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"La police et la gendarmerie doivent se sentir soutenues"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement à Acteurs Publics, propos recueillis par Bruno Botella et Pierre Laberrondo, lundi 7 novembre 2016.


Acteurs Publics: Quand on lit votre dernier livre, Un défi de civilisation (Fayard), on se dit que finalement, la menace terroriste s’explique : elle vient de nos faiblesses…
Jean-Pierre Chevènement:
D’abord, il y a en effet la sidération de voir notre pays ainsi frappé par d’aussi graves actes terroristes. Puis il faut réfléchir. Les stratèges qui ont élaboré cette campagne d’attentats sont partis de l’idée que la France pouvait être d’autant plus une cible que ses responsables, ses élites, ont laissé se creuser au sein de la société française de profondes fractures. Je pense au chômage, qui touche près de 4 millions de personnes, surtout les jeunes et en particulier les jeunes qui vivent dans nos banlieues. Dans certains quartiers, le chômage peut dépasser les 40 %. Je pense aussi à une immigration mal intégrée. Même si la moitié de nos concitoyens de tradition musulmane est bien intégrée, l’autre moitié a de la peine à se reconnaître dans la France et dans les règles de la République.

Pour vous, ce n’est pas un hasard si la France est particulièrement ciblée ?
Ces commandos djihadistes ne surgissent pas du néant. Ils sont à l’intersection des problèmes de la société française, de sa désintégration, et d’autre part, d’un malaise très ancien entre l’Orient et l’Occident. Un malaise accru par des expéditions déstabilisatrices comme les deux guerres du Golfe ou les “printemps arabes”, salués au départ comme un triomphe de la démocratie. On a vu très vite qu’ils débouchaient sur l’instabilité car il ne suffit pas d’organiser des élections, s’il n’y a pas derrière un terreau culturel, un travail d’éducation préalable des citoyens. La France, faute de s’aimer assez elle-même, a laissé se créer une jeunesse hors sol qui se reconnaît plus dans les combattants palestiniens que dans les poilus de Verdun ou les héros de la Résistance. La France, au XXe siècle, a laissé tomber en lambeaux son “récit national”.

Pour vous, la mondialisation a clairement une responsabilité…
Ce qui pose problème à la France, ce n’est pas tant l’islam que la mondialisation, qui la laisse en panne de projet, et bien sûr, la manière dont l’islam, qui est un peu le conservatoire des traditions, réagit face à cette globalisation. On observe plusieurs attitudes. Il y a la fermeture : c’est l’islamisation des mœurs. Le refus : c’est l’islamisme politique. Et enfin le rejet : le terrorisme djihadiste, dont il faut aussi analyser les étapes. Il y a d’abord eu l’Afghanistan avec le djihad afghan. Après la guerre du Golfe, on a vu émerger le djihad planétaire d’Al Qaida. Et depuis la destruction de l’Irak entre 2003 et 2010, c’est Daech et son djihadisme territorialisé qui a prospéré et nous prend aujourd’hui pour cible.

“Nous Français, nous sentons plus proches des Algériens que nous connaissons que des Lituaniens !”
Mais pourquoi la France ?

