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Les Etats-Unis et le reste du monde : une nouvelle donne se met en place


par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 25 février 2003


C'est un Américain, Paul Kennedy, qui, dès 1987, "Montée et chute des grandes puissances",s'interrogeait sur la capacité des Etats-Unis à maintenir un équilibre raisonnable entre leurs engagements extérieurs et l'érosion relative des bases technologiques et économiques de leur puissance, face à l'évolution constante des structures de la production mondiale. Il les mettait en garde contre les dangers de la "surexpansion impériale". Paul Kennedy avait déjà pointé une première faiblesse : leur déficit extérieur croissant et aujourd'hui colossal (près de 500 milliards de dollars par an) absorbe 80% de l'épargne mondiale. A elle seule, la dette extérieure américaine représente plus de deux fois la dette de tous les pays du tiers-monde. C'est une source d'extrême fragilité. Le surendettement des Etats-Unis est à la fois la conséquence et le régulateur de la globalisation financière : il faut, pour maintenir la croissance mondiale, que les Américains vivent très nettement au-dessus de leurs moyens, qui sont pourtant gigantesques. Un tel système ne peut pas durer toujours. Il est à la merci d'une crise de confiance qui entraînerait les Etats-Unis et, à leur suite, toute l'économie mondiale vers le fond. Sa réforme s'imposera tôt ou tard, quelles que soient aujourd'hui les tentations de la "fuite en avant".

Une deuxième faiblesse tient, à mon sens, à ce que la technologie militaire américaine, sans cesse perfectionnée, si elle donne aux Etats-Unis la maîtrise de la mer, de l'air et de l'espace, ne leur permettra jamais de dominer la Terre et encore moins les âmes. 280 millions d'hommes ne peuvent pas en dominer 6 milliards.

Les Etats-Unis à eux seuls n'ont pas les moyens de dominer la Terre entière dans la durée. Comme le recommandait Paul Kennedy, il y a quinze ans, la sagesse pour les Etats-Unis, serait de gérer avec modération un déclin tout relatif et très confortable, mais, à la longue, inévitable.

Ce qui sépare aujourd'hui les Etats-Unis et l'Europe, c'est la croyance au diable. Gardons-nous de tout irénisme : le diable existe peut-être. Il est arrivé dans l'Histoire des phénomènes comme le nazisme qui en avaient au moins l'apparence. Et puis si, dans la longue durée, nous pouvons garder un certain optimisme sur l'avenir de notre planète, comme nous y incite Emmanuel Todd, ne sous-estimons ni le retard de la transition démographique dans des régions entières du monde, ni les progrès de l'anomie y compris dans nos sociétés, ni le ressentiment contre l'Occident dans les pays du Sud, et particulièrement en terre d'Islam.

Nul ne peut penser que le maintien de la paix, dans un monde troublé, puisse se passer d'un gendarme. L'illusion est de croire qu'un gendarme suffira pour cela. Il y faut autre chose : l'esprit de justice.

Si le diable existe, il ne faut pas voir le diable partout. Saddam Hussein n'est pas Hitler. Un proverbe allemand dit très justement qu'il faut "dédiaboliser le diable".

Malheureusement, les Etats-Unis ont tendance à voir le monde en noir et blanc, quitte à changer de diable de temps à autre. Un sain relativisme n'est nullement synonyme de lâcheté, comme on l'entend dire un peu trop souvent, ces temps-ci, outre-Atlantique. Il est préférable d'user de modération dans le traitement de problèmes complexes. C'est peut-être le fruit de l'expérience historique de la "vieille Europe".

Si j'étais Américain, je serais à fond contre l'invasion de l'Irak. Les objectifs avancés par l'Administration de M. Bush sont tous grandement aléatoires :

1. Elle prétend empêcher la prolifération des armes de destruction massive, en éradiquant le régime irakien, prélude, en toute logique, à d'autres éradications. Pour le moment, c'est l'effet inverse qui se produit. Voir la Corée du Nord.

2. Elle prétend lutter contre le terrorisme. Elle risque de l'exacerber, en repoussant vers l'intégrisme fanatique les musulmans modérés.

