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Le rôle de la culture dans la construction de l’Europe


Intervention de Jean-Pierre Chevènement à l’Institut italien pour les études philosophiques de Naples le 10 novembre 2007


Messieurs les Présidents,
Mme et Messieurs les Recteurs et les Professeurs,
Mesdames, Messieurs,

Je remercie l’Institut des Etudes philosophiques de Naples et d’abord son Président-fondateur, l’Avvocato Gerardo Marotta, de m’avoir invité à m’exprimer devant ce public éminent, sur le thème du rôle de la culture dans la construction de l’Europe.

On a fait dire à Jean Monnet que, si l’Europe était à refaire, il faudrait commencer par la culture. Ce mot est apocryphe. Il n’a jamais été prononcé et pour cause : la méthode de Jean Monnet était de partir de l’économie et de créer, par une méthode dite des « petits pas », une série de « faits accomplis » successifs : marché commun d’abord du charbon et de l’acier, puis généralisé, passage de l’union douanière à l’intégration économique, puis de celle-ci à l’intégration monétaire, et enfin de cette dernière à l’unité politique.

On sait que les choses ne se sont pas passées ainsi. La création de la monnaie unique n’a pas débouché sur l’unité politique au sein d’une Fédération, comme Jean Monnet, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi et Robert Schumann le souhaitaient : l’intégration économique ne crée pas un sentiment d’appartenance. L’Europe reste faite de plus d’une trentaine de nations qui n’entendent pas disparaître. Le mot attribué faussement à Jean Monnet est plus qu’un vain regret : un constat d’impuissance car il n’indique aucun mode d’emploi pour créer un sentiment commun d’appartenance, bref une identité politique. L’idée d’un « patriotisme constitutionnel » développé par Jürgen Habermas ne peut concerner que l’élite restreinte qui peut se reconnaître dans des principes généraux de droit, inévitablement très abstraits. Les peuples ne peuvent adhérer à ces principes qu’à travers la démocratie qui vit dans les nations. Or il n’y a pas de nation européenne, même s’il existe une culture européenne. L’expérience de l’Histoire enseigne seulement qu’une identité politique se crée par rapport à une autre identité, perçue comme plus ou moins menaçante. La question mérite d’être posée de savoir s’il est souhaitable de créer une telle identité européenne et dans quelle conjoncture historique elle pourrait l’être, bref quelles sont les tâches de l’Esprit européen aujourd’hui.

I – Où en est l’idée européenne ?

A) Accomplissements

La construction européenne a certes permis –ou en tout cas n’a pas empêché- la réalisation de multiples accomplissements depuis un demi-siècle, date de la signature du traité de Rome, en 1957.

D’abord la reconstruction de l’Europe occidentale qui avait précédé le marché commun mais que celui-ci poursuivit, l’Europe atteignant en 1974 un niveau économique égal à celui des Etats-Unis.

Ensuite l’extension de la Communauté européenne aux pays de l’Europe du Sud à peine sortis de régimes dictatoriaux : Grèce - Espagne - Portugal, leur offrant un rattrapage inespéré.

Enfin l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale, surgis des décombres du communisme, élargissement qui leur a ouvert un horizon de prospérité et de démocratie partagées.

La chute du mur de Berlin et l’effondrement pacifique du communisme ont été une victoire de l’esprit européen et des valeurs universelles qu’il symbolise et auxquelles s’étaient ralliés les dirigeants soviétiques de l’époque, particulièrement Mikhaïl Gorbatchev. Cet effondrement pacifique a clos ce que l’historien britannique Hobsbawm a appelé « le court vingtième siècle, l’âge des Extrêmes » mais elle ne signifie pas la fin de l’Histoire.

Depuis un demi-siècle, l’Europe, et particulièrement l’Allemagne, ont également intégré la mémoire de la Shoah dans leur conscience historique, sans qu’on puisse dire que ce travail de mémoire soit achevé, parce qu’il interroge, à travers l’antisémitisme chrétien, les fondements mêmes de la conscience européenne depuis le Haut-Moyen-Age, parce qu’ensuite il met en lumière la réaction violente portée aux idées de 1789 et à la montée du socialisme, portée par le racialisme et les nationalismes ethniques de la fin du XIXe siècle, et enfin parce qu’il met en cause la responsabilité des différentes nations européennes, qui ont plus ou moins laissé s’accomplir le génocide hitlérien, à commencer bien sûr par l’Allemagne et les spécificités de son Histoire.

