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"Non au bras de fer avec l'Allemagne !"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement dans Le Point, jeudi 1er mai 2014. Propos recueillis par Saïd Mahrane.


"Non au bras de fer avec l'Allemagne !"
Le Point : La Grande Guerre trouve, selon vous, ses origines dans la mondialisation...
Jean-Pierre Chevènement : Pour comprendre la guerre de 1914, il faut se référer à la théorie de l'hégémon. Dans les deux mondialisations que je compare dans mon livre (1), la britannique, avant 1914, et l'américaine, après 1945, il y a une puissance hégémonique qui fixe les règles du jeu et les fait respecter. C'est l'Empire britannique, au XIXe siècle, qui a la maîtrise des mers et, après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les Etats-Unis, avec leur suprématie économique, leur puissance militaire, leurs réseaux d'alliances... La mondialisation induit toujours une modification de la hiérarchie des puissances. Au XIXe siècle, après 1871, on voit surgir une puissance nouvelle, l'empire d'Allemagne, qui connaît un essor industriel et commercial phénoménal. En trente ans, l'Allemagne triple sa production, l'Angleterre la double et la France l'augmente d'un tiers. L'Allemagne, qui se vit à tort ou à raison comme encerclée par la France et la Russie, déclenche, en 1914, une guerre préventive. Celle-ci, à travers le plan Schlieffen, vise à mettre la France hors de combat en six semaines. La menace d'une hégémonie continentale de l'Allemagne, aussi inacceptable pour la Grande-Bretagne que celle de Napoléon un siècle plus tôt, la conduit à entrer en guerre à son tour avec son empire, entraînant à terme l'intervention des Etats-Unis. Ce mécanisme de l'hégémon est absolument central. Il permet de comprendre que la guerre de 1914 n'est pas d'abord une guerre franco-allemande mais un conflit d'hégémonie entre l'Empire britannique et le IIe Reich allemand qui sera tranché après deux guerres mondiales au bénéfice des Etats-Unis. Cette grille de lecture est également éclairante pour comprendre ce qui se joue aujourd'hui à travers la seconde mondialisation.

Qui incarne l'hégémon aujourd'hui ?
La domination mondiale, au XXIe siècle, se jouera entre les Etats-Unis et la Chine. On voit d'ailleurs bien la stratégie d'endiguement (containment) mise en place par les Etats-Unis avec un pivotement de la flotte et des moyens militaires américains de l'Atlantique vers le Pacifique et les projets de traités de libre-échange transpacifique et transatlantique, dont le but est d'isoler la Chine.

L'Allemagne n'a-t-elle plus de volonté hégémonique ?
L'industrie allemande représente aujourd'hui deux fois l'industrie française, mais il n'y a pas de volonté hégémonique allemande au sens politico-militaire du terme. L'Allemagne a une diplomatie économique et elle joue dans la cour des grands.

S'agissant de l'Allemagne et de la France, n'est-ce pas d'abord l'histoire d'un long tête-à-tête pour le meilleur et pour le pire ?
Le tête-à-tête, ou plutôt le face-à-face, ne concerne en réalité qu'une courte période (1870-1945). Les deux pays ne sont pas des « ennemis héréditaires ». Nous avons coexisté côte à côte pacifiquement durant près de mille ans après le partage de l'Empire de Charlemagne, jusqu'à la fin du XIXe siècle. En 1870, la défaite de Sedan est une terrible commotion pour la France. Celle-ci, qui voyait l'Allemagne comme un pays de poètes et de musiciens, découvre soudain un voisin agressif et militariste.

La germanophobie monte en Europe, notamment dans le Sud. La constatez-vous ?
Naturellement, la montée du chômage, qui résulte d'une politique de déflation et de stagnation, est dangereuse. Mais je ne constate en France aucune germanophobie. Les Français sont sincèrement désireux de trouver un compromis avec l'Allemagne. La monnaie unique est une construction tellement baroque qu'un jour, à l'occasion de secousses inévitables, l'Allemagne refusera de payer. Il faut trouver auparavant un accord raisonnable sur les règles du jeu monétaires et sur la croissance en Europe.

François Hollande et Manuel Valls sont-ils en mesure de contraindre l'Allemagne à adopter ce compromis ?
Le président et le Premier ministre souhaitent ce compromis, mais sur des modalités secondaires, comme le délai de rétablissement de nos comptes ou bien sur la politique de la BCE. Mais la situation ne sera réellement assainie que par une révision plus profonde des règles du jeu monétaire.

La nomination de Claude Bartolone, partisan d'un bras de fer avec l'Allemagne, à Matignon eût été plus conforme à vos attentes...
Je ne suis pas pour un bras de fer avec l'Allemagne. Il faut respecter l'Allemagne et les grandes qualités de son peuple. Il faut parler continûment aux Allemands, doucement, franchement et d'une manière argumentée. Il ne faut pas recréer des tensions. Il faut convaincre l'Allemagne que la révision des règles du jeu est dans son intérêt même. C'est un ton qu'il faut trouver.

