Un parti de gouvernement peut en effet s’autoriser des «réformes révolutionnaires», pour reprendre la terminologie d’André Gorz, mais un parti de système, prisonnier des contraintes qu’il a acceptées par traité, ne le peut plus.
La mutation du Parti Socialiste en «parti de système» s’est donc faite progressivement avec l’Acte unique (1985-87), le traité de Maastricht (1992) et le traité budgétaire dit TSCG de 2012. En même temps, on enregistrait la montée du chômage : 3 millions de chômeurs en février 1993.
Cette mutation n’a pas échappé aux électeurs.
Le Parti Socialiste a certes bénéficié de la rente institutionnelle que la Constitution de 1958 offre aux partis de gouvernement grâce aux modes de scrutin majoritaire.
L’électorat les consacre et les rejette tour à tour. Ainsi en fut-il du Parti Socialiste, défait en 1986, 1993, 2002, 2007 et 2017 mais ayant bénéficié longtemps d’un «effet essuie-glace», c’est-à- dire du rejet de la droite à son profit, en 1988, 1997 et 2012. Mais cette «rente institutionnelle» bien anticipée par François Mitterrand dans les années 1980, ne pouvait, à la longue, que s’éroder. Elle a disparu en 2017 où le candidat socialiste s’est trouvé relégué au cinquième rang du premier tour de l’élection présidentielle.
L’effet essuie-glace ne peut plus jouer à nouveau. L’élection de 2017 a ainsi clos «le cycle d’Epinay». Elle a mis au pouvoir non pas un parti de droite traditionnelle mais un parti qui se veut de rassemblement, à la fois de droite et de gauche.
Le Président, Emmanuel Macron, procède de la gauche, en tout cas du choix de François Hollande, mais il a pris la mesure de l’usure du système tel que le traduisaient à la fois la montée des extrêmes et l’augmentation constante de l’abstention depuis vingt ans.
Si «La République en marche» trouve l’adhésion durable du pays ou du moins d’une majorité relative en son sein, il n’y a pas d’espace pour le Parti Socialiste tel qu’il est devenu, c’est-à- dire un «parti de système».
Ses choix européens ou plutôt européistes ne lui permettent pas, selon moi, de se distinguer de LREM.
«La France Insoumise» dessine, elle, une alternative en pointillés mais elle est loin de constituer un parti de gouvernement. Elle reste un parti essentiellement tribunicien.
C’est pourquoi, il me paraît probable que le Parti Socialiste, sans cesser d’être un parti de gouvernement, doive revoir fondamentalement son équation européenne. C’est seulement ainsi qu’il pourra cesser d’apparaître comme un «parti de système», ouvrir un horizon et redevenir crédible et surtout désirable aux yeux des électeurs.
Ce nouvel Epinay prendra du temps mais c’est, selon moi, la seule voie possible à moyen et long terme.
Je n’oublie évidemment pas l’héritage des valeurs morales et sociales qui nous a réunis et qui nous unit toujours mais la République passe avant une idée du socialisme devenue évanescente dans l’esprit public. Il faut repartir de l’intérêt général du pays. Cette notion d’intérêt général est au cœur de la République. On ne pourra reconstruire que sur cette base.
Toute nouvelle refondation - ce que j’appelle «un nouvel Epinay» - implique donc non seulement une critique de la dérive néo-libérale mais une vigoureuse réforme intellectuelle et morale, à laquelle un ressourcement dans la pensée de Jaurès apporterait beaucoup et notamment la compréhension du lien qui unit le socialisme et la République dans une conception de l’Europe revisitée à la lumière du lien qui unit la nation et la démocratie.
Bien sûr, une réforme intellectuelle et morale implique aussi cette chaleur humaine qu’a su apporter, à la gauche, Pierre Mauroy et qui reste inscrite dans la mémoire populaire et aussi – faut-il le dire ? – dans la mienne.