La stigmatisation de la lâcheté d’une part des élites européennes ne saurait pour autant signifier la dissolution des nations frappées d’un discrédit par amalgame. Car la nation républicaine, communauté de citoyens, n’est pas la nation ethnique. Elle en est l’antithèse et à bien des égards l’antidote. Cette distinction est évidemment essentielle : la nation ne doit pas être confondue avec le nationalisme qui en est la perversion.


B) Déclin

Si l’Europe, ravagée par deux guerres mondiales, a donc opéré depuis un demi-siècle un rétablissement spectaculaire, on peut se demander si, dans l’histoire longue, elle n’a pas amorcé un déclin qui la conduirait, après cinq siècles d’hégémonie mondiale, à l’effacement. Depuis le quattrocento italien, avec l’éclosion de la Renaissance dans les villes italiennes, Venise, Gêne et Florence notamment, la suprématie de l’Europe dans le monde a été portée par ses nations : l’Espagne au seizième siècle, la France au dix-septième et dix-huitième siècles, l’Angleterre jusqu’en 1914. Avec les deux guerres mondiales, l’hégémonie passe définitivement de l’Europe aux Etats-Unis. La décolonisation met fin ensuite aux Empires coloniaux de la Grande-Bretagne, de la France, de la Hollande, de la Belgique et du Portugal.

Plus profondément l’implosion démographique (le taux de fécondité est de 1,45 en moyenne en Europe alors qu’il faut 2,1 pour assurer le renouvellement des générations) laisse prévoir une régression forte de l’Europe dans le monde. La population des « Douze » est passée de 9,8 % de la population mondiale en 1960 à moins de 6 % aujourd’hui, et 4,2 % en 2020. La population de l’ensemble de l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural, soit 650 millions d’habitants (10 % de la population mondiale) régresse parallèlement. L’Europe, à l’échelle du monde, se rétrécit comme peau de chagrin. Cette stagnation démographique ne rend pas plus facile l’intégration des immigrés, bien au contraire.

Au plan économique, la croissance européenne depuis 1974, à la suite des chocs pétroliers et des nouvelles règles du jeu monétaires imposées par les Etats-Unis après la fin du système de Bretton Woods, a diminué de moitié en rythme annuel. Dans la globalisation économique, la montée des pays émergents à bas coûts salariaux, entraîne une délocalisation massive de la production de l’Europe, principalement vers l’Asie.

A l’échelle mondiale, la zone euro connaît ainsi la croissance la plus faible. L’effort de recherche stagne par rapport à l’envol des Etats-Unis, du Japon, et bientôt de la Chine. En matière de politique extérieure, l’Europe est dans l’étroite dépendance des Etats-Unis, ce qui complique sa relation aussi bien avec la Russie qu’avec le monde musulman. Or, l’Europe peut-elle être l’Europe sans la Russie et sans la Méditerranée ? Cet effacement programmé de l’Europe peut-il être conjuré ?


II – Y a-t-il une réponse dans la philosophie ?

Ce n’est pas parce que je parle à l’Institut Italien pour les Etudes Philosophiques de Naples que je vous ferai cette réponse : l’Europe ne peut se sauver, selon moi, que par une réforme intellectuelle et morale et d’abord dans les concepts.

Cette réforme est nécessaire :

- d’abord à la réaffirmation de l’Europe comme actrice de son destin ;
- ensuite à l’expression d’une raison laïque accordée aux exigences de notre temps.

A) Les deux défis posés à l’Europe pour qu’elle retrouve une fonction médiatrice dans le monde.

1. Le premier défi n’est pas celui du Sud ou plus précisément celui de l’intégrisme islamique qui est d’abord un phénomène de réaction à la globalisation. Le vrai défi est celui de la globalisation elle-même, c’est-à-dire d’une organisation plus rationnelle ou moins irrationnelle du monde. Sans être un expert, on peut dire que l’économie mondiale marche sur la tête : les Etats-Unis, en proie au déficit et à l’endettement, drainent 80 % de l’épargne mondiale, particulièrement celle de pays pauvres ou émergents, pour financer leur hégémonie. Ce modèle de développement n’est pas « soutenable ».

