Nous avions rendez-vous avec l’ancien ministre de l’Intérieur pour évoquer sa vision de l’Histoire de France. Le Brexit nous a fait dévier de notre chemin initial. Mais pour cet homme d’Etat, qui raisonne encore à l’échelle du temps long, tout se tient : le passé éclaire le présent.
L’apocalypse n’a pas eu lieu. Le Brexit, loin d’être le cataclysme annoncé est, pour Jean-Pierre Chevènement une chance de sursaut. Une nouvelle page de l’Histoire qui s’ouvre. L’Histoire, à l’entendre, c’est ce qui manque aux Français pour se réconcilier avec eux-mêmes. Pour mieux la défendre, l’ancien ministre de l’Education nationale a rédigé la préface d’un manuel scolaire à paraître *, qui fait la part belle à la chronologie et aux grands hommes. Jean-Pierre Chevènement y rappelle son attachement au « récit national » et signifie son refus de toute repentance. « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent », écrit Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien. En disciple de l’auteur de L’Etrange Défaite, Jean-Pierre Chevènement scrute les siècles précédents pour mieux analyser les maux de notre époque. Il voit dans « la déconsidération de soi à laquelle nous nous sommes laissé réduire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », la cause profonde de la crise existentielle de l’Europe contemporaine.
Le Figaro Magazine: Avec le Brexit, une nouvelle page de l’Histoire de l’Europe s’ouvre-t-elle ?
Jean-Pierre Chevènement: Certainement. Il faut repenser l’Europe à partir de l’exigence de la démocratie. Les Britanniques n’avaient qu’un pied dans l’Europe mais ils ont voulu conserver leur capacité à décider par eux-mêmes de ce qui les regarde. Ils sont attachés à leur Parlement. Ils ne veulent pas être régis de manière opaque par des anonymes qu’ils n’ont pas désignés. La démocratie vit dans les nations. Elle suppose un sentiment d’appartenance. La seule instance démocratique légitime dans l’Europe actuelle c’est le Conseil des chefs d’Etats et de gouvernement. Mais elle n’est pas outillée pour décider. Quant au Parlement européen, il gagnerait à procéder des Parlements nationaux. Il n’y a pas de « démos » européen. Personne ne connaît son « député européen ». Il faut faire un retour et un détour par les nations pour refonder démocratiquement l’Europe.
En second lieu, l’Europe telle qu’elle a été conçue par Jean Monnet et Jacques Delors (marché unique, monnaie unique) souffre de son économicisme : elle n’a jamais été une entité stratégique. Elle n’offre aucune protection face aux menaces et aux défis qui nous attendent. Je suggère une grande conférence pour revoir les traités, à la lumière de ces deux observations. Si ce n’est pas possible, il faudra saisir les Français par référendum.
L’apocalypse n’a pas eu lieu. Le Brexit, loin d’être le cataclysme annoncé est, pour Jean-Pierre Chevènement une chance de sursaut. Une nouvelle page de l’Histoire qui s’ouvre. L’Histoire, à l’entendre, c’est ce qui manque aux Français pour se réconcilier avec eux-mêmes. Pour mieux la défendre, l’ancien ministre de l’Education nationale a rédigé la préface d’un manuel scolaire à paraître *, qui fait la part belle à la chronologie et aux grands hommes. Jean-Pierre Chevènement y rappelle son attachement au « récit national » et signifie son refus de toute repentance. « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent », écrit Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien. En disciple de l’auteur de L’Etrange Défaite, Jean-Pierre Chevènement scrute les siècles précédents pour mieux analyser les maux de notre époque. Il voit dans « la déconsidération de soi à laquelle nous nous sommes laissé réduire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », la cause profonde de la crise existentielle de l’Europe contemporaine.
Le Figaro Magazine: Avec le Brexit, une nouvelle page de l’Histoire de l’Europe s’ouvre-t-elle ?
Jean-Pierre Chevènement: Certainement. Il faut repenser l’Europe à partir de l’exigence de la démocratie. Les Britanniques n’avaient qu’un pied dans l’Europe mais ils ont voulu conserver leur capacité à décider par eux-mêmes de ce qui les regarde. Ils sont attachés à leur Parlement. Ils ne veulent pas être régis de manière opaque par des anonymes qu’ils n’ont pas désignés. La démocratie vit dans les nations. Elle suppose un sentiment d’appartenance. La seule instance démocratique légitime dans l’Europe actuelle c’est le Conseil des chefs d’Etats et de gouvernement. Mais elle n’est pas outillée pour décider. Quant au Parlement européen, il gagnerait à procéder des Parlements nationaux. Il n’y a pas de « démos » européen. Personne ne connaît son « député européen ». Il faut faire un retour et un détour par les nations pour refonder démocratiquement l’Europe.
