Je veux d’abord remercier le Président Deneken de nous accueillir ici, dans cette prestigieuse université de Strasbourg, ainsi que Monsieur le Professeur Messner, organisateur de ce stimulant colloque, et l’ensemble des intervenants et participants.
Le sujet est difficile, mais je tiens à le traiter devant vous sans fard, préférant vous dire des choses plutôt que de me réfugier dans la langue de bois. Ma réflexion n’est, bien évidemment, qu’une contribution à un débat qui doit rester ouvert.
I – Historique
1. Laïcité et Séparation
L’organisation du culte musulman en France ne peut se comprendre qu’à la lumière de la laïcité et du régime de séparation, formalisé dans la loi de 1905, qui en est l’aboutissement.
A vrai dire, ces deux notions ne se recouvrent pas absolument. Le mot laïque n’apparaît que dans les lois scolaires de Jules Ferry de 1880 à 1886, car il incombe à l’école de la République de former le citoyen, dans le respect de la liberté de conscience. Celle-ci a été affirmée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui pose, dans son article 10, le principe de la libre expression des opinions, « même religieuses », sous réserve de l’ordre public. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen contient en germe la séparation des Eglises et de l’Etat mais il est frappant de voir que la laïcité théorisée, sous la Révolution, par Mirabeau et Condorcet, n’apparait pas dans le texte de la loi de 1905. Il faudra attendre la Constitution de 1946 pour que la France soit constitutionnellement définie comme une « République laïque ».
Le régime des cultes en France s’inscrit donc dans « le modèle de la séparation » qui illustre pleinement le concept de la laïcité, tel qu’il a été forgé par le siècle des Lumières et la Révolution française. Il se distingue donc, dans son principe, du modèle « associationniste » ou « conventionnel », où l’Etat, sous des formes variables est resté lié à une religion d’Etat ou simplement à une religion dominante comme en Angleterre, au Danemark, en Grèce ou dans certains pays d’Europe orientale, ou encore en Allemagne, où les religions traditionnelles essentiellement protestante et catholique, bénéficient d’un substantiel « impôt ecclésial » (le « Kirschensteuer » dont le rapport avoisine les 15 milliards d’euros annuels).
Le sujet est difficile, mais je tiens à le traiter devant vous sans fard, préférant vous dire des choses plutôt que de me réfugier dans la langue de bois. Ma réflexion n’est, bien évidemment, qu’une contribution à un débat qui doit rester ouvert.
I – Historique
1. Laïcité et Séparation
L’organisation du culte musulman en France ne peut se comprendre qu’à la lumière de la laïcité et du régime de séparation, formalisé dans la loi de 1905, qui en est l’aboutissement.
A vrai dire, ces deux notions ne se recouvrent pas absolument. Le mot laïque n’apparaît que dans les lois scolaires de Jules Ferry de 1880 à 1886, car il incombe à l’école de la République de former le citoyen, dans le respect de la liberté de conscience. Celle-ci a été affirmée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui pose, dans son article 10, le principe de la libre expression des opinions, « même religieuses », sous réserve de l’ordre public. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen contient en germe la séparation des Eglises et de l’Etat mais il est frappant de voir que la laïcité théorisée, sous la Révolution, par Mirabeau et Condorcet, n’apparait pas dans le texte de la loi de 1905. Il faudra attendre la Constitution de 1946 pour que la France soit constitutionnellement définie comme une « République laïque ».
Le régime des cultes en France s’inscrit donc dans « le modèle de la séparation » qui illustre pleinement le concept de la laïcité, tel qu’il a été forgé par le siècle des Lumières et la Révolution française. Il se distingue donc, dans son principe, du modèle « associationniste » ou « conventionnel », où l’Etat, sous des formes variables est resté lié à une religion d’Etat ou simplement à une religion dominante comme en Angleterre, au Danemark, en Grèce ou dans certains pays d’Europe orientale, ou encore en Allemagne, où les religions traditionnelles essentiellement protestante et catholique, bénéficient d’un substantiel « impôt ecclésial » (le « Kirschensteuer » dont le rapport avoisine les 15 milliards d’euros annuels).
D’autres pays que la France s’inscrivent dans une tradition de séparation : essentiellement en Europe, l’Espagne et la Belgique, mais le droit français, fruit d’une histoire qui plonge ses racines dans une tradition plus que bi séculaire celle de la Révolution française est évidemment la plus stricte, même si les « pères de la laïcité » française (Aristide Briand, Clemenceau, Jaurès essentiellement) ont toujours su faire preuve d’un grand pragmatisme.
2. La spécificité du culte musulman vis-à-vis de la loi de 1905
Par la force des choses, la loi de 1905 ne concernait pas l’Islam pour la bonne et simple raison que celui-ci n’était pas présent sur le sol national, tout du moins dans la France métropolitaine, car il y avait l’exception algérienne. Et ce ne fut pas le moindre paradoxe de la situation prévalant Outre-Méditerranée que les Oulémas réformistes de Ben Badis, réclamaient l’application de la « séparation » à l’Algérie tandis que la République coloniale entendait y surseoir. L’indépendance de l’Algérie, en 1962, a déchargé la France d’un problème qu’elle n’avait pas su résoudre.
La Constitution algérienne affirme la liberté de conscience, mais fait de l’Islam « la religion de l’Etat ». La laïcité, à défaut de la « séparation » que réclamait Ben Badis, a donc encore de beaux jours devant elle en Algérie.
La question de l’exercice et de la représentation du culte musulman ne s’est posée en France que tardivement, après que plusieurs vagues de travailleurs immigrés se soient installés en métropole après la Première guerre mondiale, mais surtout après la Seconde, et notamment dans les décennies 1960 et 1970 (c’est-à-dire après même les indépendances des trois Etats du Maghreb).
L’immigration de travail est officiellement suspendue depuis 1974.
Dans les faits, près de cinq millions de citoyens ou de résidents réguliers sur le territoire national se déclarent musulmans (enquête de l’INED de 2008-2015). Sur ce nombre 49 % déclarent vivre une religiosité « forte ou très forte ». On peut donc distinguer les musulmans de confession et ceux qui le sont de tradition ou de culture.
Les premières initiatives des Pouvoirs publics qui tendent à faire droit à un besoin de représentation légitime ne sont intervenues qu’en 1991 au lendemain de la guerre du Golfe ou en 1994, au moment des attentats du GIA. Pierre Joxe avec le CORIF (Conseil de Réflexion sur l’Islam de France) et Charles Pasqua qui fit de la Mosquée de Paris son interlocuteur privilégié agirent donc en précurseurs.
