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Le Conseil européen doit se saisir des réalités


Intervention de Jean-Pierre Chevènement au Sénat, dans le cadre du débat préparatoire au Conseil européen des 26 et 27 juin 2014, le 23 juin 2014.


Le Conseil européen des 26 et 27 juin va se voir soumettre, en vertu du traité dit TSCG et dans le cadre procédural du « semestre européen », une série de recommandations par pays, visant à guider les Etats membres dans leurs politiques budgétaires et de réformes dites « structurelles ». 

J’ai lu soigneusement ces recommandations pour la France mais aussi pour l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne. C’est un programme d’assainissement à perte de vue, engagé simultanément dans tous les pays européens : Il s’agit en effet de ramener le déficit budgétaire « structurel » - objectif de moyen terme, à 0,5 % du PIB mais aussi le niveau d’endettement à 60 % du PIB.

Dans ce cadre contraint, l’Allemagne ne peut absolument pas jouer son rôle de locomotive de la croissance européenne. Si, en effet, les recommandations qui lui sont faites mentionnent « l’amélioration des conditions propices à une hausse de la demande interne », la portée de cette recommandation est immédiatement circonscrite – je cite – « à la réduction des taux élevés d’imposition et de cotisation de Sécurité Sociale en particulier pour les bas salaires ». Cette suggestion est franchement dérisoire, quand on lit dans le paragraphe précédent que l’Allemagne doit préserver une position budgétaire saine de façon à ce que le taux d’endettement de l’Etat, actuellement de 85%, reste sur une trajectoire descendante durable » ! Ce n’est pas avec ce genre de recommandation qu’on fera repartir la croissance européenne !

Pour la France, c’est une mise à la diète généralisée : effort d’économies budgétaires accru, plafonnement des retraites, rationalisation des allocations familiales et des aides au logement et, curieusement, réforme territoriale, comme si celle-ci pouvait générer des économies propres à réduire le déficit du budget à 3 % du PIB en 2015. Objectif évidemment hors d’atteinte quand on sait que le déficit sera encore de 4,1 % en 2014 du fait d’un tassement de 14 milliards des rentrées fiscales par rapport aux prévisions.

Viennent ensuite parmi les recommandations la réduction du coût du travail, la mise en cause du crédit impôt-recherche, la déréglementation des professions, l’ouverture des services à la concurrence, la hausse des tarifs du gaz et de l’électricité, la réduction des niches fiscales et l’élimination des seuils, la suppression des subventions au diésel, la réforme du système d’allocation-chômage. J’en passe et des meilleures : ultime et cocasse recommandation : « faire en sorte que le gestionnaire unique des infrastructures des chemins de fers soit bel et bien indépendant par rapport à la SNCF ».

On croit rêver ! Sur quelle planète vivent donc les technocrates de la Commission européenne ? Celle-ci n’hésite même pas à outrepasser ses compétences en préconisant la réforme du système d’éducation, compétence nationale s’il en est. Bonjour la subsidiarité !

C’est la mise en tutelle généralisée de la démocratie républicaine ! La Commission préconise ainsi les fusions des collectivités et la suppression des doublons administratifs, éclairant d’un jour cru les motivations d’une réforme territoriale dont nous avions jusqu’ici quelque peine à percevoir la logique.

La Commission européenne, dans sa proposition au Conseil européen, va même jusqu’à critiquer les règles européennes en pointant, page 5 du document concernant la France, l’absence de ciblage de crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) sur les entreprises exportatrices seules en mesure d’aider la France à retrouver sa compétitivité. On sait que ce sont les institutions européennes elles-mêmes qui, au nom de la concurrence, imposent une règle de non-discrimination entre les entreprises, handicapant ainsi toute politique industrielle.

Ce qui frappe dans la lecture des considérants, c’est le resserrement du cadenassage de nos choix politiques.

Deux considérants remontant à 2000, un à 2012 – c’est le pacte pour la croissance et l’emploi comprenant le TSCG -, trois en 2013 et trois déjà pour les trois derniers mois de 2014 :

Le 5 mars 2014 intervenait la présentation par la Commission du bilan concernant la France ;
Le 7 mai, la présentation par la France de son programme national des réformes ;
Le 2 juin, le projet de recommandation de la Commission au Conseil du 26 et 27 juin 2014 concernant la France.

Vous entendez, mes chers collègues, ce « cliquetis de chaînes » que j’avais annoncé lors de la ratification du TSCG le 20 octobre 2012. Que restera-t-il après la réunion du Conseil des 26 et 27 juin de la liberté de vote du budget par le Parlement ? Et que reste-t-il déjà de la liberté de la France de s’organiser en tous domaines, y compris l’éducation ou l’administration des collectivités locales, comme bon lui semble ? Où est passé l’article 3 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui rappelle que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ? Et l’article 3 de notre Constitution qui rappelle que c’est au peuple qu’appartient la souveraineté. Chacun d’entre nous peut ressentir que notre République n’est plus vraiment libre de ses décisions.