En second lieu, l’Europe telle qu’elle a été conçue par Jean Monnet et Jacques Delors (marché unique, monnaie unique) souffre de son économicisme : elle n’a jamais été une entité stratégique. Elle n’offre aucune protection face aux menaces et aux défis qui nous attendent. Je suggère une grande conférence pour revoir les traités, à la lumière de ces deux observations. Si ce n’est pas possible, il faudra saisir les Français par référendum.
L’Angleterre renoue avec son récit national disent les « Brexiteurs », la France souffre-t-elle de ne plus connaître son histoire ?
Sans une conception claire de son histoire, il est difficile pour un peuple de la continuer. Je suis très attaché au maintien du récit national, que je distingue du roman national. Je ne pense pas que l’Histoire de France ait besoin d’être romancée. Elle supporte la vérité. Elle a évidemment des zones d’ombre mais également des grandes taches de lumière. Elle possède un sens particulier. La France est une création politique, elle est le fruit de l’Histoire et aurait pu ne pas exister. Elle s’est définie en Europe indépendamment du Saint Empire romain germanique et de l’Angleterre dont le roi, par ses possessions sur le continent, a été longtemps un prince français (je pense bien sûr aux Plantagenêts). La révolution de 1789 couronne ce processus. La République en est le terme.
Vous préfacez un manuel scolaire et vous insistez sur l’importance du « récit national ». Comment définissez-vous cette notion ? En quoi diffère-t-elle du « roman national » ?
A la question « Quelle place réserver au roman national ? », le président du conseil supérieur des programmes, M. Lussault a éludé, par une réponse qui m’a franchement éberlué : « Ne comptez pas sur nous pour désespérer Billancourt » - évoquant ainsi les professeurs. Mais ceux que je connais sont demandeurs d’une Histoire de France structurée, appuyée sur une chronologie, jalonnée de personnages phares qui font repère. M. Lussault a rejeté le roman national mais il n’a pas évoqué le récit national pourtant nécessaire à la formation d’une conscience civique : celui-ci, qui tend pourtant à l’objectivité, serait-il à proscrire ?
Les programmes d’Histoire à l’école primaire font trop de place à des thématiques horizontales, comme par exemple l’art aratoire au long des siècles, les différentes manières de cultiver le sol etc., sans faire assez de place à l’Histoire de France. Après la chute de l’Empire romain, il faut évoquer la constitution d’un royaume franc avec Clovis, l’avènement de la Francie occidentale après le partage de Verdun, la construction de l’Etat capétien à partir de 987 avec Hugues Capet… Mais qui se souvient encore de cela ? Or le sentiment d’appartenance est nécessaire à la démocratie.
Pour bien comprendre la France il faut faire toute sa place à l’Histoire mais également à la géographie. La France est un isthme entre la Manche et la Méditerranée. De cette position géographique découlent, ainsi que l’avait vu Braudel, nos grands tropismes et nos grandes politiques. Nous sommes à la fois tournés vers le continent, vers l’océan - le grand large et les colonies -, et, par notre façade méditerranéenne, vers l’Orient et l’Afrique. De la situation géographique particulière de la France découle sa spécificité.
Dans votre préface, vous écrivez, « J’aimerais que l’on montre que l’effondrement de mai-juin 1940, avant d’être militaire a été politique : celui d’élites déboussolées… »
Le déboussolement du récit national au XXe siècle prend sa source dans la déconsidération du fait national. La première raison en est la suivante : aujourd’hui on refuse de voir qu’en 1914 la France était un pays agressé. L’ouvrage le plus cité au sujet du déclenchement de la Première Guerre mondiale est celui de Christopher Clark, Les Somnambules. Or ce livre dissimule les responsabilités de l’état-major allemand, imbu d’idées pangermanistes qui a conçu dès 1905 le plan Schlieffen, c’est-à-dire celui d’une guerre préventive qui consistait à mettre la France hors de combat en 6 semaines avant de se retourner contre la Russie. Ces faits sont occultés parce que la construction de l’Europe par Jean Monnet présupposait le discrédit des nations et de la nôtre en particulier.