Le principal obstacle à la Raison est aujourd’hui l’incapacité des Etats-Unis et d’ailleurs aussi la nôtre, de penser un monde qu’ils ne domineraient pas eux-mêmes, seuls et directement. Le vrai problème, non seulement pour les Etats-Unis mais pour le monde entier, est de penser la fin inévitable de l’Empire américain, confrontés, comme l’avait reconnu dès 1987 l’historien américain. Paul Kennedy, dans Rise and Fall of the great nations, à la « surextension de sa puissance », c’est-à-dire à l’insuffisance de ses moyens pour faire face à des engagements multipliés à l’excès, comme on le voit aussi bien avec la crise du dollar qu’avec l’enlisement militaire au Moyen-Orient. Comment penser une transition assumée en commun, de l’unilatéralisme vers un monde multipolaire, où l’Europe serait évidemment alliée des Etats-Unis mais ne serait pas leur vassale ?

Les Etats-Unis resteront, en effet, quoi qu’il arrive, une nation incontournable mais l’Europe peut, de par son histoire et son imbrication avec d’autres continents, jouer un rôle de médiatrice entre les cultures, au service de la paix dans le monde, bref redevenir un acteur mondial.

2. Le deuxième défi est celui de l’hyperindividualisme porté par une société qui a perdu le sens du collectif à force de proclamer les droits de l’Homme, en oubliant ceux du citoyen. La proclamation en toutes circonstances de droits illimités aboutit à des exigences elles-mêmes illimitées et insusceptibles d’être satisfaites. Il n’existe plus de principe de réalité dans des sociétés qui ont oublié que les droits de l’Homme proclamés en 1789 étaient aussi ceux du Citoyen. Or, l’exercice de la citoyenneté est ce qui permet de définir le bien commun, c’est-à-dire des priorités et des règles. Telle est la définition classique de la République au sens étymologique du terme : la res publica. L’exercice de la citoyenneté implique donc le civisme, c’est-à-dire le sens de la responsabilité des citoyens vis-à-vis de la cité à laquelle ils appartiennent. On comprend bien que le civisme ne va pas sans un patriotisme raisonnable, car « la citoyenneté ne va pas sans abnégation », selon un mot que j’emprunte à l’historien français Claude Nicolet.

Ce sentiment d’appartenance à une entité politique historiquement constituée est évidemment fondamental, si on veut aider nos sociétés à dominer l’hyperindividualisme qui les caractérise en tant que sociétés de droits potentiellement illimités, sans la contrepartie de devoirs équivalents. Les cités de l’Antiquité ou de la Renaissance italienne ont été remplacées, à l’époque contemporaine, par les nations mais on ne voit pas que les nations aient été nulle part remplacées dans le monde, qu’on pense aux Etats-Unis, à la Chine, au Japon, au Brésil, à la Turquie ou à l’Iran. Même en Europe l’idée d’un « patriotisme constitutionnel » se substituant aux patriotismes nationaux a fait long feu, comme on l’a vu avec l’échec du projet de Constitution européenne.

Il y a un bon usage à rechercher des nations européennes et de la diversité nationale de l’Europe, car c’est à partir des nations qu’on peut retrouver une citoyenneté à la fois nationale et européenne efficace, et que les peuples européens peuvent redevenir ensemble, à l’échelle mondiale, des acteurs conscients de leur histoire. Il ne faut donc pas s’enfermer dans l’opposition factice entre droits de l’homme abstraits et nations démonisées, car confondues avec la conception ethnique, évidemment source de dérives nationalistes. Il faut concevoir une Europe de nations citoyennes.

A cet égard la diversité de l’Europe est un atout plus qu’un handicap pour réapprendre ce qu’est l’esprit de la Cité. Il serait d’abord absurde de vouloir nier la spécificité des nations qui ont été le cadre de l’épanouissement des libertés et de la démocratie en Europe. La démocratie moderne doit beaucoup à l’héritage des cités italiennes, à l’Habeas corpus britannique, à la Révolution française, aux libertés précocement conquises par les cantons suisses et par les Pays Bas. Ne cherchons pas à gommer la spécificité des peuples qui s’enracinent dans la diversité des héritages culturels : langues et religions, chaque nation ayant conquis, au long des siècles, sa propre forme de démocratie et de citoyenneté. C’est en effet la citoyenneté qui permet de contenir les ethnicismes, les revendications particularistes, les communautarismes et surtout, enfin, d’intégrer les immigrés.

