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L’avenir européen de l’idée républicaine


Article de Jean-Pierre Chevènement pour L’Ena hors les murs (revue des anciens de l'ENA), La République, n° 375, octobre 2007.


L’Ena hors les murs, La République, n° 375, octobre 2007
L’Ena hors les murs, La République, n° 375, octobre 2007
Si la République se définit d’abord par la souveraineté du Peuple, il se pourrait bien qu’elle nous divise aujourd’hui plus qu’elle ne nous réunisse. En effet, loin des consensus mous qui nous font si souvent communier dans la religion de l’existant (la République identifiée au suffrage universel) ou bien dans la bienpensance (la « Constitution européenne » prématurément intégrée à notre Constitution), la République est d’abord une exigence de responsabilité civique. Le citoyen est une parcelle du Souverain et la citoyenneté s’apprend. C’était le rôle de l’Ecole publique d’« éduquer à la liberté », dans un espace laïque où la seule religion était celle de l’intérêt commun. La citoyenneté demande à chacun d’oublier son intérêt particulier pour se hausser à la hauteur de l’intérêt général.

Or, que reste-t-il de ce modèle qui met l’intérêt commun et la Raison au cœur de la République, quand celle-ci cesse de s’identifier à la communauté nationale, cadre naturel du débat démocratique, qu’en conséquence la grande majorité des règles qui nous régissent sont élaborées dans des instances européennes très largement déconnectées du suffrage universel et qu’enfin le « marché » (ou « la concurrence »), en fait et en droit, impose sa loi ? Que reste-t-il de la « volonté générale » dont Rousseau avait formulé la théorie, quand « les marchés » et le droit européen imposent leur primauté ? Le verdict du marché au jour le jour ne saurait en effet s’identifier à l’intérêt général parce que le marché ne connaît pas le long terme et qu’aussi bien l’économie ne saurait absorber le politique. Au-dessus du marché, il y a le citoyen. La loi n’est l’expression de la volonté générale, que si le peuple dont elle émane conserve sa souveraineté, c’est-à-dire une raisonnable autonomie. C’est cette difficile équation que le nouveau Président de la République, grand adepte du volontarisme en politique, prétend résoudre.

Or, nous nous trouvons aujourd’hui emportés dans une « globalisation » qui nous échappe : ainsi la crise de l’immobilier américain, dernière péripétie d’une crise américaine beaucoup plus profonde, fragilise l’ensemble du système financier mondial, annonçant sans doute une récession qui risque de bouleverser toutes les prévisions et de remettre en cause, en France, les engagements pris devant le peuple au printemps dernier. Mais redoublant la pression des « marchés », ce sont les institutions européennes, conçues il y a cinquante ans mais appliquées aujourd’hui dans le contexte d’une mondialisation sans règles, qui paralysent et contrarient de plus en plus l’expression d’une volonté générale qui n’aurait de sens que dans un projet d’autonomie identifié au dessein d’une « Europe européenne », comme aurait dit le général de Gaulle, c’est-à-dire capable d’exister et de vouloir par elle-même. Une telle « Europe européenne » serait l’alliée des Etats-Unis certes, mais refuserait l’inféodation à une Hyperpuissance qui cherche à perpétuer sa domination par une perpétuelle fuite en avant en matière économique, monétaire, diplomatique et militaire.

L’idée républicaine en France, telle qu’elle s’est affirmée depuis deux siècles, est inséparable de l’existence de la nation française. Que la nation s’effondre – on l’a vu de 1940 à 1944 – et la République s’affaisse avec elle. Or, le développement de la construction européenne sur des bases « libérales » qui en font le simple relais d’une globalisation voulue avec constance depuis plus d’un demi-siècle par les Etats-Unis et de plus en plus déséquilibrée aujourd’hui par la montée de l’Asie, sape les fondements mêmes du modèle républicain français. On le constate depuis 1995 sinon 1983, à travers la politique monétaire, financière, commerciale, industrielle et même la diplomatie : la décision échappe de plus en plus à ceux qui nous gouvernent. Au sein de l’Union européenne à vingt-sept, nous sommes enserrés dans un réseau de contraintes qui frappe de plus en plus de caducité toute volonté politique propre. La crise de confiance vis-à-vis du politique en a été le résultat naturel.

