Pour que l’Europe puisse exister entre les deux « hegemons » que seront, au XXIème siècle, les Etats-Unis et la Chine, il faut qu’elle puisse disposer d’une capacité de décision autonome. J’éviterai de me placer du point de vue des textes européens : chacun sait ce que les règles de fonctionnement de l’Union européenne ont de profondément incapacitant. Je me placerai donc du point de vue des réalités, reprenant la description de Wolfgang Streeck d’un « Empire européen hiérarchisé » où la souveraineté varie en proportion de l’intégration à un noyau dur de pays dits « du centre », noyau au sein duquel figure évidemment l’Allemagne, en raison de sa géographie centrale, de son poids démographique et industriel, et de son excédent commercial structurel de 250 milliards d’euros par an. Notre déficit commercial avec l'Allemagne ne cesse de se creuser depuis 20 ans. Selon les chiffres diffusés par le ministère de l’Économie et des Finances et les Douanes françaises, il s’est aggravé entre 2001 et 2019, de 8,3 à 15 milliards d’euros, soit une augmentation de 80%. En toute logique, le déficit vu de France devrait être le même que l’excédent vu d’Allemagne. Or c’est là qu’un imbroglio statistique apparaît. Si l’on retient les données délivrées par des institutions internationales (l’International Trade Center (ITC), agence conjointe de l’ONU et de l’OMC, reprises par l’OCDE), ou en s’appuyant sur celles de Destatis, équivalent outre-Rhin de l’Insee, le déficit commercial de la France vis-à-vis de l'Allemagne a crû de près de 115% sur la même période, passant cette fois-ci de 19 à … 40,8 milliards d’euros. 15 milliards de déficit contre 40,8 milliards, un grand écart à plus 25 milliards d’euros ! Une incohérence qui ne se retrouve pas lorsque l'on compare les chiffres communiqués par d'autres États avec ceux de Destatis.
Dans le détail, la France affiche un déficit avec l’Allemagne dans presque toutes les catégories de produits, à l’exception des parfums et des boissons qui affichent un excédent d’un peu plus d’1 milliard d’euros en faveur de la France. Dans le secteur aéronautique, souvent présenté comme l’un de nos derniers atouts industriels, la France accuse en 2019 un déficit de plus de 6 milliards d’euros avec l’Allemagne. Il grimpe à plus de 8 milliards pour l’automobile. La France et l’Allemagne ne parlent plus le même langage économique. Alors qu’elle souhaite un leadership franco-allemand en Europe, la France s’aveugle sur le déséquilibre économique qui s’est creusé avec notre grand voisin.
Si l’on peut décrire l’Europe à 27 comme un Empire que domine un centre – l’Allemagne –, cet Empire est néanmoins incomplet : la dimension militaire lui manque, et plus largement la capacité géostratégique : on le voit dans les relations avec la Turquie, l’Iran ou avec l’engagement de la seule France en Afrique sahélienne, et bien sûr dans la relation avec les Etats-Unis.
Cela tient au fait que l’Allemagne au cœur de l’Europe reste dépendante de la protection américaine. L’opinion allemande est fondamentalement pacifiste. L’Allemagne, au fond, n’aspire qu’à être une grande Suisse au cœur de l’Europe. Faut-il le déplorer ?
La France dispose à l’inverse d’une dissuasion nucléaire et d’une capacité de projection militaire extérieure. Surtout ses institutions lui donnent une grande liberté de mouvement. Mais la France est trop faible économiquement pour soutenir seule un engagement extérieur d’importance sur la longue durée. Depuis la crise de l’euro en 2010, l’Allemagne a imposé au reste de la zone euro un régime d’austérité et une quasi-stagnation économique, s’exposant ainsi à un risque majeur, car elle réalise 40% de ses exportations sur la zone euro. Pour préserver celle-ci, elle a dû accepter depuis 2015 la politique de création monétaire décidée par M. Draghi, président de la BCE. Et face à la crise du COVD en 2020, l’Allemagne a dû faire d’autres concessions importantes : la reconduction en 2020 par la BCE de Mme Lagarde de la politique de création monétaire, une relance budgétaire massive qui rompt avec la politique du « schwarze Null » dite encore « règle d’or » (prohibition du déficit budgétaire) et enfin la mutualisation d’une « relance européenne » en elle-même assez faible (que sont 380 milliards d’euros sur trois ans par rapport à un PIB annuel de la zone euro de plus de 10 000 milliards d’euros !). L’ensemble de ces concessions représente cependant un tournant de la politique allemande vis-à-vis de l’Europe, s’il s’inscrit du moins dans la durée.