3. L’Islam « à la table de la République » : la Consultation de 1999
A vrai dire, la « Consultation » de 1999 à laquelle j’ai procédé comme ministre de l’Intérieur vis-à-vis de toutes les sensibilités de l’Islam alors présentes en France, obéissait à une vue plus large : il s’agissait de mettre l’Islam « à la table de la République », à égalité avec les trois autres religions traditionnelles, catholique, protestante et juive. C’était le Professeur Agulhon qui m’avait inspiré cette formulation mais je dois en toute justice rendre à Jacques Berque la paternité de l’idée d’un « Islam de France » dans lequel il voyait la matrice possible d’un Islam cultivé et ouvert sur le monde arabo-musulman. Cet Islam de France ne manquerait pas, selon son vœu, d’aider les pays musulmans à relever les défis de la modernité. Vision certainement très volontariste, car on le verra, l’entrainement se fait aussi en sens inverse.
C’est à Strasbourg, en 1997, que j’annonçai mon intention, à l’occasion de l’intronisation de Monseigneur Doré comme évêque de Strasbourg. On peut se reporter à ce texte sur le site de la Fondation de l’Islam de France.
Des groupes de travail furent constitués entre autorités musulmanes et hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et du ministère des Finances pour s’atteler à la résolution des problèmes pratiques (construction et financement des mosquées – association cultuelles – ministères du culte et autres cadres religieux – aumôneries – établissements d’enseignement privés – prescriptions vestimentaires et alimentaires – lieux de sépulture – fêtes religieuses).
Le 28 janvier 2000 fut signé par tous sans exception la Déclaration intitulée « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les Pouvoirs publics et le culte musulman en France ». C’est à ma connaissance le seul engagement qui existe, dûment signé par toutes les composantes de l’Islam de France.
Les signataires, confirmèrent leur attachement aux principes fondamentaux de la République française, à la liberté de conscience et de religion, à la laïcité et au principe de séparation des Eglises et de l’Etat, au principe d’égalité entre hommes et femmes ainsi qu’aux engagements souscrits par la France à travers la construction européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, y compris, bien sûr, le droit de changer de religion.
Il ne restait plus qu’à se mettre d’accord sur les modalités de représentation du culte musulman. C’était, je le leur indiquai, l’affaire des musulmans. J’imaginais qu’ils y parviendraient aisément, parce que, leur dis-je, ils étaient des hommes doués de raison et de surcroît des musulmans ».
4. La difficile gestation du CFCM
Ce fut mon successeur, Daniel Vaillant, qui fit prévaloir l’idée de la désignation de délégués par mosquée, en fonction de leur superficie. Les premières élections eurent lieu en 2003. Il apparut très vite que les principaux Etats d’origine qui salariaient à l’époque près de 200 imams (pour un total à l’époque de 1500 mosquées) entendaient faire prévaloir leur influence à travers les institutions de l’Islam de France.
Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, réunit les délégués des conseils régionaux du culte musulman (CRCM) au petit château de Nainville-les-Roches qui appartient au ministère de l’Intérieur et qui abrite l’Ecole supérieure de la Protection Civile.
Aucune fumée blanche ne sortit de la cheminée mais le choix de Dalil Boubakeur fut entériné par les délégués. C’était une sage décision, car il fallait mettre en marche le principe de l’élection. Les choses se corsèrent à l’élection suivante, celle de 2008, qui fit sortir des urnes Monsieur Mohammed Moussaoui, à travers la FNMF, d’obédience marocaine.
L’UOIF d’abord, la GMP ensuite boudèrent le CFCM, entamant ainsi sa représentativité.
5. La réalité actuelle du CFCM
De cette crise est sorti le compromis de février 2012 qui établit une « présidence tournante » entre trois fédérations de mosquées représentatives des trois principaux pays d’origine l’Algérie, le Maroc et la Turquie. Ces trois fédérations « en surplomb » la GMP de Paris, la FNMF et CCMTF sont pour l’essentiel la réalité du CFCM qui au niveau national ne dispose que des moyens modestes qu’elles lui concèdent. Il y a heureusement une autre réalité sur le terrain : ce sont les CRCM, beaucoup plus représentatifs.
Le compromis de 2012, arrive à échéance en 2019. De nouvelles élections doivent avoir lieu. Il est important qu’elles permettent une réelle représentation de tous les musulmans de nationalité française ou régulièrement établis sur notre sol.
Le Président de la République, Emmanuel Macron, a exprimé avec bienveillance cette exigence légitime lors du dîner de rupture du jeun organisé, le 27 juin dernier, par le CFCM.
Le CFCM a le mérite d’exister.
Il a pris à chaque fois des positions fermes contre le terrorisme djihadiste. Il est l’interlocuteur légitime des Pouvoirs publics au niveau national, au niveau des régions et à celui des préfectures dans les départements. Il a commencé à défricher de lourds dossiers à travers la charte du halal et la charte de l’Imam, documents encore inaboutis.
Depuis que le CFCM a été créé, en 2003, la construction de mosquées et de lieux de cultes a bien avancé. Nous ne sommes plus au temps de « l’Islam des caves et des garages ».
Il existe aujourd’hui en France entre 2500 et 3000 mosquées et salles de prières.
Les « carrés musulmans » dans les cimetières se sont multipliés.
Les aumôneries musulmanes se sont organisées : depuis 2005, dans les armées puis dans les prisons et dans les hôpitaux.
Est-ce à dire que tous les problèmes ont été résolus ?
Certainement pas ! Reste largement pendante la question pourtant décisive de la formation des imams, notamment de leur formation religieuse.
6. L’instance de dialogue créée par Bernard Cazeneuve en 2016
En 2014, Monsieur Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur a voulu surmonter les tentations de la procrastination. Il a créé une « instance de dialogue » avec le culte musulman, afin de presser le pas. Je rends hommage à son intuition et à sa rigueur.
Le dispositif qu’il a proposé s’organise autour de deux piliers : la Fondation de l’Islam de France, qu’à sa demande, j’ai l’honneur de présider depuis sa création en décembre 2016 et une association cultuelle qu’il appartient aux musulmans de créer et qui reste à mettre sur pied. J’en parlerai plus en détail tout à l’heure.
7. La « FIF »
La Fondation de l’Islam de France est purement laïque. La Fondation est reconnue d’utilité publique, elle a une vocation exclusivement culturelle, éducative et sociale. A son Conseil d’administration siègent deux représentants du Collège des donateurs, le Président du CFCM, trois représentants de l’Etat (Intérieur, Culture, Education) et cinq personnalités qualifiées toutes musulmanes à ma seule exception. Celle-ci se justifie par le statut de la Fondation et par le rôle d’équilibre qui m’a été assigné par le ministre de l’Intérieur.
La Fondation n’intervient donc pas dans le domaine religieux. Elle soutient, par des bourses, la formation profane des imams et des cadres religieux. Sous l’impulsion vigoureuse du ministère de l’Intérieur, il s’est créé une quinzaine de diplômes universitaires intitulés « laïcité, société, science des religions » qui touchent plus de 400 étudiants, dont ceux qui se destinent à l’imamat.