La nation reste le cadre de la démocratie et le lieu de la solidarité. La diversité de l’Europe – plus de cinquante peuples, si on inclut la Russie – est une chance, si cette diversité n’empêche pas les convergences nécessaires pour l’établissement d’une République européenne, à partir des nations définies comme « communautés de citoyens ». On ne gagnerait rien à arraser les spécificités nationales pour créer un « peuple européen » artificiel. Les vieilles nations européennes avec le rayonnement mondial de leurs langues, de leur patrimoine et de leurs cultures, et avec leurs prolongements ultramarins sur d’autres continents pèsent plus que l’agrégat qu’elles constitueraient ensemble sous l’égide d’un fédérateur extérieur. Surtout il serait vain, comme je crois l’avoir montré, de vouloir créer un civisme européen qui ne s’inscrirait pas dans le prolongement des civismes nationaux. Seules les nations fournissent aujourd’hui le cadre opératoire d’un civisme réellement efficient. Le défi aujourd’hui est d’assurer la convergence de ces prises de conscience. Le dialogue des nations européennes est à cet égard incontournable. On peut cependant penser que les prises de conscience se feront de façon décalée et progressive. L’Avvocato Gerardo Marotta invite les philosophes à se tourner vers les sciences. La biologie montre que les organismes vivants progressent toujours par différenciation. L’avenir de la construction européenne est bien évidemment dans la géométrie variable, dans la constitution de cercles concentriques à partir des nations et de la volonté démocratiquement exprimée par elles, le premier cercle étant naturellement constitué à mes yeux par la zone euro, un ensemble de 300 millions d’habitants, soit autant que les Etats-Unis, ensemble dont la colonne vertébrale va de l’Italie vers les Flandres, la voie de communication européenne par excellence depuis le Moyen-Age. C’est à cette échelle que les nations de la vieille Europe peuvent réapprendre ce qu’est l’esprit de la cité, sans laquelle il n’y a pas de liberté. L’Europe ne se fera pas contre les nations mais avec elles.

L’unité européenne est une réalité historique. C’est cette réalité culturelle en même temps que les solidarités nées de la géographie qui peuvent fonder les convergences nécessaires. Les nations européennes forment depuis des siècles un système de vases communicants, une véritable « République européenne » nourrie d’échanges culturels et intellectuels constants, et cela dès le Moyen Age, quand s’est constitué le réseau des monastères, des cathédrales et des Universités. C’est à partir de la Renaissance italienne que les idées des Lumières se sont peu à peu propagées à toute l’Europe. Machiavel, Giordano Bruno, Galilée, Bacon, Descartes, Spinoza, Locke, Montesquieu, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Freud, Gramsci, Croce, ce ne sont là que quelques-uns de ces grands esprits européens qui ont reculé les limites du monde et celles de notre compréhension.


B) Qu’a à dire l’Esprit européen aujourd’hui si on veut que l’Europe puisse retrouver une fonction médiatrice à l’échelle du monde ?

L’identité culturelle de l’Europe procède évidemment du double héritage d’Athènes et de Jérusalem. L’universalisme est un idéal mais l’Europe qui y prétend, ne le réalise pas spontanément. L’Islam et plus encore les civilisations de l’Asie n’entrent pas aisément dans notre conception du monde. Parmi les sources de l’esprit européen, j’ai mis Athènes en premier parce que c’est bien évidemment à Athènes que nous devons l’idée de la liberté, non pas seulement politique mais aussi philosophique, l’esprit de la recherche, l’esprit de Prométhée. Là sont les racines de notre culture. Comme ancien ministre de l’Education Nationale, j’ai toujours regretté qu’on veuille mettre l’élève et la pédagogie au centre de l’Ecole et non pas le savoir et la culture. Notre avenir ne se fera pas sans un retour aux sources humanistes de notre culture qui sont d’abord dans la Grèce et dans Rome. Le « magister » n’est pas le « dominus » qui règne sur sa maison. Il est l’intercesseur entre le patrimoine du Savoir et l’élève. Comme la cité est antérieure aux citoyens auxquels elle a permis de conquérir leurs droits, de même le Savoir et le patrimoine de la Culture préexistent à l’élève et d’ailleurs aussi au professeur. C’est la conscience de cette antériorité qui fonde l’Ecole et sa capacité à transmettre. C’est donc dans le Savoir et dans sa compétence propre que s’enracine l’autorité du « maître » (celui qui enseigne). C’est là la base de toute réforme intellectuelle et morale et d’abord d’une réforme de l’enseignement qui conditionne le reste, jusques et y compris la reconquête d’une liberté civique authentique.

