La Gazette: Que vous inspire la déclaration d’indépendance de la Catalogne ?
Jean-Pierre Chevènement: La Catalogne dispose déjà de très larges pouvoirs en tant que région autonome. Elle veut maintenant récupérer les impôts qu’elle verse à Madrid. C’est une revendication de riches, à l’instar de la Flandre en Belgique ou de la Lombardie en Italie. Cette vague des séparatismes porte la marque de la crise des Etats. Elle est intimement liée aux fractures que provoque la mondialisation.
Avec l’Europe des régions, Bruxelles a contribué à favoriser les illusions de certains dirigeants séparatistes comme ceux de la Catalogne qui s’attendaient à trouver dans la Commission européenne un point d’appui. Il n’en a rien été. Les traités européens précisent que l’intégrité des Etats qui composent l’Union ne saurait être remise en cause. Par conséquent, nous assistons à un fort retour de balancier. Beaucoup s’aperçoivent que l’Europe ne peut être bâtie que sur le socle des Etats.
La revendication catalane n’est-elle pas une manifestation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
Les Catalans, enfin une petite moitié d’entre eux, peuvent considérer qu’ils forment une Nation. Ils pourront s’exprimer légalement, d’ici la fin de l’année, pour ou contre l’indépendance. Encore faut-il que le reste de l’Espagne donne son consentement. Un peuple n’accède pas facilement à une existence reconnue par les citoyens et, surtout, par les autres peuples. La France possède une histoire millénaire. Pour s’affranchir de l’Angleterre, il lui a fallu la guerre de cent ans.
La France a toujours entendu rester en dehors du Saint-Empire romain germanique. Un vieux proverbe médiéval disait : « Le roi est empereur en son royaume ». Tout cela a entraîné beaucoup de luttes et de guerres. Et, finalement, les Européens ont admis entre eux qu’il existait le Royaume-Uni, la France, l’Espagne, l’Allemagne, etc. Toute fraction de ces populations n’a pas vocation à se déclarer peuple. La création d’un « démos » est une œuvre historique de très longue haleine.
Jean-Pierre Chevènement: La Catalogne dispose déjà de très larges pouvoirs en tant que région autonome. Elle veut maintenant récupérer les impôts qu’elle verse à Madrid. C’est une revendication de riches, à l’instar de la Flandre en Belgique ou de la Lombardie en Italie. Cette vague des séparatismes porte la marque de la crise des Etats. Elle est intimement liée aux fractures que provoque la mondialisation.
Avec l’Europe des régions, Bruxelles a contribué à favoriser les illusions de certains dirigeants séparatistes comme ceux de la Catalogne qui s’attendaient à trouver dans la Commission européenne un point d’appui. Il n’en a rien été. Les traités européens précisent que l’intégrité des Etats qui composent l’Union ne saurait être remise en cause. Par conséquent, nous assistons à un fort retour de balancier. Beaucoup s’aperçoivent que l’Europe ne peut être bâtie que sur le socle des Etats.
La revendication catalane n’est-elle pas une manifestation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
Les Catalans, enfin une petite moitié d’entre eux, peuvent considérer qu’ils forment une Nation. Ils pourront s’exprimer légalement, d’ici la fin de l’année, pour ou contre l’indépendance. Encore faut-il que le reste de l’Espagne donne son consentement. Un peuple n’accède pas facilement à une existence reconnue par les citoyens et, surtout, par les autres peuples. La France possède une histoire millénaire. Pour s’affranchir de l’Angleterre, il lui a fallu la guerre de cent ans.
La France a toujours entendu rester en dehors du Saint-Empire romain germanique. Un vieux proverbe médiéval disait : « Le roi est empereur en son royaume ». Tout cela a entraîné beaucoup de luttes et de guerres. Et, finalement, les Européens ont admis entre eux qu’il existait le Royaume-Uni, la France, l’Espagne, l’Allemagne, etc. Toute fraction de ces populations n’a pas vocation à se déclarer peuple. La création d’un « démos » est une œuvre historique de très longue haleine.
En Corse, les succès électoraux des nationalistes ne tendent-il pas à accréditer la thèse d’un peuple corse que vous avez combattue lorsque vous étiez ministre de l’Intérieur entre 1997 et 2000 ?
