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La crise ukrainienne, une épreuve fondatrice


Tribune de Jean-Pierre Chevènement paru dans Le Monde Diplomatique, écrite le 11 mai 2015.


La crise ukrainienne, une épreuve fondatrice
La dissolution de l’Union Soviétique, décidée par Boris Ieltsine, Président de la Russie, et ses collègues ukrainien et biélorusse, s’est déroulée pacifiquement parce que son président, Mikhaïl Gorbatchev, n’a pas voulu s’y opposer. Mais elle était grosse de conflits potentiels : dans cet espace multinational, vingt-cinq millions de Russes étaient laissés en dehors des frontières de la Russie (144 millions d’habitants contre 300 à l’ex-URSS), celle-ci rassemblant au surplus des entités très diverses. Par ailleurs, le tracé capricieux des frontières allait multiplier les tensions entre Etats successeurs et minorités (Haut-Karabagh, Transnistrie – Ossétie du Sud – Abkhazie – Adjarie, etc.). Beaucoup de ces Etats multiethniques n’avaient jamais existé auparavant. C’était notamment le cas de l’Ukraine qui n’avait été indépendante que trois ans dans son Histoire, de 1917 à 1920, à la faveur de l’effondrement des armées tsaristes.

L’Ukraine, un Etat fragile

L’Ukraine, telle qu’elle est née le 25 décembre 1991 est un Etat composite. Les régions occidentales ont fait partie de la Pologne entre les deux guerres mondiales). Les régions orientales sont peuplées de russophones orthodoxes. Les côtes de la Mer Noire étaient jadis ottomanes. La Crimée n’a jamais été ukrainienne avant 1954 et une décision de rattachement imposée sans consultation par Nikita Khrouchtchev. Coexistent en Ukraine de nombreuses minorités. La tradition de l’Etat est récente : moins d’un quart de siècle. Les privatisations des années 1990 ont fait surgir une classe d’oligarques qui dominent l’Etat plus que l’Etat ne les domine. La situation économique est très dégradée, l’endettement considérable. La question qui se pose à ses nouveaux dirigeants semble être de savoir si l’Etat ukrainien peut se créer pacifiquement ou seulement à travers un affrontement avec la Russie. L’avenir de l’Ukraine (adhésion à l’OTAN ou neutralité) est ainsi inséparable de la reconfiguration des rapports de forces à l’échelle européenne et mondiale. En 1998, Zbignew Brezinski écrivait déjà que le seul moyen d’empêcher la Russie de redevenir une grande puissance était de soustraire l’Ukraine à son influence.

Une crise prévisible et évitable

Le rappel des faits est essentiel pour qui veut comprendre. La crise ukrainienne actuelle était prévisible depuis la « révolution orange » (2005) et la première tentative de la faire adhérer à l’OTAN (2008). Cette crise était évitable pour peu que l’Union européenne, au moment du lancement du « partenariat oriental » (2009) eût cadré la négociation d’un accord d’association avec l’Ukraine de façon à le rendre compatible avec l’objectif du partenariat stratégique UE-Russie de 2003 : créer un espace de libre circulation « de Lisbonne à Vladivostok ». Il eût fallu, bien entendu, tenir compte de l’étroite intrication des économies ukrainienne et russe. L’UE eût ainsi évité de se laisser instrumenter par les tenants d’une extension de l’OTAN toujours plus à l’Est. Au lieu de quoi, Bruxelles a mis l’Ukraine devant le dilemme impossible d’avoir à choisir entre l’Europe et la Russie. Le Président ukrainien, M. Yanoukovitch, a hésité : l’offre russe était, financièrement, nettement plus substantielle que l’offre européenne. Le Président Yanoukovitch a demandé le report de la signature de l’accord d’association qui devait être conclu à Vilnius le 26 novembre 2013. J’ignore si le Commissaire européen compétent, M. Fülle, a pris ses directives auprès de M. Barroso, alors Président de la Commission européenne, et si le Conseil européen a jamais délibéré d’une question qui portait en germe la plus grave crise géopolitique en Europe depuis la « crise des euromissiles » (1982-87). Le Président Poutine a déclaré s’être vu refuser par les autorités européennes (MM. Barroso et Van Rompuy) et à Bruxelles même, en janvier 2014, toute possibilité de discuter du contenu de l’accord d’association avec Kiev, au prétexte de la souveraineté de l’Ukraine.