Aucune grande entreprise humaine ne peut réussir, si elle n’est pas portée par l’élan du cœur. «Ouvrier, nous a rappelé Pierre Mauroy, n’est pas un gros mot». Avec lui, la fraternité n’était pas seulement un mot dans la devise de la République. Elle avait un visage.
C’est dans ces années là que nous créâmes le CERES (Centre d’Etudes, de Recherches et d’Education Socialistes).
Nos premiers cahiers parurent à partir de janvier 1966. Guislaine Toutain tapait à la machine les articles que notre petite équipe préparait, par exemple sur la politique industrielle et les nationalisations, ou bien encore, sur la Révolution culturelle en Chine, mise en œuvre par Mao, que nous critiquions d’autant plus âprement que l’intelligentsia «maoïste» tenait le haut du pavé dans facs parisiennes dans ces années qui précédèrent 1968.
Naturellement Pierre Mauroy souhaitait intégrer le CERES à l’organisation de jeunesse qu’il animait par ailleurs, le CEDEP, vitrine politique des «cercles Léo Lagrange» l’une des miettes que le pouvoir gaulliste avait laissées à la SFIO. Pierre Mauroy, de sa voix enjôleuse et dessinant dans l’air, de ses mains longues et fines, des volutes, à travers lesquelles on apercevait, sinon les lendemains qui chantent, du moins la promotion que ne manqueraient pas de nous valoir nos talents dans l’organisation du parti, essayait de nous convaincre de fusionner CERES et CEDEP.
Je garde le souvenir des déjeuners au «Petit Marguerit», près de la Cité Malesherbes, où Pierre Mauroy nous conviait avec Roger Fajardie, homme de grande culture qui ne nous prenait pas trop au sérieux et dont je garde surtout le souvenir des fou-rires qui ponctuaient nos conversations.
La fusion du CERES et du CEDEP se révéla vite impossible, parce que nous travaillions en fait sur des hypothèses politiques différentes.
Mais les évènements bouleversèrent tout cela.
Mai 68 arriva. La SFIO se fondit d’abord dans le NPS (Nouveau Parti Socialiste) d’Alain Savary. Dauphin putatif désigné de Guy Mollet, Pierre Mauroy se voyait rejeté dans l’opposition. C’est ainsi que commença de se dessiner entre nous, la convergence qui, autour de François Mitterrand, permit deux ans plus tard le Congrès d’Epinay.
II. Le congrès d’Epinay.
François Mitterrand avait été adoubé, en 1965, comme candidat unique de la gauche, moins par Guy Mollet, il faut le dire, que par Waldeck Rochet alors secrétaire général du Parti Communiste français que François Mitterrand avec rencontré à Londres en 1944
Nous nous étions liés avec François Mitterrand qui avait alors besoin de porte-plumes et avait pris en sympathie les auteurs de «l’Enarchie». François Mitterrand, peu de mois avant Epinay (juin 1971) avait deviné le parti qu’il pouvait tirer du CERES. Et celui-ci qui s’était, grâce à Georges Sarre, emparé de la Fédération de Paris et commençait d’essaimer un peu partout dans le pays entendait bien faire payer son éventuel concours, d’un ralliement du PS à la stratégie du programme commun.
François Mitterrand avait mis Pierre Mauroy dans la confidence. Je me souviens d’un dîner avec celui-ci, Roger Fajardie, Robert Pontillon, Didier Motchane et Georges Sarre à mon domicile, rue Poulletier. C’était à la veille d’Epinay.
C’est ainsi que se dessina la convergence qui permit le Congrès d’Epinay. Roger Fajardie mit à notre disposition un centre Léo Lagrange pour accueillir nos délégués de province et les tenir bien au chaud pour un congrès qui s’annonçait «sportif».
J’ai raconté dans «Défis républicains» ces mémorables journées. Le CERES qui, avec 8,5 % des mandats, faisait l’appoint entre les deux coalitions rivales (Guy Mollet-Savary d’un côté, Mitterrand-Mauroy- Deferre de l’autre), chacun disposant de 45% des mandats, imposa la proportionnelle et le programme commun. Mitterrand y ajouta sur « la base d’un programme socialiste » préalablement délibéré et emporta le morceau avec un discours d’une incroyable maestria.
