L'interview de Jean-Pierre Chevènement, disponible ici, commence à 20'.
Verbatim
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- Audrey Crespo-Mara : Le Président Bouteflika renonce à briguer un cinquième mandat. Emmanuel Macron parle d'une « nouvelle page ». Faut-il y voir un chemin vers une transition démocratique ou un président qui contourne l'élection présidentielle et se maintient ainsi en place ?
Jean-Pierre Chevènement : La revendication était « pas de cinquième mandat » et le Président Bouteflika a eu la sagesse d'y donner suite. Il a décrit une procédure qui mérite certainement d'être précisée, comme l'a dit le Président Macron. La France, qui a partagé avec l'Algérie 132 ans d'histoire commune, ne doit pas s'ingérer dans les affaires intérieures du peuple algérien.
Le peuple algérien est un grand peuple, il l'a montré, il a un solide patriotisme. Il faut compter sur ce patriotisme pour l'aider à surmonter la difficulté, à savoir que pour le moment, le Président Bouteflika n'a pas de successeur. L'Algérie n'est pas un pays dictatorial, c'est un pays polycentrique : il y a plusieurs centres de décision. C'est un régime où le pouvoir est partagé entre plusieurs partis, des milieux militaires, des milieux économiques, une intelligentsia brillante. Il y a un ensemble de forces qui ne sont pas spontanément d'accord, mais il suffit d'aller à Alger pour voir la liberté qui règne dans la presse algérienne.
Qu'il y ait besoin d'un ajustement, c'est évident. Ce que l'on peut souhaiter, c'est que cela se passe dans la paix civile, la concorde, et la France doit tout faire pour favoriser cette transition démocratique pacifique qui est dans l'intérêt du peuple algérien.
- Jean-Michel Apathie : Le Président Bouteflika n'est pas candidat et cela suffit à reporter l'élection présidentielle. Ce report n'est pas justifié, ce qui montre bien que la politique est monopolisée par un petit clan.
Je crois que je connais bien l'Algérie, notamment pour avoir été président de l'association France-Algérie pendant 7 ans. Je considère qu'il faut donner un peu de temps au temps pour que les choses puissent s'arranger pacifiquement.
- Thierry Moreau : La rue attendra-t-elle un an voire deux ans avant une nouvelle élection présidentielle ?
Il faut évidemment un délai raisonnable, le Président de la République l'a dit et tout le monde le comprend. Il faut compter sur le patriotisme, le sens de l'Etat, le sens de l'intérêt du peuple algérien, pour que tout cela soit précisé dans les jours qui viennent.
- Audrey Crespo-Mara : Cette crise rappelle les printemps arabes de 2011. Si l'instabilité s'installe en Algérie, est-ce une menace pour la France ?
La France et l'Algérie ont des liens multiples. Il y a au moins 2 millions de Franco-Algériens ou de Français d'origine algérienne en France, et il n'y a pas d'étanchéité entre la France et l'Algérie, on circule très facilement, donc il est évident que les Algériens regardent beaucoup vers la France. Notre intérêt est de voir l'Algérie stabilisée, de l'aider à trouver par elle-même pacifiquement et démocratiquement sa voie.
- Craignez-vous que les islamistes ne profitent de ce mouvement ?
L'expérience qu'on peut avoir des printemps arabes montre que, dans un premier temps, on a toujours le spectacle de la jeunesse branchée. Derrière, il y a des foules silencieuses qui, au moment où on leur demande de déposer le bulletin dans l'urne, s'expriment. On a vu comment elles se sont exprimées dans le passé, par conséquent la plus grande prudence est nécessaire.
- Audrey Crespo-Mara : En France, l'actualité c'est Emmanuel Macron qui saisit le Conseil constitutionnel au sujet de la loi anticasseurs. Cette loi est-elle conforme à notre Constitution ?