Le report de la signature de l’accord par le Président Yanoukovitch a été le signal des manifestations dites « pro-européennes » de Maïdan qui allaient aboutir, le 22 février 2014, à son éviction. Que l’Union européenne fasse rêver une partie notable de l’opinion ukrainienne est compréhensible. On doit cependant se poser la question de savoir si la Commission européenne était mandatée pour promouvoir les normes et les standards européens à l’extérieur de l’Union européenne, sous quelles formes (manifestations) et jusqu’où (déstabilisation). Les manifestations de Maïdan ont été encouragées sur place par les multiples visites de responsables européens mais surtout américains, souvent éminents (MM. Joe Biden et Westerwelle, Mme Victoria Nuland, etc.), tandis qu’ONG et médias initiaient une véritable « guerre de l’information ». Un tel soutien explicite à des manifestations dont le service d’ordre était assuré pour l’essentiel par des organisations d’extrême-droite – Pravi Sektor et Svoboda – ne prêtait-il pas à confusion entre ce qui était du ressort de l’Union européenne, et les initiatives de l’OTAN quand ce n’était pas celles de Washington et de ses services ? L’ « exportation de la démocratie » peut revêtir des formes diverses. La non-application de l’accord du 21 février 2014 qui prévoyait une élection présidentielle à la fin de l’année et l’éviction inconstitutionnelle, dès le lendemain, d’un Président qui avait sans doute beaucoup de défauts mais qui était, quand même, un Président élu, peut passer pour une « révolution » ou pour un coup d’Etat, selon le point de vue auquel on se place. C’est cette dernière interprétation qui a prévalu au sommet de l’Etat russe. Bien que la Crimée ait été russe avant 1954, il n’est guère contestable que la décision d’organiser son rattachement à la Russie, même couverte par un référendum, a été une réaction disproportionnée. Elle est, en effet, contraire au principe constamment affirmé par la Russie du respect de l’intégrité territoriale des Etats, notamment quand ce principe fut bafoué par le détachement du Kosovo de la Yougoslavie. Vladimir Poutine, en Crimée, a fait passer le souci des intérêts stratégiques de la Russie en Mer Noire avant tout autre considération, redoutant sans doute que le nouveau gouvernement ukrainien ne respecte pas l’accord donnant Sebastopol en bail à la Russie … jusqu’en 2042 ! Une autre solution eût sans doute été possible, le caractère russe de la majorité de la population n’étant guère contestable.

S’agissant de la conciliation de deux principes antagonistes, puis-je rappeler cette citation de François Mitterrand : « L’intangibilité des frontières consacrée par la Conférence d’Helsinki assurait à la République démocratique [allemande] un statut semblable à celui des autres pays souverains d’Europe. Les deux blocs s’en étaient portés garants … Mais ils avaient aussi proclamé, toujours à Helsinki, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Comment sortir de cette contradiction ? On avait laissé l’évènement, maître du temps, en décider … » [1]

Cette crise a donc été un dérapage accidentel. L’annexion de la Crimée n’était pas programmée : V. Poutine clôturait, fin février, les Jeux Olympiques de Sotchi qui se voulait une vitrine de la réussite russe. Il a surréagi à un événement que l’Union européenne n’avait pas non plus programmé, même si elle l’a encouragé par imprudence. Il est clair qu’elle a été débordée par des initiatives venues d’ailleurs, même si elles trouvaient en son sein des relais importants.

La question posée aujourd’hui est de savoir si les Européens vont pouvoir reprendre le contrôle de la situation.

L’exploitation de la crise

V. Poutine n’avait sans doute pas prévu que les Etats-Unis allaient se saisir de l’annexion de la Crimée pour édicter des sanctions d’abord limitées (juillet 2014), puis beaucoup plus sévères (septembre).

Début mai 2014, V. Poutine se déclarait prêt à circonscrire le conflit. Il encourageait les régions russophones à trouver une solution à leurs problèmes à l’intérieur de l’Ukraine. Le 10 mai, François Hollande et Angela Merkel évoquaient, à Berlin, une décentralisation de l’Ukraine à inscrire dans sa Constitution. Le 25 mai, le Président Porochenko était élu et immédiatement reconnu par Moscou. Le « format de Normandie » (Ukraine – Russie – Allemagne – France) était ébauché le 6 juin. La crise paraissait pouvoir être résorbée pacifiquement.