La France est un pays qui a un passé colonial, mais c’est aussi le pays de la laïcité. Il y a donc un ressac historique. Cette mondialisation que j’évoquais n’a pas touché que le monde musulman. L’Europe n’est plus ce qu’elle était à ses débuts. La France n’est plus le pays central, c’est l’Allemagne qui l’est devenue. Et dans le même temps, l’Europe n’est pas devenue une entité stratégique. Elle s’en est remise dès le départ aux États-Unis pour sa défense. Ce n’est d’ailleurs pas d’Europe qu’il faudrait parler, mais d’une “Euramérique”. La perspective à long terme, qui devrait structurer notre politique étrangère, serait une “Europe européenne” telle qu’évoquée par le général de Gaulle, de l’Atlantique à la Russie. Cette “Europe européenne”, entre les États-Unis et la Chine qui domineront le XXIe siècle, garderait son mot à dire. Je montre dans mon livre qu’il y a des réserves pour la résilience de la France : le patriotisme républicain, une laïcité bien comprise et ce que j’appelle l’universalisme du réel. J’insiste aussi sur la restauration de l’autorité de l’État, les valeurs de la transmission à l’école et la France remise en récit. La France, qui est un pays ouvert sur le monde, doit faire un effort sur ce qui l’unit, sur ce qu’elle a en commun : c’est ce qu’on appelle la République. Il est possible de relever ce défi à condition que notre pays reprenne conscience de lui-même et de ce qu’il signifie. Ses citoyens ne doivent pas être abandonnés aux dérives de l’hyperindividualisme libéral.

Ce discours qui aurait pu sembler ringard il y a quelques années semble plus audible aujourd’hui et est même repris, notamment à droite de l’échiquier politique. Comment l’expliquez-vous ?
La gauche s’est laissée emporter dès 1983 par le cycle libéral-libertaire : “il est interdit d’interdire”, “jouir sans entrave” et autres mots d’ordre soixante-huitards qui ont révélé au fil des décennies leur vacuité et leur dangerosité. En même temps, triomphait le néolibéralisme, la croyance aux marchés, l’obsolescence de l’État et le choix d’une Europe qui se substituerait aux nations. Cette dernière croyance s’est révélée particulièrement mortifère car l’Europe n’est qu’une famille de nations. Ses frontières sont floues et il n’existe pas de sentiment d’appartenance assez fort comme dans la nation pour fonder le fonctionnement d’une société démocratique. Nous Français, nous sentons plus proches des Algériens que nous connaissons que des Lituaniens !

Qui doit porter ce récit national que vous appelez de vos vœux ?
Je donne des éclairages dans mon livre sur les points douloureux de notre histoire au XXe siècle. Il faut expliquer l’effondrement de 1940. Autre sujet : la colonisation. Je montre que le parti colonial a toujours été minoritaire. Fondamentalement, l’empire [colonial, ndlr] français a eu une motivation éminemment politique et non économique. Il s’agissait essentiellement de compenser les déboires subis sur le continent à Waterloo et Sedan. Il faut remettre en perspective notre histoire et faire de la France une nation d’avenir.

Certains regrettent aujourd’hui ce creuset de la nation que constituait le service militaire obligatoire. Êtes-vous de ceux-là ?
Oui, même si je ne suis pas favorable au retour du service militaire tel que nous l’avons connu. J’ai estimé à 8 milliards d’euros le rétablissement d’un service national court de quatre mois, universel et obligatoire, qui comporterait des formules de “volontariat service long” et permettrait la constitution d’une garde nationale en appoint de la gendarmerie pour la protection du territoire national. Mais attention, cela ne doit pas avoir un effet d’éviction sur la dissuasion et sur les capacités de notre armée professionnelle, dont nous avons besoin. Donc cela passe par un effort de défense au moins égal à 2 points du PIB.

“On ne forme pas des soldats professionnels, aguerris, pour monter une garde statique devant des mosquées ou des synagogues.”
Quel type de service militaire souhaiteriez-vous alors voir renaître ?
Un service militaire adapté, qui ressemble aux unités du service militaire adapté outre-mer. Ce que je propose est un service court : quatre mois obligatoires avec trois appels dans l’année. Pas besoin de réinvestir dans des casernes en dur, des camps de toile peuvent suffire. Ce qui est important, c’est de restaurer l’esprit de défense et la cohésion nationale dans notre pays.

La création de la “garde nationale”, voulue par le président de la République, est-elle une bonne chose ?
La grande différence avec la formule que je propose est que celle-là est fondée sur le volontariat. Je propose un service obligatoire avec aussi des formules de service long – six mois ou un an –, qui alimenterait des réserves et une garde nationale, qui délivrerait l’armée proprement dite des tâches de protection statiques.