Ce concept a été censuré par le Conseil constitutionnel présidé par Robert Badinter en 1991. Démocratiquement consultés en 2003, les Corses ont rejeté la fusion des départements de la Haute-Corse et de la Corse du Sud avec la collectivité territoriale de Corse. Ils ont repoussé un statut de territoire d’Outre-Mer bis. La faiblesse des gouvernements qui se sont succédés, de gauche ou de droite, leur lâcheté et leurs compromissions face aux indépendantistes ont conduit à ce qu’il y ait, aujourd’hui, un président de l’exécutif autonomiste, si ce n’est indépendantiste, et un président de l’assemblée de Corse franchement indépendantiste.
Le résultat du référendum de 2003 a été, dans le même temps, annulé par le Parlement avec la loi NOTRe de 2015. Le retour de la collectivité unique de Corse est un clair déni de démocratie, comme lorsque le Congrès est revenu, par la ratification du traité de Lisbonne, sur le « non » du peuple français au référendum européen sur le projet de traité constitutionnel de 2005. Mais si les Corses étaient consultés aujourd’hui, je ne doute pas qu’ils rejetteraient l’indépendance. D’autant que les flux financiers ne vont pas exactement dans le même sens qu’en Catalogne… Ils vont de la France continentale vers la Corse, à hauteur de près de deux milliards d’euros chaque année.
A l’instar des élus corses, certains présidents de nouvelles grandes régions souhaitent maintenant adapter la loi. Y êtes-vous favorable?
J’y suis totalement opposé. La Constitution définit la République française comme une République unitaire. Ces grandes régions ont été décidées à la va-vite, sans réelle consultation des populations. A Belfort, nous nous sentons plus proches de Strasbourg que de Dijon. Mais c’est à la Bourgogne, et non à l’Alsace que la Franche-Comté a été rattachée. Le modèle des Länder allemands est ici invoqué. Pourtant, l’Allemagne compte des cités-Etat comme Berlin, Hambourg et Brême. La Sarre regroupe à peine plus d’habitants que la Franche-Comté. Il y a eu beaucoup de précipitation dans cette affaire. Les grandes régions, là où des fusions sont intervenues, ont porté un coup très dur à l’unité de l’administration de l’Etat. Le conseil régional a été installé dans une ville, le préfet de région ou les services de l’équipement dans une autre, le rectorat dans une troisième, etc.
Les grandes régions marquent-elles, à vos yeux, le retour des grands féodaux ?
Ceux qui sont à la tête de ces grandes régions aspirent consciemment ou non à ressusciter les comtes de Toulouse, de Flandre, les ducs d’Aquitaine, les rois de Bretagne ou de Provence… Ce serait une régression qui nous ramènerait un peu avant Clovis. Le paradigme républicain reposait sur la commune, le département et la Nation. Ce triptyque a été abandonné. Un autre paradigme est apparu dans la tête de ceux qui veulent réformer à tout-va l’organisation territoriale du pays : Le nouveau paradigme relie de grandes intercommunalités rigides, de grandes régions souvent artificielles et une Europe dont on ne connaît pas les frontières. Il y a des équilibres raisonnables à trouver.
Vous êtes néanmoins à l’origine de la loi de 1999 qui a dopé l’intercommunalité…
Ce texte définissait des intercommunalités souples fondées sur le volontariat. Ces groupements ont permis de mener des politiques qui n’existaient pas auparavant en matière d’habitat, de développement économique ou d’environnement. Elles ont procédé à des investissements qui n’avaient pas pu être menés du fait de l’émiettement communal. Mais ces intercommunalités restaient des coopératives de communes à taille humaine.
Depuis, un plancher a été fixé à 15 000 habitants. Des intercommunalités peuvent comprendre désormais une cinquantaine de communes, ce qui est excessif. On est passé de 2 650 EPCI à fiscalité propre selon la loi de 1999 à moins de 1 500. Je ne suis pas sûr que cela constitue un progrès. Dans ces nouvelles entités, le fonctionnement ne peut pas être démocratique. Ce mouvement n’est d’ailleurs pas porté par les élus concernés. Les préfets ont exercé un pouvoir discrétionnaire, critiquable du point de vue de la démocratie locale.
