Verbatim
- Quel regard portez-vous sur les mouvement des Gilets jaunes ?
C'est un mouvement qui vient de loin, il résume toutes les fractures – sociale, territoriale, générationnelle et même numérique – qui se sont accumulées depuis 40 ans. C'est la résultante de choix politiques, conscients ou non, qui ont creusé ces fractures. Il n'y a qu'à prendre par exemple la désindustrialisation continue de notre pays depuis quatre décennies.
- Y a-t-il eu des erreurs politiques commises ?
Je crois que l'erreur principale est d'avoir embrassé sans discernement le cycle néolibéral, sans prendre en considération le fait qu'il allait exercer une pression très forte sur les salaires les plus bas du fait de l'ouverture à la concurrence des pays à très bas coût. Sans prendre en considération non plus l'effet des réformes territoriales qui ont détruit la proximité : les 13 régions, trop grandes, la métropolisation, l'intercommunalité également trop grande... C'était une bonne idée de faire des coopératives de communes, mais l'obligation de faire des intercommunalités de 15 000 habitants avec 50 communes, ça ne marche pas.
- On dit que c'est la révolte des zones périurbaines et rurales contre les grandes métropoles. C'est votre lecture des événements ?
C'est le télescopage entre la périurbanisation, qui a poussé un certain nombre de couches sociales pauvres loin des villes, et une fiscalité ressentie comme punitive, une conception de l'écologie qui a fait peser sur les couches les plus pauvres le poids des revalorisations du prix de l'énergie et du gazole.
- Y a-t-il une ambiance de lutte des classes dans le pays aujourd'hui ?
Il est certain que c'est un aspect de la lutte des classes, mais il y a des réponses démocratiques. Il faut écouter le peuple. C'est ce que semble faire le Président de la République, qui a réussi sa première prestation, mais cette démocratie de préau à la télévision ne suffira pas, même si c'est un bon exercice.
La France n'est pas habituée à cet exercice et le Président de la République non plus, mais il a réussi son examen de passage. C'est un passage nécessaire mais ça ne suffit pas.
- Comment sortir de la crise actuelle ?
On n'évitera pas de donner la parole au peuple, qui doit s'exprimer par le canal du suffrage universel. Ca peut être un référendum à questions multiples, ça se discute, mais je crois que ce sont surtout nos institutions qui sont grippées par le quinquennat. Je le dis d'autant plus sincèrement que je n'y étais pas hostile au départ. Il était prévu pour empêcher la cohabitation – et j'étais plutôt contre la cohabitation – mais je constate que les inconvénients du quinquennat sont plus lourds que ceux auxquels il prétendait remédier.
Le quinquennat aboutit à une rigidification excessive de la démocratie en France : c'est la verticalité, point final, une élection tous les 5 ans et un Parlement de la couleur du Président de la République, par conséquent il n'y a plus de débat.
- Faut-il revenir au septennat ?
On pourrait annuler le référendum de 2001 et on reviendrait au septennat. On pourrait également instaurer un sexennat. L'essentiel est de redonner une respiration, de revaloriser le Parlement, de faire que l'élection législative serve à autre chose qu'à donner une majorité au Président de la République. Il faudrait aller vers ce que Michel Debré appelait jadis le "parlementarisme rationalisé". La démocratie ne peut se passer d'une certaine horizontalité.
- Le référendum d'initiative citoyenne, sur le modèle suisse ou scandinave, peut-il être cette "respiration" de la démocratie ?
Le référendum d'initiative citoyenne doit être très encadré et il l'est en Suisse : ce n'est pas parce que les citoyens s'expriment dans un sens qu'automatiquement, les choses se traduisent dans la loi. Il y a toute une procédure entre les assemblées élues, ça n'est pas aussi simple que ce qu'on nous dit.
- Faut-il supprimer cette fonction quasi monarchique qu'est celle de Président de la République ?