Parallèlement doivent se mettre en place des pôles d’Islamologie à Paris, Lyon, Strasbourg, Marseille, et Saint-Denis de la Réunion.
II - Dans quelle mesure la laïcité et le principe de séparation ont-ils freiné ou au contraire permis l’organisation du culte musulman en France ?
1. La laïcité souvent mal comprise car mal expliquée
Incontestablement la laïcité française n’est pas bien comprise, faute pour l’essentiel d’être bien expliquée.
Elle est souvent confondue dans le monde arabo-musulman avec l’agnosticisme voire l’athéisme. Cette caricature n’est évidemment pas innocente. Elle est portée par les milieux fondamentalistes et elle trouve du relais en France même, parmi ceux qui l’ont toujours combattue, au prétexte qu’elle ne fait pas aux religions la place qu’elles revendiquent et qu’elle ne reconnaîtrait pas le fait religieux. Même ses partisans n’en donnent pas toujours une explication claire, prisonniers qu’ils sont souvent du vieux combat anticlérical.
Cette interprétation de la laïcité est erronée. La laïcité n’est pas tournée contre les religions. Elle respecte toutes les croyances. L’idée même de transcendance ne lui est pas étrangère. Simplement la laïcité est plus que la tolérance, car comme disait déjà Mirabeau « Tolérer signifie que l’autorité qui tolère pourrait, le cas échéant, ne plus tolérer ».
La laïcité a une dimension émancipatrice trop souvent méconnue. Elle se confond presque avec la citoyenneté, en ce qu’elle privilégie « le commun » : elle implique que dans l’espace du débat public (qui n’est pas la « voie publique »), chaque citoyen privilégie la raison naturelle, c’est-à-dire le bon sens, chose du monde, selon Descartes, la mieux partagée. Ainsi peut se définir, à travers le débat républicain, l’intérêt général.
En d’autres termes, la laïcité demande à chaque citoyen de recourir à une argumentation raisonnée dans le débat public plutôt que de se prévaloir d’une Révélation ou de dogmes qui lui sont propres.
On comprend ainsi que la laïcité mette l’école publique à laquelle - il incombe de former des citoyens - au cœur de son dispositif. La laïcité est ainsi une conquête de la Civilisation.
Elle garantit corollairement la paix civile. Dans les épreuves que le pays subit depuis 2012 et particulièrement depuis 2015 et 2016, le message laïc profondément intériorisé par nos concitoyens a incontestablement contribué à la résilience du pays. Nos concitoyens ne confondent pas les musulmans qui vivent et travaillent en France avec les agissements criminels des terroristes soi- disant djihadistes.
La laïcité est un instrument d’élévation du débat public. Elle n’interdit nullement à chaque croyant de chercher dans sa foi et dans la transcendance en laquelle il croit, la source de ses motivations. Il est vrai que la laïcité entraine naturellement (et non pas réglementairement) une certaine discrétion dans l’expression de la foi religieuse dans l’espace du débat public.
2. La question de la discrétion
Chacun comprend que c’est une question d’équilibre et de raison. On ne peut pas réclamer le droit à l’indifférence comme l’a fait, à juste titre le CFCM et afficher partout ostensiblement une signalétique capillaire ou vestimentaire significative d’une appartenance qui est souvent plus communautaire ou identitaire que religieuse.
On m’objectera les deux lois de 2004 et 2010. La première prohibe les signes ostentatoires d’appartenance religieuse à l’école publique. Mais cette interdiction a quelque chose à voir avec le rôle que la République en France confie à l’Ecole : la formation du jugement et, en définitive, du citoyen.
La seconde loi, celle de 2010, qui prohibe la burqua, c’est-à-dire la dissimulation intégrale de son corps et de son visage a autant à voir avec la sécurité publique qu’avec la laïcité.
Il n’y a là nulle atteinte à la liberté d’expression religieuse. Pour le reste, en République, tout ce qui n’est pas interdit est libre et je ne suis partisan d’aucune interdiction supplémentaire. Je fais confiance au bon sens et au travail de conviction que les citoyens raisonnables effectueront autour d’eux.
Nos compatriotes musulmans sont parfaitement capables de comprendre qu’il est dans leur intérêt même d’adopter les mœurs et les usages de la société d’accueil qui inclut la liberté des cultes pour autant, bien entendu, que les manifestations de leur religion ne contreviennent pas aux prescriptions de l’ordre public et de ce qu’on appelle le « vivre ensemble ». Sans doute de mauvais bergers font quelquefois un usage déraisonnable de signes distinctifs pour promouvoir une forme d’enfermement identitaire profondément contraire à leur intégration citoyenne.
Le rapport britannique dit « rapport Casey » du nom de son auteur, Mrs Louise Casey, paru au lendemain des attentats de Londres bien qu’initialement commandé par D. Cameron en 2015, établit un constat accablant de la relégation et de l’auto-ségrégation à quoi a conduit un communautarisme myope.
Les femmes souffrent particulièrement : les deux tiers des mariages musulmans ne sont pas enregistrés et n’ont donc aucune force légale en vertu du Marriage Act. Des tribunaux de la charia reconnus dans les « charia zones », ou informels, soustraient à la loi britannique les litiges familiaux, voire commerciaux. Il est légitime de se prémunir contre de telles dérives. L’Islam de France, compatible avec la République, entend y contribuer.
3. Le rôle et les tâches de la FIF
La Fondation de l’Islam de France a justement pour but de faire comprendre la nécessité pour notre pays d’assumer sa part d’Islamité, comme il revient à nos compatriotes musulmans d’assumer leur francité.
Nos actions montrent comment l’Europe et l’Islam se sont développés ensemble par un processus souvent conflictuel certes, mais qui a aussi entrainé une interaction féconde et créé des liens précieux d’estime et d’amitié.
Nous nous souvenons de Jacques Berque qui combattait la vision misérabiliste des Arabes par le colonialisme et qui disait voir les Arabes « comme ils se voyaient eux-mêmes : d’anciens seigneurs peut-être aujourd’hui déchus, mais qui avaient connu l’ivresse de la conquête, dans de brillantes civilisations qui nous parlent encore aujourd’hui ».
Relever l’estime de soi chez les immigrés et les fils d’immigrés mais plus généralement chez les Français et chez les Européens qui doutent d’eux-mêmes, parce qu’ils se croient « sortis de l’Histoire », voilà la modeste tâche à laquelle nous entendons contribuer dans un esprit de fraternité.
La Fondation de l’Islam de France a identifié plusieurs axes de travail : le soutien à la formation profane des imams et le soutien à l’Islamologie non confessante, en partenariat avec le CNRS et l’Université.
