L'Express : Pour faire vivre ensemble des Provençaux et des Bretons, des Alsaciens et des Béarnais, la France a créé un Etat central fort. Cette unification a-t-elle abouti à l’écrasement des identités régionales ?
Jean-Pierre Chevènement : le grand historien Fernand Braudel disait : « la France a un nom : diversité ». Notre pays se situe en effet au carrefour des influences celtique, germanique et méditerranéenne. Plus qu’une donnée géographique, la France est donc une construction politique, qui s’est constituée à partir de l’Etat. Pour autant, je ne crois pas à la fable de l’uniformité française ! Notre pays reste panaché. Simplement - et heureusement ! - il y a des éléments d’unité. Comment ferais-je pour dialoguer avec M. Raffarin si nous ne disposions pas d’une langue commune ?
Jean-Pierre Raffarin : Mon constat est le même : la France est incroyablement diverse. Quant à savoir si elle est un produit de la géographie, de l’histoire, voire un être moral - « une personne », disait Michelet - c’est une question ancienne. Personnellement, je crois qu’elle est un peu tout cela à la fois. Certes, la géographie est dominante. Certes, la monarchie, puis la République, ont recherché la centralisation. Mais j’observe surtout une succession de mouvements contraires, une alternance perpétuelle entre l’expression de la géographie - la diversité - et l’effet de l’histoire - l’unité.
Jean-Pierre Chevènement : le grand historien Fernand Braudel disait : « la France a un nom : diversité ». Notre pays se situe en effet au carrefour des influences celtique, germanique et méditerranéenne. Plus qu’une donnée géographique, la France est donc une construction politique, qui s’est constituée à partir de l’Etat. Pour autant, je ne crois pas à la fable de l’uniformité française ! Notre pays reste panaché. Simplement - et heureusement ! - il y a des éléments d’unité. Comment ferais-je pour dialoguer avec M. Raffarin si nous ne disposions pas d’une langue commune ?
Jean-Pierre Raffarin : Mon constat est le même : la France est incroyablement diverse. Quant à savoir si elle est un produit de la géographie, de l’histoire, voire un être moral - « une personne », disait Michelet - c’est une question ancienne. Personnellement, je crois qu’elle est un peu tout cela à la fois. Certes, la géographie est dominante. Certes, la monarchie, puis la République, ont recherché la centralisation. Mais j’observe surtout une succession de mouvements contraires, une alternance perpétuelle entre l’expression de la géographie - la diversité - et l’effet de l’histoire - l’unité.
Aurait-on pu imaginer une France fédérale, comme il existe une Suisse et une Allemagne fédérales ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce serait méconnaître la nature de la nation française ! Vous évoquez deux communautés organiques surgies de l’histoire, autour des tribus germaniques ou des cantons fondateurs de la Confédération Hélvétique, qui se sont unies par le bas. En France, nous avons connu l’inverse : un mouvement d’agrégation continu par le pouvoir royal. Ce fut très long : à la fin de l’Ancien régime, Voltaire écrivait encore qu’en parcourant la France, on changeait plus souvent de loi que de cheval ! C’est à cela que la Révolution a mis un terme, parce qu’au nom de l’égalité, elle a voulu que la loi fût la même pour tous. La Révolution a fait œuvre de modernisation, notamment en créant les départements.
Des départements qui avaient aussi pour but de couper les liens des Français avec leurs anciennes provinces, quitte à choisir des entités artificielles…
Jean-Pierre Chevènement : Moins artificielles qu’on ne l’a dit, mais il y avait en effet l’idée de créer un «homme nouveau», le citoyen.
La Révolution et la République ont également lutté très vigoureusement contre les langues régionales pour imposer le français comme langue nationale. Aujourd’hui que notre unité est acquise et que la République a triomphé, n’est-il pas temps de sauver ces langues menacées de disparition ?
Jean-Pierre Raffarin : Il faut les garder vivantes. Mais il ne faut pas que le souci identitaire entraîne un repli sur soi.
Jean-Pierre Chevènement : Il faut les cultiver mais se méfier des revendications qui avancent masquées. Sur l’île de Beauté, la connaissance du corse est devenue nécessaire pour recruter des professeurs d’école. Cette « corsisation » des emplois est antirépublicaine.