Cette alliance dite «contre-nature» entre la droite et la gauche du PS autour de François Mitterrand fut majoritaire de 1 000 voix sur un peu plus de 100 000 mandats.
Il apparut vite, le lendemain du Congrès, que le candidat à la présidentielle, François Mitterrand, devait être aussi Premier secrétaire. Pierre Mauroy sut le comprendre et devint Secrétaire national à la coordination. C’est là qu’il gagna ses galons de futur Premier ministre, dix ans plus tard.
L’essentiel était fait : le Parti Socialiste s’était adapté aux institutions de la Vème République, comme allait le faire la droite quand Jacques Chirac, cinq ans plus tard, créa le RPR sous Valéry Giscard d’Estaing, au lendemain de sa démission du poste de Premier ministre.
Le RPR allait être la machine de guerre, qui après deux tentatives infructueuses (1981 et 1988) allait le conduire à l’Elysée en 1995.
François Mitterrand dut s’y prendre, lui-même, à deux reprises : 1974 et 1981, mais s’y installa pour deux septennats.
Si je me suis un peu étendu sur le Congrès d’Epinay, c’est qu’il a réalisé l’adaptation du PS aux institutions de la Vème République. Son Premier secrétaire est le candidat naturel du parti à l’élection présidentielle.
Mon propos n’est pas de vous raconter les péripéties internes du Parti Socialiste, le Congrès de Metz par exemple, ni la formation du premier gouvernement à la tête duquel François Mitterrand appelle Pierre Mauroy. Cette histoire a évidemment créé entre nous des liens très forts qui transcendent nos divergences politiques.
III. Le choix de mars 1983.
Le choix de la monnaie forte, en mars 1983, nous oppose en effet. Derrière l’accrochage du franc au mark, tout le reste se laissait deviner et notamment la monnaie unique qui n’était pas encore à l’ordre du jour.
De l’accrochage du franc au mark, découlait toute une conception de l’Europe qu’a mise en œuvre par la suite Jacques Delors.
Mais je suis convaincu que sans la résistance de Pierre Mauroy qui mit en jeu sa responsabilité de Premier ministre, en déclarant «je ne sais pas conduire sur le verglas», François Mitterrand aurait suivi le conseil de Jean Riboud, et accessoirement le mien, en prenant congé, au moins provisoirement, du système monétaire européen, afin d’opérer une assez forte dévaluation vis-à-vis du mark.
Pour ma part, j’étais bien le seul, comme ministre de l’Industrie, à m’inquiéter d’une progressive désindustrialisation de la France. Ce choix de mars 1983 fut un choix capital, car il engagea toute la suite.
Certains soutiennent que ce choix fut un choix pour ou contre l’Europe. Ce n’est pas ainsi que je l’ai vécu. Ce fut un choix entre des modalités différentes de la construction européenne et qui débouchaient sans doute sur deux «Europes» différentes.
Mais tel n’est pas le sujet du jour.
Vos travaux portent sur le Parti Socialiste. J’y reviens donc à travers un rappel historique qui éclairera l’avenir, du moins je l’espère.
IV. Déjà quatre refondations historiques du Parti Socialiste.
1. Si nous reprenons les choses dans le temps, la première unification socialiste s’opère en 1905 mais se brise sur la guerre de 1914-1918.
On se souviendra que la guerre a été déclarée par l’Allemagne à la France le 1 er août 1914. Le 3 août, la neutralité belge était violée. Je ne conteste donc pas le choix de «L’union sacrée» opéré alors par la SFIO. Jaurès assassiné, Jules Guesde, Ministre d’Etat du gouvernement. Ce choix s’imposait : la France était le pays agressé. On pouvait, a contrario, contester le vote par le SPD des crédits de guerre le 4 août 1914 (en interne d’ailleurs, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht s’en étaient dissociés).