L’opération Sentinelle est-elle inutile ?
C’est un palliatif. On ne forme pas des soldats professionnels, aguerris, pour monter une garde statique devant des mosquées ou des synagogues.

Sentinelle n’a-t-elle pas pour effet de renforcer la confusion entre les missions de l’armée et les celles des forces de sécurité ?
Je ne parlerais pas de confusion, car s’il est vrai qu’il y a une certaine continuité entre la défense et la sécurité, je ne réduis pas la sécurité à la défense et inversement. Ce sont des domaines spécifiques. La police et la gendarmerie, appuyées par une garde nationale, pourraient faire ce travail beaucoup mieux que l’armée professionnelle. En plus, le service national tel que je le propose serait un instrument de cohésion pour tous ces jeunes qui ne se rencontrent pas, sauf à l’école.

Que pensez-vous de l’idée de créer une sorte de pacte entre les citoyens et les forces de sécurité ? L’idée, au fond, que la sécurité est à coconstruire et qu’elle est l’affaire de tous.
Je n’ai cessé d’aller dans ce sens en créant la police de proximité comme ministre de l’Intérieur ou lorsque j’étais ministre de l’Éducation nationale, en réintroduisant en 1985 l’instruction civique à l’école, supprimée par 1968. Comme ministre de la Défense, j’ai aussi fait en sorte que le service national puisse être adapté. Je n’étais pas partisan de sa suspension, instaurée par le Président Chirac. On pouvait le conserver et l’adapter afin de donner à nos armées des amortisseurs, qui lui seraient bien utiles aujourd’hui.

Vous revenez sans cesse sur le rôle de l’école…
Bien sûr, c’est la formation des maîtres qui fait défaut pour ce qui est de l’éducation civique, du récit national et de la cohésion de l’ensemble. Bien entendu, nous sommes différents, mais la différence ne doit pas occulter l’unité de la nation.

La communauté éducative, comme on la désigne, est-elle prête à aller dans le sens que vous souhaitez ?
C’est un problème difficile car l’esprit des anciennes écoles normales, qui formaient jadis les instituteurs, s’est perdu. L’idée de l’école comme institution de la République s’est évaporée et n’a plus été portée dans le cadre universitaire par les IUFM. Je n’attaque pas du tout l’université, mais il y a une formation qui doit être donnée en dehors des universités, plus largement une formation historique, civique, sociale. Le rôle et la spécificité de l’école républicaine doivent être bien compris par les enseignants eux-mêmes.

Comment expliquez-vous cette dérive ?
Le courant qui prônait une pédagogie dite constructiviste l’a emporté. C’est à l’élève qu’il appartiendrait de construire son savoir – slogan très démobilisateur. On a mis l’élève au centre de l’école. C’est le principe de base de la loi d’orientation scolaire de 1989. À partir de là, les enseignants pouvaient regarder l’élève en train d’acquérir le savoir. En général, il ne l’acquérait pas… Cette pédagogie conduisait à accumuler les retards scolaires : des élèves qui n’avaient pas en CP le bagage lexical et syntaxique moyen ne rattrapaient pas leur retard, jusqu’au moment où, admis automatiquement au collège en 6e, l’échec scolaire leur était promis. Je considère que la révolution “pédagogiste” a abouti à cette catastrophe que nous décrivent les enquêtes Pisa [qui établissent tous les trois ans un classement des systèmes éducatifs dans le monde en évaluant le niveau des élèves, ndlr].

Reliez-vous l’échec scolaire à la situation sécuritaire ?
Je fais confiance à “l’effet-maître”. Le maître motive son élève. Il l’incite à apprendre, il l’astreint à mémoriser… Il faut revenir aux apprentissages de base à l’école élémentaire. Il faut revenir aux grands textes, à l’histoire avec des repères chronologiques, qu’on s’élève du local au national, du national à une vision mondiale, de manière à comprendre les grands courants de l’Histoire et ce qui fait la spécificité de la France. En France, l’école a pour but de former les citoyens.