Mais tout dérape à l’été : les autorités de Kiev lancent vers les « Républiques autoproclamées » une « opération antiterroriste » qui dresse contre elles la population. L’affaire tourne court du fait du délitement de l’armée ukrainienne, malgré le soutien de « bataillons de volontaires » pro-Maïdan. Signés le 5 septembre, les accords de Minsk I proclament un cessez-le-feu. Six jours plus tard, le 11 septembre, des sanctions sévères commencent à être mises en œuvre par les Etats-Unis et par l’Union européenne, officiellement pour garantir l’application du cessez-le-feu. Par le canal des banques, tétanisées par les sanctions américaines, le commerce euro-russe va se trouver progressivement freiné sinon paralysé. La Russie décrète des contre-sanctions dans le domaine alimentaire et se tourne vers les « émergents », particulièrement vers la Chine, pour diversifier son commerce extérieur et ses coopérations industrielles au détriment de l’Europe occidentale.

Dans le même temps, les cours du brut s’effondrent. Le rouble dévisse de 40 à 100 roubles pour un dollar à la fin de 2014. Faute de suivi, les accords de cessez-le-feu s’enlisent. Kiev entreprend une deuxième offensive militaire qui finit par échouer comme la première. Grâce à l’initiative des chefs d’Etat réunis par François Hollande dans le format de Normandie et à l’implication de l’OSCE, de nouveaux accords dits « Minsk II » sont signés le 19 février 2015.


Le piège se referme : les sanctions occidentales sont faites, en principe, pour être levées. Or, si le volet militaire des accords de Minsk II s’applique à peu près, le volet politique reste en panne. Celui-ci obéit à une séquence bien définie : vote d’une loi électorale par la « Rada » de Kiev, élections locales dans le Donbass, réforme constitutionnelle, loi de décentralisation, nouvelles élections, et enfin récupération par Kiev du contrôle de sa frontière avec la Russie. Mais le 17 mars dernier, la Rada a adopté un texte qui bouleverse cette séquence, en faisant du « retrait des groupes armés » un préalable. Le blocage du volet politique des accords de Minsk par le gouvernement de Kiev oriente en réalité le conflit ukrainien vers un « conflit gelé ». La levée des sanctions est ainsi prise en otage dans un véritable cercle vicieux : en principe, elles ne peuvent être reconduites qu’à l’unanimité. En réalité, c’est la « loi du consensus » qui risque de s’appliquer : déjà Madame Merkel vient d’annoncer (28 avril 2015) que les sanctions européennes seraient probablement reconduites à la fin de juin.


Un enjeu géopolitique majeur

Nous sommes en présence d’une guerre qui ne dit pas son nom. Le débat feutré entre ceux qui souhaitent, généralement à voix basse, le maintien du partenariat euro-russe tel qu’il avait été conçu au début des années 2000 et les partisans d’une politique d’endiguement voire de refoulement de la Russie, c’est-à-dire en fait d’une nouvelle guerre froide, reflète un heurt de volontés entre Washington et Moscou : une guerre par procuration se déroule sur le terrain. Elle oppose d’une part l’armée ukrainienne et les « bataillons de volontaires » soutenus par les Etats-Unis et leurs alliés et d’autre part les milices dites « séparatistes », qui trouvent leur appui d’abord dans la population de l’Est russophone et, bien sûr, aussi dans une aide russe parée aux couleurs de l’aide humanitaire. La poursuite de ce conflit peut conduire à faire de l’Ukraine un brandon de discorde durable entre l’Union européenne et la Russie. A travers une véritable croisade idéologique largement relayée, Washington vise à la fois à isoler la Russie et à resserrer son contrôle sur le reste de l’Europe.