Sur le plan monétaire, l’euro ne peut aujourd’hui remplacer le dollar faute de volonté politique. Il en résulte pour l’Europe une dépendance économique de fait par rapport aux Etats-Unis : soumission à l’extraterritorialité du droit américain et aux sanctions et embargos décrétés par les Etats-Unis sur la Russie et l’Iran par exemple.
L’Europe ne pourrait s’autonomiser par rapport aux Etats-Unis que par un rapprochement avec la Russie (architecture européenne de sécurité), une défense de l’Europe impliquant une étroite coopération franco-allemande en matière d’armements conventionnels et franco-italienne en matière navale, et une autonomisation de l’euro dans le système monétaire international. C’est cette volonté politique qui reste à bâtir.
L’émergence d’une « Europe européenne » ne peut se faire que de manière pragmatique par des rapprochements d’Etat à Etat. L’idée de « souveraineté européenne » peut recouvrir la résignation, sous couleur d’intégration, à une hégémonie économique allemande n’ouvrant sur aucune perspective d’indépendance politique dans laquelle la France pourrait trouver son compte. Le modèle du rapprochement d’Etat à Etat souhaitable a été la conjonction de la France, de l’Allemagne et de la Russie pour refuser, en 2003, l’invasion de l’Irak.
Un tel rapprochement « opportuniste » peut-il se renouveler et s’approfondir dans la longue durée pour devenir structurant ?
Une telle conjonction est très difficile à envisager tant qu’une majorité en Allemagne ne se sera pas dégagée en faveur d’un partenariat stratégique avec la Russie. Celui-ci correspond sans doute à l’intérêt bien compris de l’Allemagne et aux exigences de la stabilité et de la paix en Europe. La réalisation du gazoduc North Stream II sera un test intéressant. De puissantes forces se sont mobilisées pour y faire obstacle. Elles allèguent un risque de dépendance à l’égard de la Russie. Mais celle-ci dépend autant de ses clients que l’Europe de son fournisseur. Rien n’indique qu’on prenne aujourd’hui le chemin d’un rapprochement politique véritable. Par ailleurs la politique des sanctions a rejeté la Russie dans les bras de la Chine et Moscou ne se départira pas rapidement d’une politique de prudence vis-à-vis de l’Europe occidentale. Celle-ci n’est pas capable de financer ses investissements dans l’Arctique russe.
Pour autant, l’idée d’une Europe indépendante doit rester un cap car elle répond à l’intérêt à long terme de tous les peuples européens. C’est ce qu’a compris l’an dernier Emmanuel Macron, mais il se heurte, comme il était prévisible, à la résistance de « l’Etat profond », c’est-à-dire aux habitudes de pensée héritées de l’époque où l’Europe croyait pouvoir s’en remettre aux Etats-Unis du soin d’assurer son avenir.
Avec ou sans Trump, ce n’est plus vrai. Les Etats-Unis n’ont rien à faire de l’Europe et celle-ci doit se débrouiller sans eux. A cela une condition : que la France reste la « nation politique » par excellence qui lui permettra de faire le lien entre les grands Etats européens pour construire « l’Europe européenne ». Mais le peut-elle, eu égard à la dégradation de sa situation économique ? C’est là que « la reconquête de l’indépendance industrielle et technologique » de la France évoquée par le Président de la République le 10 mai dernier prend tout son sens.
Source : Marianne
Si l’on peut décrire l’Europe à 27 comme un Empire que domine un centre – l’Allemagne –, cet Empire est néanmoins incomplet : la dimension militaire lui manque, et plus largement la capacité géostratégique : on le voit dans les relations avec la Turquie, l’Iran ou avec l’engagement de la seule France en Afrique sahélienne, et bien sûr dans la relation avec les Etats-Unis.
Cela tient au fait que l’Allemagne au cœur de l’Europe reste dépendante de la protection américaine. L’opinion allemande est fondamentalement pacifiste. L’Allemagne, au fond, n’aspire qu’à être une grande Suisse au cœur de l’Europe. Faut-il le déplorer ?