Le Conseil constitutionnel aurait été saisi de toute façon par les députés donc le Président a pris les devants, il a raison. Il y a un problème de violence en France qui ne date pas des Gilets jaunes. La violence contre la police s'est manifestée d'une manière scandaleuse : certains ont failli être brûlés dans leur voiture, d'autres subissent des jets de grenade. Il y a un niveau de violence qu'une société démocratique doit être capable de contenir. Il faut donc vérifier que, pour les libertés, c'est toujours le juge qui ait le dernier mot : c'est cela la règle républicaine. Le juge judiciaire est le protecteur des libertés individuelles.
- Jean-Michel Apathie : Les manifestants mettent en cause la violence de la police et notamment l'usage du LBD, le lanceur de balles de défense. Jacques Toubon, en tant que Défenseur des droits, en demande la suppression. Quel est votre avis ?
Jacques Toubon est dans sa fonction, si je puis dire. On a remplacé les flashballs par les LBD pour éviter justement des blessures inutiles. Des consignes de précaution doivent être données dans ce sens, mais si on supprime les LBD , il faut les remplacer par quelque chose d'autre car si on suit votre raisonnement, la police n'a plus la possibilité de se défendre. Or elle doit pouvoir exercer son droit de légitime défense.
- Même le Haut-commissaire aux droits de l'Homme à l'ONU, Madame Bachelet, s'est ému de la violence policière.
L'expérience de Madame Bachelet devrait la renvoyer à ce qui s'est passé au Chili. Ca n'a rien de comparable avec ce qui se passe en France, soyons sérieux. Il y a des avis qu'on peut prendre avec un peu d'esprit critique. C'est en un.
- Thierry Moreau : Vous qui êtes un profond républicain, comment voyez-vous le discours de certains leaders des Gilets jaunes qui remettent en cause les institutions de la République ?
Il peut y avoir des expressions tout à fait excessives, notamment s'agissant du Président de la République. Les Gilets jaunes ne doivent pas être confondus avec un certain nombre d'éléments violents mais ce mouvement, laissé à lui-même, peut faire le lit de l'extrême droite. On ne doit cependant pas confondre l'écume et la mer : la mer, c'est-à-dire les bonnes raisons de la crise des Gilets jaunes. Il y a eu une paupérisation des couches moyennes inférieures dans notre pays comme dans tous les pays industrialisés, contrairement à la Chine, où on a vu une classe moyenne se développer. En France, les classes moyennes travaillent beaucoup et gagnent peu. Il y avait donc des raisons objectives aux revendications que le Président Macron a d'ailleurs comprises en y donnant satisfaction dans un premier temps. Pour autant, on ne peut pas aller vers la violence, on ne peut pas accepter l'antiparlementarisme. On ne peut pas accepter que l'amitié civique se dégrade à ce point, qu'il n'y ait plus de confiance.
Pourquoi n'y a-t-il plus de confiance ? Parce que nous avons laissé se restreindre le champ de la démocratie. Les pouvoirs du Parlement ont été réduits à peau de chagrin et la crise du civisme nous interpelle sur les conditions de fonctionnement de la démocratie : c'est l'objet du Grand Débat.
- Audrey Crespo-Mara : Emmanuel Macron dit avoir voté pour vous en 2002 quand vous affirmiez n'être « ni de droite, ni de gauche ». Est-il votre héritier ?
J'affirmais quelque chose d'autre : « au-dessus de la droite, au-dessus de la gauche ». Il ne suffit pas d'être à la fois à droite et à gauche : il faut inventer quelque chose d'autre ! Il faut se projeter dans l'avenir, anticiper et proposer une vision alternative. La tâche d'Emmanuel Macron est difficile, il faut l'aider à réussir car sa réussite sera celle de la France.
Emmanuel Macron doit préciser ce qu'est son projet. Sa première mouture était une relance de concert avec l'Allemagne qui a été rejetée par l'Allemagne. L'expression de Madame Annegret Kramp-Karrenbauer, la nouvelle patronne de la CDU, est sans équivoque : aucune espèce de transfert n'est envisageable au sein de la zone euro. Emmanuel Macron se heurte au mur de la réalité : il doit inventer le nouveau projet de la France.