Les hérauts d’une nouvelle guerre froide nous décrivent la Russie comme une dictature fondamentalement hostile aux valeurs universelles et qui aspirerait à reconstituer l’URSS. Pour ceux qui connaissent la Russie d’aujourd’hui, cette description est outrée, voire caricaturale. La popularité de Poutine en Russie tient à la fois au redressement économique qu’il a su opérer dans un pays qui avait perdu la moitié de son PIB dans les années 1990, et au coup d’arrêt qu’il a su donner à la désagrégation de l’Etat russe. Son projet n’est pas impérial mais national. C’est un projet de modernisation de la Russie étant donné bien évidemment que celle-ci, comme tout Etat, a des intérêts normaux de sécurité. On peut évidemment chercher à ranimer de vieilles peurs : il en est qui prennent le Pirée pour un homme [2] et Poutine pour un pays. La Russie est en fait en pleine transformation. Sa société est marquée par la montée de couches moyennes nombreuses qui contestaient souvent le retour de V. Poutine au pouvoir en 2012 mais lui semblent aujourd’hui ralliées. Même Gorbatchev (discours de Berlin du 9/11/2014) considère que l’Occident, depuis 1991, a traité injustement la Russie comme un pays vaincu, alors que le peuple russe est un grand peuple évidemment européen. Est gommé le fait qu’il a payé le tribut le plus lourd dans la guerre contre l’Allemagne nazie. Nous assistons ainsi à une véritable réécriture de l’Histoire, comme si l’anticommunisme devait éternellement survivre au communisme.

Les bases matérielles de la guerre froide – l’opposition de deux systèmes économiques et idéologiques antagonistes – n’existent plus. Le capitalisme russe a certes ses spécificités, mais c’est un capitalisme parmi d’autres. Les valeurs conservatrices affirmées par V. Poutine visent surtout, dans son esprit, à cicatriser les plaies ouvertes pendant la parenthèse de soixante-dix ans qu’a été le bolchevisme dans l’Histoire russe.

Le véritable enjeu de la crise ukrainienne actuelle est la capacité de l’Europe à s’affirmer comme un acteur indépendant dans un monde multipolaire, ou au contraire, sa résignation à une position de subordination durable vis-à-vis des Etats-Unis. La russophobie médiatique relève d’un « formatage » de l’opinion comparable à celui qui avait accompagné la guerre du Golfe en 1990-91. Cette « mise en condition » de l’opinion repose sur l’ignorance et l’inculture, s’agissant des réalités russes contemporaines, quand ce n’est pas sur une construction idéologique manichéenne et manipulatrice.

La Russie manifeste en effet une capacité de résilience certaine. Ainsi, le rouble est-il revenu à un cours relativement normal (53 roubles pour 1 dollar).

Il appartient à la France d’incarner, dans le format de Normandie dont elle a pris l’initiative, l’intérêt supérieur de l’Europe. Il est difficile d’accepter que notre politique extérieure soit prise en otage par des courants extrémistes ou révisionnistes. Pour ma part, je ne mets pas un signe d’égalité entre le communisme et le nazisme, comme le font les « lois mémorielles » votées par la Rada de Kiev, le 9 avril dernier. Dans la crise ukrainienne, l’Allemagne conservatrice de Mme Merkel me paraît beaucoup trop alignée sur les Etats-Unis. Elle peut être tentée d’abandonner provisoirement son « Ostpolitik » traditionnelle vers la Russie pour une percée vers l’Ukraine. Le nombre des implantations industrielles allemandes en Ukraine atteignait 1800 en 2010, contre 50 pour la France. L’Ukraine prolonge naturellement le bassin de main d’œuvre à bas coût de la « Mitteleuropa », avantage comparatif pour l’industrie allemande que l’augmentation des salaires dans les PECO’s tend aujourd’hui à éroder. L’Allemagne doit convaincre les Européens qu’elle n’est pas le simple relais de la politique américaine en Europe, comme pourrait le faire penser l’instrumentalisation du B.N.D. [3] par le NSA. Le « format de Normandie » doit être le moyen de faire appliquer Minsk II, bref de lever l’opposition de l’Ukraine à l’application du volet politique de l’accord. Il y a des leviers pour cela. Le format de Normandie doit être un moyen de faire bouger l’Europe à 28. Il serait paradoxal qu’il serve à paralyser la France et à tuer ainsi dans l’œuf l’idée d’une « Europe européenne ».

Il est temps qu’une telle Europe se manifeste : elle pourrait d’abord essayer de convaincre les Etats-Unis que leur véritable intérêt n’est pas de bouter la Russie hors de « l’Occident » mais de redéfinir avec elle des règles du jeu mutuellement acceptables et propres à restaurer une confiance raisonnable.

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[1]  François Mitterrand, De l’Allemagne, de la France, page 34, Editions Odile Jacob, Paris, 1996.
[2] Que le lecteur veuille bien excuser cette référence à La Fontaine. Ses fables décrivent encore notre univers …
[3] Bundesnachrichtendienst : service de renseignements allemand.


le Mardi 7 Juillet 2015 à 12:59 | Lu 3166 fois


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