La deuxième source de notre culture est à Jérusalem. C’est au judéo-christianisme que nous devons l’idée d’égalité, celle de tous les hommes égaux devant le Créateur, ainsi que l’idée de la conscience inséparable de l’idée du salut de l’âme individuelle, et enfin celle d’un temps fléché par l’annonce du Messie, et donc l’idée du progrès. Les lumières ont sécularisé cet héritage judéo-chrétien. Il serait absurde de vouloir aujourd’hui rejudaïser ou rechristianiser des valeurs désormais laïcisées.

Athènes et Jérusalem constituent encore aujourd’hui deux fleuves distincts dans notre civilisation. Le supplice de Giordano Bruno, qui n’a pas voulu abjurer ce à quoi il croyait, le 17 février 1600, n’est pas si lointain. Bruno a affirmé ainsi un idéal très moderne : l’autonomie de la réflexion philosophique, nourrie de la recherche scientifique de son temps. Il l’a fait face aux dogmes qui, aujourd’hui comme hier, veulent s’imposer au mépris de la Raison.


C) Actualité de la laïcité

La laïcité me paraît donc être une valeur essentielle pour notre temps. L’Europe a été ravagée jadis par les guerres de religions. Ces guerres ne sont pas derrière nous.

1. La théorie de la « guerre des civilisations » est aujourd’hui grosse d’affrontements meurtriers. Rien n’autorise à confondre l’Islam, le judaïsme ou le christianisme qui sont des religions avec leurs dérives fondamentalistes. Il faut aussi bien distinguer les religions, les cultures qui impliquent généralement une langue, et les civilisations. La civilisation musulmane, par exemple, a connu son apogée il y a plus de dix siècles. L’Europe ne se résume plus à la Chrétienté. Le judaïsme enfin n’est pas la religion d’Eretz Israel. Vouloir réduire les affrontements qui se sont produits depuis 622 entre l’Europe et l’Orient à un conflit entre l’Islam et la Chrétienté est évidemment réducteur : conquêtes arabes, croisades, Reconquista espagnole, poussée de l’Empire ottoman, colonisations, guerres de libération balkaniques, décolonisation, conflit israélo-palestinien, guerre d’Afghanistan, terrorisme islamiste, guerres américaines au Moyen-Orient, ces différents épisodes ont leur spécificité et ne peuvent être inscrits dans la grille de lecture unique et prédéterminée d’un conflit de religions ou de civilisations. L’Histoire est autrement plus complexe. Elle a donné à voir aussi des alliances de revers et des périodes d’échange féconds et pacifiques. Cette vision fige l’Islam et la Chrétienté à un moment de leur évolution où la religion imposait sa domination à l’ensemble de la vie sociale. Elle fait l’impasse sur le mouvement de la sécularisation qui a d’abord touché l’Europe mais qui concerne aussi aujourd’hui les sociétés musulmanes. Elle concourt à figer l’autre dans une essence diabolisée. Cette conception du conflit des civilisations a remplacé comme par hasard la guerre froide après l’effondrement du communisme. Comme s’il était besoin de conserver un adversaire identifié au Mal (« l’Empire du mal », « l’axe du mal »).

2. La spécificité européenne. Toutes les sociétés n’accordent évidemment pas à la religion la même place : la religion imprègne plus fortement les sociétés musulmanes voire la société américaine que les sociétés européennes. Celles-ci sont davantage marquées par l’esprit du rationalisme laïque. Est-ce la marque d’un retard et d’une forme de « relativisme culturel » condamnable, comme l’affirment derrière le philosophe américain Allan Bloom, certains néo-conservateurs pour lesquels seule la guerre peut affirmer la supériorité d’un système de valeurs sur un autre ? Un discours analogue avait été tenu en Allemagne dans les années vingt par les théoriciens de la « Révolution conservatrice ». Ce rationalisme laïque de l’Europe contemporaine n’est-il pas plutôt la marque d’une retenue ou d’un sens de la mesure déjà illustré par les anciens Grecs – « Rien de trop » disaient-ils – retenue sans laquelle il n’y a ni dialogue ni échange possibles ?

Ainsi la dissolution du système soviétique a plus résulté d’un phénomène de décomposition idéologique que d’un redoublement de la guerre froide. Faut-il rappeler que les premiers efforts de désarmement, dont j’ai d’ailleurs été le témoin comme ministre de la Défense à cette époque, et les accords d’Helsinki en novembre 1989 précédèrent l’effondrement de l’URSS ? Nous étions alors en pleine « détente » ! C’est la crise de l’eschatologie communiste non seulement dans les masses mais au sein même de la nomenklatura qui a fait vaciller un système sclérosé et miné de contradictions nationales autant que sociales.