Jean-Pierre Raffarin : Les langues régionales sont une question non pas politique, mais culturelle. Il faut mener des actions vigoureuses pour les valoriser, créer des grammaires, aider les artistes, développer l’enseignement. Mais, dans un monde très ouvert, il ne faut pas donner le sentiment que la France se replie. Les identités fortes sont les identités ouvertes sur les autres, comme le montre l’exemple de la Catalogne.
Jean-Pierre Chevènement : N’oubliez pas les risques d’exacerbation des revendications particularistes. Regardez la Belgique ou la Catalogne! Ce que nous avons fait en France n’est pas si mal. Notre construction millénaire doit se manier avec précaution.
Jean-Pierre Raffarin : Je partage ce point de vue. C’est pourquoi la décentralisation à la française, c’est-à-dire une délégation du pouvoir de haut en bas, de l’Etat vers les collectivités locales, correspond à notre tradition. A l’inverse du fédéralisme, qui consiste en une délégation de pouvoir du bas vers le haut. J’ai fait inscrire dans la Constitution notre projet : « la République décentralisée ».
Avec Paris, la France dispose d’une des rares « villes-monde », capable de rivaliser avec Tokyo, New-York et Londres. Est-ce un atout ou un inconvénient, dans la mesure où la puissance de la capitale a entraîné un affaiblissement des autres villes ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est un atout, évidemment ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.
Jean-Pierre Raffarin : Nous sommes tout de même dans un système où il existe une relation hiérarchique entre une région et toutes les autres. Faute de politique d’aménagement du territoire digne de ce nom, on laisse beaucoup trop Paris fragiliser les autres villes.
Jean-Pierre Chevènement : Je ne suis pas d’accord. Car Paris est aussi une force de brassage. Lorsque j’étais ministre, j’ai envoyé des préfets alsaciens dans les Pyrénées et des recteurs languedociens en Bretagne. La France est un pays aéré parce qu’elle mélange constamment ses différentes composantes.
Jean-Pierre Raffarin : Pas du tout. Le brassage des élites existe, mais les grands lycées parisiens aspirent les talents de nos régions. Je suis révolté lorsque je vois un jeune Poitevin contraint de suivre une classe préparatoire dans la capitale avec l’espoir d’intégrer une grande école. Car, ensuite, très peu d’entre eux reviennent.
Peut-on dire qu’il y a eu continuité de la centralisation française, de la monarchie à la République ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est plus compliqué. Il y a eu un mouvement de centralisation, mais la Révolution n’a pas touché aux communes, elles-mêmes issues des 44 000 paroisses du Moyen-Age. C’est un élément très fort de diversité qui a été respecté. Il y a eu ensuite la loi de 1871, qui a créé les conseils généraux élus, et celle de 1884 sur l’élection des maires par les conseils municipaux. Il y aura bien plus tard les lois Defferre des années 1980 et la réforme Raffarin de 2003. Encore faut-il ajouter la loi de 1999, qui a développé les intercommunalités.
Jean-Pierre Raffarin : Cela illustre mon idée-force : la France a connu des mouvements d’alternance entre les exigences de cohérence et de proximité. Globalement, on constate un certain équilibre, avec des excès de temps en temps. C’est le cas, hélas, en ce moment, avec la réforme de la taxe professionnelle. Car on ne peut pas rendre les élus responsables des dépenses en les privant de toute autonomie sur les recettes.
Jean-Pierre Chevènement : Ce serait méconnaître la nature de la nation française ! Vous évoquez deux communautés organiques surgies de l’histoire, autour des tribus germaniques ou des cantons fondateurs de la Confédération Hélvétique, qui se sont unies par le bas. En France, nous avons connu l’inverse : un mouvement d’agrégation continu par le pouvoir royal. Ce fut très long : à la fin de l’Ancien régime, Voltaire écrivait encore qu’en parcourant la France, on changeait plus souvent de loi que de cheval ! C’est à cela que la Révolution a mis un terme, parce qu’au nom de l’égalité, elle a voulu que la loi fût la même pour tous. La Révolution a fait œuvre de modernisation, notamment en créant les départements.