Un site internet a été créé. Un campus numérique va se mettre en place pour favoriser la compréhension mutuelle entre nos concitoyens musulmans et les Français qui ne sont pas musulmans. Face au défi du terrorisme djihadiste qui se développe sur la terreau d’une théologie salafiste, simpliste et frustre, nous voulons favoriser tous les chemins d’élévation sociale, intellectuelle, morale et spirituelle.
Daech veut nous conduire à la guerre civile.
L’expérience des guerres de religion nous a appris que celles-ci commencent d’abord dans les mentalités avant de faire couler le sang.
Nous existons pour contrecarrer les processus d’escalade, désamorcer par un langage de vérité, les conflits latents, bref susciter au sein de nos sociétés les forces morales qui contribuent à leur résilience. C’est un chemin difficile, car il faut surmonter bien des préjugés et bien des procès d’intention.
Mais notre existence même est un signe d’espoir pour beaucoup.
Est-ce à dire que nous avons déjà trouvé le bon chemin ?
Il serait excessif de le prétendre.
En effet la règle de la séparation des Eglises et de l’Etat constitue incontestablement une difficulté pour l’organisation du culte musulman en France.
4. Le « coups de pouce initial » a manqué au culte musulman
Quand on y réfléchit bien, aucun culte en France n’a pu s’organiser sans que l’Etat, au moins au début, n’y prête son concours, voire y mette la main, comme ce fut le cas avec la religion majoritaire, le catholicisme à travers le Concordat passé en 1801 entre le Premier Consul et le Pape Pie VII. Il est vrai que l’Eglise s’en est accommodée, au point de résister de toutes ses forces à son abolition, un siècle plus tard.
L’Etat est intervenu aussi pour organiser le culte israélite, à travers la réunion en 1807 d’un grand Sanhedrin et la mise sur pied de consistoires régionaux sous l’égide d’un Consistoire central. Je ne sache pas que le judaïsme français ait eu à se plaindre de ce « coup de pouce » initial qui a fait accéder les juifs à la pleine citoyenneté. De même en a-t-il été, sous Napoléon aussi, pour l’organisation du culte protestant. Les protestants se débrouillent fort bien pour faire évoluer leurs institutions.
Ce « coup de pouce initial », l’Etat laïque ne pouvait plus le donner au « tard venu » qu’était le culte musulman dans le paysage religieux français plusieurs décennies après la loi de Séparation.
L’Etat en était réduit à faire confiance à l’auto-organisation des musulmans et à utiliser les moyens de la conviction pour faciliter le processus de leur responsabilisation. Ces moyens permettent-ils de régler consensuellement le problème ?
5. Un défi majeur : la formation religieuse des imams
Au stade actuel, force est de constater que le grand problème pendant, celui de la formation religieuse des imams, reste largement irrésolu. Or le contexte ne permet pas l’immobilisme. Pour permettre l’émergence d’un Islam cultivé, propre à répondre à la théologie simpliste d’un salafisme qui est le terreau sur lequel peuvent se développer les tentations du terrorisme djihadiste, il n’est pas interdit de penser que les imams devraient pouvoir bénéficier d’une formation à bac +5, comme cela se fait pour la formation des curés, des pasteurs et des rabbins. Cela supposerait d’abord que les mosquées puissent accorder aux imams qu’elles recrutent un traitement convenable (entre 1 500 et 2 000 euros par mois pour les grandes mosquées). C’est à ce prix que des jeunes accepteraient de s’engager dans des études longues.
Bien sûr un Conseil religieux, dans l’orbite du CFCM, devrait pouvoir recommander, comme cela a été anticipé par l’ancien Président du CFCM, M. Kbibech, les candidats aux fonctions d’imam auprès des mosquées. Cette recommandation pourrait s’appuyer sur le suivi d’un certain cursus universitaire par les intéressés.
Bien sûr la formation religieuse relève des musulmans. Il existe quelques instituts privés de formation d’imams et de cadres religieux. Le plus important est celui de Château-Chinon, dans la Nièvre, qui forme, sur plusieurs années, deux à trois cents futurs imams ou cadres religieux. Cet institut relève de l’UOIF qu’on dit proche des Frères Musulmans. L’UOIF a créé un autre Institut à Saint-Denis qui partage les mêmes programmes et une partie du corps enseignant. Il existe aussi un Institut de la Grande Mosquée de Paris, plus ancien, dont une partie des enseignants est rémunérée par l’Algérie.
III - Que peut faire l’Etat dans cette situation ?
1. Sur la formation des imams
Favoriser les conventions entre les instituts privés de formation des imams et les pôles publics d’Islamologie (pour les matières « non-confessantes »). Cette voie reste à explorer pour aider à l’émergence d’un Islam cultivé.
Faut-il aller plus loin ? Est-il envisageable de créer à Strasbourg une Faculté de théologie musulmane (pour les matières non-confessantes) afin de créer une saine émulation ? Certains évoquent des obstacles constitutionnels, alléguant une évolution récente de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Si tel est le cas, celle-ci ne peut-elle évoluer en sens inverse ? Il serait paradoxal que les défenseurs de la laïcité se fassent les alliés de l’obscurantisme.
2. La question du financement : l’Association cultuelle
En admettant que le problème de la formation religieuse des imams puisse trouver des solutions qui permettent l’émergence d’un Islam de France ouvert à l’esprit des Lumières, resterait posée la question du financement.
La Fondation de l’Islam de France – je le rappelle - n’intervient qu’en matière éducative, culturelle et sociale. Ainsi prête-t-elle son concours au projet d’une Ecole de formation des aumôniers musulmans qui pourrait être créée à Strasbourg. On se souvient que les aumôneries sont une exception, posée par loi de 1905 elle-même, au strict principe de la « Séparation ».
Reste que la Fondation n’est pas compétente en matière religieuse, ni pour le financement des mosquées, ni pour la formation des imams, à supposer que ses moyens issus de dons le lui permettent un jour. Ce jour n’est pas venu. L’objection de principe est encore plus déterminante. La Fondation ne peut ni ne veut intervenir en matière religieuse.
On en revient donc à l’Association cultuelle. La composition de celle-ci doit permettre d’éviter les conflits d’intérêt.
Il faudrait pouvoir en discuter avec un CFCM rendu plus représentatif. Est-il envisageable qu’il procède de l’élection, dans le cadre des mosquées par les fidèles eux-mêmes, dès lors qu’ils reconnaitraient les principes fondamentaux de la République ?
L’Etat pourrait prêter son concours à l’organisation de cette élection, comme il le fait en d’autres occasions, afin de garantir l’élection d’ou plusieurs délégués par mosquée. Ces délégués se réuniraient par régions, comme ils le font déjà, pour élire les CRCM. Ceux-ci éliraient à leur tour un petit nombre de délégués nationaux qui éliraient le CFCM.