Valls peut-il l'adopter ?
Il faudra qu'il consacre un peu de temps aux questions monétaires...

Wolfgang Schäuble, ministre des Finances allemand, n'est pas un grand fan d'Arnaud Montebourg, ministre de l'Economie...
On n'imagine pas un ministre français critiquer la nomination d'un ministre allemand.

Dans le passé, Montebourg a eu des mots durs vis-à-vis de Merkel...
Ses propos l'ont sûrement incité, depuis, à se plonger dans la biographie de Bismarck due à Emil Ludwig. Bismarck était un grand homme d'Etat, mais ce n'était pas un saint.

L'ancien patron de l'OMC Pascal Lamy a évoqué l'idée de minijobs, à la manière allemande, pour faire reculer le chômage. Est-ce une bonne idée ?
Je constate que Mme Merkel instaure le smic, tandis que Pascal Lamy veut le supprimer.

Vous souhaitiez un gouvernement de « salut public ». Nous en sommes loin...
Le salut public se définit par son contenu politique. Un paquebot ne change pas de cap rapidement. Je n'attends pas de Manuel Valls des résultats spectaculaires, mais d'abord la manifestation d'une volonté.

Hubert Védrine aurait souhaité une grande coalition droite-gauche pour sortir la France de l'ornière...
Ce que je connais du système politique français me rend très dubitatif sur ce qu'on appelle l'« union nationale ». Je crois à des consensus républicains tels que Manuel Valls les souhaite. Je crois surtout à la nécessité du salut public pour que la France ne s'efface pas et relève les défis d'un monde en pleine mutation.

Avec quelles personnalités ?
Toutes celles, à gauche comme à droite, dont les yeux se dessilleront et qui sauront reconnaître l'intérêt de la France, nullement incompatible, selon moi, avec l'intérêt européen bien compris.

N'êtes-vous pas en décalage avec les Français qui ont exprimé, lors des municipales, des attentes sociales, sécuritaires, identitaires... ?
Je n'aurais aucune peine à trouver les mots qu'il faut pour les mobiliser. Je l'ai fait comme ministre de l'Education nationale ou de l'Intérieur, et souvent à contre-courant. Aujourd'hui, il faut changer l'équation globale, si l'on croit vraiment en la France.

On établit parfois une filiation idéologique entre Marine Le Pen et vous. Cela vous énerve-t-il ?
Non, c'est de bonne guerre, puisque ceux qui l'insinuent sont les mêmes qui ont fait, depuis trente ans, le lit du Front national. Ceux qui ont choisi une monnaie surévaluée, laquelle a précipité la désindustrialisation du pays et gonflé le chômage, ceux qui ont prétendu faire de l'Europe le substitut de la France, ce sont ceux-là qui ont engendré Le Pen et sa fille. Refusant avant tout de se remettre en question, ils pratiquent à mon égard la stratégie du bouc émissaire. « Le sommeil de la Raison enfante des monstres » (Goya).

Pourquoi Marine Le Pen est-elle à ce point audible ?
Le rejet des mensonges dont les Français ont été abreuvés et dont j'ai fait un petit recensement dans un livre désopilant (« Le bêtisier de Maastricht », Arléa, 1997) les conduit à accepter d'autres mensonges. Le Front national fait partie du système qu'il dénonce. Il n'offre aucune perspective crédible. Il se dit gaulliste aujourd'hui, alors qu'il s'est bâti contre de Gaulle !

Les Verts ne sont plus au gouvernement. Cela vous réjouit-il ?
Ce serait une bonne chose s'ils cessaient d'exercer leur influence néfaste sur le gouvernement. La technophobie qu'ils inspirent (sur le nucléaire et les OGM, par exemple) est un lourd handicap pour notre compétitivité.

Les élections européennes risquent d'envoyer un grand nombre de députés europhobes ou même d'extrême droite au Parlement européen. Est-ce votre crainte ?
Le Parlement européen n'est pas un Parlement, car il n'y a pas de « peuple européen ». Il n'est que la juxtaposition de la représentation d'une trentaine de peuples. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est la Cour constitutionnelle de Karlsruhe à l'occasion de son arrêt « Lisbonne » (2011). Il aurait mieux valu ne pas casser le lien entre l'Assemblée européenne et les Parlements nationaux, qui représentent, eux, une véritable légitimité démocratique. Il faudra y revenir, de manière à construire l'Europe dans le prolongement des nations.

Source : Le Point


le Jeudi 1 Mai 2014 à 11:56 | Lu 2961 fois



1.Posté par Abdel Boughazi le 01/05/2014 20:01
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Un double jeu Allemand de Merkel!

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