Des départements qui avaient aussi pour but de couper les liens des Français avec leurs anciennes provinces, quitte à choisir des entités artificielles…
Jean-Pierre Chevènement : Moins artificielles qu’on ne l’a dit, mais il y avait en effet l’idée de créer un «homme nouveau», le citoyen.
La Révolution et la République ont également lutté très vigoureusement contre les langues régionales pour imposer le français comme langue nationale. Aujourd’hui que notre unité est acquise et que la République a triomphé, n’est-il pas temps de sauver ces langues menacées de disparition ?
Jean-Pierre Raffarin : Il faut les garder vivantes. Mais il ne faut pas que le souci identitaire entraîne un repli sur soi.
Jean-Pierre Chevènement : Il faut les cultiver mais se méfier des revendications qui avancent masquées. Sur l’île de Beauté, la connaissance du corse est devenue nécessaire pour recruter des professeurs d’école. Cette « corsisation » des emplois est antirépublicaine.
Jean-Pierre Raffarin : Les langues régionales sont une question non pas politique, mais culturelle. Il faut mener des actions vigoureuses pour les valoriser, créer des grammaires, aider les artistes, développer l’enseignement. Mais, dans un monde très ouvert, il ne faut pas donner le sentiment que la France se replie. Les identités fortes sont les identités ouvertes sur les autres, comme le montre l’exemple de la Catalogne.
Jean-Pierre Chevènement : N’oubliez pas les risques d’exacerbation des revendications particularistes. Regardez la Belgique ou la Catalogne! Ce que nous avons fait en France n’est pas si mal. Notre construction millénaire doit se manier avec précaution.
Jean-Pierre Raffarin : Je partage ce point de vue. C’est pourquoi la décentralisation à la française, c’est-à-dire une délégation du pouvoir de haut en bas, de l’Etat vers les collectivités locales, correspond à notre tradition. A l’inverse du fédéralisme, qui consiste en une délégation de pouvoir du bas vers le haut. J’ai fait inscrire dans la Constitution notre projet : « la République décentralisée ».
Avec Paris, la France dispose d’une des rares « villes-monde », capable de rivaliser avec Tokyo, New-York et Londres. Est-ce un atout ou un inconvénient, dans la mesure où la puissance de la capitale a entraîné un affaiblissement des autres villes ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est un atout, évidemment ! On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.
Jean-Pierre Raffarin : Nous sommes tout de même dans un système où il existe une relation hiérarchique entre une région et toutes les autres. Faute de politique d’aménagement du territoire digne de ce nom, on laisse beaucoup trop Paris fragiliser les autres villes.
Jean-Pierre Chevènement : Je ne suis pas d’accord. Car Paris est aussi une force de brassage. Lorsque j’étais ministre, j’ai envoyé des préfets alsaciens dans les Pyrénées et des recteurs languedociens en Bretagne. La France est un pays aéré parce qu’elle mélange constamment ses différentes composantes.
Jean-Pierre Raffarin : Pas du tout. Le brassage des élites existe, mais les grands lycées parisiens aspirent les talents de nos régions. Je suis révolté lorsque je vois un jeune Poitevin contraint de suivre une classe préparatoire dans la capitale avec l’espoir d’intégrer une grande école. Car, ensuite, très peu d’entre eux reviennent.
Peut-on dire qu’il y a eu continuité de la centralisation française, de la monarchie à la République ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est plus compliqué. Il y a eu un mouvement de centralisation, mais la Révolution n’a pas touché aux communes, elles-mêmes issues des 44 000 paroisses du Moyen-Age. C’est un élément très fort de diversité qui a été respecté. Il y a eu ensuite la loi de 1871, qui a créé les conseils généraux élus, et celle de 1884 sur l’élection des maires par les conseils municipaux. Il y aura bien plus tard les lois Defferre des années 1980 et la réforme Raffarin de 2003. Encore faut-il ajouter la loi de 1999, qui a développé les intercommunalités.
Jean-Pierre Raffarin : Cela illustre mon idée-force : la France a connu des mouvements d’alternance entre les exigences de cohérence et de proximité. Globalement, on constate un certain équilibre, avec des excès de temps en temps. C’est le cas, hélas, en ce moment, avec la réforme de la taxe professionnelle. Car on ne peut pas rendre les élus responsables des dépenses en les privant de toute autonomie sur les recettes.