L’Association culturelle nationale pourrait procéder d’un CFCM rénové, d’un Conseil religieux élu par les imams des grandes mosquées et d’un collège de personnalités qualifiées. Ce serait la garantie d’une transparence nécessaire à la confiance que les musulmans français devraient éprouver à l’égard de leurs institutions.
3. La question du halal
A supposer qu’un consensus puisse se former sur une telle association cultuelle, l’Etat pourrait lui confier le monopole de la certification halal. Le marché de la viande halal est en effet le seul susceptible de fournir une ressource abondante et régulière. Il faudrait bien entendu désintéresser les trois mosquées qui bénéficient aujourd’hui de cette habilitation.
Des Etats généraux de la filière halal pourraient se réunir afin d’étudier la faisabilité d’une « contribution volontaire halal », quelques centimes prélevés sur chaque kilo de viande halal.
L’opacité de la filière halal est un réel problème. L’institution d’une taxe parafiscale dérogatoire et temporaire n’est pas possible en l’absence d’une loi modifiant à la marge et pour quelques années, la loi de 1905.
Je n’évoque ces différentes initiatives qu’il ne m’appartient pas de prendre mais qui ont été évoquées par un très intéressant rapport sénatorial, dû à M. Reichardt, président, et à Mme Goulet, rapporteuse d’une commission sénatoriale d’information sur l’Islam de France, que parce qu’elles pourraient constituer pour le culte musulman, l’équivalent de ce qui a été le « coup de pouce initial » donné à l’organisation du culte israélite en 1808.
Le contexte est évidemment très différent. Il faut trouver des formules qui correspondent à la situation présente pour que les institutions musulmanes puissent remplir leur fonction.
C’est évidemment à l’Etat de définir les objectifs et les moyens. Le principe de laïcité auquel je suis particulièrement attaché ne saurait signifier que l’Etat se dérobe aux responsabilités qui sont les siennes en matière de sécurité publique, de cohésion sociale et de santé publique.
Ces responsabilités sont non seulement conciliables avec le libre exercice du culte musulman que notre Constitution garantit. Elles en sont la condition. L’Etat républicain garantit l’exercice des libertés individuelles. C’est pour cela que la Déclaration de 1789 s’appelle aussi Déclaration des droits du Citoyen et pas seulement Déclaration des droits de l’Homme.
2. La spécificité du culte musulman vis-à-vis de la loi de 1905
Par la force des choses, la loi de 1905 ne concernait pas l’Islam pour la bonne et simple raison que celui-ci n’était pas présent sur le sol national, tout du moins dans la France métropolitaine, car il y avait l’exception algérienne. Et ce ne fut pas le moindre paradoxe de la situation prévalant Outre-Méditerranée que les Oulémas réformistes de Ben Badis, réclamaient l’application de la « séparation » à l’Algérie tandis que la République coloniale entendait y surseoir. L’indépendance de l’Algérie, en 1962, a déchargé la France d’un problème qu’elle n’avait pas su résoudre.
La Constitution algérienne affirme la liberté de conscience, mais fait de l’Islam « la religion de l’Etat ». La laïcité, à défaut de la « séparation » que réclamait Ben Badis, a donc encore de beaux jours devant elle en Algérie.
La question de l’exercice et de la représentation du culte musulman ne s’est posée en France que tardivement, après que plusieurs vagues de travailleurs immigrés se soient installés en métropole après la Première guerre mondiale, mais surtout après la Seconde, et notamment dans les décennies 1960 et 1970 (c’est-à-dire après même les indépendances des trois Etats du Maghreb).
L’immigration de travail est officiellement suspendue depuis 1974.
Dans les faits, près de cinq millions de citoyens ou de résidents réguliers sur le territoire national se déclarent musulmans (enquête de l’INED de 2008-2015). Sur ce nombre 49 % déclarent vivre une religiosité « forte ou très forte ». On peut donc distinguer les musulmans de confession et ceux qui le sont de tradition ou de culture.
Les premières initiatives des Pouvoirs publics qui tendent à faire droit à un besoin de représentation légitime ne sont intervenues qu’en 1991 au lendemain de la guerre du Golfe ou en 1994, au moment des attentats du GIA. Pierre Joxe avec le CORIF (Conseil de Réflexion sur l’Islam de France) et Charles Pasqua qui fit de la Mosquée de Paris son interlocuteur privilégié agirent donc en précurseurs.
3. L’Islam « à la table de la République » : la Consultation de 1999
A vrai dire, la « Consultation » de 1999 à laquelle j’ai procédé comme ministre de l’Intérieur vis-à-vis de toutes les sensibilités de l’Islam alors présentes en France, obéissait à une vue plus large : il s’agissait de mettre l’Islam « à la table de la République », à égalité avec les trois autres religions traditionnelles, catholique, protestante et juive. C’était le Professeur Agulhon qui m’avait inspiré cette formulation mais je dois en toute justice rendre à Jacques Berque la paternité de l’idée d’un « Islam de France » dans lequel il voyait la matrice possible d’un Islam cultivé et ouvert sur le monde arabo-musulman. Cet Islam de France ne manquerait pas, selon son vœu, d’aider les pays musulmans à relever les défis de la modernité. Vision certainement très volontariste, car on le verra, l’entrainement se fait aussi en sens inverse.
C’est à Strasbourg, en 1997, que j’annonçai mon intention, à l’occasion de l’intronisation de Monseigneur Doré comme évêque de Strasbourg. On peut se reporter à ce texte sur le site de la Fondation de l’Islam de France.
Des groupes de travail furent constitués entre autorités musulmanes et hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et du ministère des Finances pour s’atteler à la résolution des problèmes pratiques (construction et financement des mosquées – association cultuelles – ministères du culte et autres cadres religieux – aumôneries – établissements d’enseignement privés – prescriptions vestimentaires et alimentaires – lieux de sépulture – fêtes religieuses).
Le 28 janvier 2000 fut signé par tous sans exception la Déclaration intitulée « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les Pouvoirs publics et le culte musulman en France ». C’est à ma connaissance le seul engagement qui existe, dûment signé par toutes les composantes de l’Islam de France.
Les signataires, confirmèrent leur attachement aux principes fondamentaux de la République française, à la liberté de conscience et de religion, à la laïcité et au principe de séparation des Eglises et de l’Etat, au principe d’égalité entre hommes et femmes ainsi qu’aux engagements souscrits par la France à travers la construction européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, y compris, bien sûr, le droit de changer de religion.
Il ne restait plus qu’à se mettre d’accord sur les modalités de représentation du culte musulman. C’était, je le leur indiquai, l’affaire des musulmans. J’imaginais qu’ils y parviendraient aisément, parce que, leur dis-je, ils étaient des hommes doués de raison et de surcroît des musulmans ».