Comment vous définissez-vous sur ces questions de décentralisation ? Michel Rocard vous qualifiait volontiers de jacobin…
Il s’agissait là d’une vision médiatique de nature polémique, d’une réduction de l’adversaire politique à une figure censément maléfique soit « marxiste », soit « jacobine ». La réalité n’est pas celle-là. Je suis un républicain. Michel Rocard était un post-national, un européiste qui se voulait girondin au plan intérieur. Il participait de ce mouvement de déconstruction de la Nation que je combats car je le crois fondamentalement antirépublicain.
On l’oublie souvent, mais vous avez été, entre 1984 et 1986, le ministre de l’Education nationale à l’origine de la décentralisation des lycées et des collèges aux régions et aux départements. Quel bilan tirez-vous de cette opération ?
Cette décentralisation a permis d’équiper la France en beaux lycées et en collèges rénovés sur le plan architectural. Si cette réforme n’avait pas été faite, le mot d’ordre que j’avais lancé, qui consistait à allonger la durée des études jusqu’à 18 ans, n’aurait pas pu être réalisé. Nous n’aurions pas près de 2,5 millions d’étudiants. Ne vous méprenez pas : il y a pour un républicain, un bon usage de la décentralisation.
Le pays est-il en proie à une grave fracture territoriale entre les métropoles et le restant du pays, comme le soutient le géographe Christophe Guilluy? Il vous avait d’ailleurs apporté son concours lors de votre campagne présidentielle de 2002.
Christophe Guilluy dit malheureusement vrai. La fuite des couches populaires vers des espaces périphériques mal desservis par les services publics est une réalité. La suppression de la DATAR et des milliards de crédits européens des fonds FEDER dont disposait l’Etat avant leur transfert aux régions aboutit à des distorsions et des fractures à l’échelle nationale. Les anciennes régions industrielles du Nord et du Nord-Est ont perdu beaucoup de leurs entreprises. Elles comptent de trop nombreux chômeurs et ont vu souvent leurs centres-villes se désertifier. Aucune politique d’Etat n’a été mise en œuvre pour y remédier.
Le Président de la République en fait-il assez contre la fracture territoriale ?
Emmanuel Macron nous réhabitue à penser que l’Etat peut servir à quelque chose. Il a mis fin un système dont les Français ne voulaient plus, celui des deux grands partis de gouvernement qui se relayaient au pouvoir pour faire ce que j’ai appelé la politique du pareil au même. Il a mis fin à un certain immobilisme à la Henri Queuille (NDLR : président corrézien du conseil « rad-soc » de la IVème République) qui a inspiré François Mitterrand, Jacques Chirac et François Hollande.
En tant qu’ancien élu de Belfort, je souhaite maintenant qu’Emmanuel Macron apporte des solutions au déclin industriel du Nord et du Nord Est de la France. La substance vive de notre pays se porte de plus en plus vers l’Ouest et la Méditerranée. Tout cela entraîne des fractures qu’il faut savoir prévenir, plutôt que d’en constater le jour venu les effets délétères.
Bien qu’ancien élève de l’ENA, vous avez coécrit avec Alain Gomez et Didier Motchane, récemment disparu, un pamphlet intitulé « L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » sous le pseudonyme de Jacques Mandrin. En quoi ce livre de 1967 a-t-il pu avoir un caractère visionnaire ?
« L’Enarchie » comportait une critique de l’asservissement de nos élites à la montée d’un capitalisme qui n’était pas encore financier. Un pantouflage vers le privé commençait à s’exercer. Evidemment, la situation a beaucoup empiré. L’ENA ne pourvoit plus seulement aux grands postes de la fonction publique, mais également aux responsabilités les plus éminentes exercées dans l’Etat (Président de la République, Premier ministre, ministres, députés…). Elle nourrit l’exode des élites des grands corps de l’Etat vers les entreprises où elles sont rémunérées à prix d’or. Tout cela est extrêmement malsain.
Ce monopole d’alimentation des grands postes n’était pas du tout prévu à l’origine. Les fondateurs de l’ENA en 1945 étaient des républicains qui s’inspiraient d’un projet très ancien, né sous la deuxième République et porté par le Conseil national de la Résistance. Il s’agissait de démocratiser la haute-fonction publique et de casser les grands corps. Cela n’a pas été le cas. Les grands corps continuent de vertébrer le classement de sortie de l’ENA.
Quelle réforme préconisez-vous désormais ?