Le deuxième reproche fait à la France concerne le traité de Versailles. La critique des réparations a été instruite par Keynes. Mais on oublie que ces réparations n’ont en fait pas été payées. Les plans d’étalement des paiements - plan Dawes en 1924, plan Young en 1929 - puis les moratoires décrétés par les chanceliers Brüning puis Hitler ont réduit à peu de chose les réparations dont l’Allemagne a dû s’acquitter. Un ultime arrangement est intervenu en 1950 au début de la Guerre froide.
Le troisième reproche fait à la France est de ne pas avoir su faire face à Hitler. Mais c’est oublier que les Etats-Unis n’ont pas tenu les engagements que Wilson avait pris vis-à-vis de Clemenceau en 1918 - les Etats-Unis ont conclu une paix séparée avec l’Allemagne, ils ont refusé de faire partie de la SDN, et n’ont donné aucune garantie à la France en cas de nouvelle agression allemande. C’est la grande faiblesse du traité de Versailles. Nous avons été prisonniers pendant vingt ans de la politique d’appeasement de la Grande-Bretagne qui nous a empêchés de réagir comme nous aurions dû le faire notamment au moment de la réoccupation de la rive gauche du Rhin en mars 1936. Bien sûr, la France a sa part de responsabilités, mais elle n’imaginait pas, à l’époque, réagir sans le soutien de son allié britannique. Blum a donné la même justification pour la non-intervention de la France en Espagne, durant la guerre civile. C’est aussi pour cela que Daladier a signé les accords de Munich en 1938, suivant le Premier ministre britannique Neville Chamberlain. Nous nous sommes acheminés vers une guerre que nous n’avons pas faite, la drôle de guerre, en 1939 - quand la Pologne a été envahie.
Les élites ont-elles failli ?
Un historien allemand, Ernst Nolte, développe la thèse selon laquelle l’Europe au lendemain de la Première Guerre mondiale, a été le théâtre d’une véritable guerre civile, entre le bolchevisme qui avait triomphé en 1917 à Saint-Pétersbourg, et le fascisme et le nazisme, qui en 1920 et en 1933 ont pris le pouvoir en Italie et en Allemagne. L’essentiel de cette guerre civile s’est joué entre l’Allemagne nazie et l’URSS communiste. Au fond, nos élites politiques et militaires ne voulaient pas d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne. Elles souhaitaient que, si elle éclatait, ce fût entre l’Allemagne et l’URSS. C’est ce qui explique leur comportement, leur doctrine défensive imbécile, contradictoire avec notre politique étrangère de soutien aux pays de la Petite Entente (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie) et du refus d’un rapprochement avec l’URSS - quand cela était encore possible, c’est-à-dire avant la signature des accords de Munich.
C’est pourquoi je rappelle, après Marc Bloch aujourd’hui oublié, que notre effondrement en 1940, avant d’être militaire, a été politique.
La fameuse « étrange défaite » de Marc Bloch…
En effet, dans L’Etrange Défaite, Marc Bloch raconte que le 26 mai 1940, quinze jours après la percée de Guderian à Sedan, il entend un général français de haut rang, le général Blanchard, déclarer : « Je ne vois d’autre solution que dans la capitulation. » Aucun chef militaire ne devrait jamais prononcer ce type de jugement.
En sollicitant l’armistice par radio, le maréchal Pétain, a entraîné une démobilisation de l’armée française presque totale et une défaite sans précédent. Elle a entraîné la mise en captivité de près de 2 millions de ses soldats. Cette défaite a durablement et profondément marqué l’inconscient national.
Pourtant la France qui avait supporté le poids le plus lourd de la Première Guerre mondiale se trouvait en 1939 tragiquement isolée. Elle a des circonstances atténuantes : le pacte germano-soviétique, l’attitude des Etats-Unis, qui à l’époque pratiquaient le « cash and carry », celle de la Grande-Bretagne qui n’avait mis que 8 divisions en France et refusé l’intervention de sa chasse aérienne dans les moments difficiles parce qu’elle se réservait pour la bataille d’Angleterre.
En 1940, la France est donc seule. Cela n’excuse en rien la responsabilité des élites notamment militaires. Mais il me semble que notre peuple paie un trop lourd tribut à l’Histoire du XXe siècle telle qu’on la raconte.
