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"Minc nous administre un traitement euphorisant à forte dose de morphine"


Une critique de l'essai d'Alain Minc (Un petit coin de paradis, Grasset, 160p.), Jean-Pierre Chevènement, Le Point, 24 février 2011


"Minc nous administre un traitement euphorisant à forte dose de morphine"
Que nous dit Alain Minc dans « un petit coin de paradis » ? Dans cet essai brillant et incisif, il nous décrit une Europe idyllique, paradis des libertés, ayant réussi à inscrire la religion dans la seule sphère privée et à faire naître un « espace démocratique commun », plus juste et finalement plus riche socialement que les Etats-Unis eux-mêmes, véritable modèle de vertu prosélyte, qu’il s’agisse d’environnement, d’aide publique au développement ou de gouvernance collective. La clarté d’esprit et le talent d’exposition d’Alain Minc ne sont plus à vanter. Il y a du Voltaire dans cet homme-là ! Mais, patatras ! L’environnement mondial est féroce. C’est l’objet des trois derniers chapitres -les plus percutants d’ailleurs- de ce petit livre : nous sommes et nous serons de plus en plus seuls, dans ce monde de brutes que nous préparent les grands pays « émergents ». Comment l’agneau européen, qui ne peut, sauf à se renier, devenir loup, pourra t-il préserver son précieux modèle, dont il n’y a aucune chance qu’il puisse faire école ?

Cette contradiction nous fait voir le grand désarroi idéologique des européistes, soixante cinq ans après que Jean Monnet a inspiré l’idée que l’Europe naîtrait du marché.

Alain Minc reconnait bien volontiers que l’Europe d’aujourd’hui ne se définit plus par aucun dessein cohérent. Elle est « un animal sartrien sont l’existence précède l’essence ». Même l’expression de Jacques Delors de « Fédération d’Etats Nations » lui parait « impropre » pour la décrire. Elle est devenue une machinerie si complexe, depuis la chute du mur de Berlin, avec l’élargissement à l’Est et la création de l’euro qu’elle ne peut plus être comprise qu’« en phase ave la cybernétique », une « incroyable horlogerie » sans « Grand Horloger », capable de trouver en elle-même, selon l’auteur, sa propre régulation. Et de donner quelques exemples de crises surmontées : l’échec du projet de Constitution européenne en 2005, la crise financière de 2008, celle de l’euro en 2010. L’Europe trouverait ainsi dans chaque crise le moyen de progresser toujours plus. Puissance du mythe !

Tenailles. Quand on a lu, sous la plume d’Alain Minc, la description des puissances émergentes, « aujourd’hui mercantilistes, demain peut-être impérialistes », et celle de l’inévitable et croissant divorce entre l’Europe et les Etats-Unis, et qu’on a pris connaissance des faibles moyens de riposte qui nous resteraient, « le rabotage -à la marge- de notre modèle social », la création d’une golden share européenne pour protéger des OPA sauvages nos grandes entreprises, « la fusion du Max Planck Institut » et du laboratoire de physique de l’Ecole Normale Supérieure », on se prend brusquement à douter : Alain Minc ne serait-il pas en train de nous administrer un traitement euphorisant à forte dose de morphine ?

Ne confond-il pas le triomphe de l’hyper-individualisme libéral avec l’accomplissement de la démocratie ? Quand il proclame « qu’il faut un microscope pour mesurer les différences entre les gouvernements socialistes et libéraux », notre Voltaire est évidement bien loin du Peuple selon Rousseau, exerçant sa souveraineté. Que sont des droits que ne gage aucun devoir, faute d’un civisme qui ne peut aller sans patriotisme ? Face aux redoutables défis auxquels l’Europe doit faire face, pour définir par exemple de nouvelles règles du jeu au sein de la zone euro, Alain Minc parie sur « la convergence empirique des institutions communautaires », « un degré intime de concertation entre les Etats », « une opinion aux réactions identiques chez les Vingt-sept ». Il nous vante « un miracle quotidien ».

Si, pour ma part, je crois à la convergence à long terme des intérêts des peuples européens (y compris la Russie), coincés que nous sommes dans les tenailles du G2 (« la Chinamérique » »), je ne suis pas assez frotté d’économie libérale pour me fier à la réalisation spontanée d’un optimum. Ainsi, je constate que l’euro est une simple variable d’ajustement dans la rivalité du dollar et du yuan. Je ne sais pas si nous surmonterons la crise de l’euro. Je constate simplement qu’avec le « pacte de compétitivité » Merckel-Sarkozy, on n’en prend pas le chemin.

Bref, je ne crois guère que l’infinie complexité de la machinerie européenne soit un gage d’efficacité. Sinon, la Diète polonaise, avec son « liberum veto », qu’évoquent irrésistiblement les votes à l’unanimité des Vingt-sept, gouvernerait aujourd’hui le monde !

Continent périphérique. Je vois le désarroi de l’Europe actuelle devant son déclin démographique, sa stagnation économique, son marché ouvert à tous les vents. le rétrécissement de ses parts de marché, l’inexistence de sa défense et de sa politique extérieure sur les grands dossiers. Percutée par la mondialisation libérale à laquelle elle s’est ralliée à travers un désarmement unilatéral, l’Europe devient un continent périphérique. L’insouciance, dans les années trente déjà, se dissimulait déjà sous un optimisme de commande. Alain Minc, nouveau Giraudoux, nous vante l’avènement de « l’homo europeanus ». Je crains furieusement que celui-ci n’ait quelque chose à voir avec le « dernier homme », tel qu’entrevu par Nietzsche.

Ce dont manque l’Europe qu’on nous a faite, c’est d’une communication avec son passé et donc avec ses nations, qui lui permettrait de retrouver cette confiance en elle-même et cette fierté dont Alain Minc note justement l’absence.

Celui-ci sous-estime la dimension de l’identité politique sans laquelle aucun peuple ne peut faire l’impasse et le nôtre, héritier de la Révolution, encore moins qu’aucun autre, sauf à se résigner à sortir de l’Histoire. Pour que l’Europe soit « le levier d’Archimède » de la France, encore faut-il que celle-ci puisse affirmer pleinement son identité républicaine !

En juxtaposant ou en superposant selon un principe de géométrie variable, des projets mûris, débattus et voulus par ses peuples, l’Europe, retrouvant la dimension de la puissance, serait mieux armée face au « monde qui vient »


Mots-clés : alain minc, europe, g2
Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Jeudi 24 Février 2011 à 15:57 | Lu 4104 fois


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