Au point où nous en sommes, il faudrait restaurer une beaucoup plus grande mobilité entre les grands corps et les emplois d’administrateurs civils. On devrait créer un centre des hautes études administratives qui remplacerait l’ENA à mi-parcours. Après dix ans d’activité administrative, les fonctionnaires pourraient y être admis. Cela pourrait concerner le haut-encadrement des collectivités locales. Cela génèrerait un brassage utile. « L’énarchie » décrivait une situation qui n’a pas fondamentalement changé depuis quatre décennies : un concours d’entrée, un concours de sortie et une scolarité répétitive au regard de Sciences-Po, canal par lequel la plupart des lauréats du concours externe sont passés.
Sciences-Po, en revanche, a beaucoup changé…
Sciences-Po est devenu un vaste caravansérail où les cours se font à 60 % en anglais et dont l’effectif a été multiplié par dix par rapport à la situation d’’il y a quarante ans.
Le mot énarque que vous avez inventé dans « L’énarchie », a, lui fait florès…
L’énarque, pour les co-auteurs de « L’Enarchie », était un sobriquet de dérision. Les énarques n’avaient à nos yeux, d’autres compétences, pour fonder leur prétention à tout gouverner, que ces trois lettres : ENA. Curieusement, c’est devenu presque un titre honorifique. On présente tel personnage, comme « énarque », inspecteur des finances, etc. Tout ceci a un petit côté ridicule. C’est le retour de l’Ancien Régime et des petits marquis !
Comment définissez-vous la laïcité ?
Le mot laïcité ne figure pas dans la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Elle figure, en revanche, dans les lois scolaires de 1880-1886. La laïcité définit un espace commun où tous les citoyens essaient de déterminer l’intérêt général en dehors de la Révélation qui leur est propre. C’est cette dimension émancipatrice qui est perdue de vue. La laïcité n’est pas tournée contre les religions. Elle admet la transcendance qu’on l’appelle Dieu ou « patriotisme républicain ». Chacun trouve en lui-même la motivation de ses actes. Ce qui est important, c’est le débat républicain qui doit être éclairé par l’argumentation raisonnée. D’où le rôle de l’Ecole laïque.
Comment les maires peuvent-ils favoriser un financement français de l’islam sans remettre en cause la loi de 1905 ?
Il y a, en France, une communauté musulmane nombreuse, de l’ordre de 4 à 5 millions de personnes, composée aux trois quarts de Français. Celle-ci n’est pas aussi pauvre qu’à l’époque de l’immigration de la main d’œuvre non qualifiée. C’est une sociologie diversifiée qui, aujourd’hui, prévaut. La communauté musulmane peut contribuer par ses propres moyens à la construction des mosquées. Par ailleurs, des dispositions ont été exhumées après la consultation que, ministre de l’Intérieur en 1999, j’avais lancée.
Des baux emphytéotiques peuvent être consentis par les communes pour mettre à la disposition des associations musulmanes des terrains constructibles. Dans les villes nouvelles, l’Etat peut garantir des emprunts. Depuis une vingtaine d’années, nous pouvons considérer que nous sommes sortis de « l’Islam des caves et des garages ». Le nombre de mosquées, de l’ordre de 1 500 en 1999 atteint aujourd’hui de plus de 2 500.
Certains Etats étrangers contribuent à la construction de quelques grandes mosquées. Je souhaite qu’ils le déclarent préalablement aux préfets et au ministère de l’Intérieur pour que les choses soient claires. L’église catholique et certaines églises protestantes peuvent recevoir des fonds dont l’origine n’est pas en France.
Etes-vous favorable à ce que certains appellent des accommodements raisonnables à la laïcité, comme l’installation de salles de prière sur le lieu de travail des agents communaux ?