3. M. Bush évoque un Etat palestinien. Il risque d'encourager la colonisation israélienne en Cisjordanie, avec des effets aisément prévisibles. La sécurité d'Israël n'est pas dans la radicalisation islamiste du monde arabe.

4. Les penseurs officiels nous expliquent qu'il faut "démocratiser" le Moyen-Orient, à commencer par l'Irak, pour pouvoir ensuite peser sur l'Arabie saoudite. Certes, les troupes américaines iront à Bagdad, mais il leur faudra en revenir ! Les choses étant ce qu'elles sont, et l'Irak ce qu'il est, elles risquent fort de laisser derrière elles, un régime à la Saddam Hussein sans Saddam Hussein, un pouvoir dictatorial fort pour maintenir, hors de l'orbite iranienne, l'unité d'un Irak composite, à majorité chiite, et dont les Kurdes voudront se séparer, au grand dam de la Turquie, qui ne l'acceptera pas. Bref, la guerre d'Irak provoquera un désordre bien plus grand que celui auquel elle prétend remédier.

5. M. Wolfowitz expliquait en 1992 que les Etats-Unis devaient veiller à ne pas voir surgir, en Europe ou en Asie, un rival potentiel. Mais les Américains ne sont-ils pas en train de creuser une profonde méfiance entre eux et le reste du monde ?

6. M. Cheney est très sensible à l'intérêt pour les Etats-Unis de contrôler directement des ressources pétrolières en quantités quasiment illimitées. Non seulement pour peser à long terme sur la Chine et sur l'Europe, mais aussi pour garantir le mode de vie américain, assez dispendieux en matière énergétique. Mais est-ce là un objectif bien raisonnable, si on se place à l'aune d'une écologie de l'Humanité, soucieuse de diversifier les énergies non fossiles, qui ne rejettent pas de gaz à effet de serre ?

7. Enfin, M. Bush veut certainement être réélu en 2004, mais le risque de choc pétrolier, au moins à court terme, et de récession économique mondiale, sans parler d'un probable enlisement dans la profondeur du monde arabo-musulman, du fait de la sous-estimation du facteur religieux, peuvent lui compliquer singulièrement la tâche.

Bref, les gains à attendre pour les Etats-Unis sont très inférieurs aux risques énormes de la guerre. Quos vult Jupiter perdere dementat (Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre...)

Depuis une bonne génération, les Etats-Unis semblent osciller entre deux tentations : celle de la domination unilatérale par l'exercice de la force militaire et celle de la coopération internationale, par la recherche d'un consensus. Ces deux visions, depuis longtemps, se complètent autant qu'elles ne s'opposent. Les "Républicains" américains n'ont pas le monopole de la vision unilatéraliste : M. Brezezinski et Mme Allbright, chez les Démocrates, n'étaient pas vraiment des colombes. Et il y a aussi chez les Républicains des hommes qui, tel M. Powel, cherchent à peser en faveur du multilatéralisme.

Le retour à celui-ci finira inévitablement par s'imposer, car la guerre qui vient est une guerre de trop : elle posera sans doute plus de problèmes qu'elle n'en résoudra. Pour préserver l'avenir de l'ONU, mieux vaut que l'organisation internationale soit contournée par les Etats-Unis plutôt que discréditée par le vote d'une deuxième résolution qui manifesterait sa complète instrumentation. Par-delà une opposition inévitable, la France et l'Europe devront garder à l'esprit que, en maintenant une politique distincte de celle des Etats-Unis, ils serviront aussi l'intérêt à long terme de ceux-ci, et pas seulement celui d'un monde organisé.

Quand le moment sera passé de la tentation de la recolonisation et venu celui du "dégagement", (nous avons bien connu cela en Algérie), alors il faudra aussi penser l'avenir du Proche et du Moyen-Orient dans un monde qui sera encore, plus clairement demain qu'aujourd'hui, "multipolaire". La communauté internationale tout entière (Etats-Unis, bien sûr, mais aussi Europe, y compris la Russie et pourquoi pas la Chine, l'Inde et le Japon) ne sera pas de trop pour garantir l'existence à la fois d'Israël et d'un Etat palestinien viable, ainsi que l'intégrité d'un Irak indépendant et souverain. La grande leçon de Jacques Berque était que le souci du développement ne pouvait se séparer du respect de l'authenticité de chaque peuple, qui commence par celui de sa dignité et de sa souveraineté.