Ce discours sur l’école, sur le retour aux fondamentaux, on l’a pas mal entendu chez les candidats à la primaire de la droite…
Je n’ai pas retrouvé cela dans le livre d’Alain Juppé consacré à l’école. J’y ai lu des idées chères à François Dubet [sociologue spécialiste de l’éducation, ndlr] et toutes ces théories qui ont vertébré toutes les réformes de l’éducation ces dernières années : autonomie des établissements, etc. Je note aussi que la droite dit des choses quand elle est dans l’opposition, puis quand elle gouverne, ne fait rien, par peur des syndicats, des parents d’élèves, et aussi parce qu’elle a des ressources pour ses enfants. Je pense aux cours particuliers et à l’école privée, qui s’est beaucoup développée…

Comment interprétez-vous la crise que connaît la police nationale aujourd’hui ? Simple coup de fatigue ou malaise plus profond ?
Ce n’est pas un coup de fatigue, cela vient de beaucoup plus loin. Il y a l’accumulation des tâches : la lutte contre le terrorisme bien sûr, qui demande beaucoup de moyens. Regardez aussi l’opération de Calais [démantèlement de la “jungle” en octobre, ndlr], qui a mobilisé énormément de moyens humains. Mais aussi Notre-Dame-des-Landes. Quand l’incivisme triomphe jusqu’au sein même du gouvernement pour contester les résultats d’un référendum auquel le président de la République avait appelé alors que tous les conseils élus s’étaient prononcés pour cet aéroport… L’État n’est plus respecté ! Nous avons une contestation importante sur place. La tâche est rude pour les forces de l’ordre. Regardez aussi les manifestations parfois violentes de ces derniers mois contre la loi El Khomri. Et puis l’agression sauvage de Viry-Châtillon ou le guet-apens contre des policiers au Val-Fourré, à Mantes-la-Jolie, ou les jets de cocktails Molotov à Bastia contre la police. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, c’est inacceptable ! Bernard Cazeneuve, d’ailleurs, l’a dit avec force et je le soutiens, car c’est un bon ministre de l’Intérieur. Il y a aussi un élément que je tiens à souligner : la précédente majorité a commis une lourde erreur en abandonnant la police de proximité et en cassant le lien entre la police et la population.

Comment retisser ce lien ?
La police et la gendarmerie doivent se sentir soutenues. On a en tête le double assassinat de policiers à Magnanville et l’émotion que cela a suscité, les CRS applaudis après les attentats de janvier 2015. Les forces de sécurité ont aussi besoin de se sentir soutenues par la justice. Une violence exercée à l’encontre d’un policer ou d’un gendarme doit être réprimée plus durement car le policier ou le gendarme incarne la force publique.

Selon vous, il existe toujours un fond de défiance vis-à-vis des forces de sécurité, conséquence d’un certain état d’esprit…
Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est le cycle des idées libérales-libertaires qui s’achève. Un certain nombre de gens ne s’en sont pas encore rendu compte. Mais c’est une période qui est derrière nous, car elle ne répond pas aux exigences qui découlent des épreuves qui sont devant nous. C’est une erreur que de croire que les attentats vont s’arrêter. On peut reprendre Mossoul et Raqqa, mais le fond reste là. La violence et la haine sont toujours là. Il faut revenir à un corpus d’idées non pas réactionnaires, mais républicaines. C’est-à-dire le patriotisme, le civisme, le sentiment de la solidarité, la justice sociale. Des valeurs qui aujourd’hui se portent mal car elles sont le contraire de la société néolibérale avancée. Il y a des montres qu’il faut remettre à l’heure.

Source : Acteurs Publics


le Lundi 7 Novembre 2016 à 15:10 | Lu 3248 fois


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