Les accommodements raisonnables sont une terminologie venue du Québec que je ne reprendrai pas. Un règlement intérieur peut définir, le cas échéant, les conditions dans lesquels des salariés peuvent faire leur prière sans nuire au bon fonctionnement de leur entreprise. S’agissant des prières de rue, j’y suis hostile. Il faut simplement que les conditions soient créées pour que des lieux de culte puissent être construits ou rendus accessibles. Évidemment, le problème se complique quand la mosquée a été fermée par mesure administrative, mais généralement, ce n’est pas par hasard…
Source: La Gazette
Ce concept a été censuré par le Conseil constitutionnel présidé par Robert Badinter en 1991. Démocratiquement consultés en 2003, les Corses ont rejeté la fusion des départements de la Haute-Corse et de la Corse du Sud avec la collectivité territoriale de Corse. Ils ont repoussé un statut de territoire d’Outre-Mer bis. La faiblesse des gouvernements qui se sont succédés, de gauche ou de droite, leur lâcheté et leurs compromissions face aux indépendantistes ont conduit à ce qu’il y ait, aujourd’hui, un président de l’exécutif autonomiste, si ce n’est indépendantiste, et un président de l’assemblée de Corse franchement indépendantiste.
Le résultat du référendum de 2003 a été, dans le même temps, annulé par le Parlement avec la loi NOTRe de 2015. Le retour de la collectivité unique de Corse est un clair déni de démocratie, comme lorsque le Congrès est revenu, par la ratification du traité de Lisbonne, sur le « non » du peuple français au référendum européen sur le projet de traité constitutionnel de 2005. Mais si les Corses étaient consultés aujourd’hui, je ne doute pas qu’ils rejetteraient l’indépendance. D’autant que les flux financiers ne vont pas exactement dans le même sens qu’en Catalogne… Ils vont de la France continentale vers la Corse, à hauteur de près de deux milliards d’euros chaque année.
A l’instar des élus corses, certains présidents de nouvelles grandes régions souhaitent maintenant adapter la loi. Y êtes-vous favorable?
J’y suis totalement opposé. La Constitution définit la République française comme une République unitaire. Ces grandes régions ont été décidées à la va-vite, sans réelle consultation des populations. A Belfort, nous nous sentons plus proches de Strasbourg que de Dijon. Mais c’est à la Bourgogne, et non à l’Alsace que la Franche-Comté a été rattachée. Le modèle des Länder allemands est ici invoqué. Pourtant, l’Allemagne compte des cités-Etat comme Berlin, Hambourg et Brême. La Sarre regroupe à peine plus d’habitants que la Franche-Comté. Il y a eu beaucoup de précipitation dans cette affaire. Les grandes régions, là où des fusions sont intervenues, ont porté un coup très dur à l’unité de l’administration de l’Etat. Le conseil régional a été installé dans une ville, le préfet de région ou les services de l’équipement dans une autre, le rectorat dans une troisième, etc.
Les grandes régions marquent-elles, à vos yeux, le retour des grands féodaux ?
Ceux qui sont à la tête de ces grandes régions aspirent consciemment ou non à ressusciter les comtes de Toulouse, de Flandre, les ducs d’Aquitaine, les rois de Bretagne ou de Provence… Ce serait une régression qui nous ramènerait un peu avant Clovis. Le paradigme républicain reposait sur la commune, le département et la Nation. Ce triptyque a été abandonné. Un autre paradigme est apparu dans la tête de ceux qui veulent réformer à tout-va l’organisation territoriale du pays : Le nouveau paradigme relie de grandes intercommunalités rigides, de grandes régions souvent artificielles et une Europe dont on ne connaît pas les frontières. Il y a des équilibres raisonnables à trouver.
Vous êtes néanmoins à l’origine de la loi de 1999 qui a dopé l’intercommunalité…
Ce texte définissait des intercommunalités souples fondées sur le volontariat. Ces groupements ont permis de mener des politiques qui n’existaient pas auparavant en matière d’habitat, de développement économique ou d’environnement. Elles ont procédé à des investissements qui n’avaient pas pu être menés du fait de l’émiettement communal. Mais ces intercommunalités restaient des coopératives de communes à taille humaine.
Depuis, un plancher a été fixé à 15 000 habitants. Des intercommunalités peuvent comprendre désormais une cinquantaine de communes, ce qui est excessif. On est passé de 2 650 EPCI à fiscalité propre selon la loi de 1999 à moins de 1 500. Je ne suis pas sûr que cela constitue un progrès. Dans ces nouvelles entités, le fonctionnement ne peut pas être démocratique. Ce mouvement n’est d’ailleurs pas porté par les élus concernés. Les préfets ont exercé un pouvoir discrétionnaire, critiquable du point de vue de la démocratie locale.