4. La difficile gestation du CFCM
Ce fut mon successeur, Daniel Vaillant, qui fit prévaloir l’idée de la désignation de délégués par mosquée, en fonction de leur superficie. Les premières élections eurent lieu en 2003. Il apparut très vite que les principaux Etats d’origine qui salariaient à l’époque près de 200 imams (pour un total à l’époque de 1500 mosquées) entendaient faire prévaloir leur influence à travers les institutions de l’Islam de France.
Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, réunit les délégués des conseils régionaux du culte musulman (CRCM) au petit château de Nainville-les-Roches qui appartient au ministère de l’Intérieur et qui abrite l’Ecole supérieure de la Protection Civile.
Aucune fumée blanche ne sortit de la cheminée mais le choix de Dalil Boubakeur fut entériné par les délégués. C’était une sage décision, car il fallait mettre en marche le principe de l’élection. Les choses se corsèrent à l’élection suivante, celle de 2008, qui fit sortir des urnes Monsieur Mohammed Moussaoui, à travers la FNMF, d’obédience marocaine.
L’UOIF d’abord, la GMP ensuite boudèrent le CFCM, entamant ainsi sa représentativité.
5. La réalité actuelle du CFCM
De cette crise est sorti le compromis de février 2012 qui établit une « présidence tournante » entre trois fédérations de mosquées représentatives des trois principaux pays d’origine l’Algérie, le Maroc et la Turquie. Ces trois fédérations « en surplomb » la GMP de Paris, la FNMF et CCMTF sont pour l’essentiel la réalité du CFCM qui au niveau national ne dispose que des moyens modestes qu’elles lui concèdent. Il y a heureusement une autre réalité sur le terrain : ce sont les CRCM, beaucoup plus représentatifs.
Le compromis de 2012, arrive à échéance en 2019. De nouvelles élections doivent avoir lieu. Il est important qu’elles permettent une réelle représentation de tous les musulmans de nationalité française ou régulièrement établis sur notre sol.
Le Président de la République, Emmanuel Macron, a exprimé avec bienveillance cette exigence légitime lors du dîner de rupture du jeun organisé, le 27 juin dernier, par le CFCM.
Le CFCM a le mérite d’exister.
Il a pris à chaque fois des positions fermes contre le terrorisme djihadiste. Il est l’interlocuteur légitime des Pouvoirs publics au niveau national, au niveau des régions et à celui des préfectures dans les départements. Il a commencé à défricher de lourds dossiers à travers la charte du halal et la charte de l’Imam, documents encore inaboutis.
Depuis que le CFCM a été créé, en 2003, la construction de mosquées et de lieux de cultes a bien avancé. Nous ne sommes plus au temps de « l’Islam des caves et des garages ».
Il existe aujourd’hui en France entre 2500 et 3000 mosquées et salles de prières.
Les « carrés musulmans » dans les cimetières se sont multipliés.
Les aumôneries musulmanes se sont organisées : depuis 2005, dans les armées puis dans les prisons et dans les hôpitaux.
Est-ce à dire que tous les problèmes ont été résolus ?
Certainement pas ! Reste largement pendante la question pourtant décisive de la formation des imams, notamment de leur formation religieuse.
6. L’instance de dialogue créée par Bernard Cazeneuve en 2016
En 2014, Monsieur Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur a voulu surmonter les tentations de la procrastination. Il a créé une « instance de dialogue » avec le culte musulman, afin de presser le pas. Je rends hommage à son intuition et à sa rigueur.
Le dispositif qu’il a proposé s’organise autour de deux piliers : la Fondation de l’Islam de France, qu’à sa demande, j’ai l’honneur de présider depuis sa création en décembre 2016 et une association cultuelle qu’il appartient aux musulmans de créer et qui reste à mettre sur pied. J’en parlerai plus en détail tout à l’heure.
7. La « FIF »
La Fondation de l’Islam de France est purement laïque. La Fondation est reconnue d’utilité publique, elle a une vocation exclusivement culturelle, éducative et sociale. A son Conseil d’administration siègent deux représentants du Collège des donateurs, le Président du CFCM, trois représentants de l’Etat (Intérieur, Culture, Education) et cinq personnalités qualifiées toutes musulmanes à ma seule exception. Celle-ci se justifie par le statut de la Fondation et par le rôle d’équilibre qui m’a été assigné par le ministre de l’Intérieur.
La Fondation n’intervient donc pas dans le domaine religieux. Elle soutient, par des bourses, la formation profane des imams et des cadres religieux. Sous l’impulsion vigoureuse du ministère de l’Intérieur, il s’est créé une quinzaine de diplômes universitaires intitulés « laïcité, société, science des religions » qui touchent plus de 400 étudiants, dont ceux qui se destinent à l’imamat.
Parallèlement doivent se mettre en place des pôles d’Islamologie à Paris, Lyon, Strasbourg, Marseille, et Saint-Denis de la Réunion.
II - Dans quelle mesure la laïcité et le principe de séparation ont-ils freiné ou au contraire permis l’organisation du culte musulman en France ?
1. La laïcité souvent mal comprise car mal expliquée
Incontestablement la laïcité française n’est pas bien comprise, faute pour l’essentiel d’être bien expliquée.
Elle est souvent confondue dans le monde arabo-musulman avec l’agnosticisme voire l’athéisme. Cette caricature n’est évidemment pas innocente. Elle est portée par les milieux fondamentalistes et elle trouve du relais en France même, parmi ceux qui l’ont toujours combattue, au prétexte qu’elle ne fait pas aux religions la place qu’elles revendiquent et qu’elle ne reconnaîtrait pas le fait religieux. Même ses partisans n’en donnent pas toujours une explication claire, prisonniers qu’ils sont souvent du vieux combat anticlérical.
Cette interprétation de la laïcité est erronée. La laïcité n’est pas tournée contre les religions. Elle respecte toutes les croyances. L’idée même de transcendance ne lui est pas étrangère. Simplement la laïcité est plus que la tolérance, car comme disait déjà Mirabeau « Tolérer signifie que l’autorité qui tolère pourrait, le cas échéant, ne plus tolérer ».
La laïcité a une dimension émancipatrice trop souvent méconnue. Elle se confond presque avec la citoyenneté, en ce qu’elle privilégie « le commun » : elle implique que dans l’espace du débat public (qui n’est pas la « voie publique »), chaque citoyen privilégie la raison naturelle, c’est-à-dire le bon sens, chose du monde, selon Descartes, la mieux partagée. Ainsi peut se définir, à travers le débat républicain, l’intérêt général.
En d’autres termes, la laïcité demande à chaque citoyen de recourir à une argumentation raisonnée dans le débat public plutôt que de se prévaloir d’une Révélation ou de dogmes qui lui sont propres.
On comprend ainsi que la laïcité mette l’école publique à laquelle - il incombe de former des citoyens - au cœur de son dispositif. La laïcité est ainsi une conquête de la Civilisation.