J'ai entendu l'expression de François Hollande selon laquelle Emmanuel Macron est « le président des très riches ». Je pense que c'est excessivement polémique : il faut laisser au Président Emmanuel Macron le temps de se déployer. Il est Président depuis 18 mois, il lui reste 3 ans et demi. Je suis libre de mon expression, je ne suis inféodé à personne, mais je m'efforce de m'exprimer dans l'intérêt de la France.
- Trouvez-vous qu'Emmanuel Macron reste le meilleur de la classe politique, qu'il n'a pas d'alternative crédible ?
Il n'y pas d'alternative crédible, c'est évident. La gauche a explosé, la droite s'est rétrécie. Le Président Macron est très conscient des manques et des insuffisances : il a lancé le Grand Débat, j'espère que c'est pour en faire quelque chose. Attendons les conclusions.
- Emmanuel Macron a-t-il sollicité vos conseils ?
Il lui arrive de me consulter, de me demander mon avis. Je lui envoyé Passion de la France : 1568 pages, 50 ans de vie politique, on peut s'instruire, c'est une boîte à outils pour les générations à venir. Et comme le Président est jeune, il peut lui aussi y trouver des conseils. Je me suis efforcé d'y lier l'action et la pensée, de suivre le conseil de Bergson.
- Audrey Crespo-Mara : Avez-vous envoyé votre livre à Marine Le Pen ?
Je dois confesser qu'il y a quelques oublis de ma part !
- L'image de Marine Le Pen s'améliore depuis la présidentielle : 68% des Français se disent en désaccord avec les idées du RN, mais MLP est jugée volontaire à 71% et capable de prendre des décisions à 52%. Qu'en pensez-vous ?
Je ne veux pas en faire une alternative au Président de la République. Le grand risque est de nous enfermer dans une espèce de jeu où il y aurait Macron d'un côté, Le Pen de l'autre. A court terme, ça peut être rentable, mais à long terme, c'est extrêmement dangereux. Je mets en garde contre cette perspective, mais la réalité c'est que l'offre politique n'est pas satisfaisante. Il faut donc construire une autre offre politique et je fournis un certain nombre de concepts dans ce sens : la citoyenneté, la République, l'Etat républicain, qu'est-ce que c'est, comment ça marche ?
- Vous appelez également à des changements : davantage de proportionnelle, un mandat présidentiel de 6 ou 7 ans, une déconnexion des législatives de l'élection présidentielle.
Absolument ! Il faut en finir avec le quinquennat, qui n'a pas donné de bons résultats à l'expérience, et en revenir à l'homme de la Nation, garant du long terme sur 6 ou 7 ans. L'Assemblée nationale, sensible aux mouvements de l'opinion, qui définit les politiques, serait élue pour 4 ou 5 ans. Revaloriser la démocratie représentative est plus positif que la revendication du RIC, qui n'est pas bien réfléchi.
Il faut revaloriser la fonction du Parlement, lui rendre des attributions qu'il a perdues, faire en sorte que les maires soient respectés et qu'on renonce donc à l'élection des présidents d'intercommunalité, ce qui aboutirait à délégitimer les 35 000 maires qui sont pourtant les acteurs de notre démocratie.
Je crois qu'il ne faut pas simplement obéir à la revendication immédiate, le RIC. Un pays comme la France se gouverne intelligemment.
- Thierry Moreau : Votre livre est celui d'un homme de gauche. Comment voyez-vous l'éclatement de la gauche ? 5 listes différentes aux Européennes...
C'est la suite de choix dont certains remontent aux années 1980. Si la gauche ne remet pas en cause son logiciel européiste à courte vue, elle ne pourra pas remonter la pente.
- Jean-Luc Mélenchon peut-il être un leader de la gauche ? Il remet en cause ce logiciel européiste.
Le sens de l'Etat mériterait d'être cultivé. Jean-Luc Mélenchon n'en manque pas d'ailleurs, c'est un homme de valeur, mais il doit tenir compte de gens pas très responsables autour de lui, plutôt gauchistes, qui l'entraînent dans une direction qui n'est pas celle que je souhaite.
Il faut réparer la France, recréer un peuple de citoyens. C'est l'objet de Passion de la France.
Source : Audrey & Co - LCI
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