Comment vous définissez-vous sur ces questions de décentralisation ? Michel Rocard vous qualifiait volontiers de jacobin…
Il s’agissait là d’une vision médiatique de nature polémique, d’une réduction de l’adversaire politique à une figure censément maléfique soit « marxiste », soit « jacobine ». La réalité n’est pas celle-là. Je suis un républicain. Michel Rocard était un post-national, un européiste qui se voulait girondin au plan intérieur. Il participait de ce mouvement de déconstruction de la Nation que je combats car je le crois fondamentalement antirépublicain.
On l’oublie souvent, mais vous avez été, entre 1984 et 1986, le ministre de l’Education nationale à l’origine de la décentralisation des lycées et des collèges aux régions et aux départements. Quel bilan tirez-vous de cette opération ?
Cette décentralisation a permis d’équiper la France en beaux lycées et en collèges rénovés sur le plan architectural. Si cette réforme n’avait pas été faite, le mot d’ordre que j’avais lancé, qui consistait à allonger la durée des études jusqu’à 18 ans, n’aurait pas pu être réalisé. Nous n’aurions pas près de 2,5 millions d’étudiants. Ne vous méprenez pas : il y a pour un républicain, un bon usage de la décentralisation.
Le pays est-il en proie à une grave fracture territoriale entre les métropoles et le restant du pays, comme le soutient le géographe Christophe Guilluy? Il vous avait d’ailleurs apporté son concours lors de votre campagne présidentielle de 2002.
Christophe Guilluy dit malheureusement vrai. La fuite des couches populaires vers des espaces périphériques mal desservis par les services publics est une réalité. La suppression de la DATAR et des milliards de crédits européens des fonds FEDER dont disposait l’Etat avant leur transfert aux régions aboutit à des distorsions et des fractures à l’échelle nationale. Les anciennes régions industrielles du Nord et du Nord-Est ont perdu beaucoup de leurs entreprises. Elles comptent de trop nombreux chômeurs et ont vu souvent leurs centres-villes se désertifier. Aucune politique d’Etat n’a été mise en œuvre pour y remédier.
Le Président de la République en fait-il assez contre la fracture territoriale ?
Emmanuel Macron nous réhabitue à penser que l’Etat peut servir à quelque chose. Il a mis fin un système dont les Français ne voulaient plus, celui des deux grands partis de gouvernement qui se relayaient au pouvoir pour faire ce que j’ai appelé la politique du pareil au même. Il a mis fin à un certain immobilisme à la Henri Queuille (NDLR : président corrézien du conseil « rad-soc » de la IVème République) qui a inspiré François Mitterrand, Jacques Chirac et François Hollande.
En tant qu’ancien élu de Belfort, je souhaite maintenant qu’Emmanuel Macron apporte des solutions au déclin industriel du Nord et du Nord Est de la France. La substance vive de notre pays se porte de plus en plus vers l’Ouest et la Méditerranée. Tout cela entraîne des fractures qu’il faut savoir prévenir, plutôt que d’en constater le jour venu les effets délétères.
Bien qu’ancien élève de l’ENA, vous avez coécrit avec Alain Gomez et Didier Motchane, récemment disparu, un pamphlet intitulé « L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » sous le pseudonyme de Jacques Mandrin. En quoi ce livre de 1967 a-t-il pu avoir un caractère visionnaire ?
« L’Enarchie » comportait une critique de l’asservissement de nos élites à la montée d’un capitalisme qui n’était pas encore financier. Un pantouflage vers le privé commençait à s’exercer. Evidemment, la situation a beaucoup empiré. L’ENA ne pourvoit plus seulement aux grands postes de la fonction publique, mais également aux responsabilités les plus éminentes exercées dans l’Etat (Président de la République, Premier ministre, ministres, députés…). Elle nourrit l’exode des élites des grands corps de l’Etat vers les entreprises où elles sont rémunérées à prix d’or. Tout cela est extrêmement malsain.
Ce monopole d’alimentation des grands postes n’était pas du tout prévu à l’origine. Les fondateurs de l’ENA en 1945 étaient des républicains qui s’inspiraient d’un projet très ancien, né sous la deuxième République et porté par le Conseil national de la Résistance. Il s’agissait de démocratiser la haute-fonction publique et de casser les grands corps. Cela n’a pas été le cas. Les grands corps continuent de vertébrer le classement de sortie de l’ENA.
Quelle réforme préconisez-vous désormais ?