Quand on étudie l’Occupation et le régime de Vichy on comprend que la rafle du Vél’d’Hiv ordonnée par Bousquet aurait été impossible sans la présence des troupes allemandes sur notre sol et de la Gestapo de Carl Oberg qui lui avait dicté sa volonté. Mais deux présidents de la République française en ont tiré la conséquence que la France, et non l’Etat français, en était responsable. C’est grave pour l’idée que la France peut se faire d’elle-même.
Il faut, enfin, revenir sur le procès fait bien à la légère par Peter Sloterdijk qui prétend que la France a falsifié l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale à travers le mythe gaulliste et la philosophie de l’engagement de Sartre. La relation franco-allemande devrait être fondée sur la perception commune que lors de la Seconde Guerre mondiale, nos deux pays ont touché le fond.
J’imagine parfois la situation d’un Allemand en 1945, quand la ruine morale s’est ajoutée à la ruine matérielle. Il était difficile de remonter la pente mais l’Allemagne l’a fait avec ténacité, courage et intelligence, jusqu’à recouvrer son unité et la place centrale qui est la sienne aujourd’hui en Europe. Il faudrait réécrire l’Histoire du XXe siècle. Je cherche l’historien qui pourrait faire ce travail essentiel, celui que Michelet ou Lavisse ont effectué au XIXe siècle. Pierre Laborie a semé des graines qui germeront.
Aujourd’hui, le pouvoir politique semble impuissant devant les crises économiques, sociales et culturelles qui s’accumulent. Sommes-nous de nouveau en train de vivre « une étrange défaite » ?
La situation actuelle n’est pas la même mais l’oubli de la France est plus prononcé aujourd’hui qu’il ne l’était en 1939. La déconsidération de soi à laquelle nous nous sommes laissés réduire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est la toile de fond sur laquelle on doit lire la prodigieuse démission qui est non pas seulement celle de la France mais celle de l’Europe tout entière.
Vous préférez le concept de « conscience » à celui de « repentance »…
La repentance est un concept que je n’utilise jamais. Ce qu’on peut demander à un peuple, c’est la claire conscience de son histoire. Il existe une responsabilité individuelle, mais il n’y a pas de responsabilité collective. Il faut que le peuple ait conscience de son passé, pour qu’il puisse se construire un avenir.
L’Europe après le Brexit est à reprendre sur des bases nouvelles, appuyée sur ses nations et sur un projet politique. Il ne faut pas une Europe technocratique, gouvernée par des instances opaques qui ne procèdent pas du suffrage universel et de la confiance populaire. Il faut penser une autre façon de faire l’Europe, dans le prolongement de la France, et non pas en substitution.
Sans une conception claire de son histoire, il est difficile pour un peuple de la continuer. Je suis très attaché au maintien du récit national, que je distingue du roman national. Je ne pense pas que l’Histoire de France ait besoin d’être romancée. Elle supporte la vérité. Elle a évidemment des zones d’ombre mais également des grandes taches de lumière. Elle possède un sens particulier. La France est une création politique, elle est le fruit de l’Histoire et aurait pu ne pas exister. Elle s’est définie en Europe indépendamment du Saint Empire romain germanique et de l’Angleterre dont le roi, par ses possessions sur le continent, a été longtemps un prince français (je pense bien sûr aux Plantagenêts). La révolution de 1789 couronne ce processus. La République en est le terme.
Vous préfacez un manuel scolaire et vous insistez sur l’importance du « récit national ». Comment définissez-vous cette notion ? En quoi diffère-t-elle du « roman national » ?
A la question « Quelle place réserver au roman national ? », le président du conseil supérieur des programmes, M. Lussault a éludé, par une réponse qui m’a franchement éberlué : « Ne comptez pas sur nous pour désespérer Billancourt » - évoquant ainsi les professeurs. Mais ceux que je connais sont demandeurs d’une Histoire de France structurée, appuyée sur une chronologie, jalonnée de personnages phares qui font repère. M. Lussault a rejeté le roman national mais il n’a pas évoqué le récit national pourtant nécessaire à la formation d’une conscience civique : celui-ci, qui tend pourtant à l’objectivité, serait-il à proscrire ?