Puissent les fleuves de sang, de haine et de ressentiment, dont le grondement emplit déjà l'horizon, ne pas nous empêcher de penser un meilleur avenir. Au-delà de la guerre, l'Europe est comptable des valeurs d'égalité, de laïcité, de tolérance qui peuvent seules fonder une paix de justice au Proche et au Moyen-Orient et le nécessaire combat contre le terrorisme. Il va donc falloir résister au déferlement mondial de la propagande et de l'intoxication que des "élites" complaisantes ne manqueront pas de relayer chez nous. Le président de la République, par sa résistance justement, a gagné en cinq mois, dans le monde entier, mais aussi en France, un précieux capital de sympathie. Résistance, c'est ce à quoi le peuple français et les peuples européens doivent aussi se préparer. La propagande s'épuisera et la raison reprendra ses droits. Si la France et l'Europe tiennent bon, ce ne peut être évidemment sur la base d'un pacifisme à courte vue. C'est notre responsabilité vis-à-vis du monde qui doit guider notre réflexion et notre action.

L'Europe doit se responsabiliser à la fois sur le plan militaire et économique. Les grandes nations d'Europe doivent d'abord se doter des moyens d'une défense capable de maintenir la paix sur notre continent et dans ses approches.

Il n'y a aucune raison que nous continuions à dépendre des Américains. Aucune alliance n'est possible entre "des Etats-Unis faisant le dîner et l'Europe la vaisselle" : aux premiers la guerre, aux seconds le service après vente. Les troupes américaines stationnées en Allemagne (le IXe corps) ont déjà, pour une large part, quitté leurs cantonnements. Y reviendront-elles ? Ce n'est pas évident du tout.

L'Europe doit aussi se montrer capable d'organiser son développement au plan économique. Il est navrant que nos gouvernements attendent, comme toujours, la reprise des Etats-Unis. La machine est grippée ! Il faut la réformer. Nous devons pour cela nous appuyer sur le marché intérieur européen afin d'organiser la relance. La Banque centrale européenne est impotente. Il faut réformer ses statuts, comme il faut réformer les critères du pacte de stabilité, en soustrayant du 3% de déficit budgétaire toléré les investissements répondant aux priorités européennes (infrastructures ferroviaires, reconstruction des banlieues, défense, développement technologique). L'épargne mondiale doit être canalisée vers les besoins prioritaires des pays du Sud (eau, agriculture, infrastructures, santé, éducation). Bref, nous devons imaginer entre les Etats-Unis, l'Europe (mais aussi le Japon) et les pays du Sud, une stratégie, comme on dit "gagnant-gagnant", de relance concertée.

Il dépend de nous que la guerre accouche en définitive d'un autre monde, plus humain. Résister non pas contre les Etats-Unis, mais pour les aider à devenir la grande nation qu'ils sont et non un Empire dont ils n'ont pas les moyens dans la durée. Le peuple américain est capable de faire revivre à notre époque l'héritage des valeurs démocratiques, celles des Pères fondateurs et du New Deal.

La guerre qui vient, au-delà de la barbarie qu'elle va déchaîner, accouchera d'un monde nouveau. Les Etats-Unis, par la guerre, veulent remodeler le Moyen-Orient. C'est en réalité le monde tout entier et particulièrement la relation transatlantique qui en sortiront remodelées, pour le pire ou pour le meilleur. Pour le pire si nous, Européens, retombons prisonniers d'une relation de subordination mortifère. Pour le meilleur, si dans l'avenir peut se nouer entre les Etats-Unis et l'Europe, dans une relation d'égalité, une nouvelle alliance : une alliance pour le progrès.


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Mardi 25 Février 2003 à 21:23 | Lu 8937 fois




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