Elle garantit corollairement la paix civile. Dans les épreuves que le pays subit depuis 2012 et particulièrement depuis 2015 et 2016, le message laïc profondément intériorisé par nos concitoyens a incontestablement contribué à la résilience du pays. Nos concitoyens ne confondent pas les musulmans qui vivent et travaillent en France avec les agissements criminels des terroristes soi- disant djihadistes.
La laïcité est un instrument d’élévation du débat public. Elle n’interdit nullement à chaque croyant de chercher dans sa foi et dans la transcendance en laquelle il croit, la source de ses motivations. Il est vrai que la laïcité entraine naturellement (et non pas réglementairement) une certaine discrétion dans l’expression de la foi religieuse dans l’espace du débat public.
2. La question de la discrétion
Chacun comprend que c’est une question d’équilibre et de raison. On ne peut pas réclamer le droit à l’indifférence comme l’a fait, à juste titre le CFCM et afficher partout ostensiblement une signalétique capillaire ou vestimentaire significative d’une appartenance qui est souvent plus communautaire ou identitaire que religieuse.
On m’objectera les deux lois de 2004 et 2010. La première prohibe les signes ostentatoires d’appartenance religieuse à l’école publique. Mais cette interdiction a quelque chose à voir avec le rôle que la République en France confie à l’Ecole : la formation du jugement et, en définitive, du citoyen.
La seconde loi, celle de 2010, qui prohibe la burqua, c’est-à-dire la dissimulation intégrale de son corps et de son visage a autant à voir avec la sécurité publique qu’avec la laïcité.
Il n’y a là nulle atteinte à la liberté d’expression religieuse. Pour le reste, en République, tout ce qui n’est pas interdit est libre et je ne suis partisan d’aucune interdiction supplémentaire. Je fais confiance au bon sens et au travail de conviction que les citoyens raisonnables effectueront autour d’eux.
Nos compatriotes musulmans sont parfaitement capables de comprendre qu’il est dans leur intérêt même d’adopter les mœurs et les usages de la société d’accueil qui inclut la liberté des cultes pour autant, bien entendu, que les manifestations de leur religion ne contreviennent pas aux prescriptions de l’ordre public et de ce qu’on appelle le « vivre ensemble ». Sans doute de mauvais bergers font quelquefois un usage déraisonnable de signes distinctifs pour promouvoir une forme d’enfermement identitaire profondément contraire à leur intégration citoyenne.
Le rapport britannique dit « rapport Casey » du nom de son auteur, Mrs Louise Casey, paru au lendemain des attentats de Londres bien qu’initialement commandé par D. Cameron en 2015, établit un constat accablant de la relégation et de l’auto-ségrégation à quoi a conduit un communautarisme myope.
Les femmes souffrent particulièrement : les deux tiers des mariages musulmans ne sont pas enregistrés et n’ont donc aucune force légale en vertu du Marriage Act. Des tribunaux de la charia reconnus dans les « charia zones », ou informels, soustraient à la loi britannique les litiges familiaux, voire commerciaux. Il est légitime de se prémunir contre de telles dérives. L’Islam de France, compatible avec la République, entend y contribuer.
3. Le rôle et les tâches de la FIF
La Fondation de l’Islam de France a justement pour but de faire comprendre la nécessité pour notre pays d’assumer sa part d’Islamité, comme il revient à nos compatriotes musulmans d’assumer leur francité.
Nos actions montrent comment l’Europe et l’Islam se sont développés ensemble par un processus souvent conflictuel certes, mais qui a aussi entrainé une interaction féconde et créé des liens précieux d’estime et d’amitié.
Nous nous souvenons de Jacques Berque qui combattait la vision misérabiliste des Arabes par le colonialisme et qui disait voir les Arabes « comme ils se voyaient eux-mêmes : d’anciens seigneurs peut-être aujourd’hui déchus, mais qui avaient connu l’ivresse de la conquête, dans de brillantes civilisations qui nous parlent encore aujourd’hui ».
Relever l’estime de soi chez les immigrés et les fils d’immigrés mais plus généralement chez les Français et chez les Européens qui doutent d’eux-mêmes, parce qu’ils se croient « sortis de l’Histoire », voilà la modeste tâche à laquelle nous entendons contribuer dans un esprit de fraternité.
La Fondation de l’Islam de France a identifié plusieurs axes de travail : le soutien à la formation profane des imams et le soutien à l’Islamologie non confessante, en partenariat avec le CNRS et l’Université.
Un site internet a été créé. Un campus numérique va se mettre en place pour favoriser la compréhension mutuelle entre nos concitoyens musulmans et les Français qui ne sont pas musulmans. Face au défi du terrorisme djihadiste qui se développe sur la terreau d’une théologie salafiste, simpliste et frustre, nous voulons favoriser tous les chemins d’élévation sociale, intellectuelle, morale et spirituelle.
Daech veut nous conduire à la guerre civile.
L’expérience des guerres de religion nous a appris que celles-ci commencent d’abord dans les mentalités avant de faire couler le sang.
Nous existons pour contrecarrer les processus d’escalade, désamorcer par un langage de vérité, les conflits latents, bref susciter au sein de nos sociétés les forces morales qui contribuent à leur résilience. C’est un chemin difficile, car il faut surmonter bien des préjugés et bien des procès d’intention.
Mais notre existence même est un signe d’espoir pour beaucoup.
Est-ce à dire que nous avons déjà trouvé le bon chemin ?
Il serait excessif de le prétendre.
En effet la règle de la séparation des Eglises et de l’Etat constitue incontestablement une difficulté pour l’organisation du culte musulman en France.
4. Le « coups de pouce initial » a manqué au culte musulman
Quand on y réfléchit bien, aucun culte en France n’a pu s’organiser sans que l’Etat, au moins au début, n’y prête son concours, voire y mette la main, comme ce fut le cas avec la religion majoritaire, le catholicisme à travers le Concordat passé en 1801 entre le Premier Consul et le Pape Pie VII. Il est vrai que l’Eglise s’en est accommodée, au point de résister de toutes ses forces à son abolition, un siècle plus tard.
L’Etat est intervenu aussi pour organiser le culte israélite, à travers la réunion en 1807 d’un grand Sanhedrin et la mise sur pied de consistoires régionaux sous l’égide d’un Consistoire central. Je ne sache pas que le judaïsme français ait eu à se plaindre de ce « coup de pouce » initial qui a fait accéder les juifs à la pleine citoyenneté. De même en a-t-il été, sous Napoléon aussi, pour l’organisation du culte protestant. Les protestants se débrouillent fort bien pour faire évoluer leurs institutions.
Ce « coup de pouce initial », l’Etat laïque ne pouvait plus le donner au « tard venu » qu’était le culte musulman dans le paysage religieux français plusieurs décennies après la loi de Séparation.