Les programmes d’Histoire à l’école primaire font trop de place à des thématiques horizontales, comme par exemple l’art aratoire au long des siècles, les différentes manières de cultiver le sol etc., sans faire assez de place à l’Histoire de France. Après la chute de l’Empire romain, il faut évoquer la constitution d’un royaume franc avec Clovis, l’avènement de la Francie occidentale après le partage de Verdun, la construction de l’Etat capétien à partir de 987 avec Hugues Capet… Mais qui se souvient encore de cela ? Or le sentiment d’appartenance est nécessaire à la démocratie.
Pour bien comprendre la France il faut faire toute sa place à l’Histoire mais également à la géographie. La France est un isthme entre la Manche et la Méditerranée. De cette position géographique découlent, ainsi que l’avait vu Braudel, nos grands tropismes et nos grandes politiques. Nous sommes à la fois tournés vers le continent, vers l’océan - le grand large et les colonies -, et, par notre façade méditerranéenne, vers l’Orient et l’Afrique. De la situation géographique particulière de la France découle sa spécificité.
Dans votre préface, vous écrivez, « J’aimerais que l’on montre que l’effondrement de mai-juin 1940, avant d’être militaire a été politique : celui d’élites déboussolées… »
Le déboussolement du récit national au XXe siècle prend sa source dans la déconsidération du fait national. La première raison en est la suivante : aujourd’hui on refuse de voir qu’en 1914 la France était un pays agressé. L’ouvrage le plus cité au sujet du déclenchement de la Première Guerre mondiale est celui de Christopher Clark, Les Somnambules. Or ce livre dissimule les responsabilités de l’état-major allemand, imbu d’idées pangermanistes qui a conçu dès 1905 le plan Schlieffen, c’est-à-dire celui d’une guerre préventive qui consistait à mettre la France hors de combat en 6 semaines avant de se retourner contre la Russie. Ces faits sont occultés parce que la construction de l’Europe par Jean Monnet présupposait le discrédit des nations et de la nôtre en particulier.
Le deuxième reproche fait à la France concerne le traité de Versailles. La critique des réparations a été instruite par Keynes. Mais on oublie que ces réparations n’ont en fait pas été payées. Les plans d’étalement des paiements - plan Dawes en 1924, plan Young en 1929 - puis les moratoires décrétés par les chanceliers Brüning puis Hitler ont réduit à peu de chose les réparations dont l’Allemagne a dû s’acquitter. Un ultime arrangement est intervenu en 1950 au début de la Guerre froide.
Le troisième reproche fait à la France est de ne pas avoir su faire face à Hitler. Mais c’est oublier que les Etats-Unis n’ont pas tenu les engagements que Wilson avait pris vis-à-vis de Clemenceau en 1918 - les Etats-Unis ont conclu une paix séparée avec l’Allemagne, ils ont refusé de faire partie de la SDN, et n’ont donné aucune garantie à la France en cas de nouvelle agression allemande. C’est la grande faiblesse du traité de Versailles. Nous avons été prisonniers pendant vingt ans de la politique d’appeasement de la Grande-Bretagne qui nous a empêchés de réagir comme nous aurions dû le faire notamment au moment de la réoccupation de la rive gauche du Rhin en mars 1936. Bien sûr, la France a sa part de responsabilités, mais elle n’imaginait pas, à l’époque, réagir sans le soutien de son allié britannique. Blum a donné la même justification pour la non-intervention de la France en Espagne, durant la guerre civile. C’est aussi pour cela que Daladier a signé les accords de Munich en 1938, suivant le Premier ministre britannique Neville Chamberlain. Nous nous sommes acheminés vers une guerre que nous n’avons pas faite, la drôle de guerre, en 1939 - quand la Pologne a été envahie.
Les élites ont-elles failli ?
Un historien allemand, Ernst Nolte, développe la thèse selon laquelle l’Europe au lendemain de la Première Guerre mondiale, a été le théâtre d’une véritable guerre civile, entre le bolchevisme qui avait triomphé en 1917 à Saint-Pétersbourg, et le fascisme et le nazisme, qui en 1920 et en 1933 ont pris le pouvoir en Italie et en Allemagne. L’essentiel de cette guerre civile s’est joué entre l’Allemagne nazie et l’URSS communiste. Au fond, nos élites politiques et militaires ne voulaient pas d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne. Elles souhaitaient que, si elle éclatait, ce fût entre l’Allemagne et l’URSS. C’est ce qui explique leur comportement, leur doctrine défensive imbécile, contradictoire avec notre politique étrangère de soutien aux pays de la Petite Entente (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie) et du refus d’un rapprochement avec l’URSS - quand cela était encore possible, c’est-à-dire avant la signature des accords de Munich.