Le traité européen « modifié », en cours de négociation, non seulement ne change rien au contenu des textes précédents (Rome, Maastricht, Amsterdam, Nice) qui demeurent, mais il reprend la « substance » de la « Constitution européenne » pourtant rejetée par le peuple français sans aucune contrepartie de nos partenaires, notamment allemands, quant aux statuts de la Banque Centrale européenne et à un gouvernement économique de la zone euro. Ce traité « modifié », dont le seul avantage est de ne plus s’appeler « Constitution », nous enfoncera encore plus dans l’ornière, en renforçant les entraves qui brident nos initiatives. Dois-je rappeler que les deux candidats de second tour à l’élection présidentielle du printemps dernier, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, s’étaient engagés à dépasser le clivage du « oui » et du « non », au référendum du 29 mai 2005, sur le projet de Constitution européenne ? Que reste-t-il aujourd’hui de ces velléités ? Une alouette, un cheval : je pense non seulement aux orientations de la politique monétaire telle qu’elle est définie, « en toute indépendance », par la Banque Centrale européenne mais aussi à l’extension du vote à la majorité qualifiée, à la rupture de l’égalité de vote au Conseil entre l’Allemagne et la France, aux prérogatives accordées au Haut Représentant de l’Union pour la politique extérieure et enfin à l’extension de la jurisprudence européenne sur la base de la Charte des Droits fondamentaux.


Il semble avoir échappé, depuis longtemps, à nos dirigeants, de droite comme de gauche, qu’après la chute de l’URSS, l’élargissement inévitable jusqu’à un certain point de l’Union européenne à l’Est allait créer un espace germanocentré, où le rôle de la France irait inévitablement en s’affaiblissant. La volonté politique exprimée par le peuple français n’a plus qu’un poids relatif au Conseil, à la Commission et au Parlement européen. A l’inverse, l’Allemagne, suivie d’une nombreuse cohorte d’Etats ralliés d’avance à ses intérêts, dispose d’une minorité de blocage naturelle et peut constituer, sans difficulté, des majorités favorables à ses intérêts ou tout simplement à ses conceptions.

Bien entendu les intérêts de la France et de l’Allemagne ne sont plus aujourd’hui aussi antagonistes qu’ils l’ont été dans le passé, même si la volonté affirmée de deux Présidents américains successifs (George Bush et Bill Clinton) de créer avec l’Allemagne un partenariat privilégié (« partnership in the leadership ») visait à enfoncer un coin entre nos deux pays. On peut penser, au contraire, que les contraintes géopolitiques et le rétrécissement objectif de l’Europe, dans le monde actuel, favoriseront à long terme une véritable « solidarité de destin » entre nos deux peuples. Mais cela suppose qu’ils s’entendent sur un intérêt européen commun et qu’aucun ne veuille imposer son modèle à l’autre. Or, le modèle allemand (industrie bien positionnée et tirée par l’exportation sur le marché mondial, monnaie forte, démographie vieillissante et donc moindre besoin de croissance, tropisme atlantiste résultant de l’Histoire autant que d’une volonté de défense limitée) diverge d’avec le modèle français (économie de plus en plus orientée vers les services, faiblesse relative du tissu industriel, commerce extérieur déficitaire, tropisme plus méditerranéen et africain que vers l’Est européen, besoin d’une croissance forte, compte tenu d’une démographie plus prolifique, tradition d’indépendance notamment sur le plan militaire). Cette divergence des modèles économiques est encore redoublée par celle des modèles politiques (Etat nation centralisé fondé sur la citoyenneté et la souveraineté nationale d’un côté, fédération fondée sur le principe de subsidiarité de l’autre).

Cette divergence des modèles a pu être surmontée dans le passé grâce à une volonté politique forte et à un équilibre qui favorisait relativement la France. Cette situation est révolue. La France n’a pas d’allié « structurel » au sein de l’Europe à vingt-sept. Chaque pays cherche plutôt à trouver le meilleur compromis avec le partenaire le plus puissant, c’est-à-dire avec l’Allemagne, qui se trouve ainsi au « centre du jeu ». On l’a vu avec la réunion à Madrid des dix-huit pays qui avaient approuvé le projet de « Constitution européenne », réunion dont le but était clairement d’isoler la France en pleine campagne présidentielle.