Pour moi non. Il faut revenir à l'inspiration du discours de Bayeux du Général de Gaulle en 1946 : le Président de la République est le garant du long terme, il a en vue les intérêts généraux de la Nation et les défend, et puis l'Assemblée nationale traduit les humeurs changeantes du pays, et il y a un gouvernement qui a la plénitude d'un certain nombre de responsabilités. Ce système était équilibré dans l'esprit du Général de Gaulle. C'était en même temps une monarchie républicaine, bien qu'il n'ait jamais employé cette expression, et un parlementarisme rationalisé. Il faut tenir cet équilibre, actuellement il est détruit. On pourrait y revenir en dissolvant l'Assemblée nationale à un moment T – pas forcément aujourd'hui mais dans 2 ou 3 ans, ce qui permettrait d'avoir automatiquement cette déconnexion entre les élections présidentielles et législatives.
- Etes-vous pour l'introduction d'une part de proportionnelle aux législatives ?
Dans une certaine mesure, oui, mais minoritaire. Certains demandent 30%... Il faut que tout le monde puisse s'exprimer mais je serais plutôt d'accord pour 15-20%.
Mais il faut ensuite redécouper les circonscriptions, surtout si on veut réduire le nombre de députés. Je crois que ce sera difficile si l'on veut garder la représentativité des députés. J'ajoute que la suppression de tout cumul a été une erreur : on a enlevé sa chair au député et on en a fait un être transparent, qui ne représente plus un territoire. Garder la possibilité de faire un mandat exécutif, c'est aussi une manière d'ancrer le parlementaire dans le réel.
- La crise que nous connaissons existe chez nos voisins européens : en Grande-Bretagne, en Italie, d'une certaine façon en Allemagne, dans certains pays du Benelux... Les prochaines élections européennes vont-elles signer le triomphe des nationalistes et des populistes ?
Cette crise exprime partout les fractures que j'évoquais tout à l'heure : c'est l'effet d'une mondialisation libérale dont Emmanuel Macron avait annoncé la fin dans ses voeux, mais on aimerait que sa politique aille dans le sens d'un nouveau cycle à inventer qui ne serait plus le cycle néolibéral en train de se terminer.
Tout le monde voit bien que ce qui se passe aujourd'hui apporte de l'eau au moulin de l'extrême-droite. Le parti de Marine Le Pen va faire un score, c'est à peu près évident. Il faut être capable de penser une réponse aux problèmes des Français, au sentiment d'insécurité qu'ils expriment. Il faut une réponse républicaine énergique, or aujourd'hui, je ne la vois pas.
- Le Président de la République est-il capable de donner cette réponse républicaine ?
Je fais toujours confiance aux institutions de la République car le Président doit prendre en compte l'intérêt national, mais je constate que son parti se comporte plutôt comme la coagulation des centres que comme un parti de Salut public, ce qui serait nécessaire face à la montée de l'extrême droite.
Je crains que les élections européennes – qui n'ont pas une très grande importance car en réalité, elles ont toujours été des élections durant lesquelles on se focalise sur des enjeux de politique intérieure – ne traduisent, partout en Europe, une poussée de mouvements eux-mêmes hétérogènes qu'on qualifie abusivement de "populistes" car il faudrait aussi s'interroger sur la politique des élites. Les élites devraient s'interroger sur les raisons qui font que les peuples sont aujourd'hui indisciplinés.
- Le Brexit entraînera-t-il une sortie sèche de la Grande-Bretagne ? Est-il souhaitable de rompre avec la Grande-Bretagne ?
Ce n'est pas souhaitable, la géographie a ses lois, mais c'est maintenant probable car le compromis équilibré qu'avait négocié Madame May a été rejeté par la chambre des Communes. Il faut savoir ce que les Britanniques veulent, c'est à eux de le dire.
Les Britanniques se méfient de l'Europe, de la domination continentale soit par les Français, soit par les Espagnols, soit par les Allemands. Aujourd'hui, c'est plutôt les Allemands.