Les milieux néo conservateurs veulent substituer aujourd’hui le mythe du « fascislamisme » au mythe du communisme totalitaire. Mais cette vision manichéenne plaquée sur l’Islam fait bon marché des réalités et des contradictions dans lesquelles se débattent les sociétés musulmanes, affrontées à la globalisation.

Un système technique ne crée pas – nous l’avons vu – un sentiment d’appartenance. On ne peut pas plaquer du dehors un « progrès » qu’une culture ne se serait pas approprié par la voie de ses propres déterminations. Telle était la pensée de l’orientaliste français Jacques Berque. La culture est inévitablement le lieu d’une confrontation parce qu’elle est, ne serait-ce que par frottement et plus souvent par affrontement, « la forge de l’identité », comme l’a écrit le philosophe français Régis Debray.

Reste que ce qui apparaît depuis trois décennies comme le « retour du religieux » n’est peut-être qu’une « ruse de la Raison ». Le dialogue même implique entre ses partenaires un « différentiel ». L’Islam est multiple et les sociétés musulmanes du Maghreb à l’Iran sont engagées dans une profonde transition démographique, comme l’a montré le sociologue et démographe Emmanuel Todd. Cette transition démographique laisse entrevoir un avenir pacifié, car cette transition est elle-même révélatrice de profondes modifications socioculturelles, notamment les progrès de l’alphabétisation. Les sociétés musulmanes connaissent avec retard la même évolution que nos sociétés. L’Europe ne doit pas se laisser entraîner dans la soi-disant « guerre des civilisations » qui n’est que le masque pseudo religieux de rivalités géopolitiques et énergétiques bien réelles. C’est par excellence le travail qui incombe à l’esprit européen : nous aider à voir clair dans un monde où la religion et le sentiment de l’identité sont souvent instrumentés à des fins de domination.

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Après deux guerres mondiales, l’Europe reste, à juste titre, éprise de paix. La majorité des peuples européens a été hostile à l’invasion de l’Irak en 2003. Nous devons résister aujourd’hui à la logique de guerre avec l’Iran. Il n’est pas non plus inévitable qu’une nouvelle guerre froide s’installe sur notre continent face à la Russie. Celle-ci connaît sans doute de graves problèmes intérieurs, mais nous ne devons pas chercher à la déstabiliser, car la Russie fait partie de l’Europe et elle est utile à l’Europe. La Raison à laquelle je fais appel n’est donc pas une raison abstraite. C’est une Raison concrète qui intègre toutes les dimensions économiques, sociales, culturelles, géopolitiques, scientifiques de l’actuelle globalisation.

On sait que la première globalisation, sous l’égide de la Grande-Bretagne, a débouché sur la première guerre mondiale. On peut dire avec le recul que l’esprit européen avait largement capitulé devant un certain irrationalisme.

Nous vivons aujourd’hui la seconde globalisation sous égide américaine. L’Europe a un rôle important à jouer car les Etats-Unis ne peuvent plus faire n’importe quoi comme en Irak. Ce n’est pas rendre service aux Etats-Unis de célébrer les « valeurs américaines » comme si elles étaient spontanément des valeurs universelles. Le retour au multilatéralisme dépend de la volonté européenne, de l’esprit public européen qu’il appartient à la philosophie de faire se lever.

Qu’est-ce donc que l’Esprit européen ? C’est l’esprit de liberté qui toujours nie les idées reçues. Cet esprit de liberté dressé contre les conformismes dominants est évidemment universel. Il ne saurait être confiné au petit cap européen même s’il appartient à l’Europe de reconquérir une citoyenneté efficace vis-à-vis d’elle-même comme vis-à-vis du reste du monde, en forgeant ce que le général de Gaulle appelait « une Europe européenne ». Cet esprit européen renaissant doit combattre partout les régressions fondamentalistes. Un néo-conservateur américain, Robert Kagan, a comparé, en 2003, l’Europe à Venus et l’Amérique à Mars. Je suggérerais plutôt pour l’Europe la figure d’Apollon, le Dieu de la Lumière car c’est d’abord de lumières que notre monde a besoin.


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Mercredi 14 Novembre 2007 à 20:31 | Lu 9368 fois




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