2. Reste que le premier Parti Socialiste, celui de 1905, s’est brisé définitivement au Congrès de Tours en 1921 sur les 21 conditions posées par la IIIème Internationale, c’est-à-dire par Lénine.
Le choix des minoritaires de Tours, derrière Léon Blum a été un choix salvateur. Il a préservé, non seulement la «Vieille Maison» mais l’étroite alliance du socialisme et de la République qui était tout l’enseignement de Jaurès.
La SFIO de Léon Blum est venue au pouvoir avec le Front Populaire, cette «embellie» dans le souvenir de la classe ouvrière, mais elle n’a pas su répondre au défi que jetait aux démocraties, l’Allemagne nazie de Hitler. La France était en première ligne et comme laissée seule par les autres démocraties. La SFIO a été balayée par la défaite de 1940 et le ralliement à Pétain, le 10 juillet 1940, d’une majorité de parlementaires socialistes.
3. Il a fallu reconstruire le Parti Socialiste dans la Résistance.
Ce fut l’œuvre de ceux qui s’étaient regroupés autour de Daniel Mayer. Après une sévère épuration dans ses rangs, le premier Congrès du Parti Socialiste SFIO a désigné, Guy Mollet comme Secrétaire général, en 1946. Il l’est resté jusqu’en 1969, cédant alors la place à Alain Savary. Mais la SFIO d’après-guerre a été en réalité balayée par son incapacité à résoudre la question algérienne et par la Vème République à laquelle elle ne s’est adaptée que tardivement (1971).
4. En effet, il a fallu attendre 1971 pour que s’opère la vraie refondation du Parti Socialiste, celle qu’a permis le Congrès d’Epinay.
On peut constater que le cycle d’Epinay est, aujourd’hui, allé à son terme 1971-2017 : 46 ans, presqu’un demi-siècle.
Que s’est-il passé ?
Pour moi, les choses sont simples. Le Parti Socialiste historiquement n’a jamais été un parti qui recherchait le pouvoir pour le pouvoir.
Il suffit de se rappeler les discussions de l’entre-deux guerres sur la «conquête du pouvoir» ou sur «l’occupation du pouvoir», alternative soutenue par Léon Blum en 1936 pour justifier le gouvernement du Front Populaire.
Quand François Mitterrand a conquis l’Elysée, en 1981, il n’a nullement exclu de se représenter en 1988 pour un second septennat et il a ainsi appris aux socialistes ce que Paul Eluard appelait «le dur désir de durer» c’est-à- dire en fait à devenir un parti de gouvernement.
En venant au pouvoir en 1981, le Parti Socialiste a ainsi opéré une mutation fondamentale. Mais il est aussi devenu un «parti de système». Il a opéré en effet, selon moi, une conversion au néo-libéralisme ambiant, mais cela au détriment des engagements qu’il avait pris devant ses militants en 1971 et surtout devant le peuple dans les années qui ont suivi la signature du programme commun de 1972 mais surtout en 1981, sur la base des 110 propositions que François Mitterrand avait extraites du «projet socialiste pour les années 1980».
Le Parti Socialiste aurait pu justifier une «conversion républicaine», en expliquant que son accession au pouvoir l’obligeait, dans un contexte imprévu, à réviser ses objectifs et son calendrier, mais sans pour autant dévier de son engagement fondamental «D’abord l’emploi!».
Ce n’est pas ce qui s’est passé. François Mitterrand a déclaré, en 1983, n’avoir pas changé de cap mais simplement «ouvert une parenthèse».
Le Parti Socialiste a donc opéré une mutation inconsciente en devenant un «parti de système».
Je dis «parti de système» et non pas parti de gouvernement.
Un parti de gouvernement peut en effet s’autoriser des «réformes révolutionnaires», pour reprendre la terminologie d’André Gorz, mais un parti de système, prisonnier des contraintes qu’il a acceptées par traité, ne le peut plus.