Nous ressentons aussi le poids de la doxa économique qui sous-tend la logique de ces recommandations. Tandis que les Etats-Unis revoient à la baisse leurs prévisions de croissance de 2,8 % à 2 % pour 2014. « Dans la zone euro, la faiblesse des crédits bancaires et des taux d’inflation (0,5 % en rythme annuel, en mai) pose – je cite Mme Lagarde, directrice du FMI, dans une interview du 16 juin au Handelsblatt – de graves menaces pour la reprise européenne ». L’évolution de la situation en Ukraine et en Irak comporte des risques de récession accrus, à travers notamment les prix du gaz et du pétrole. L’euro a retrouvé un cours de 1,36 dollar, supérieur de près de 20 % à son cours de lancement. Bonjour la compétitivité !

Mme Yellen, présidente du Federal Reserve Board, promet quant à elle une politique monétaire accommodante. Mais que fait de son côté la BCE ? Mme Lagarde n’a pas hésité à déclarer : « Si l’inflation devait rester obstinément faible, alors nous espérerions certainement que la BCE prenne des mesures d’assouplissement quantitatif par le biais d’achat d’obligations souveraines ».

Nous attendons, Monsieur le Ministre, que le Conseil européen, détenteur de la légitimité démocratique, se saisisse pleinement de la gravité de la situation économique. Le Vice-Chancelier allemand, M. Sigmar Gabriel, s’est prononcé récemment pour « davantage de souplesse budgétaire à l’égard des pays qui paient le coût des réformes imposées. »

Il est temps d’engager une autre politique au niveau européen détenteur de la légitimité démocratique, en commençant par faire baisser la parité de l’euro et en allongeant d’un an ou deux les objectifs de retour aux critères du pacte de stabilité. Les sociaux-démocrates sont au pouvoir en Allemagne. Ils doivent aussi prendre leurs responsabilités pour mettre la monnaie au service de l’économie et desserrer le carcan des disciplines que l’ordo-libéralisme allemand veut imposer au reste de l’Europe, au mépris d’une situation sociale qui n’a jamais été aussi dégradée : 23 millions de chômeurs dans les pays de la seule zone euro ! Un peu d’inflation supplémentaire est parfaitement tolérable. La BCE doit cesser de combattre, tel Don Quichotte, les dangers imaginaires que ses statuts lui commandent de terrasser. C’est là chose faite depuis longtemps. Il est temps d’affronter les problèmes réels !


A cet égard, j’aimerais dire quelques mots de l’Ukraine dont la situation qui y prévaut amènera sans doute le Conseil à se saisir. M. Porochenko propose la paix mais il fait la guerre. A ce jour il n’a pas ouvert le processus de négociation auquel il s’était engagé. Or, il faut bien négocier avec ceux avec qui on se bat. Il est facile d’excommunier l’adversaire en lançant contre lui une opération dite « antiterroriste ». La Russie a facilité la tenue de l’élection présidentielle ukrainienne du 25 mai. Le Président de la République française et la Chancelière de la République fédérale d’Allemagne ont appelé, le 10 mai, je cite : « le lancement d’un processus de réforme constitutionnel aussitôt après les élections du 25 mai comportant un calendrier court, un processus de consultation inclusif impliquant toutes les parties prenantes concernées et les principaux domaines couverts par le processus, notamment la compétence des autorités régionales ».

La France a toujours déclaré ne pas vouloir placer l’Ukraine devant un choix impossible entre l’Europe et l’Ukraine. Or, un accord d’association doit être signé entre l’UE et l’Ukraine le 27 juin. La France n’a pas à distinguer entre les bons Ukrainiens et les mauvais, entre ceux qui seraient à l’Est ou à l’Ouest, entre les uniates de Lviv et les russophones de Donetsk Elle ne connaît que les Ukrainiens. Mais est-il concevable de signer un accord d’association avec un pays dont le Président persisterait à refuser d’ouvrir le dialogue avec les régions russophones de l’Est ? La semaine dernière l’opération dite « antiterroriste » s’est soldée par 200 morts. Le Commissaire bruxellois chargé du dossier aurait déclaré que les mesures prises par le Président Porochenko constituaient une « violence proportionnée » et par conséquent acceptable. Or, je constate qu’il y a eu déjà trois fois plus de morts du côté des militants russophones dits « séparatistes », qu’il n’y en avait eu du côté des militants de Maïdan. Le Président Porochenko a été élu pour faire la paix. Tant qu’une négociation n’aura pas été engagée il me paraîtrait normal de suspendre la conclusion de l’accord d’association, d’autant que 11 milliards d’euros ont déjà été promis à l’Ukraine par l’Union européenne. Selon le Commissaire Oettinger la Grèce ne serait à côté de l’Ukraine qu’une « bagatelle ». Mais l’accord d’association ne peut en aucune manière valoir promesse d’adhésion à l’Union européenne. Celle-ci ferait mieux de se préoccuper des problèmes qui se posent au Sud, en Méditerranée et en Afrique plutôt que de vouloir toujours reculer sa frontière orientale. Le Conseil européen doit reprendre le contrôle de la politique européenne de voisinage qui a été laissé dès le départ à des incapables négociant séparément avec la Russie et avec l’Ukraine. Une certaine russophobie est de mise dans certains cercles, comme si on voulait construire l’Europe contre la Russie, au nom de je ne sais quelle idéologie.