Au point où nous en sommes, il faudrait restaurer une beaucoup plus grande mobilité entre les grands corps et les emplois d’administrateurs civils. On devrait créer un centre des hautes études administratives qui remplacerait l’ENA à mi-parcours. Après dix ans d’activité administrative, les fonctionnaires pourraient y être admis. Cela pourrait concerner le haut-encadrement des collectivités locales. Cela génèrerait un brassage utile. « L’énarchie » décrivait une situation qui n’a pas fondamentalement changé depuis quatre décennies : un concours d’entrée, un concours de sortie et une scolarité répétitive au regard de Sciences-Po, canal par lequel la plupart des lauréats du concours externe sont passés.
Sciences-Po, en revanche, a beaucoup changé…
Sciences-Po est devenu un vaste caravansérail où les cours se font à 60 % en anglais et dont l’effectif a été multiplié par dix par rapport à la situation d’’il y a quarante ans.
Le mot énarque que vous avez inventé dans « L’énarchie », a, lui fait florès…
L’énarque, pour les co-auteurs de « L’Enarchie », était un sobriquet de dérision. Les énarques n’avaient à nos yeux, d’autres compétences, pour fonder leur prétention à tout gouverner, que ces trois lettres : ENA. Curieusement, c’est devenu presque un titre honorifique. On présente tel personnage, comme « énarque », inspecteur des finances, etc. Tout ceci a un petit côté ridicule. C’est le retour de l’Ancien Régime et des petits marquis !
Comment définissez-vous la laïcité ?
Le mot laïcité ne figure pas dans la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Elle figure, en revanche, dans les lois scolaires de 1880-1886. La laïcité définit un espace commun où tous les citoyens essaient de déterminer l’intérêt général en dehors de la Révélation qui leur est propre. C’est cette dimension émancipatrice qui est perdue de vue. La laïcité n’est pas tournée contre les religions. Elle admet la transcendance qu’on l’appelle Dieu ou « patriotisme républicain ». Chacun trouve en lui-même la motivation de ses actes. Ce qui est important, c’est le débat républicain qui doit être éclairé par l’argumentation raisonnée. D’où le rôle de l’Ecole laïque.
Comment les maires peuvent-ils favoriser un financement français de l’islam sans remettre en cause la loi de 1905 ?
Il y a, en France, une communauté musulmane nombreuse, de l’ordre de 4 à 5 millions de personnes, composée aux trois quarts de Français. Celle-ci n’est pas aussi pauvre qu’à l’époque de l’immigration de la main d’œuvre non qualifiée. C’est une sociologie diversifiée qui, aujourd’hui, prévaut. La communauté musulmane peut contribuer par ses propres moyens à la construction des mosquées. Par ailleurs, des dispositions ont été exhumées après la consultation que, ministre de l’Intérieur en 1999, j’avais lancée.
Des baux emphytéotiques peuvent être consentis par les communes pour mettre à la disposition des associations musulmanes des terrains constructibles. Dans les villes nouvelles, l’Etat peut garantir des emprunts. Depuis une vingtaine d’années, nous pouvons considérer que nous sommes sortis de « l’Islam des caves et des garages ». Le nombre de mosquées, de l’ordre de 1 500 en 1999 atteint aujourd’hui de plus de 2 500.
Certains Etats étrangers contribuent à la construction de quelques grandes mosquées. Je souhaite qu’ils le déclarent préalablement aux préfets et au ministère de l’Intérieur pour que les choses soient claires. L’église catholique et certaines églises protestantes peuvent recevoir des fonds dont l’origine n’est pas en France.
Etes-vous favorable à ce que certains appellent des accommodements raisonnables à la laïcité, comme l’installation de salles de prière sur le lieu de travail des agents communaux ?
Les accommodements raisonnables sont une terminologie venue du Québec que je ne reprendrai pas. Un règlement intérieur peut définir, le cas échéant, les conditions dans lesquels des salariés peuvent faire leur prière sans nuire au bon fonctionnement de leur entreprise. S’agissant des prières de rue, j’y suis hostile. Il faut simplement que les conditions soient créées pour que des lieux de culte puissent être construits ou rendus accessibles. Évidemment, le problème se complique quand la mosquée a été fermée par mesure administrative, mais généralement, ce n’est pas par hasard…
Source: La Gazette