La mutation du Parti Socialiste en «parti de système» s’est donc faite progressivement avec l’Acte unique (1985-87), le traité de Maastricht (1992) et le traité budgétaire dit TSCG de 2012. En même temps, on enregistrait la montée du chômage : 3 millions de chômeurs en février 1993.
Cette mutation n’a pas échappé aux électeurs.
Le Parti Socialiste a certes bénéficié de la rente institutionnelle que la Constitution de 1958 offre aux partis de gouvernement grâce aux modes de scrutin majoritaire.
L’électorat les consacre et les rejette tour à tour. Ainsi en fut-il du Parti Socialiste, défait en 1986, 1993, 2002, 2007 et 2017 mais ayant bénéficié longtemps d’un «effet essuie-glace», c’est-à- dire du rejet de la droite à son profit, en 1988, 1997 et 2012. Mais cette «rente institutionnelle» bien anticipée par François Mitterrand dans les années 1980, ne pouvait, à la longue, que s’éroder. Elle a disparu en 2017 où le candidat socialiste s’est trouvé relégué au cinquième rang du premier tour de l’élection présidentielle.
L’effet essuie-glace ne peut plus jouer à nouveau. L’élection de 2017 a ainsi clos «le cycle d’Epinay». Elle a mis au pouvoir non pas un parti de droite traditionnelle mais un parti qui se veut de rassemblement, à la fois de droite et de gauche.
Le Président, Emmanuel Macron, procède de la gauche, en tout cas du choix de François Hollande, mais il a pris la mesure de l’usure du système tel que le traduisaient à la fois la montée des extrêmes et l’augmentation constante de l’abstention depuis vingt ans.
Si «La République en marche» trouve l’adhésion durable du pays ou du moins d’une majorité relative en son sein, il n’y a pas d’espace pour le Parti Socialiste tel qu’il est devenu, c’est-à- dire un «parti de système».
Ses choix européens ou plutôt européistes ne lui permettent pas, selon moi, de se distinguer de LREM.
«La France Insoumise» dessine, elle, une alternative en pointillés mais elle est loin de constituer un parti de gouvernement. Elle reste un parti essentiellement tribunicien.
C’est pourquoi, il me paraît probable que le Parti Socialiste, sans cesser d’être un parti de gouvernement, doive revoir fondamentalement son équation européenne. C’est seulement ainsi qu’il pourra cesser d’apparaître comme un «parti de système», ouvrir un horizon et redevenir crédible et surtout désirable aux yeux des électeurs.
Ce nouvel Epinay prendra du temps mais c’est, selon moi, la seule voie possible à moyen et long terme.
Je n’oublie évidemment pas l’héritage des valeurs morales et sociales qui nous a réunis et qui nous unit toujours mais la République passe avant une idée du socialisme devenue évanescente dans l’esprit public. Il faut repartir de l’intérêt général du pays. Cette notion d’intérêt général est au cœur de la République. On ne pourra reconstruire que sur cette base.
Toute nouvelle refondation - ce que j’appelle «un nouvel Epinay» - implique donc non seulement une critique de la dérive néo-libérale mais une vigoureuse réforme intellectuelle et morale, à laquelle un ressourcement dans la pensée de Jaurès apporterait beaucoup et notamment la compréhension du lien qui unit le socialisme et la République dans une conception de l’Europe revisitée à la lumière du lien qui unit la nation et la démocratie.
Bien sûr, une réforme intellectuelle et morale implique aussi cette chaleur humaine qu’a su apporter, à la gauche, Pierre Mauroy et qui reste inscrite dans la mémoire populaire et aussi – faut-il le dire ? – dans la mienne.
Aucune grande entreprise humaine ne peut réussir, si elle n’est pas portée par l’élan du cœur. «Ouvrier, nous a rappelé Pierre Mauroy, n’est pas un gros mot». Avec lui, la fraternité n’était pas seulement un mot dans la devise de la République. Elle avait un visage.