C’est pourquoi je rappelle, après Marc Bloch aujourd’hui oublié, que notre effondrement en 1940, avant d’être militaire, a été politique.
La fameuse « étrange défaite » de Marc Bloch…
En effet, dans L’Etrange Défaite, Marc Bloch raconte que le 26 mai 1940, quinze jours après la percée de Guderian à Sedan, il entend un général français de haut rang, le général Blanchard, déclarer : « Je ne vois d’autre solution que dans la capitulation. » Aucun chef militaire ne devrait jamais prononcer ce type de jugement.
En sollicitant l’armistice par radio, le maréchal Pétain, a entraîné une démobilisation de l’armée française presque totale et une défaite sans précédent. Elle a entraîné la mise en captivité de près de 2 millions de ses soldats. Cette défaite a durablement et profondément marqué l’inconscient national.
Pourtant la France qui avait supporté le poids le plus lourd de la Première Guerre mondiale se trouvait en 1939 tragiquement isolée. Elle a des circonstances atténuantes : le pacte germano-soviétique, l’attitude des Etats-Unis, qui à l’époque pratiquaient le « cash and carry », celle de la Grande-Bretagne qui n’avait mis que 8 divisions en France et refusé l’intervention de sa chasse aérienne dans les moments difficiles parce qu’elle se réservait pour la bataille d’Angleterre.
En 1940, la France est donc seule. Cela n’excuse en rien la responsabilité des élites notamment militaires. Mais il me semble que notre peuple paie un trop lourd tribut à l’Histoire du XXe siècle telle qu’on la raconte.
Quand on étudie l’Occupation et le régime de Vichy on comprend que la rafle du Vél’d’Hiv ordonnée par Bousquet aurait été impossible sans la présence des troupes allemandes sur notre sol et de la Gestapo de Carl Oberg qui lui avait dicté sa volonté. Mais deux présidents de la République française en ont tiré la conséquence que la France, et non l’Etat français, en était responsable. C’est grave pour l’idée que la France peut se faire d’elle-même.
Il faut, enfin, revenir sur le procès fait bien à la légère par Peter Sloterdijk qui prétend que la France a falsifié l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale à travers le mythe gaulliste et la philosophie de l’engagement de Sartre. La relation franco-allemande devrait être fondée sur la perception commune que lors de la Seconde Guerre mondiale, nos deux pays ont touché le fond.
J’imagine parfois la situation d’un Allemand en 1945, quand la ruine morale s’est ajoutée à la ruine matérielle. Il était difficile de remonter la pente mais l’Allemagne l’a fait avec ténacité, courage et intelligence, jusqu’à recouvrer son unité et la place centrale qui est la sienne aujourd’hui en Europe. Il faudrait réécrire l’Histoire du XXe siècle. Je cherche l’historien qui pourrait faire ce travail essentiel, celui que Michelet ou Lavisse ont effectué au XIXe siècle. Pierre Laborie a semé des graines qui germeront.
Aujourd’hui, le pouvoir politique semble impuissant devant les crises économiques, sociales et culturelles qui s’accumulent. Sommes-nous de nouveau en train de vivre « une étrange défaite » ?
La situation actuelle n’est pas la même mais l’oubli de la France est plus prononcé aujourd’hui qu’il ne l’était en 1939. La déconsidération de soi à laquelle nous nous sommes laissés réduire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est la toile de fond sur laquelle on doit lire la prodigieuse démission qui est non pas seulement celle de la France mais celle de l’Europe tout entière.
Vous préférez le concept de « conscience » à celui de « repentance »…
La repentance est un concept que je n’utilise jamais. Ce qu’on peut demander à un peuple, c’est la claire conscience de son histoire. Il existe une responsabilité individuelle, mais il n’y a pas de responsabilité collective. Il faut que le peuple ait conscience de son passé, pour qu’il puisse se construire un avenir.
L’Europe après le Brexit est à reprendre sur des bases nouvelles, appuyée sur ses nations et sur un projet politique. Il ne faut pas une Europe technocratique, gouvernée par des instances opaques qui ne procèdent pas du suffrage universel et de la confiance populaire. Il faut penser une autre façon de faire l’Europe, dans le prolongement de la France, et non pas en substitution.