La France est une vieille nation. Elle a hérité d’une diplomatie mondiale. Elle seule sur le continent est membre permanent du Conseil de Sécurité et dispose d’une dissuasion nucléaire. C’est cette « exception » que la plupart des autres pays supportent de moins en moins bien. Leur problématique particulière consiste d’abord, pour la plupart d’entre eux, à rattraper leur retard économique. Les autres, historiquement plus avancés (Grande-Bretagne, Suède, Danemark, Pays-Bas), se tiennent de plus en plus à l’écart. Le thème de « l’Europe des régions » traduit bien ce tropisme vers le « développement local » et cet éloignement de la politique mondiale pour laquelle l’habitude s’est prise de s’en remettre aux Etats-Unis.

Les règles institutionnelles européennes contrarient les initiatives politiques que l’Etat français pourrait prendre. Le modèle français, éminemment politique, et qui fait naturellement une large place à l’intervention de la Puissance publique est en porte-à-faux dans une construction elle-même fondée sur la concurrence et la subsidiarité et où le « débat républicain » n’a pas sa place. Deux idées se confrontent ainsi : l’idée républicaine portée par la nation française et qui rencontre des échos dans les autres nations et l’idée d’un « Saint Empire » post-moderne. Celui-ci n’est pas une Fédération, car il n’y a pas de « nation européenne » qui puisse le fonder et les nations existantes n’en veulent d’ailleurs pas. Ce Saint Empire n’est pas chrétien. Sa religion est le marché mais la bienpensance imprègne sa Charte des droits fondamentaux sur laquelle s’appuiera la Cour de Justice de l’Union européenne pour « dire le droit ». Il crée un espace « post-républicain », régi par des normes ou des décisions qui émanent d’autorités indépendantes (Banque Centrale, Commission en matière de concurrence, Cour de Justice de l’Union européenne) entièrement déconnectées du suffrage universel. Le Parlement européen, enfin, n’exprime aucune « volonté générale » européenne, faute qu’il existe un « peuple européen ». Ce « Parlement » joue essentiellement un rôle de légitimation.


L’avenir de cette construction est contenu dans celui de la globalisation. Ou bien, si l’Allemagne joue le jeu du leadership partagé que les Etats-Unis lui proposent, cette Europe germanocentrée fournira aux Etats-Unis la béquille dont ils ont besoin pour remédier à leur influence déclinante. La République se dissoudra alors dans l’Empire. « Finis Franciae ».

Ou bien la crise qui est devant nous conduira les principales nations européennes à fonder une Confédération de nations indépendantes, capable de se protéger des secousses internationales et des concurrences déloyales par des politiques communes adaptées en matière monétaire, commerciale, industrielle ou de défense. C’est dans le cadre d’une « Europe européenne » englobant ses partenaires stratégiques (Russie et espace russophone, monde arabe, Turquie) et capable de défendre ses intérêts propres que la République française peut survivre et s’épanouir, car la volonté populaire doit trouver un cadre dans lequel elle puisse s’exprimer et se reconnaître. Cette « République européenne » (1) implique une France résistante, capable d’impulser dans la durée une pédagogie politique ambitieuse : sortir les nations européennes – y compris la nôtre – de leur provincialisme et leur apprendre à « penser mondial ». Faire une « Europe européenne », tel est aujourd’hui, selon moi, la vocation de la France et le sens du combat républicain. Cette « République européenne des nations » loin de déboucher sur « un monde multipolaire antagoniste … dérivant vers le choc de politiques de puissances », comme a semblé le craindre le Président de la République dans son récent discours aux Ambassadeurs, est la seule capable, à mes yeux, de retenir l’Hyperpuissance sur la pente des tentations de la démesure auxquelles elle cède naturellement, en politique intérieure (déficit, dollar, crédit) comme en politique extérieure (Moyen-Orient), dès lors qu’aucune volonté ne se manifeste en dehors d’elle, pour y faire contrepoids.

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1 Jean-Pierre Chevènement, La faute de Monsieur Monnet, Fayard, 2006.

Voir la présentation de la revue L’Ena hors les murs


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Mardi 23 Octobre 2007 à 12:41 | Lu 6177 fois




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