Mais la Russie fait partie de l’Europe ! En l’oubliant, l’Union européenne se mettrait définitivement à la remorque d’intérêts qui ne sont pas les siens. Non une nouvelle guerre froide n’est ni de l’intérêt de la France ni de l’intérêt bien compris de l’Europe et encore moins de l’Ukraine.


Rédigé par Jean Pierre Chevenement le Mardi 24 Juin 2014 à 10:17 | Lu 3489 fois



1.Posté par Fred Hsl le 24/06/2014 11:21
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Bonjour et comme souvent, chapeau bas pour le fond de l'analyse
Cette analyse parvient quelques jours après celle publiée par Charles-Henri Gallois et la rejoint en très grande partie.

Le titre cependant pose une question grave.
Votre article explique l'exact inverse du titre:
Votre article éclaire qu'en aucune façon, le Conseil Européen ne doit prendre en compte les réalités :

a/ doit dans le sens de supposition "je suppose que le CE a pris en compte les réalités" : ce n'est visiblement pas ce que vous pensez (et tant mieux)

b/ doit dans le sens de contrainte réelle: Mais personne ne contraint le Conseil à prendre en compte telle ou telle réalité. Comment expliquez-vous cela d'un point de vue de la structure juridique européenne ? Puis en suite du point de vue d'un rapport de force?

Les traités sont faits ainsi, il est donc cohérent et légitime que le Conseil Européen soit autiste aux réalités. Alors, comment se comportera-t'il si nous en venons un jour à l'état de famine, à votre avis?

c/ doit dans le sens de devoir moral "le CE devrait, s'il pense au bien commun,...".
J'ai l'impression que c'est plutôt ce sens-là que vous envisagez.
Navré, mais cela revient à souhaiter que la pluie ne mouille pas.

Voilà comment avec une analyse quasi parfaite, vous en arrivez à ne préconiser aucune solution politique. C'est dommage, car vos décisions récentes vous donnent en fait les coudées plus franches.

2.Posté par Jp JP le 24/06/2014 11:42
Devant un tel déluge de bêtise le FN et autres parlementaires extrêmistes européens se réjouissent déjà !

3.Posté par Michèle Rubin-Delanchy le 24/06/2014 16:25
La commission européenne "outre passe ses compétences " oui mais ne pensez-vous pas qu'elle le fait d'autant mieux que l'Etat français est faible ? qu'il n'y a aucune riposte du moins publique de nos édiles , je pense au Président de la République , quant aux propositions de la dite commission qui vont à l'encontre de toute notre histoire sociale et nous font reculer .les technocrates européens ont beau jeu sur leur papier de rayer d'un trait sans état d'âme tout ce qui fait que nous sommes français(le peuple souverain ! devient un fantôme!) , je précise que je n'adhère en rien aux idées du Front National ,mais je suis triste de voir nos élus baisser l'échine et avoir la posture de la défaite ? devant cette Europe intransigeante et soumise au grand capital .

4.Posté par Carl GOMES le 24/06/2014 20:28
Mme Rubin a raison! Seul le FN aurait l'audace de s'opposer à ce traité de réglementation des échanges dit TSCG, qui nous est imposé par qui, au juste? Car ce qui est visé est le secteur public, donc particulièrement la France, où il est important, avec son système de protection sociale, de santé et de retraite.

5.Posté par Diehlmann le 26/06/2014 16:33
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Bonjour: On fait quoi maintenant ,on reste dans le bourbier on se prend la porte dans la figure, ou on en sort .Faut choisir a 28 aucune chance que l'Europe change vers plus de social plus de croissance je n'y crois pas .
Je viens de lire de Wikileaks le compte rendu annexe du TISA . Un compte rendu qui devait jamais être lu par les citoyens .
Ca fait peur .

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