L’Etat en était réduit à faire confiance à l’auto-organisation des musulmans et à utiliser les moyens de la conviction pour faciliter le processus de leur responsabilisation. Ces moyens permettent-ils de régler consensuellement le problème ?
5. Un défi majeur : la formation religieuse des imams
Au stade actuel, force est de constater que le grand problème pendant, celui de la formation religieuse des imams, reste largement irrésolu. Or le contexte ne permet pas l’immobilisme. Pour permettre l’émergence d’un Islam cultivé, propre à répondre à la théologie simpliste d’un salafisme qui est le terreau sur lequel peuvent se développer les tentations du terrorisme djihadiste, il n’est pas interdit de penser que les imams devraient pouvoir bénéficier d’une formation à bac +5, comme cela se fait pour la formation des curés, des pasteurs et des rabbins. Cela supposerait d’abord que les mosquées puissent accorder aux imams qu’elles recrutent un traitement convenable (entre 1 500 et 2 000 euros par mois pour les grandes mosquées). C’est à ce prix que des jeunes accepteraient de s’engager dans des études longues.
Bien sûr un Conseil religieux, dans l’orbite du CFCM, devrait pouvoir recommander, comme cela a été anticipé par l’ancien Président du CFCM, M. Kbibech, les candidats aux fonctions d’imam auprès des mosquées. Cette recommandation pourrait s’appuyer sur le suivi d’un certain cursus universitaire par les intéressés.
Bien sûr la formation religieuse relève des musulmans. Il existe quelques instituts privés de formation d’imams et de cadres religieux. Le plus important est celui de Château-Chinon, dans la Nièvre, qui forme, sur plusieurs années, deux à trois cents futurs imams ou cadres religieux. Cet institut relève de l’UOIF qu’on dit proche des Frères Musulmans. L’UOIF a créé un autre Institut à Saint-Denis qui partage les mêmes programmes et une partie du corps enseignant. Il existe aussi un Institut de la Grande Mosquée de Paris, plus ancien, dont une partie des enseignants est rémunérée par l’Algérie.
III - Que peut faire l’Etat dans cette situation ?
1. Sur la formation des imams
Favoriser les conventions entre les instituts privés de formation des imams et les pôles publics d’Islamologie (pour les matières « non-confessantes »). Cette voie reste à explorer pour aider à l’émergence d’un Islam cultivé.
Faut-il aller plus loin ? Est-il envisageable de créer à Strasbourg une Faculté de théologie musulmane (pour les matières non-confessantes) afin de créer une saine émulation ? Certains évoquent des obstacles constitutionnels, alléguant une évolution récente de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Si tel est le cas, celle-ci ne peut-elle évoluer en sens inverse ? Il serait paradoxal que les défenseurs de la laïcité se fassent les alliés de l’obscurantisme.
2. La question du financement : l’Association cultuelle
En admettant que le problème de la formation religieuse des imams puisse trouver des solutions qui permettent l’émergence d’un Islam de France ouvert à l’esprit des Lumières, resterait posée la question du financement.
La Fondation de l’Islam de France – je le rappelle - n’intervient qu’en matière éducative, culturelle et sociale. Ainsi prête-t-elle son concours au projet d’une Ecole de formation des aumôniers musulmans qui pourrait être créée à Strasbourg. On se souvient que les aumôneries sont une exception, posée par loi de 1905 elle-même, au strict principe de la « Séparation ».
Reste que la Fondation n’est pas compétente en matière religieuse, ni pour le financement des mosquées, ni pour la formation des imams, à supposer que ses moyens issus de dons le lui permettent un jour. Ce jour n’est pas venu. L’objection de principe est encore plus déterminante. La Fondation ne peut ni ne veut intervenir en matière religieuse.
On en revient donc à l’Association cultuelle. La composition de celle-ci doit permettre d’éviter les conflits d’intérêt.
Il faudrait pouvoir en discuter avec un CFCM rendu plus représentatif. Est-il envisageable qu’il procède de l’élection, dans le cadre des mosquées par les fidèles eux-mêmes, dès lors qu’ils reconnaitraient les principes fondamentaux de la République ?
L’Etat pourrait prêter son concours à l’organisation de cette élection, comme il le fait en d’autres occasions, afin de garantir l’élection d’ou plusieurs délégués par mosquée. Ces délégués se réuniraient par régions, comme ils le font déjà, pour élire les CRCM. Ceux-ci éliraient à leur tour un petit nombre de délégués nationaux qui éliraient le CFCM.
L’Association culturelle nationale pourrait procéder d’un CFCM rénové, d’un Conseil religieux élu par les imams des grandes mosquées et d’un collège de personnalités qualifiées. Ce serait la garantie d’une transparence nécessaire à la confiance que les musulmans français devraient éprouver à l’égard de leurs institutions.
3. La question du halal
A supposer qu’un consensus puisse se former sur une telle association cultuelle, l’Etat pourrait lui confier le monopole de la certification halal. Le marché de la viande halal est en effet le seul susceptible de fournir une ressource abondante et régulière. Il faudrait bien entendu désintéresser les trois mosquées qui bénéficient aujourd’hui de cette habilitation.
Des Etats généraux de la filière halal pourraient se réunir afin d’étudier la faisabilité d’une « contribution volontaire halal », quelques centimes prélevés sur chaque kilo de viande halal.
L’opacité de la filière halal est un réel problème. L’institution d’une taxe parafiscale dérogatoire et temporaire n’est pas possible en l’absence d’une loi modifiant à la marge et pour quelques années, la loi de 1905.
Je n’évoque ces différentes initiatives qu’il ne m’appartient pas de prendre mais qui ont été évoquées par un très intéressant rapport sénatorial, dû à M. Reichardt, président, et à Mme Goulet, rapporteuse d’une commission sénatoriale d’information sur l’Islam de France, que parce qu’elles pourraient constituer pour le culte musulman, l’équivalent de ce qui a été le « coup de pouce initial » donné à l’organisation du culte israélite en 1808.
Le contexte est évidemment très différent. Il faut trouver des formules qui correspondent à la situation présente pour que les institutions musulmanes puissent remplir leur fonction.
C’est évidemment à l’Etat de définir les objectifs et les moyens. Le principe de laïcité auquel je suis particulièrement attaché ne saurait signifier que l’Etat se dérobe aux responsabilités qui sont les siennes en matière de sécurité publique, de cohésion sociale et de santé publique.
Ces responsabilités sont non seulement conciliables avec le libre exercice du culte musulman que notre Constitution garantit. Elles en sont la condition. L’Etat républicain garantit l’exercice des libertés individuelles. C’est pour cela que la Déclaration de 1789 s’appelle aussi Déclaration des droits du Citoyen et pas seulement Déclaration des droits de l’Homme.