La France dispose à l’inverse d’une dissuasion nucléaire et d’une capacité de projection militaire extérieure. Surtout ses institutions lui donnent une grande liberté de mouvement. Mais la France est trop faible économiquement pour soutenir seule un engagement extérieur d’importance sur la longue durée. Depuis la crise de l’euro en 2010, l’Allemagne a imposé au reste de la zone euro un régime d’austérité et une quasi-stagnation économique, s’exposant ainsi à un risque majeur, car elle réalise 40% de ses exportations sur la zone euro. Pour préserver celle-ci, elle a dû accepter depuis 2015 la politique de création monétaire décidée par M. Draghi, président de la BCE. Et face à la crise du COVD en 2020, l’Allemagne a dû faire d’autres concessions importantes : la reconduction en 2020 par la BCE de Mme Lagarde de la politique de création monétaire, une relance budgétaire massive qui rompt avec la politique du « schwarze Null » dite encore « règle d’or » (prohibition du déficit budgétaire) et enfin la mutualisation d’une « relance européenne » en elle-même assez faible (que sont 380 milliards d’euros sur trois ans par rapport à un PIB annuel de la zone euro de plus de 10 000 milliards d’euros !). L’ensemble de ces concessions représente cependant un tournant de la politique allemande vis-à-vis de l’Europe, s’il s’inscrit du moins dans la durée.
Sur le plan monétaire, l’euro ne peut aujourd’hui remplacer le dollar faute de volonté politique. Il en résulte pour l’Europe une dépendance économique de fait par rapport aux Etats-Unis : soumission à l’extraterritorialité du droit américain et aux sanctions et embargos décrétés par les Etats-Unis sur la Russie et l’Iran par exemple.
L’Europe ne pourrait s’autonomiser par rapport aux Etats-Unis que par un rapprochement avec la Russie (architecture européenne de sécurité), une défense de l’Europe impliquant une étroite coopération franco-allemande en matière d’armements conventionnels et franco-italienne en matière navale, et une autonomisation de l’euro dans le système monétaire international. C’est cette volonté politique qui reste à bâtir.
L’émergence d’une « Europe européenne » ne peut se faire que de manière pragmatique par des rapprochements d’Etat à Etat. L’idée de « souveraineté européenne » peut recouvrir la résignation, sous couleur d’intégration, à une hégémonie économique allemande n’ouvrant sur aucune perspective d’indépendance politique dans laquelle la France pourrait trouver son compte. Le modèle du rapprochement d’Etat à Etat souhaitable a été la conjonction de la France, de l’Allemagne et de la Russie pour refuser, en 2003, l’invasion de l’Irak.
Un tel rapprochement « opportuniste » peut-il se renouveler et s’approfondir dans la longue durée pour devenir structurant ?
Une telle conjonction est très difficile à envisager tant qu’une majorité en Allemagne ne se sera pas dégagée en faveur d’un partenariat stratégique avec la Russie. Celui-ci correspond sans doute à l’intérêt bien compris de l’Allemagne et aux exigences de la stabilité et de la paix en Europe. La réalisation du gazoduc North Stream II sera un test intéressant. De puissantes forces se sont mobilisées pour y faire obstacle. Elles allèguent un risque de dépendance à l’égard de la Russie. Mais celle-ci dépend autant de ses clients que l’Europe de son fournisseur. Rien n’indique qu’on prenne aujourd’hui le chemin d’un rapprochement politique véritable. Par ailleurs la politique des sanctions a rejeté la Russie dans les bras de la Chine et Moscou ne se départira pas rapidement d’une politique de prudence vis-à-vis de l’Europe occidentale. Celle-ci n’est pas capable de financer ses investissements dans l’Arctique russe.
Pour autant, l’idée d’une Europe indépendante doit rester un cap car elle répond à l’intérêt à long terme de tous les peuples européens. C’est ce qu’a compris l’an dernier Emmanuel Macron, mais il se heurte, comme il était prévisible, à la résistance de « l’Etat profond », c’est-à-dire aux habitudes de pensée héritées de l’époque où l’Europe croyait pouvoir s’en remettre aux Etats-Unis du soin d’assurer son avenir.
Avec ou sans Trump, ce n’est plus vrai. Les Etats-Unis n’ont rien à faire de l’Europe et celle-ci doit se débrouiller sans eux. A cela une condition : que la France reste la « nation politique » par excellence qui lui permettra de faire le lien entre les grands Etats européens pour construire « l’Europe européenne ». Mais le peut-elle, eu égard à la dégradation de sa situation économique ? C’est là que « la reconquête de l’indépendance industrielle et technologique » de la France évoquée par le Président de la République le 10 mai dernier prend tout son sens.
Source : Marianne