- Vous sortez un livre mi-février dans une très belle collection, Bouquins chez Laffont, qui s'appelle Passion de la France. Qu'y a-t-il dans ce livre ?
J'ai utilisé le mot "passion" au double sens du terme : c'est la passion que j'ai pour mon pays, qui est liée à mon histoire. Je suis né juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, j'ai vu l'occupation. C'est 50 ans de vie politique consacrés au relèvement de la France – mais il y faut plus que la vie d'un homme. D'autre part, la passion, c'est aussi la souffrance : celle de la France, qui ne sait plus très bien où elle en est, qui n'a plus de repères clairs. Je voudrais les lui redonner à travers un demi siècle de combat, pour les jeunes générations, qui ont besoin d'un cap politique clair sur le long terme.
- Vous êtes optimiste pour l'avenir ?
Pour la France, je suis toujours optimiste. Il ne faut jamais désespérer.
Questions des internautes
- Sur son soutien au Président de la République
La Constitution donne au Président de la République une responsabilité qu'il ne doit pas oublier : il doit défendre l'intérêt national. Je ne désespère pas complètement du Président Macron : il est intelligent, il a même une capacité à redresser ses erreurs, du moins je la lui prête. S'il y avait une alternative, je vous la dirais. Mais actuellement, il n'y en a pas. Je ne vois pas d'offre politique à la hauteur des défis qui sont devant nous. Il faut bâtir une autre offre politique.
- Sur la fiscalité et la pertinence d'une remise à plat
Je ne connais personne qui aime payer des impôts ! Par conséquent il n'y a pas de solution qui puisse satisfaire tout le monde. Une fiscalité plus simple et plus juste serait peut-être mieux supportée par les Français.
On ne peut pas à la fois demander plus de services publics dans nos campagnes et moins d'impôts. On ne peut pas demander plus de prestations sociales, plus d'avantages, et moins de contributions. Il y a un équilibre : droits et devoirs, c'est ce qu'on appelle la citoyenneté et c'est un peu ce qui manque au mouvement des Gilets jaunes.
- Sur l'utilisation par les policiers, souhaitée par le ministre de l'Intérieur, du lanceur de balles de défense
Il y a une violence contre les policiers et les gendarmes qui s'expriment depuis de nombreuses années. On ne peut pas l'accepter, les policiers ont le droit de se défendre. Le flash ball a été remplacé par ces balles de défense ; y a-t-il mieux ? Il faut regarder. En tout cas, il faut rappeler aux forces de l'ordre qu'elles peuvent utiliser ces moyens dans le cadre de la légitime défense.
- Sur la possibilité d'un Brexit sans accord
Il y aura des péripéties, mais on reviendra forcément à une formule préservant le marché unique.
- Sur le refus de certains présidents d'université d'augmenter les frais d'inscription pour les étudiants étrangers hors UE
On se fixe des objectifs d'attractivité pour l'université française qui vont à l'encontre de cette multiplication par 8 ou 9 des droits d'inscription. C'est excessif, ou alors il faut compenser cela par un système de bourses, mais ce qui est proposé n'est pas à la hauteur. Je comprends la réaction des présidents d'université, même si juridiquement ils ne sont pas en situation de force.
- Sur "l'immigration" incluse dans les thèmes du débat national ouvert par le Président de la République
Je doute que le système des quotas soit la bonne mesure. C'est difficile à appliquer car nous avons le droit à la vie privée et familiale, les étudiants que nous voulons attirer, l'asile... Ce n'est pas la question du quota mais celle du niveau général d'immigration qu'on accepte. Pour le reste, c'est souvent une affaire de cas par cas.
- Pour le retour aux 90km/h ?
Oui. Beaucoup de gens travaillent loin de leur domicile. Il y a sans doute des tronçons où il faut abaisser la vitesse, et même en dessous de 80 km/h, mais je connais beaucoup de départementales qui ne le demandent pas. Un peu plus de tact, et un peu moins de généralité.
Source : Le Talk - Le Figaro